(procès-verbal de la séance du mercredi 20 novembre 2002)

Le président Pascal CLÉMENT : L’organisme américain de régulation des marchés financiers traverse actuellement une crise profonde : non seulement il a échoué dans son rôle de tour de contrôle, mais il semble également durablement discrédité dans le rôle de policier que lui attribue la loi Sarbanes-Oxley. Au-delà des problèmes de personnes, le cas américain pose la question du contrôle des contrôleurs. Comment garantir leur bonne foi ? Suffit-il, comme on le pensait pour les dirigeants nommés aux États-Unis, d’être un bon gestionnaire dans le privé pour être à même de réguler les marchés financiers ? La loi peut-elle résoudre cette difficulté qui trouve sa source dans le problème de l’éthique ? Par ailleurs, j’aimerais savoir si vous estimez judicieux de parler, à propos de la la sphère économique et financière d’une « culture endogamique » (Le Monde, 24 octobre 2002), qui inclurait jusqu’aux contrôleurs eux-mêmes. Enfin, il nous intéresserait de savoir comment vous voyez la future amf : régulateur ou policier, au risque de se couper du monde des affaires ?

Mme Monique BOURVEN : Le cmf n’a pas à connaître directement de l’ensemble des problèmes de gouvernement d’entreprise. Ce n’est pas son rôle. Il en connaît indirectement lors des opérations financières. Il dispose en son sein de trois représentants des émetteurs. Il ne se trouve pas au cœur des institutions de régulation du gouvernement d’entreprise.

La situation actuelle des marchés financiers s’explique partiellement par la situation économique générale. Il y a un an et demi, les États-Unis connaissaient encore une croissance régulière, forte et continue. Le marché financier en tenait compte en projetant la poursuite de cette croissance. Puis, l’économie américaine et les économies européennes se sont ralenties. La bourse a normalement connu un infléchissement de sa tendance. Cela n’aurait pas dû provoquer une crise, mais seulement des corrections de cours. S’il y a eu crise, c’est parce que, sur un marché mondial excessivement cher - mis à part le marché japonais en crise depuis dix ans -, des événements politiques sont intervenus et ont provoqué des à-coups dans la tendance ; un choc des cours a résulté des attentats du 11 septembre 2001, mais le ressort naturel du marché a joué au bout d’un mois et demi. Cependant, le vrai problème a été posé par le scandale Enron et par ceux qui ont suivi. Ce qui est au cœur de nos préoccupations, c’est la crise de confiance, qui s’explique par le fait qu’on s’est aperçu, aux États-Unis et en Europe, qu’on ne pouvait pas toujours faire confiance à ce qui était publié par les sociétés. Je simplifie, mais la valorisation d’une action ne veut rien dire en valeur absolue. Elle repose sur une actualisation dans le futur de projections bénéficiaires. Si la base n’est pas bonne, toute l’évaluation s’effondre. La disparition d’Arthur Andersen, la chute de WorldCom, de la société Swisslife et d’Enron ont touché directement la confiance des investisseurs. Mathématiquement, ces événements ont écorné le credo d’évaluation des marchés.

Les marchés ont, depuis, légèrement corrigé la tendance, en particulier parce qu’aux États-Unis, des mesures ont été prises avec la publication, cet été, de la loi Sarbanes-Oxley (2), qui est la première loi importante depuis la loi de 1934 portant création de la sec (3) et qui marque la reprise en main des autorités publiques sur le gouvernement d’entreprise. La bourse repose sur la confiance et la confiance repose sur l’exactitude des informations fournies au marché. Dans certains cas, la crise a été aggravée par la forte volatilité de certains marchés associée à des effets de boule de neige. La loi Sarbanes-Oxley donne à la sec jusqu’en juillet 2003 pour mettre en place de nouveaux modes de fonctionnement et de contrôle. Beaucoup de détails de la loi nécessitent, en effet, que le régulateur travaille pendant un an. Les présidents des sociétés cotées aux États-Unis doivent désormais certifier sous serment leurs comptes. Ils doivent certifier qu’il n’y a pas d’élément caché dans la publication de leurs comptes. Cette mesure a déjà été mise en œuvre. Par exemple, je dirige une filiale européenne du groupe américain d’assets management State Street. À ce titre, j’ai transmis toutes les informations nécessaires à la certification des comptes par le président du groupe. Les dérives déontologiques et financières ont sapé le modèle d’évaluation des valeurs. Sur ces bases nouvelles, on peut penser que les marchés vont pouvoir reprendre leur vie normale.

En matière de régulation, à titre personnel, j’estime que notre pays possède un arsenal de règles qui peut être considéré comme complet et positif : on peut citer le double commissariat aux comptes(4), la législation sur les abus de biens sociaux (5), l’interdiction faite aux mandataires sociaux de recevoir des prêts de la part de leur entreprise (6), l’insertion des organes sociaux entre le conseil d’administration et l’assemblée générale qui fonctionne avec des règles très précises, ou encore les préconisations du rapport Viénot sur le fonctionnement des conseils d’administration... On ne peut nier l’existence de dysfonctionnements en France, mais leur nature est différente de celle des dysfonctionnements constatés aux États-Unis. Nous disposons des textes nécessaires mais leur esprit n’est pas toujours suivi dans le fonctionnement quotidien des entreprises. Dans les grandes sociétés du cac 40, les recommandations du groupe Viénot ont été globalement mises en place mais le conseil d’administration à la française suit encore un fonctionnement traditionnel.

