(procès-verbal de la séance du 23 octobre 2002)
Le président Pascal CLÉMENT : Je souhaite, en préambule, rappeler que la mission d’information est composée de membres de la commission des Lois, mais sera ouverte, lors de chaque audition publique, aux autres membres de l’Assemblée, notamment aux commissaires de la commission des Finances et de la commission des Affaires économiques. La mission a souhaité entendre, lors de sa première audition, M. Daniel Bouton, président de la Société générale, mais également président d’un groupe de travail qui a rendu en septembre dernier un rapport sur la gouvernance d’entreprise, dans la lignée des rapports présentés par M. Marc Viénot en 1995 et 1999.
L’un des principaux objectifs de notre mission d’information sur le droit des sociétés, créée par la commission des lois, vise à dégager les améliorations susceptibles favoriser une éthique de la direction des entreprises. À cette fin, nous rechercherons en quoi le législateur peut éventuellement y concourir, comme l’y invitent les « petits porteurs », par des textes équilibrés, pertinents et prospectifs. Bien qu’il préconise surtout une autorégulation des pratiques de gouvernance, le rapport que vous venez de déposer vise surtout un meilleur gouvernement des entreprises cotées. Si placer de l’argent en bourse comporte des risques pour l’actionnaire, ce risque ne doit pas être aggravé par la qualité insuffisante des dispositifs de contrôle mis en œuvre dans les sociétés. Si l’actionnaire doit admettre les conséquences d’aléas économiques ou politiques sur la valeur d’un titre, autant il convient de l’assurer que la direction de l’entreprise dont il est porteur de parts est exercée de manière pertinente.
La confiance ne reviendra que si les grandes entreprises sont à même de démontrer l’efficacité et l’indépendance de leurs organes de contrôle. En réfléchissant aux évolutions susceptibles de permettre aux conseils d’administration ou de surveillance de remplir effectivement leurs missions de détermination et de contrôle de la stratégie des entreprises et en précisant les modalités de fonctionnement des comités spécialisés, vous avez, M. le Président, montré votre volonté de transparence qui doit présider au gouvernement des sociétés. Je n’oublie pas non plus que, à l’instar de beaucoup de présidents de banque, vous avez été haut fonctionnaire, directeur du budget, directeur de cabinet du ministre en charge du budget. Je souhaite que vos propos s’appuient sur votre double expérience : celle du haut fonctionnaire et celle du patricien à la tête de l’une des plus grandes banques françaises.
Nous ne manquerons pas de vous interroger sur les expériences menées à l’étranger. Il n’est pas question, pour nous Français, de promouvoir une législation qui ignorerait totalement l’évolution des normes dans les pays partenaires. Nous ne sommes pas là pour dessiner une France idéale dans un monde qui ne le serait pas. Notre volonté est d’apporter plus de transparence et un maximum de sécurité juridique pour l’actionnaire.
M. Daniel BOUTON : C’est une impropriété généralement commise que d’utiliser mon nom comme épithète du rapport. Il s’agit du rapport d’un groupe de travail commandité par les deux associations patronales, le Mouvement des entreprises de France (medef) et l’Association française des entreprises privées (afep). À partir du printemps dernier et au cours de l’été, ce groupe de travail a réuni un certain nombre de chefs d’entreprise plus quelques personnes qui, par leurs fonctions, pouvaient apporter leur pierre à nos travaux, à l’exemple de M. Barbier de la Serre et M. René Ricol, respectivement président du comité d’éthique du medef et président de la Fédération internationale des comptables. C’est donc un ouvrage collectif, dont l’initiative est née après l’explosion, aux États-Unis, des scandales Enron et WorldCom. À cette occasion, le marché a découvert que la septième entreprise américaine en termes de capitalisation boursière - Enron -, qui affichait les plus hauts ratings de toutes les sociétés américaines et mondiales, connaissait la plus grande faillite de l’histoire économique contemporaine. Sa comptabilité était fausse, l’entreprise ne pratiquait pas les métiers que l’on croyait, entraînant un autre séisme d’une ampleur gigantesque : en effet, dès lors que le département de la justice américain a attaqué directement Arthur Andersen, chargé d’auditer les comptes d’Enron, cette entreprise elle-même s’est effondrée, la confiance étant rompue.
Je souhaite présenter les conclusions de ce groupe de travail en distinguant de prime abord les situations américaine et française qui, au cas particulier comme en tous domaines, s’avèrent profondément différentes.
Deux textes fondateurs sont assez fréquemment modifiés : l’ordonnance de 1967 sur la commission des opérations de Bourse (cob) et la loi de 1966 sur les sociétés. Ils définissent en matière de régulation des entreprises, notamment des entreprises cotées, un ensemble de règles beaucoup plus protectrices que les règles américaines existant avant la loi Sarbanes-Oxley. Nous découvrons avec surprise, en tant que citoyens français ou européens, que les États-Unis ne suivent pas la règle de base française du double commissariat aux comptes. Dans un cas comme Enron, si l’on suppose une complicité du commissaire aux comptes, l’on peut avancer qu’en France, la situation aurait été rendue plus compliquée par la nécessité de convaincre deux commissaires aux comptes. Nous avons vu dans « l’affaire » Vivendi comment fonctionne ce système, car, sur un point important de doctrine comptable ayant une incidence significative sur les comptes 2001, un commissaire aux comptes disait appliquer les normes françaises, un autre les normes américaines. Les deux ne se sont pas mis d’accord et la cob, in fine, a tranché. Nos commissaires aux comptes sont élus par l’assemblée générale et disposent d’un avantage incomparable - je suis surpris que les Américains ne l’aient pas reconnu -, celui d’un mandat long, égal à six ans. Aux États-Unis, le principe d’élection annuelle des commissaires les place en situation d’infériorité vis-à-vis de l’assemblée générale devant laquelle ils vont devoir solliciter un nouveau mandat.
