(procès-verbal de la séance du jeudi 7 novembre 2002)

Le président Pascal CLÉMENT : Vos compétences sont larges. Je souhaiterai que vous puissiez répondre aux questions suivantes.

Les préconisations des rapports Viénot de 1995 et 1999 ont eu un succès inégal. Certaines d’entre elles ont été reprises par le rapport Bouton de septembre dernier. Pensez-vous que leur application rencontrera un succès plus grand ? Ou bien faut-il que le Parlement légifère sur ces questions ? J’aimerai vous entendre en particulier sur la question des comités au sein du conseil d’administration et sur la notion d’administrateur indépendant. Vous avez récemment publié un article sur l’apparition d’une nouvelle profession : celle d’analyste financier (Revue de droit bancaire et financier, juillet-août 2002). Plus largement, quelles réformes doivent être engagées pour assurer, d’une part, un fonctionnement plus transparent des marchés financiers, et, d’autre part, un meilleur fonctionnement des métiers du chiffre, de conseil et d’analyse ?

Quelles évolutions du droit des sociétés faudrait-il encourager ou bien, au contraire, décourager ? Quel bilan tirez-vous des dispositions adoptées dans le cadre de la loi nre ? Quelle est votre opinion sur la société européenne ? Faut-il étendre les règles applicables aux sociétés cotées aux sociétés non cotées ? Comment protéger les « petits porteurs » ? Une class action à la française est-elle envisageable ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : La réforme du droit des sociétés peut suivre deux approches : une approche pratique qui permet de faire le bilan de ce qui va et de ce qui ne va pas - c’est ce qu’ont très largement fait les rapports « Bézard », « Badinter » et « Marini » - ; une approche plus globale qui fixe les grandes directions, les grands principes, les choix fondamentaux. Je m’attacherai à faire un bilan du droit positif, à fixer les objectifs de la réforme et à faire quelques propositions.

Depuis 1966, quatre lois majeures ont été adoptées. La première, celle de 1966, constitue l’archétype de ce qu’il ne faut pas faire aujourd’hui. Elle a certes permis de codifier l’existant depuis 1867. Mais, elle répondait à des préoccupations obsolètes. Ses rédacteurs avaient une obsession assez étonnante, celle de protéger l’actionnaire et de redonner un fonctionnement démocratique de la société anonyme (sa), comme si on pouvait raisonner dans une entreprise comme dans une société politique. La loi permit également d’intégrer certains éléments de la première directive de 1968. Le résultat est ambigu : la loi codifiée est réussie, mais son caractère est extrêmement rigide. À sa lecture, on ne sait pas à quoi sert le droit des sociétés. On a oublié l’efficacité des entreprises. C’est une loi technocratique.

La deuxième loi, en date du 4 janvier 1978, a permis une modernisation du code civil. Elle fut plutôt réussie. La première grande rupture avec le droit classique intervient avec la troisième loi, celle de 1985, qui autorise les sarl unipersonnelles avec la création de l’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (eurl), qui permet de monter une société même si elle n’est constituée que d’un seul associé. On s’intéresse enfin à l’entreprise individuelle.

La dernière loi importante, celle de 1994 sur la société par actions simplifiée (sas), crée une pure exception, qui sera simplifiée et généralisée en 1999. C’est une loi très libérale, qui permet une grande liberté d’organisation, qui ne sert pas seulement à introduire des pactes d’actionnaires. Fondée sur la liberté contractuelle, elle assure un retour aux sources de la loi de 1867. La rupture est totale avec le mouvement initié dans les années 1930, marqué par les scandales politico-financiers et la crise mondiale et qui s’est traduit par une conception réglementaire du droit des sociétés, conception qui culmine en 1966, et par l’apparition de sanctions pénales.

Quel bilan peut-on tirer du droit des sociétés ?

Certains points sont négatifs. D’abord, ce dernier est déstabilisé. Des principes forts côtoient des exceptions - la sas, unipersonnalité - de plus en plus importantes. On ne fait plus de sa, on ne fait plus que des sas. Ensuite, notre droit des sociétés est devenu incohérent : la sa peut faire appel public à l’épargne ou non, mais la sas ne le peut pas. La sa qui ne fait pas appel à l’épargne est encore très contrôlée. La sas, au contraire, est totalement libre. La sa doit toujours compter au moins sept actionnaires, tandis que la sas est unipersonnelle. Enfin, notre droit des sociétés est éclaté : il y a trop de formes de société. Chaque fois qu’on veut modifier l’état du droit, on n’ouvre pas certaines formes existantes, mais on crée une nouvelle forme, comme si chaque secteur avait besoin de sa forme de société : société libérale, immobilière, agricole... Des distinctions peuvent être justifiées : pour les sociétés de capitaux, les sociétés d’assurance, par exemple. Mais, une législation par secteur ne s’impose pas. Le droit des coopérative constitue l’archétype de la complication extrême : s’appliquent un texte spécial au secteur (agricole...), le texte général de 1947 avec ses décrets, les textes relatifs à chaque forme (sa, sarl...), enfin, les principes généraux du code civil. Il faut élaguer, simplifier. Il faut des formes fondamentales utilisables plus facilement.