Le président Pascal CLÉMENT : Peut-on parler d’endogamie ?

Mme Monique BOURVEN : Ce n’est pas parce que les gens se connaissent qu’il y a nécessairement de problème. Cependant, les conseils d’administration ne sont pas encore assez organisés, ce que relevait le rapport Bouton, qui propose donc d’organiser le conseil autour d’un véritable règlement intérieur, fondant des règles très précises. Le conseil ne doit pas être seulement l’endroit où l’on écoute l’exécutif et où l’on approuve leurs décisions sans véritable discussion.

Le président Pascal CLÉMENT : Vous présidez un organisme composé de professionnels du marché. Existe, par ailleurs, la cob, organisme public. Certains lancent l’idée de fusionner les deux institutions et de créer une amf. Pensez-vous qu’il s’agit d’une bonne réforme ?

Mme Monique BOURVEN : De manière indéniable, il faut aller vers cette fusion. On en parle depuis très longtemps. La dualité des régulateurs existant en France n’est pas toujours bien comprise de l’extérieur. Certains marchés ne connaissent qu’un seul régulateur, à l’exemple de la place britannique. Il existe, entre les deux régulateurs français, non pas tant des recouvrements que des sujets qui peuvent être traités en commun. Ainsi, il peut exister des complémentarités dans le processus des offres publiques : le contrôle de l’information appartient à la cob, l’agrément est délivré par le cmf. Il existe également une complémentarité dans le domaine des règles de bonne conduite : celles qui gouvernent les prestataires de services d’investissement relèvent du cmf, celles des organismes de gestion de la cob. La logique consiste à apporter une valeur ajoutée ; l’équation doit être la suivante : 1 + 1= 3 et non 1 + 1 = 1,5. Un mélange des cultures doit se faire pour créer un outil plus adapté au contexte actuel. Nous travaillons, d’ores et déjà, dans des groupes de travail constitués entre responsables des deux organismes, afin de faire des propositions destinées à rendre le futur organisme unique opérationnel le plus rapidement possible.

Le président Pascal CLÉMENT : La sec est de plus en plus critiquée. Ne se dirige-t-on pas vers la constitution, en France, d’un tel instrument, qui encourrait alors les mêmes critiques ? Par ailleurs, les agences de notation seront-elles contrôlées par l’amf ? Cette dernière ne risque-t-elle pas de se trouver dominée par la culture de la cob ?

Mme Monique BOURVEN : Les régulateurs, comme tout corps constitué, ont besoin de se remettre régulièrement en cause. La sec souffrait du fait qu’il ne s’était rien passé depuis quelque temps. Tout le monde pensait que tout était sous contrôle. Ce n’est pas parce qu’à un moment donné un organisme perd de son efficacité qu’il n’est pas utile. La sec, dans le renouvellement de ses dirigeants et dans la remise en cause de ses procédures et de ses contrôles, est très bien perçue par le marché. L’amf aura les moyens de faire face à ses responsabilités. Nombre d’observateurs pensent que le cmf travaille efficacement ; c’est dû bien sûr à la qualité des personnels, mais aussi à son caractère relativement récent et à sa capacité d’adaptation. L’amf doit être également un organisme novateur.

M. Philippe HOUILLON : La Société française des analystes financiers (sfaf) vient de créer un poste de « déontologue », preuve s’il en est du besoin de règles dans cette profession. Le futur régulateur s’occupera-t-il d’encadrer le fonctionnement de cette branche ?

Mme Monique BOURVEN : Depuis dix ans, les analystes financiers ont un code de déontologie. Aujourd’hui, ils ont réformé ce code et le cmf a renforcé les règles qui s’imposent aux analystes en les intégrant dans son règlement général (7). C’est un bon exemple de la manière dont une profession peut se doter d’un texte de référence, qui est « agréé », par la suite, par le régulateur, qui en contrôle par ailleurs l’application.

M. Xavier de ROUX : Combien y a-t-il d’agences de notation ? Comment sont-elles contrôlées ? Quelle influence réelle exercent-elles sur le marché ?

Mme Monique BOURVEN : Elles sont trois, toutes anglo-saxonnes. Leur influence sur la crise actuelle a été réelle. Cette influence ne s’est pas exercée sur les fondamentaux des sociétés, mais sur la volatilité que la baisse des notes a pu provoquer, en particulier sur la dette de certaines entreprises. Elles sont en situation de conflit d’intérêts, puisqu’elles notent des émetteurs à leur demande et sont rémunérées par eux. Le cmf n’a pas encore effectué de travail de concertation avec ces agences de notation mais elles sont conscientes du fait que le temps est venu de se plier à certaines règles. Elles devront travailler avec les régulateurs.