Un deuxième défaut du système américain, corrigé en partie par la loi Sarbanes-Oxley, nous a étonnés lorsque nous avons commencé nos travaux : l’absence de réelle réglementation des professions du chiffre. Or, en France, les professions majeures pour la bonne conduite des affaires sont, d’ores et déjà, réglementées. Dans tous les pays, il est indispensable qu’existe une réglementation forte des sociétés, des métiers du chiffre, des assurances et des banques. En outre, j’ai découvert, tardivement, en juillet, qu’une révolution était en cours aux États-Unis : désormais, on demande au président de signer les comptes. Or, ce principe est à l’œuvre chez nous depuis des décennies. Nous savons parfaitement que les comptes français sont placés sous le contrôle du public, et, le cas échéant, de la justice, puisque la présentation de faux bilans est constitutif d’un délit. De manière générale, nous avons un droit pénal des sociétés abondant. Sur ce point aussi, les Américains rattrapent un certain retard.
Le troisième point important de différence ou de nuance entre le système français et le système américain est relatif aux régimes de rémunération, en particulier en matière des stock options. Il est probable que l’une des raisons des défaillances aux États-Unis peut être attribuée à un trop grand appétit pour un enrichissement rapide des mandataires sociaux. Le système législatif américain autorise la levée des stock options dans l’année qui suit leur attribution. Les grandes sociétés sérieuses ont des plans à quatre ou cinq ans qui associent, à moyen terme, l’entreprise et les bénéficiaires de stock options. Mais les sociétés du secteur des télécommunications et des nouvelles technologies (tnt) qui ont explosé de manière scandaleuse dans les derniers mois disposaient de plans de stock options en vertu desquels on pouvait réaliser les plus-values dès l’année qui suivait le plan. La loi fiscale française impose que les options ne peuvent être exercées que quatre ou cinq ans après leur attribution. Les sociétés ne peuvent arguer des mouvements erratiques des valorisations boursières pour réviser le prix d’exercice des options, alors que cela est autorisé aux États-Unis. En outre, la loi française interdit d’attribuer des options et de rémunérer les administrateurs par voie de stock options. Enfin, les sociétés ne peuvent consentir de prêts aux mandataires sociaux et aux administrateurs. L’état actuel de notre droit se révèle assez sage et convenablement contrôlé par les actionnaires, qui votent les autorisations préalables obligatoires en assemblée générale et bénéficient d’une information transparente dans le rapport annuel. En comparaison, le législateur américain a fait preuve d’une défaillance coupable.
Notre groupe de travail a élaboré des propositions ayant pour objet premier de préciser le rôle du conseil d’administration. Son bon fonctionnement suppose la création de comités et la résolution de problèmes de composition. Il faut que les conseils - c’est là un point extrêmement important - mesurent l’efficacité de leur fonctionnement. L’évaluation des travaux du conseil est un sujet essentiel. La politique de rémunération des dirigeants, par exemple, doit être placée sous le contrôle effectif du conseil d’administration et l’objectif consiste à obtenir une cohérence entre la politique de rémunération et la stratégie à moyen terme. Il convient enfin de s’assurer que le conseil contrôle rigoureusement les risques significatifs et le « hors bilan ». Nous avons émis, par ailleurs, quelques propositions pour aller au-delà de la situation actuelle d’indépendance des commissaires aux comptes et pour améliorer l’information financière.
Avons-nous un problème français d’organisation de la gouvernance ? Notre réponse est non. Le droit français, suffisamment souple, permet trois types d’organisation. Le texte fondateur prévoit une organisation fondée sur un président-directeur général (pdg) qui, à la fois, préside le conseil et en est l’exécutif. Depuis une trentaine d’années, nous disposons également d’une formule inspirée du droit allemand, avec conseil de surveillance et directoire. Enfin, nous avons introduit récemment la formule de la dissociation du président du conseil d’administration et des directeurs généraux. Il appartient à l’assemblée générale et au conseil d’administration d’opter, suivant les circonstances, pour l’une ou l’autre organisation. M. Jean Peyrelevade, membre du groupe, a déclaré publiquement que la formule de dissociation était toujours préférable à la formule d’organisation moniste, originelle. La majorité du groupe de travail n’est pas d’accord avec lui. Je vais donner un exemple des raisons de ce désaccord. Dans une situation difficile, par exemple celle d’une entreprise qui lutte pour sa survie, je crois indispensable de concentrer les pouvoirs. En revanche, dans une situation d’organisation de la transmission de la direction générale, il peut être utile d’opter pour une dissociation président/directeur général. La formule associant conseil de surveillance et directoire doit être, à mes yeux, de recours relativement rare puisqu’elle présente l’inconvénient de superposer deux organes qui tous deux tirent leur légitimité directement de l’assemblée générale. La règle de base, dans ces matières, - et tel est le leitmotiv de nos propositions - est que la vraie régulation réside dans la transparence : transparence vis-à-vis du marché, transparence dans la relation avec les actionnaires et l’assemblée générale.
Que faire pour améliorer le fonctionnement du conseil d’administration ? Un point nous paraît pouvoir être amélioré de manière claire par un règlement intérieur : il s’agit d’arriver à déterminer ce qui relève de la compétence déléguée au président et ce qui est de la compétence pleine du conseil d’administration siégeant et décidant de manière collégiale. Contrairement à ce que l’on peut penser, la question n’est pas simple à résoudre. Je vais l’illustrer si vous le permettez d’un exemple tiré de la Société générale. Pour décider de l’acquisition d’une banque de petite taille, à partir de quel montant dois-je convoquer formellement le conseil d’administration ? Ainsi, le gouvernement tunisien vient de nous attribuer la majorité du capital d’une banque pour moins d’une centaine de millions d’euros. Les fonds propres de la Société générale atteignent quinze milliards d’euros et nos bénéfices sont de l’ordre de deux milliards d’euros. Aujourd’hui, je travaille de façon informelle. Sur le principe de l’opération, je consulte le président du comité des comptes sur ce qu’il pense des risques encourus en cas de crise en Tunisie en fonction du montant investi. Il me répond sur la nécessité ou non de passer en conseil. En l’occurrence, nous ne passerons pas en conseil. Il est de notoriété publique que nous examinons l’opportunité d’acquérir une banque en Turquie, pays moins stable que la Tunisie. Peut-être faudra-t-il réfléchir à une délibération formelle du conseil ? Nous souhaitons que chaque conseil réfléchisse et définisse, dans son règlement intérieur, la façon dont il envisage la répartition des compétences. Le conseil doit également, pour les entreprises industrielles, surveiller la manière dont il est rendu compte, non seulement de la situation bilantielle, mais également de la situation de trésorerie de la société.