Il existe néanmoins des aspects positifs : élargissement du choix - la SAS est la grande nouveauté -, extension des moyens de financement des sociétés de capitaux - mouvement né en 1983, poursuivi en 1985 et 1987 sans considération de majorité politique et en harmonie avec la mondialisation -, codification des règles dans le code des sociétés et dans le code monétaire et financier.

Quel doivent être les objectifs d’une réforme du droit des sociétés ? Le premier est la rationalisation. Le droit actuel souffre d’irrationalité, ce n’est plus un jardin à la française. Les Anglais ne comprennent pas notre système. Ils disposent d’une forme unique, la company. On peut simplifier chaque forme : la société en nom collectif (SNC), par exemple, pourrait être utilisée par les sociétés qui font appel public à l’épargne ; cette forme offre une transparence juridique et fiscale ; il faut la toiletter ; en revanche, la règle de l’unanimité ne s’impose pas ; elle n’est d’ailleurs que très rarement prévue dans les statuts.

Le deuxième objectif consiste à adapter notre droit à la réalité. Il existe un réel besoin de renforcement du contrôle des dirigeants. Aujourd’hui, il n’y a pas d’organe de contrôle des dirigeants, qui sont livrés à eux-mêmes, même s’ils ne veulent pas. Ils n’ont pas d’interlocuteur, même si cela est en train de changer. Les conseils d’administration n’ont pas rempli leur rôle. Je raisonne de manière globale et pas seulement à partir des affaires qui ont récemment éclaté.

M. Xavier de ROUX : La pratique simplifie d’elle-même le droit des sociétés. Pourquoi les conseils d’administration ne remplissent-ils pas leur rôle ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Pendant longtemps, on ne leur a rien demandé. Nous sommes un petit pays, avec un faible nombre de sociétés et de dirigeants. Contrairement à ce qui se passe en Allemagne et au Royaume-Uni, le recrutement des très hauts dirigeants apparaît très monocolore ; le mouvement interne de promotion n’a pas toujours été favorisé.

M. Xavier de ROUX : Mais, dans tous les pays européens, le nombre de dirigeants est restreint. Leurs responsabilités ne sont pas mises en cause depuis longtemps. Comment obtenir une meilleure information des conseils d’administration ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Toute une série de raisons se sont conjuguées pour que les conseils d’administration ne fonctionnent pas. La France a le goût du pouvoir personnel, du chef providentiel. Si, hier, les administrateurs apparaissaient inconscients de leur responsabilité personnelle, aujourd’hui, ils jouent à se faire peur. Il faut instituer des comités compétents qui « mâchent » le travail du conseil ; il faut que ces comités aient des pouvoirs d’investigation. Les administrateurs doivent avoir du recul. Ensuite, il faut renforcer le rôle de l’audit et des commissaires aux comptes. Je crois qu’il existe un problème dans ce secteur en France, à la fois dans les petites et moyennes entreprises (pme) et dans les grandes entreprises. On constate le développement des ratés. Pour les pme, la loi de 1966 a commis une erreur en généralisant le commissariat aux comptes aux sociétés non cotées. Du jour au lendemain, la profession comptable a dû assumer plus de 100 000 mandats, au lieu de 10 000 auparavant. Dans ces petites structures, le commissaire aux comptes fait doublon avec l’expert-comptable. Plus on multiplie ceux qui ont le même rôle, plus la responsabilité est diluée, surtout si les deux contrôleurs sont issus de la même profession (les experts-comptables sont souvent commissaires). Les commissaires n’ont pas toujours la compétence suffisante. J’ai participé à des comités de nomination d’experts comptables : tout expert-comptable, fraîchement diplômé, peut demander son inscription au commissariat aux comptes ; compte tenu des textes en vigueur, on ne peut guère lui refuser. Or, la moyenne des commissaires aux comptes ne possède que quatre mandats. Dans ce contexte, ils n’investissent pas dans le commissariat. Si leur collègue en poste dans une pme est lui aussi expert-comptable, il aura naturellement tendance à lui faire confiance et n’exercera pas de véritable contrôle. Si une pme possède un expert-comptable, il faut la dispenser de commissariat aux comptes. L’audit des comptes des pme n’implique pas la même lourdeur des contrôles : l’attestation d’un expert-comptable suffirait.