M. Bertrand de MAZIÈRES : À propos des analystes, le cmf a pris une décision, avant même que les États-Unis aient décidé d’entreprendre une action dans ce domaine. Ainsi, nous avons interdit la rémunération directe d’un analyste par des activités de l’employeur sur le marché primaire ; leur a également été interdite la possession d’un portefeuille comprenant des titres du marché qu’il suit. Le cmf n’est compétent qu’à l’égard des intermédiaires financiers. Ainsi, lui échappe le contrôle des analystes indépendants. C’est dans ce domaine que la sfaf est intervenue.

Mme Monique BOURVEN : Certains dysfonctionnements sont davantage liés à l’utilisation du produit qu’à l’existence des agences de notation elles-mêmes. Les critiques portent sur l’effet que leurs notations ont sur la volatilité. En réalité, les agences de notation ne sont pour rien dans le renchérissement du crédit. Ce sont les emprunteurs et les créanciers qui ont introduit eux-mêmes dans leur contrat des clauses liées aux variations de la notation. Les agences délivrent une information immédiate, plus objective que les informations délivrées par les analystes. L’information est immédiatement universelle et cette universalité entraîne des excès. Le caractère de leurs informations est brutal, mais il existe un système d’avertissement avant toute baisse de la note. Malgré cela, le système de boule de neige qui caractérise certains instruments financiers « surréagit » aux mouvements de la note. Il faut qu’un organisme extérieur donne de l’information sur le marché. On peut aussi espérer qu’une plus grande concurrence s’instaure dans cette profession.

M. Xavier de ROUX : En effet, il ne faut pas confondre le thermomètre et la fièvre. Cependant, qui dit agence de notation dit influence sur le risque du prêteur, de l’investisseur. Les agences semblent parfois assez éloignées du marché. De ce fait, leur perception ne peut être totalement objective.

Mme Monique BOURVEN : Les agences de notation travaillent de manière professionnelle et ne sont pas si éloignées de leur marché. En France, chaque agence dispose d’équipes dédiées à notre marché. Les agences présentent un risque lorsque les choses se dégradent. Tant que les notations sont positives, leur existence n’est pas remise en cause. Le vrai problème de déontologie est posé par le fait que l’agence est payée par l’émetteur. Il faut régler le problème de leur financement. Je n’ai pas aujourd’hui de solution à cette question.

M. Sébastien HUYGHE : La réunion des deux organismes de régulation, le cmf et la cob, ne doit pas être, en effet, une simple addition de compétences. Peut-on envisager d’aller plus loin et d’intégrer d’autres comités et commissions de régulation, à l’exemple de la Commission bancaire ou du Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (cecei) ?

Mme Monique BOURVEN : Cette question a été posée par de nombreux observateurs. Il existe de véritables frontières entre chacune des instances de régulation. En revanche, la future amf est conçue de manière telle qu’elle rassemble des régulateurs qui ont un lien fort sur leur « marché », c’est-à-dire les marchés financiers, où se retrouvent émetteurs, investisseurs et conseillers. Les autres régulateurs n’ont pas forcément vocation à intervenir dans ces domaines. Il vaut donc mieux réussir un rapprochement efficace de deux organismes qui ont un objectif précis que de mettre autour de la table tous les régulateurs compétents pour des matières très diverses.

Le président Pascal CLÉMENT : Si on choisit la solution d’un régulateur unique, on risque, en cas de défaillance, de ne pouvoir disposer de recours.

Mme Monique BOURVEN : Je suis pragmatique. Il me semble qu’il y a un sens à rapprocher des organismes qui traitent des mêmes marchés. S’ils ne sont pas de même nature, la réussite de la fusion dépendra des efforts réalisés par ses futurs responsables. Des synergies existent. Si on intègre d’autres comités de régulation, l’ensemble sera moins homogène.

M. Bertrand de MAZIÈRES : La stéréophonie peut cependant avoir un avantage. Dans la sphère financière, cohabitent deux métiers différents : le métier prudentiel et le métier de contrôle des bonnes conduites. Lorsqu’une entreprise connaît des difficultés importantes, la tendance de l’autorité prudentielle sera de prévenir le risque systémique et donc de se montrer assez indulgente ; au contraire, l’autorité chargé du respect des bonnes conduites tendra à être plus sévère. Dans des cas limites, il peut y avoir conflit.

Le Royaume-Uni a fait le choix d’un seul régulateur, qui se voit contraint de tenir deux discours, qui découlent de son mandat législatif. Le premier est celui d’une autorité chargée de la protection du consommateur, du tout petit épargnant. Le deuxième lui impose, en tant qu’autorité de surveillance, d’apporter des moyens proportionnés à l’enjeu représenté par la taille des acteurs. Si le problème est limité, l’autorité de marché ne s’en occupe pas. La contradiction possible entre prudentiel et bonne conduite est assumée, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit bien gérée.


Source : Assemblée nationale française