Un conseil ne peut fonctionner que si les administrateurs comprennent convenablement l’entreprise. Il ne s’agit pas d’être expert du textile, de l’huile ou de la chimie, mais de comprendre suffisamment la problématique des différents métiers, ce qui implique que la société organise une information et une formation des administrateurs convenables. En revanche, il ne faut surtout pas noyer l’administrateur sous des tonnes de papier qu’il ne pourra lire, mais, au contraire, préparer une information pertinente et intelligente. Les conseils doivent fonctionner de manière telle que les exécutifs ne constituent un blocage et ne soient pas les uniques interlocuteurs des administrateurs. En tant qu’administrateur d’une société, j’ai besoin de connaître le patron de la branche A ou de la branche B, j’ai besoin d’entendre le directeur financier, j’ai besoin de rencontrer le directeur juridique, non pas tant pour discuter de leurs problématiques, mais pour connaître la qualité globale de l’exécutif de la société, en mesurer les points faibles et être alerté lorsqu’une stratégie extrêmement audacieuse est proposée par le directeur de la branche C, alors que je me suis aperçu, depuis deux ans, que c’est probablement le plus faible de tous les membres du comité exécutif de la société en question. Il faut donc que les administrateurs rencontrent, de façon non obligatoirement formelle, les principaux directeurs de la société.
Nous avons beaucoup réfléchi à la composition du conseil. Existe-t-il des règles, une alchimie particulière qui garantisse la meilleure composition possible d’un conseil d’administration ? L’idéal n’existe pas en la matière. Il convient d’avoir des administrateurs compétents, expérimentés, impliqués. Quand une société compte des grands actionnaires, c’est-à-dire des actionnaires ayant engagé dans la société des sommes significatives pour eux, il est clair qu’ils doivent jouer un rôle majeur dans la conduite de la société. L’on peut supposer qu’une famille, qui a placé 50 % de son patrimoine dans l’entreprise fondée par le grand-père, essayera d’exercer sur la direction de la société l’influence la plus intelligente possible. Il ne faut surtout pas entrer dans un débat qui voudrait que les « grands actionnaires » soient les méchants et les « petits » les bons. Depuis les rapports Viénot, la question de l’indépendance des administrateurs a été posée. Il est évident qu’un conseil composé d’administrateurs indépendants, mais peu compétents, a de bonnes chances de mener l’entreprise à la ruine. De même, un conseil composé exclusivement d’administrateurs très indépendants, mais qui ne chercheraient qu’à protéger leur propre responsabilité fiduciaire, seraient incapables de la moindre initiative. C’est là un danger réel que l’on peut traduire comme suit : « Vous me proposez d’investir 100 millions d’euros dans la construction d’une nouvelle usine, ce n’est pas clair pour moi ; je demande l’avis d’une banque d’affaires indépendante et d’un cabinet d’experts. » Tout cela n’est pas destiné à faire progresser le conseil, mais à protéger l’administrateur contre les risques civils ou pénaux qu’il encourt dans sa fonction. L’indépendance n’est pas la panacée. Mais il faut des administrateurs indépendants dans les conseils et nous avons suggéré que leur part relative soit augmentée. « Un administrateur est indépendant lorsqu’il n’entretient aucune relation, de quelque nature que ce soit, avec la société, son groupe ou sa direction, qui puisse compromettre l’exercice de sa liberté de jugement. »
Le président Pascal CLÉMENT : Peut-on vraiment trouver de tels administrateurs aujourd’hui en France, compte tenu de l’interpénétration que l’on constate au sein des conseils d’administration des principales entreprises ?
M. Daniel BOUTON : Nous sommes effectivement, de ce point de vue, un petit pays. Mais certaines personnes sont indépendantes par nature. L’indépendance, bien entendu, ne peut être totale, mais elle joue un rôle relativement important. Notamment pour les sociétés à capital dispersé, comme la Société générale, il faut passer à une proportion d’administrateurs indépendants égale à la moitié. Au contraire, pour les sociétés contrôlées par une famille, on peut en rester à la proportion du tiers. La méthode que nous préconisons consiste à présenter un certain nombre de critères, d’indicateurs. L’idéal serait de permettre au conseil d’administration, sur proposition d’un de ses comités, de qualifier d’indépendant, en assemblée générale devant les actionnaires, tel ou tel administrateur, sans qu’aucune notion qualitative n’intervienne dans l’attribution de cette « qualification ». Nous avons longuement étudié les paramètres en question et ce qui était considéré comme tel dans les autres pays. Chacun des critères retenus est discutable, aucun n’est absolu pour trancher une situation subtile.
Certains de ces critères sont simples. Le premier consiste à ne pas avoir été un des dirigeants de la société ou salarié de cette société au cours des cinq dernières années. Il convient également d’éviter les administrateurs croisés, un des défauts du capitalisme français, qui subsiste encore, même si c’est de manière secondaire et si cette formule peut présenter certains avantages. Ne pas être un des grands fournisseurs, clients ou banquiers d’affaires et de financements représentant une part significative de l’activité de la société, constitue un autre critère discriminant. Le fournisseur d’acier d’un constructeur automobile possède, par exemple, un intérêt certain dans la société qui peut, par moment, différer de celui de la société, si celle-ci, par exemple, veut s’orienter vers des carrosseries en plastique. Ne pas être l’époux ou la sœur d’un mandataire social constitue un troisième critère. Nous avons retenu la formule « lien familial proche avec un mandataire social », afin d’éviter une rédaction trop précise se prêtant à des « contournements ».
Pourraient également être mis en avant le fait de ne pas être ou avoir été le commissaire aux comptes ou le collaborateur de ce dernier et le fait de ne pas avoir été administrateur de l’entreprise depuis plus de douze ans. Ce dernier point est évidemment contestable, mais il consiste à éviter que des personnes puissent revendiquer de la manière suivante : « Je suis père fondateur de la société, cela fait douze ans que j’y siège, mais au bout de ce délai, je suis très concerné par tout ce qui s’est passé et s’il fallait passer à la voiture en plastique, j’aurais beaucoup de mal, car j’explique depuis douze ans la nécessité de construire des voitures en acier. » Au bout d’un temps, les administrateurs sont liés à la stratégie et au management.