M. Victorin LUREL : Pouvez-vous préciser ce à quoi vous faisiez allusion lorsque vous avez évoqué la notion d’homme providentiel ? Est-ce à dire qu’il faut changer le système de désignation des dirigeants des entreprises ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Je n’évoquais que le goût « historique » de la France pour l’attribution des pouvoirs à des hommes providentiels. Par définition, ils sont rares. Il faut d’abord des hommes compétents et indépendants.

M. Xavier de ROUX : Pouvez-vous précisez ce que vous entendez sous le vocable « indépendance » ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Cette notion est particulièrement pertinente aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les premiers économistes radicaux américains ont dénoncé la mainmise des managers sur les administrateurs. Aujourd’hui, les représentants des grands actionnaires jouent leur rôle en France. C’est pourquoi l’indépendance est moins nécessaire dans notre pays. Il convient, néanmoins, d’encadrer la cooptation d’administrateurs Il vaudrait mieux tenter de mettre en place des mécanismes qui améliorent la représentation de l’actionnariat par les administrateurs. Comment faire ? Lorsqu’on a affaire à un actionnariat atomisé, diversifié, même avec l’entrée des grands fonds de pensions, la difficulté est d’organiser la représentation. Il faut instituer une méthode qui permettrait à ces gens de se fédérer de manière souple et évolutive pour pouvoir envoyer leurs administrateurs, qui seront minoritaires mais représentatifs.

M. Xavier de ROUX : Le jeu du marché a été troublé par le fait que la moitié des retraités américains avaient besoin d’une rentabilité boursière exceptionnelle pour assurer leur avenir. Dans ce contexte, votre solution n’est-elle pas dangereuse ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Peut-être. Mais, si on veut continuer de financer les entreprises par les marchés, il faut accepter le jeu fondamental des marchés. Si les actionnaires, même s’il s’agit de retraités californiens, veulent se regrouper dans les conseils d’administration des entreprises européennes, comment les en empêcher ? Si nous voulons modifier le système, alors créons des fonds de pension à la française !

M. Xavier de ROUX : Les dysfonctionnements du marché sont indéniables et ont un effet certain de déstabilisation des entreprises ? Des bulles se sont créées. Des entreprises fonctionnaient de manière frauduleuse. Les grands auditeurs ont continué, malgré tout, à signer avec une grande permanence les comptes.

M. Jean-Jacques DAIGRE : Je ne suis pas sûr de partager ce constat. Il y a toujours eu des mouvements boursiers aberrants. Leur amplitude seule change. L’influence du retraité joue moins sur la volatilité des cours que sur la gouvernance. Ce que veulent les retraités, c’est s’assurer une meilleure retraite, ce ne sont pas des day-traders ; ils jouent sur le long terme, la rotation moyenne de leur portefeuille est de sept ans. L’explication de la volatilité doit être plutôt recherchée dans l’action des hedge funds. Ceux-ci se concentrent sur des marges infinitésimales pour réaliser un arbitrage et gagner de l’argent ; l’engagement de milliards d’euros est alors nécessaire pour profiter à plein de ces faibles marges.

En France, nous avons tendance à regarder le gouvernement d’entreprise par le petit bout de la lorgnette (le fonctionnement du conseil, le choix des dirigeants). Or, aux États-Unis, l’idéologie repose sur un postulat simple : tout doit être fait pour l’actionnaire. Ce n’est pas notre conception traditionnelle de l’économie, mais aux États-Unis, le jeu est accepté. Les mouvements des cours de Vivendi ou d’Alcatel ne sont pas liés aux choix des retraités californiens.

M. Victorin LUREL : Comment les expliquez-vous ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Les Hedge Funds sont en partie responsables. En pratique, on constate qu’il plus facile de gagner quand les cours sont à la baisse que quand les cours sont à la hausse. Ces fonds vivent, tels des chancres, sur le dos des autres. Ils profitent des mouvements, ne les lancent pas. Ils aggravent la tendance.

M. Xavier de ROUX : L’autorité de régulation telle que préfigurée dans l’avant-projet de loi sur la sécurité financière vous paraît-elle satisfaisante ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : La réforme qui se profile est une excellente chose. La question qui se pose de savoir ce qui va prédominer : l’esprit de la cob ou bien l’esprit du cmf. Les deux organismes ont plutôt bien fonctionné ; la cob a bien rempli sa tâche. L’essentiel est d’avoir une autorité de régulation puissante. La régulation doit être adaptée en temps réel et efficace. Le poids du régulateur des normes est fondamental.

