(procès-verbal de la séance du mercredi 27 novembre 2002)

Le président Pascal CLÉMENT : Estimez-vous nécessaire que la loi intervienne pour renforcer l’encadrement des professions du chiffre et de l’analyse ? Selon quels axes ? Les entreprises françaises cotées à Wall Street sont-elles à même de se conformer aux nouvelles prescriptions imposées par la loi Sarbanes-Oxley ? Que pensez-vous notamment de l’obligation désormais imposée aux président, directeur général et directeurs financiers de certifier les comptes sous serment ? Pensez-vous qu’il convient de séparer, de manière organique, les fonctions d’analyse, de certification des comptes, et de conseil ? Faut-il interdire les agences de notation ? Êtes-vous favorables à la fin de l’auto-régulation pour votre profession, telle qu’elle se profile dans le projet de loi sur la sécurité financière ? Le président du comité des comptes d’Enron était l’un des plus éminents professeurs de Stanford. Comment faire en sorte que la règle de droit garantisse au mieux la sécurité financière et, in fine, la confiance des investisseurs ?

L’un des principaux cabinets d’audit français traverse actuellement une période de turbulences telles que la compagnie nationale des commissaires aux comptes et la cob se sont saisies du dossier. Sans entrer dans le détail de cette affaire, pensez-vous que la loi soit à même de régler les conflits d’intérêts entre les responsables de la doctrine comptable de ces cabinets et les auditeurs chargés d’intervenir chez des gros clients ? Le rapprochement annoncé entre l’organisme américain de définition des normes comptables, le fasb et l’organisme européen, l’iasb, qui devrait se traduire, avec la bénédiction de la Commission européenne, par une convergence des normes d’ici à 2005, ne va-t-il pas se traduire par une avancée d’abord favorable aux entreprises de culture anglo-saxonne ?

M. André-Paul BAHUON : La chute du cabinet Arthur Andersen a constitué un choc pour l’ensemble des acteurs. Faut-il une loi pour autant ? Je ne peux plus penser que le législateur doive s’abstenir d’intervenir. Il y a quelques mois, je pensais que le cadre français était suffisant pour garantir le bon fonctionnement du système et que la réforme de la gouvernance d’entreprise, les dispositifs pris entre la profession de commissaires aux comptes et la Chancellerie, l’avaient rendu encore plus complets. Devant l’opinion publique, une nouvelle loi s’impose. Le cadre est différent en France de celui qui a commandé la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis. L’auditeur américain, auparavant, disposait d’une mission contractuelle définie avec le management de l’entreprise et dont le périmètre comprenait la certification des comptes, mais aussi la possibilité de conseil sur l’évolution des groupes de sociétés. Le cadre français, fixé depuis 1966, prévoit une mission légale de contrôle des comptes, de restitution d’opinion et révélation au procureur de la République de l’ensemble des infractions pouvant être commises par le dirigeant et les administrateurs. Cela n’existait pas aux États-Unis.

À l’occasion du dernier congrès mondial de l’ifac, qui s’est tenu à Hong Kong, un sentiment était largement partagé par les participants : le travail réalisé en France prend un tour d’exemple pour l’adaptation des autres législations. Notre droit devient un élément de référence. Plusieurs délégations étrangères d’experts-comptables et représentants de différents ministères sont ainsi venus sur le stand de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (cncc) demander l’engagement de progrès du président Tudel. Depuis 1995, il existe un comité de la déontologie et de l’indépendance (cdi), créé à la suite du rapport Le Portz, ancien président de la cob. Au milieu des années 1980, un contrôle des travaux de la profession a été organisé à parité entre la cob et la cncc pour les sociétés faisant appel public à l’épargne et pour les sociétés d’économie mixte. C’est un examen national d’activité, un contrôle réel. Compte rendu en est fait devant le président de la cob. Cela n’existait pas aux États-Unis.

En Europe, nos voisins allemands viennent d’adopter une ébauche d’un co-commissariat volontaire. En Irlande, a été adoptée une séparation réelle du conseil et de l’audit. En Belgique, l’idée du co-commissariat aux comptes a également fait du chemin. Nous avons à jouer une spécificité européenne sur une base française. Nous n’avons pas besoin de reprendre à notre compte la loi Sarbanes-Oxley. En tout état de cause, il ne faut pas aller au-delà de ce que cette loi prévoit. La séparation de l’audit et du conseil est irréversible. Cette idée a été instituée dans le cadre français, avec plus ou moins de satisfaction. Le cdi a évoque la possibilité de contrôler l’activité de conseil en limitant l’activité de conseil à 10 % du volume annuel maximum du chiffre d’affaires et du volume horaire d’activité. Certaines branches ont vendu leur branche conseil ou ont opéré une séparation très nette. Pour autant, il me semble opportun que le législateur et les professionnels réfléchissent au maintien d’une certaine pluridisciplinarité au sein des cabinets d’audit. Cela permet, en effet, de résoudre certains problèmes. Ainsi, lorsque la loi nre a imposé de prendre en compte l’ensemble des conséquences du risque social ou environnemental dans le cadre de la finalisation des comptes, il est difficile pour un professionnel comptable de pouvoir approcher seul ces considérations. Il doit pouvoir faire appel à des spécialistes du droit social pour appréhender la valeur de ces risques. La pluridisciplinarité implique une réflexion sur le secret professionnel partagé du commissaire vers d’autres professions réglementées, notamment celle des avocats ; il faut pouvoir autoriser une collaboration entre professionnels à un moment ou à un autre.