Enfin, nous avons proposé un seuil - comme tout seuil il n’a guère de validité intrinsèque - qui consiste à avancer qu’un actionnaire qui détient moins de 10 % du capital peut être considéré comme indépendant, alors que pour un actionnaire qui a plus de 10 %, il convient de regarder les autres critères. Il se peut que la Société générale détienne 15 % du capital d’une société cotée, mais que quelqu’un d’autre en exerce le contrôle à 33 % ou 35 %, ce qui rendrait le représentant de la Société générale extrêmement indépendant par rapport au management de la société.
Un point fondamental n’a pas été bien expliqué, car il n’a pas été repris lors de la présentation du rapport : il a trait à l’évaluation du conseil. Un conseil d’administration n’est pas une assemblée de quelques personnes qui se réunissent trois fois l’an et qui se serrent la main à la fin du conseil ! Elles doivent réfléchir en permanence à la façon dont travaille le conseil. L’absence d’évaluation est l’un des défauts d’un certain nombre de conseils. C’est à l’occasion d’un exercice d’évaluation que l’on peut entendre des propos tels : « Finalement, vous nous avez jamais parlé du problème stratégique fondamental ! » ou « Dans ce conseil, on n’entend que le Président », ou encore : « M. Untel, administrateur, prend systématiquement une position contraire à celle que les autres administrateurs considèrent bonne pour l’intérêt de la société. Que fait-il à l’intérieur du conseil ? » Un exercice formalisé d’évaluation du fonctionnement s’impose. J’ai été entendu pendant une heure par le représentant du conseil d’administration d’une des sociétés dont je suis administrateur qui m’a questionné sur ce que je pensais de tel ou tel point et m’a demandé si j’étais suffisamment informé. De cet exercice il tirera une synthèse. À la Société générale, nous procédons de même en recourant à un consultant externe, ce qui permet de faire ressortir les dysfonctionnements du conseil qui n’apparaissent pas spontanément. Nous préconisons que les administrateurs qui ne participent pas à l’exécutif et qui ne sont pas salariés de l’entreprise se réunissent une fois l’an, entre eux, afin d’évaluer les performances du président et du directeur général et de réfléchir à l’avenir du management. Si l’on institutionnalise une réunion annuelle sans les mandataires sociaux, par définition, ce type de question pourra être tranché de manière plus aisée.
Une entreprise doit avoir un comité des comptes, qui n’est pas un organe indépendant de la société, mais une émanation du conseil d’administration. On peut établir un parallèle avec ce qui passe à l’Assemblée nationale. La commission des Lois joue un rôle fondamental, mais elle n’a pas à proprement parler d’autonomie décisionnelle par rapport à l’Assemblée tout entière. Il en va de même des comités du conseil. Le comité des comptes doit être composé aux deux tiers d’administrateurs indépendants. Il doit fonctionner selon des règles d’organisation et de contrôle, même s’il ne s’agit pas de les formaliser dans un règlement semblable à celui de l’Assemblée nationale. Pour des raisons de transparence, le conseil doit présenter l’activité du comité des comptes dans le rapport annuel, ce qui doit, par conséquent, être présenté et, le cas échéant, critiqué à l’assemblée générale. Un point reste difficile à préciser : il serait préférable que ce comité soit composé de personnes ayant une compétence comptable, financière et industrielle. Mais il apparaît très difficile de formaliser ce point, et ce d’autant plus que l’écrire ne suffira pas à en garantir l’application. Le président du comité des comptes d’Enron était professeur de comptabilité à l’université de Stanford, probablement le plus grand professeur de comptabilité des États-Unis ! Il est très important que le comité entende, en dehors de la présence de la direction générale, le commissaire aux comptes, le directeur financier, le directeur comptable, le directeur de la trésorerie et le directeur de l’audit interne. Ainsi, le comité des comptes verra ce qui est écrit ; il doit mesurer également la solidité des options prises par le management, par le biais de questions du type suivant : « Vous nous avez proposé l’option consistant à ne pas provisionner telle filiale en situation déficitaire. Sommes-nous bien d’accord, monsieur le directeur comptable, garantissez-vous cette option ? » Nous pensons qu’une telle règle offrira beaucoup plus de confort d’analyse au comité des comptes et interdira une situation dans laquelle le président déciderait de ne pas provisionner, alors que son état-major serait convaincu du contraire. En outre, nous avons préconisé quelques règles de fonctionnement, régissant notamment la supervision par le comité des comptes de l’audit interne, moyen pour la société de constater que la filiale dont il était question dans notre exemple est en train effectivement de couler. Le fait que le directeur de l’audit interne vienne devant le comité des comptes pour exposer ce qui a été fait, le programme pour l’année prochaine, les conclusions du rapport sur la filiale donne également un très haut niveau de sécurité dans le fonctionnement. C’est le comité des comptes qui, dans nos conclusions, doit piloter la procédure de sélection des commissaires aux comptes. C’est lui qui doit proposer au conseil la méthode de choix, le rythme de renouvellement et le niveau des honoraires.
Le comité des rémunérations revêt une extrême importance, non pas à cause du petit phénomène médiatique des derniers mois ou des dernières années consistant à établir un tableau d’honneur des rémunérations des dirigeants d’entreprises. En revanche, c’est important parce que, dans toutes les sociétés, les dirigeants reçoivent une rémunération fixe et une rémunération variable. Il est essentiel que cette dernière soit fixée selon des paramètres correspondant effectivement aux indicateurs de gestion à moyen terme de l’entreprise. Il ne faut pas avoir une part variable fixée sur un événement relatif à une seule année, par exemple en fonction de l’acquisition d’une autre société. C’est une erreur, dans la mesure où cette acquisition, au moment où elle est signée, peut être une excellente opération pour les actionnaires, mais s’avérer contre-productive au bout de trois ou quatre ans. Le comité des rémunérations doit être composé d’administrateurs indépendants en majorité, respecter des règles de fonctionnement et rendre compte de son activité, ce compte rendu devant trouver place dans le rapport annuel et être débattu à l’assemblée générale.