M. Victorin LUREL : Une régulation s’impose-t-elle dans une économie de marché, ouverte et globale ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Oui, elle est absolument nécessaire. Même dans les pays d’esprit plus libéral, le Royaume-Uni par exemple, l’autorité de régulation est puissante, même si ne possède pas à proprement parler de pouvoir de sanction. Être mis au ban de la City suffit. L’esprit est différent, mais le résultat régulateur est identique. Les principes doivent être fixés dans la loi, la définition des règles doit être laissée à l’autorité de marché.

Il faut également créer un organisme indépendant de contrôle des métiers de l’audit, qu’il s’agisse d’une autorité indépendante ou bien d’une section de la future amf. Je n’ai pas d’opinion tranchée sur la question. La composition de cette autorité doit être équilibrée, représentative.

L’amf constitue un indéniable effort de simplification de l’architecture. Mais, il faut aller plus loin et intégrer des autorités aujourd’hui séparées : la Commission bancaire, le Comité de réglementation bancaire et financière, le comité des entreprises d’investissement... Pourquoi les entreprises d’investissement sont soumises au Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (cecei) pour une part de leurs activités et se voient soumises à l’autorité de la Commission bancaire pour les questions disciplinaires, dès lors que les ratios de solvabilité ne sont plus respectés. Lorsqu’on retire l’agrément pour des raisons administratives, c’est une autorité, lorsque cela se fait pour des raisons disciplinaires, c’est une autre qui intervient. Comprendre l’architecture actuelle pose problème. Même si cela doit choquer la Banque de France, il faut unifier ces autorités.

S’agissant du droit des sociétés, une grande question continue de se poser : faut-il distinguer le droit des sociétés cotées et celui des sociétés non cotées ? Cette distinction existe dans les faits. Le droit de la sas qui devient le droit commun et celui des sa sont distincts. En 1966, le législateur a commencé de raisonner sur le fonctionnement des sa cotées, s’est attaché à encadrer les sa qui ne sont pas cotées. La différence est minime : les sociétés cotées n’ont pas d’assemblée constitutive. Il faut simplifier les règles des sa non cotées, qui font doublon avec la sas. Faut-il supprimer la distinction des règles pour ces deux catégories de sociétés ? Certains évoquent la difficulté que cela poserait pour une société qui souhaiterait passer d’une catégorie à l’autre. Je ne crois pas cet argument pertinent. En effet, lorsqu’on est constitué en sa et que l’on veut se faire coter, cela demande un tel travail préalable que l’effort nécessaire à la transformation de la forme de la société apparaît marginale. Il faut bien distinguer la forme de société qui peut être cotée de la forme de celle qui ne peut pas être cotée, la sas. La sarl n’a plus d’utilité.

M. Xavier de ROUX : Si les pme constituées en sarl se voient autoriser l’accès aux marchés financiers, pourquoi supprimer cette forme ?

M. Jean-Jacques DAIGRE : Les sociétés concernées iront naturellement vers la sas. La sarl est inspiré du modèle allemand, mais leur système est différent. On compare souvent les sarl et la sa aux bv et aux nv qui existent en droit néerlandais. Or, c’est une erreur. La bv n’est pas une sarl, c’est une sa, elle émet des actions. La vraie différence, aujourd’hui, entre SARL et SAS réside dans le fait que la première émet des parts sociales et la seconde des actions. Il n’y a aucune différence dans le régime de responsabilité des dirigeants.

À propos de cette responsabilité, je considère que nous nous trouvons dans une situation curieuse. Il apparaît, en effet, difficile de réussir des actions civiles en responsabilité, même si celle-ci est justifiée. Lancer cette action est coûteux, se pose le problème de la preuve, il est difficile de fédérer les actionnaires, l’action collective est impossible. En conséquence, tout le monde passe par le juge d’instruction et recherche l’infraction pénale. Il faudrait dégonfler les actions pénales qui n’ont pas de vocation à l’être et revaloriser la voie civile.

Enfin, j’estime qu’en matière de cumuls, le régime doit être draconien pour les vrais dirigeants, qui doivent rester disponibles. Le régime doit être moins draconien que celui fixé par la loi nre pour les autres. Il est utile qu’un administrateur soit présent dans plusieurs conseils d’administration ; la circulation de l’information induite est utile. Nous considérons en France que le vivier des grands dirigeants est un vivier étroit ; nous n’avons jamais donné sa part au vivier interne. En Allemagne et au Royaume-Uni, il y a des grands dirigeants de grande entreprise qui ont commencé dans des directions techniques et finissent par être pdg.


Source : Assemblée nationale française