Dans les affaires récentes, j’ai été agacé d’entendre que les commissaires aux comptes n’étaient pas indépendants dans leurs travaux, sans que soient évoquées les agences et les banques d’affaires. On ne peut pas accuser les commissaires aux comptes et les auditeurs de n’être pas indépendants lorsqu’ils font de l’audit et du conseil et ne pas relever, dans le même temps, que des agences de notation publient sur telle ou telle société à racheter une information pessimiste ou optimiste. Une cotation est faite ou défaite sur le bon vouloir d’agents non indépendants. Les agences de rating ont perdu de leur crédibilité et ne peuvent plus être considérées comme indépendantes. Les banques posent un second type de problème, celui du conflit d’intérêts entre le fait d’être à la fois une banque d’affaires, qui fait de la scission ou de la fusion, et une banque de prêt. Au surplus, plusieurs banques sont propriétaires d’agences de notation. Il a existé une vraie séparation entre banques d’affaires et banques de prêt. Le législateur ne pourrait-il intervenir pour la rétablir ? Le paysage bancaire se modifie, mais il s’agit d’abord de banques de prêts. Les banques d’affaires peuvent avoir une existence propre et agir sur la structuration de l’économie. On a réuni les activités, parce que, traditionnellement, une banque d’affaires est structurellement déficitaire, sauf à regrouper les sociétés. Se posera sans doute un problème de nationalité.

L’autorégulation est un point important. La cncc a, sous l’impulsion de René Ricol, entamé une évolution forte du partage de la régulation de la profession. En 1985, ce fut l’émergence de l’examen national d’activité avec la cob. En 1995, le rapport « Le Portz I » a conduit à la mise en place du cdi, dans lequel siègent deux commissaires sur douze membres. Un travail a été engagé en collaboration avec la Chancellerie sur la création d’une forme de « conseil supérieur » de la profession, chargé du contrôle de la qualité des travaux de la Compagnie nationale et des commissaires aux comptes. L’autorégulation n’est pas absolue. En effet, ce n’est pas la cncc qui gère l’inscription, mais les cours d’appel. Nous ne nous régulons pas nous-mêmes comme les experts comptables.

Nous n’avons pas subi les mêmes dérapages en France et en Europe que dans le monde boursier américain. Le cas Vivendi est, de ce point de vue, particulièrement intéressant. Après la prise de pouvoir par M. Jean-René Fourtou, plusieurs études ont été engagées, l’une d’elle portant sur le travail des commissaires aux comptes et l’application qu’ils ont faite des normes comptables. Le rapport final a indiqué qu’il n’y avait pas eu défaut d’application de ces dernières. L’arrêté semestriel des comptes étant rendu obligatoire par la cob, un troisième auditeur est intervenu pour s’assurer du travail des deux autres commissaires. Son rapport n’a pas relevé de défaut dans le travail des deux co-commissaires. La cncc a diligenté une enquête particulière sur l’un des commissaires pour vérifier qu’audit et conseil ont bien été séparés. Sans que cette enquête soit encore rendue publique, les premiers éléments tendraient à montrer qu’il n’existait pas de relation particulière entre Vivendi et le cabinet RSM Salustro Reydel. Il faut encore attendre le rapport d’inspection de la cob. Mais, je n’ai pas observé d’autres dérapages dans la gestion des grands groupes français.

L’affaire qui touche le cabinet Salustro m’inspire une certaine tristesse. En effet, nous avons peu de cabinets français de taille européenne qui peuvent agir sur le marché international. Il n’en existe peut-être que quatre ou cinq, dont les deux principaux sont Mazars & Guérard et Salustro, les autres étant Amyot Exco-Grant Thornton, Groupe Constantin, BDO Gendrot. Il est dommage qu’une lutte interne ternisse l’image du cabinet et fasse qu’on puisse s’interroger sur la pérennité de cet outil. La loi ne pourrait pas régler les questions de conflits internes. Il faudrait toucher aux pactes d’actionnaires et aux contrats d’associés... Nous sommes très attentifs, dans la profession, à ce qui peut se passer à l’intérieur de ce cabinet, car nous souhaitons préserver la culture française de l’audit.