Il détermine un autre instrument de pilotage de la relation à moyen terme entre l’ensemble des actionnaires et des dirigeants, les plans de stock options. Leur cadre légal actuel en France me paraît à peu près satisfaisant. Nous recommandons aux grandes entreprises cotées de s’abstenir d’utiliser la facilité des 20 % de décote encore autorisée. Le législateur pourrait toutefois maintenir cette facilité pour les entreprises plus petites, pour lesquelles elle constitue un instrument très astucieux de fidélisation accompagné d’un amortisseur en cas de chute des cours. Enfin, les stock options doivent être fondées sur une politique, non sur de simples opportunités. Ce n’est pas parce que les cours sont, de manière temporaire, extrêmement faibles qu’il faut profiter de l’occasion pour multiplier les attributions de stock options. La société doit définir le rythme des attributions. Le comité des rémunérations doit établir les règles de fixation de la part variable de la rémunération en cohérence avec la stratégie à moyen terme, contrôler les parts variables chaque année et ce sur l’ensemble du périmètre, que la rémunération soit versée par le biais de la mère, de la fille ou d’une petite-fille.
Nous suggérons que chaque société cotée ait un comité des nominations. Il peut être confondu avec le comité des rémunérations. Le rôle du comité est capital car il doit d’abord piloter la procédure de sélection des administrateurs indépendants qui seront désignés au conseil d’administration. Il doit avoir un plan de succession des mandataires sociaux. Ce plan ne doit pas se contenter de répondre à la question traditionnelle : « si tel dirigeant passe sous l’autobus, que devons-nous faire demain matin ? » Il doit également se poser d’autres questions : « si l’on envisage de le remplacer à un horizon normal de x années, avons-nous la ressource interne dans l’entreprise et, si oui, qui ? » Il faut que le conseil apprenne progressivement à connaître cet homme qui peut n’avoir que quarante ans. À défaut de cette ressource interne, la société doit se dépêcher d’aller recruter des « quadras » pour avoir le temps de les former afin d’éviter un parachutage de dernière heure. De la même manière, le comité doit rendre compte de son activité à l’assemblée générale. Là réside la base même du rapport : la transparence et le contrôle exercé par l’assemblée générale.
Le rapport émet quelques propositions sur les commissaires aux comptes. Il n’y a guère de modifications à apporter ; la loi française est assez bonne. Nous suggérons toutefois d’éviter la répartition des doubles commissariats du type « toi tu prends la France, moi l’étranger » ; il faut que les deux commissaires étudient simultanément les dossiers importants. Le signataire du compte ne doit pas rester trop longtemps le même dans la société même si le cabinet de commissaires aux comptes ne change pas. Passé un certain temps, un commissaire aux comptes est un peu lié, parce qu’il a déjà signé les années précédentes ; il aura des difficultés à s’adapter à une autre politique. Enfin, nous suggérons que les sociétés s’organisent pour que les deux commissaires aux comptes n’aient pas les mêmes échéances de mandat, afin qu’un œil neuf soit porté en permanence sur la situation de la société.
Nous prenons une position radicale sur les missions. Nous avons vu dans le cas d’Enron que l’on croyait - je ne sais si c’est vrai - qu’Arthur Andersen acceptait certains traitements comptables proposés par le management d’Enron, car il s’agissait d’un client extrêmement important pour d’autres divisions de la société d’Arthur Andersen. Nous suggérons donc que les commissaires aux comptes n’exercent par ailleurs dans l’entreprise aucune activité de conseil, ni juridique ni fiscal. Le mandat principal doit, bien entendu, être complété par des travaux accessoires. Je peux souhaiter, par exemple, que ce soit « mon » auditeur qui audite les comptes de la banque que je viens d’acquérir. Je préfère que ce soit lui qui s’engage, car il signera mes comptes pendant trois ou quatre ans. Ce n’est pas lui qui me conseillera sur le montant de l’acquisition, mais c’est lui qui validera l’acquisition. La mécanique que nous proposons prévoit que le comité des comptes autorise les travaux qui donnent lieu à une rémunération complémentaire. Il doit faire en sorte que ce ne soit pas une part significative du total des rémunérations.
Nous avons également quelques propositions sur les problèmes d’information financière et de normes comptables.
Le président Pascal CLÉMENT : Le rapport qui porte votre nom succède aux rapports dit « Viénot I » de 1995 et « Viénot II » de 1999. Or, il n’existerait pas si les deux premiers rapports avaient été suivis d’effets. M. Francis Mer, ministre de l’économie, disait en juillet 2002 : « Sachez que la tentation de la réglementation naît toujours de l’absence d’initiatives sur le terrain ». Depuis que nous avons lancé cette mission d’information sur le droit des affaires, j’ai rencontré un certain nombre de chefs d’entreprise qui estiment qu’il n’est pas nécessaire de légiférer. Je voudrais donc vous réentendre sur un point : où placer le curseur de la loi ? La loi Sarbanes-Oxley va désormais s’imposer à toutes les entreprises cotées à Wall Street. Notre lenteur à légiférer n’explique-t-elle pas que le droit américain s’impose ? Par ailleurs, faut-il une distinction juridique entre les entreprises cotées et les non cotées ?
S’agissant des stock options, le Financial Times rappelait récemment que les dirigeants des vingt-cinq sociétés qui ont fait faillite depuis le début de l’année avaient, entre 1999 et 2001, empoché 3,3 milliards de dollars distribués en salaires, bonus et stock options vendues avant que les cours ne s’effondrent. Ne faut-il pas empêcher par la loi que de tels événements ne se reproduisent ?
M. Daniel BOUTON : Nous avons découvert à l’automne 2001, comme le disait l’ambassadeur Félix Rohatyn, que « Corporate America » était malade et que, derrière des discours éthiques extrêmement élevés, se cachaient des comportements personnels qui, quand ils n’étaient pas frauduleux, étaient inadmissibles. J’ai lu aussi cet article relatif aux stock options. Les pratiques des sociétés américaines en cette matière sont, à mon avis, tout à fait excessives. La règle américaine n’établit pas le lien à moyen et long terme entre la distribution de stock options et l’activité de la société. Les entreprises françaises ont une pratique des stock options extrêmement raisonnable. La moyenne des plans des seules entreprises françaises qui recourent au procédé porte sur 0,3 % à 0,5 % du capital en moyenne lissée par année. La chute des cours de bourse montre que la mécanique des stock options joue complètement. Il ne doit pas y avoir, à ce jour, beaucoup de plans qui subsistent avec une valeur quelconque. L’association à moyen terme entre l’actionnaire et le « stock-optionnaire » se fait de manière satisfaisante. La Société générale a lancé un plan en 1997 et un autre au début 1999. Ils ont encore une valeur.
Il n’est pas besoin de légiférer de nouveau sur cette question. Il existe une obligation, pour l’assemblée générale, d’autoriser les plans de stock options par voie d’autorisation générale ou particulière. L’obligation de transparence vient de la publication des plans dans le rapport annuel et les attributions individuelles des mandataires sociaux figurent dans ce document. Je suis totalement opposé, depuis l’origine, à une disposition de la loi nre qui impose la publication des stock options versées aux salariés les plus importants, même s’ils ne sont pas mandataires sociaux. Que les miennes soient étalées dans le rapport et dans la presse, c’est très bien ; que celles du directeur de la recherche d’un laboratoire pharmaceutique le soit est une information que la société devrait considérer comme stratégiquement confidentielle.
La transparence existe et, on l’a vu à l’occasion de l’assemblée générale de Vivendi, les actionnaires sont maintenant prêts à exercer leur contrôle. Je ne crois pas être capable d’aller devant l’assemblée générale des actionnaires de la Société générale pour les informer d’un plan portant sur 6 % du capital de l’entreprise. À l’inverse, je ne pense pas qu’il soit souhaitable que le législateur encadre cette proportion pour la raison suivante : supposons que la société X soit en très grande difficulté et qu’il y ait absolument besoin d’un plan de redressement reposant sur une mobilisation sans précédent de tous les acteurs. Dans une telle situation, il est probablement intelligent que la société recoure à un très important plan de stock options. S’il faut faire venir les directeurs de laboratoires pharmaceutiques B, C ou D, il peut être utile de leur consentir des avantages comparatifs significatifs. Je ne pense pas que la norme législative puisse entrer dans des subtilités de ce genre.
Le président Pascal CLÉMENT : Que pensez-vous de l’objection de l’ancien gouverneur de la Réserve fédérale, selon laquelle plus il y a de stock options pour les dirigeants, moins il y a de revenus pour les actionnaires ?
M. Daniel BOUTON : C’est l’actionnaire qui doit décider. En France, nous connaissons les deux systèmes : l’option de souscription-dilution et l’option d’achat qui n’entraîne pas de dilution. L’assemblée peut refuser la souscription-dilution et décider de s’en tenir à des options d’achat. Si j’explique aux actionnaires de la Société générale que la nécessité s’impose d’un plan important de stock options pour des raisons x ou y, entraînant une dilution de 5 % du bénéfice en 2006, il appartient aux actionnaires de voter pour savoir s’ils souhaitent ou non cette dilution.
Une distinction juridique entre les entreprises cotées et les entreprises non cotées reste nécessaire. La mécanique de stock options est très utile pour la start-up dans laquelle on veut embaucher des gens en ne faisant pas peser trop de charges sur la masse salariale. Mais nul ne viendra pour 20 000 euros alors que son prix de marché est de 45 000 euros. La mécanique qui consiste à leur attribuer 0,5 % du capital en stock options qui prendront de la valeur dans quatre ou cinq ans apparaît comme une mécanique d’association qu’il convient absolument de conserver. Il en va différemment pour la grosse société cotée.
Contrairement aux propos de certains de vos visiteurs, je ne fais pas partie des personnes défavorables à l’intervention du législateur. Je suis de l’ancienne école pour laquelle il n’y a pas de meilleure référence que la loi. Si nous sommes capables de rédiger une loi claire, applicable de plano, sans avoir besoin de recourir aux positions différentes de six juges d’instruction, de trois parquets et, sept ans plus tard, de la Cour de cassation, je suis favorable à la loi. Beaucoup des propositions que nous avançons sont d’une telle subtilité dans l’application que je ne suis pas capable de les traduire convenablement en textes normatifs de valeur législative. L’on peut chercher quelques dispositions relatives aux commissariats aux comptes, mais tout ce que l’on propose, en particulier, sur le fonctionnement du conseil, il apparaît difficile de l’imposer par la loi. L’on ne peut évidemment pas écrire que les administrateurs doivent être compétents !
Le président Pascal CLÉMENT : Vous m’avez surpris en déclarant que la société à conseil de surveillance était une très bonne chose, excepté en période de crise, cas où le système unitaire du pdg apparaissait préférable. Ne peut-on pas imaginer une répartition des pouvoirs au sein des entreprises qui, mutatis mutandis, reprendrait la distinction que la Constitution de 1958, dans ses articles 34 et 38, établit entre pouvoir législatif et pouvoir réglementaire, un article 16 s’appliquant en cas de crise ?
M. Daniel BOUTON : Le débat entre Jean Peyrelevade et moi-même peut se résumer ainsi : je pense qu’une société moniste à pdg, organisée avec un vrai comité des comptes, un vrai comité des rémunérations, peut fonctionner de manière aussi forte qu’une société avec un président et un directeur général séparés. Je prends position de manière réservée sur la formule conseil de surveillance-directoire car, dans la loi de 1966, les deux procèdent de l’assemblée générale. Cela signifie que le système de résolution des conflits n’est pas complètement traité. Imaginez une situation de crise majeure dans une société avec un directoire qui refuse de démissionner ! Le directoire procède de l’assemblée générale, il ne démissionnera pas. S’il est convaincu de sa position, il ira jusqu’à l’assemblée générale. Les systèmes bicéphales fonctionnent, à condition d’avoir une cour suprême. Or, aucun organe ne fait office de cour suprême dans le système français entre le conseil de surveillance et le directoire.
La mécanique législative française actuelle, qui permet le choix entre trois systèmes est, selon moi, la bonne. Je suis membre d’un conseil de surveillance et membre du conseil d’administration d’une société à pdg, qui fonctionnent l’un et l’autre très bien. Il ne me semble pas que ce soit la nature de la forme juridique qui détermine une supériorité. D’ailleurs, nous serions bien embarrassés d’aller chercher les exemples étrangers. Les Allemands, qui sont les promoteurs du système conseil de surveillance-directoire, considèrent que ce système est malade. Les Américains, teneurs du système avec pdg, viennent de subir les chocs que l’on sait. Il n’existe pas de réponses universelles.
M. Alain MARSAUD : Dans le cas d’une entreprise cotée ou non, l’on a besoin de discrétion dans la stratégie. Lorsque la bnp lance une opération contre Paribas, peut-être a-t-elle besoin que l’ensemble de ses administrateurs ne soient pas forcément avisés ? Lorsque l’on prend de grandes décisions stratégiques en matière de fusion, d’absorption ou d’acquisition, le secret est de mise. N’est-ce pas antinomique avec la transparence dont vous parliez ? Si les actionnaires ont besoin d’une grande transparence, le management peut avoir intérêt à vivre dans la discrétion.
En France, les actionnaires sont condamnés à avoir recours au pénal pour être réinvestis dans leurs droits. Outre Atlantique, pour le même but - récupérer ce que l’on estime avoir perdu -, les actionnaires se dirigent vers des class actions. Les administrateurs ne sont pas obligatoirement favorables à un tel système car, finalement, il conduira à entamer leur patrimoine personnel. Mais n’aurions-nous pas intérêt à introduire en droit français à imaginer un tel système, ce qui permettrait, par ailleurs, de soulager les juridictions d’instruction ?
Les analystes, au premier rand desquels se trouvent les banques, peuvent être qualifiés d’irresponsables dans le fonctionnement des entreprises. Par le passé, ils ont fait la pluie et le beau temps des marchés. On attend de leur part un acte de contrition ; nous ne l’avons pas eu ! Nul ne leur demande de comptes. Leur responsabilité n’est-elle au moins équivalente à celle des dirigeants d’entreprise ?
M. Daniel BOUTON : La transparence que nous devrons avoir vis-à-vis du marché et des actionnaires ne signifie pas qu’au moment où j’envisage une action majeure, je dois la communiquer au marché ou aux concurrents. Elle doit consister à faire voter ou non une délégation du conseil sur ce sujet. Annuellement, une résolution est votée par les actionnaires, laquelle consiste à autoriser le conseil à augmenter le capital dans une proportion de x % à cette fin. Les actionnaires peuvent parfaitement refuser une telle résolution.
En outre, je dois rendre compte des modalités de fonctionnement du conseil dans les décisions importantes comme dans les décisions moins importantes. Par exemple, comment s’opérera la décision, chez Schneider, de lancer une offre amicale sur Legrand ? Avec ou sans réunion formelle du conseil d’administration ? C’est un sujet sur lequel nous avons réfléchi plusieurs semaines. Quelles sont les alternatives stratégiques ? Faut-il accepter telle demande de Legrand ? Le prix demandé n’est-il pas trop élevé ? Il ne faut pas croire qu’une société déclenche sans aucune préparation une opération d’envergure. Dans l’affaire « Société générale et Paribas », puis « bnp et Paribas », des débats étaient ouverts entre membres des conseils depuis longtemps. Dans certaines sociétés, les administrateurs salariés ont un véritable comportement d’administrateurs ; dans d’autres, notamment celles qui sont encore gouvernées par la loi de 1983 relative au secteur public, je crois comprendre que les administrateurs salariés sortent un communiqué à l’issue du conseil, quel que soit le sujet débattu, ce qui, par définition, paralyse le conseil. Cette question de la composition et du fonctionnement des entreprises dans lesquelles l’État détient une participation majoritaire relève du législateur. Je ne pense pas que les lois qui s’appliquent aujourd’hui aux sociétés du secteur public puissent être perpétuées longtemps.
S’agissant du débat entre action pénale et action civile, il est incontestable que le droit pénal progresse constamment dans son champ, en raison notamment des initiatives des juges d’instruction, alors que, dans le même temps, le droit civil s’est considérablement réduit. Je suis favorable à l’idée qu’un maximum de problèmes doit être réglé par les voies du civil. Il faut que nous évitions la paralysie générale des systèmes de décisions dans les sociétés. Je crains que la capacité de recrutement d’administrateurs de grandes sociétés s’affaiblisse considérablement. Le jeton de présence moyen du cac 40 est de 40 000 euros. Dans mon cas, mais c’est vrai pour les présidents de nombreuses entreprises, je ne touche aucun jeton de la Société générale, ni des quatre autres sociétés dont je suis administrateur. Ces jetons s’imputent sur ma rémunération globale. Quel intérêt cela représente-t-il d’être pénalement et civilement responsable pour zéro centimes ou même pour 50 000 euros ? Il faudra donc que ces rémunérations progressent pour recruter des administrateurs indépendants. J’ai peur que l’on débouche sur un mécanisme de protection de la responsabilité plus que sur une mécanique de gouvernement collégial de l’entreprise. Le droit pénal, s’il reste indispensable, doit se limiter à des pratiques répréhensibles, telles que le faux bilan.
M. Alain MARSAUD. En cas de délit, quelle solution choisissez-vous, le procès pénal ou le procès civil ?
M. Daniel BOUTON : En cas de délit comme l’écriture de faux bilan intentionnel, il faut absolument recourir au pénal.
Le président Pascal CLÉMENT : L’intention est l’élément central de la définition même du pénal.
M. Daniel BOUTON : En revanche, si un dirigeant a pris l’option de ne pas consolider la dette de la société X ou Y, pour des raisons économiques, sommes-nous dans le faux bilan ? L’application raisonnable des principes de droit ferait que l’on ne se trouve pas dans l’ordre du pénal, faute, d’une intention frauduleuse.
La profession d’analystes a été mieux régulée et plus tôt en France qu’aux États-Unis. Elle a fait l’objet d’un règlement récent du Conseil des marchés financiers (cmf), qui correspond à peu près à la bonne mécanique que les États-Unis sont en train de mettre en place. La Société générale compte un département d’analyse. Ni moi ni la direction de la banque n’avons le droit d’interférer avec l’opinion des analystes. En négociation pour une très grande opération avec la société X, je n’ai évidemment pas le droit de téléphoner à l’analyste pour influer sur son opinion que, par ailleurs, je ne connais pas. Ensuite, je n’ai pas le droit de le rémunérer sur la base des flux d’opérations primaires confiées à la banque. Enfin, nous avons mis en place des règles extrêmement sévères sur les possibilités pour les analystes d’acheter et de vendre des actions du secteur qu’ils suivent.
Je viens de prononcer un mot utile à votre réflexion, celui de réglementation ou de régulation mise en place par la cob. Que doit la loi et qu’est-ce qui, à l’inverse, doit être délégué à la cob ou à la future Autorité des marchés financiers (amf) pour qu’elle assure la bonne régulation ? C’est ainsi que procèdent les États-Unis avec une Securities and Exchange Commission (sec) extrêmement puissante. Ne faut-il pas prévoir un dispositif dans lequel il revient très largement à la future autorité de régulation des marchés financiers de surveiller et de sanctionner ? Elle dispose, d’ores et déjà, d’une arme redoutable : le visa de tous les prospectus d’opération. Si, à un moment donné, la cob fait connaître qu’elle ne visera pas la prochaine opération préparée avec un comité des comptes composé de votre cousin et de votre belle-sœur, comité qui d’ailleurs ne s’est jamais réuni depuis que vous l’avez nommé, vous ressentez là l’effet d’une arme terrible.
M. Xavier de ROUX : Toutes ces réflexions sont parties des problèmes constatés sur le marché financier. C’est davantage le problème des acteurs de la transparence du marché que celui, proprement dit, du droit des sociétés. Deux grands problèmes se posent. Nous avons vécu pendant des années sur la foi que les grands contrôleurs des marchés, qui étaient des contrôleurs de type privé, des auditeurs, assuraient la transparence des sociétés sur le premier marché boursier : le marché boursier américain. L’on se rend soudainement compte que tout cela était loin d’être suffisant et que la signature de ces grands auditeurs n’assurait pas la transparence. Aujourd’hui, les Américains réforment la gendarmerie du marché et relancent l’affaire des normes comptables que nous connaissons depuis des années et que l’on n’a jamais été capable de régler réellement. Le fait d’être coté à Wall Street implique évidemment le respect des normes comptables américaines et des règles du marché sur lequel on émet des valeurs, règles qui peuvent être en contradiction avec les règles du marché européen, ne serait-ce que pour le traitement des provisions dans l’évaluation des entreprises. Ce grand chantier d’harmonisation des normes n’est-il pas plus important que de savoir si l’administrateur doit être ou non indépendant ? Je crois qu’un administrateur indépendant est d’abord celui qui bénéficie d’une indépendance d’esprit.
M. Daniel BOUTON : Vous avez parfaitement raison et nous n’avons pas considéré avoir découvert la panacée en retenant la formule de l’administrateur indépendant. Vous posez la vraie question ; à mon sens, Enron est mort fondamentalement pour des questions de défaillance de normes comptables. Les normes comptables américaines autorisent la « déconsolidation » des sociétés dans lesquelles il y a 3 % d’intérêts minoritaires. Dès lors qu’il existe une telle norme, on fabrique un marché de l’utilisation de cette norme et l’on autorise toutes les aventures d’Enron, dont le comité des comptes était entièrement composé d’administrateurs indépendants. Les normes comptables américaines, qui ne sont que des normes de protection des auditeurs, non des normes destinées à refléter l’image fidèle de la situation réelle de l’entreprise. Deux univers se côtoient : celui que recouvrent les six mille pages relatives à la manière dont il convient de traiter les instruments financiers - comme les Generally Accepted Accounting Principles in the United States (us-gaap) - ou bien des normes comptables européennes, beaucoup plus courtes, qui imposent le principe de constance des méthodes et d’image fidèle, ainsi que l’obligation, pour le commissaire aux comptes - là le pénal trouve toute son utilité - d’aller porter chez le procureur les situations anormales et frauduleuses qu’il découvre. Un gigantesque travail est en cours pour que nous puissions parler un langage commun : la confection d’une norme comptable universelle entamée sous l’égide de l’International Accouting Standards Board (iasb). Une question se posera, non encore résolue pour l’heure, à savoir la convergence entre les normes américaines et les normes internationales, les International Accounting Stanrdards (ias). Si cette convergence doit se faire vers plus d’us-gaap, nous serons en régression.
Un problème éclate au grand jour : les normes ias 32 et 39 qui doivent s’appliquer aux instruments financiers sont presque directement issues des us-gaap. Cela signifie que ces normes imposent aux établissements financiers d’utiliser très largement le « market to market », l’évaluation à la valeur de marché à la date t. Dans une banque, nous avons en permanence des dépôts et en permanence le besoin de couvrir ces dépôts par des instruments financiers. Nous utilisons pour cela des produits dérivés appelés « swap » qui nous permettent de n’être jamais en risque de manque de liquidités. En application de la norme ias, nous n’aurions plus le droit de procéder à ces opérations en interne. Il nous faudrait monter une « usine à gaz » dans laquelle la Société générale se couvrirait chez bnp qui se couvrirait au Crédit Lyonnais, qui se couvrirait chez Royal Bank of Scotland. Les présidents de banques européennes se sont rendu compte du problème et viennent de demander à la Commission européenne de ne pas faire entrer en vigueur les normes 32 et 39.
Sur le fond, nous rencontrons un problème très grave, parce que l’Europe a négligé le travail des ias et a très largement laissé le pouvoir aux grandes sociétés d’audit et aux professeurs de comptabilité d’origine américaine. Il en résulte une volonté de protection de l’auditeur. Quand on écrit « image fidèle et méthode constante », on laisse une marge d’évaluation qui paraît plus risquée pour l’auditeur, même si elle donne de l’entreprise une image bien meilleure. Nous nous plaçons là dans un schéma de contradictions d’intérêts. Toute norme comptable est fondamentale. Elle génère, dans quelque domaine que ce soit, un marché de l’optimisation de l’utilisation de cette norme par tous les acteurs qui y ont intérêt. La norme doit donc être fondée sur des principes. Les ias s’inscrivent dans le bon sens. Il faudrait que les Américains prennent conscience que les us-gaap ne constituent pas le paradis terrestre. Je crois que les régulateurs sont en train de comprendre la pertinence de votre question. D’après ce que nous a dit le président de la banque fédérale de New-York, les normes comptables américaines vont connaître des évolutions.
Source : Assemblée nationale française
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