Un rapprochement entre les normes du fasb et du iasb serait-il nécessairement favorable aux sociétés anglo-saxonnes ? Je n’en suis pas sûr. En premier lieu, l’harmonisation mondiale de normes comptables est nécessaire pour les sociétés faisant appel public à l’épargne et à l’ensemble du dispositif sociétal. Aujourd’hui, l’unification comptable est en cours, il faut la favoriser pour la lisibilité des ensembles économiques et la protection des actionnaires, tout en respectant les dominantes culturelles. Le cnc est là pour cela. Il faudrait privilégier la création d’un organe européen qui puisse filtrer les tendances latines et anglo-saxonnes. L’arrivée de Serge Tchuruk à la tête de Total s’est traduite par la volonté de ne plus appliquer les normes françaises et de se rapprocher des normes iasb. En conséquence, le nouveau président a fait provisionner des milliards de francs, ce qui a fait chuter, mécaniquement, le bénéfice de l’entreprise. Il faut que l’actionnaire d’une entreprise ait une visibilité des comptes continue dans le temps. On inclut dans la normalisation selon les International Financial Reporting Standards (irfs) des notions latines, c’est-à-dire du droit préalable et non du droit constaté. L’Europe s’est prononcée en faveur des normes ias. En France, les sociétés faisant appel public à l’épargne devront être prêtes en 2005. Les autres sociétés suivront. Notre profession anticipe le mouvement pour s’adapter aux normes à venir.

Le président Pascal CLÉMENT : Les autorités boursières américaines ne vont-elles pas jouer de leur influence pour agir sur les normes comptables ?

M. Xavier de ROUX : Le marché de Wall Street, par sa capitalisation, représente deux fois celui de Londres et Francfort, qui lui-même représente deux fois l’ensemble formé par Euronext (Paris, Bruxelles, Anvers et Lisbonne).

M. André-Paul BAHUON : Les autorités boursières américaines disposent-elles d’une aussi grande puissance qu’elles veulent le faire croire ? Je n’en suis pas sûr. De nombreuses sociétés européennes pensent à se retirer de la cote à New York. Le fasb est en train de disparaître. L’iasb est d’obédience européenne, même si on préfèrerait que son comité soit composé de plus de membres continentaux. En Irlande, tête de pont de l’économie américaine en Europe, les autorités ont pris des mesures radicales de rapprochement avec les pratiques continentales. Il faut se servir de la présidence française de la ifac pour faire avancer nos positions.

Une réflexion doit être menée dans les groupes sur l’action des minoritaires. Des conflits sont exacerbés par des actions de minoritaires, parfois à tort. Comment intégrer l’action des associations de minoritaires dans le vote des assemblées générales ? Certains éléments législatifs pourraient être prévus. En contrepartie, les actions des minoritaires devraient être transparentes. Je souhaiterai savoir qui se trouve parfois derrière les associations de minoritaires.

Par ailleurs, je souhaite évoquer les effets de la loi nre sur la gestion des groupes. On peut comprendre que, dans les sociétés faisant appel public à l’épargne, il y ait des règles qui permettent de ne pas voir un noyau dur permanent tenir les conseils d’administration. Mais, il faut s’interroger sur le problème de l’effet de cumul des mandats dans les sociétés consolidantes ou les groupes familiaux. Je ne suis pas sûr que le dispositif récemment adopté a tranché cette question. La législation restreint l’émergence de groupes familiaux. Compte tenu des contraintes réglementaires, en France, à de quelques rares exceptions, vous ne trouverez jamais un groupe familial capitalistique comme il en existe en Italie. Certains groupes familiaux se trouveront en marge de la loi d’ici la fin de l’exercice. Il existe 175 000 sa. Ce sont essentiellement des groupes familiaux, avec un actionnariat familial ou minoritaire, auxquels on tente d’appliquer des règles fortes de transparence qui valent pour les 2 000 sociétés faisant appel public à l’épargne. Or, il faut favoriser le développement de ces groupes familiaux et renforcer les pôles d’activité des petites et moyennes entreprises par ailleurs. Dire qu’on crée une entreprise à un euro constitue une « imbécillité incommensurable ». On pourrait concevoir plus utilement d’augmenter le capital social minimum des sa de 38 000 euros à de 150 000 euros.

Le président Pascal CLÉMENT : La banque est frileuse. Augmenter le capital social posera inévitablement problème.

M. Philippe HOUILLON : Quel que soit le montant du capital, la pratique des banques française consiste à demander aux dirigeants d’entreprise une caution personnelle. En cas de dépôt de bilan, demeure un certain flou sur le statut du conjoint marié sous le régime de la communauté.

M. André-Paul BAHUON : Il faut que l’entrepreneur individuel puisse bénéficier d’une protection de son patrimoine personnel. Par ailleurs, les commissaires aux comptes sont réticents face à la déclaration de soupçon. Ils procèdent déjà à la révélation des faits délictueux. Une déclaration complémentaire n’est pas bienvenue. De plus, ils doivent être placés sur un pied d’égalité avec d’autres professions, au premier rang desquelles figurent les avocats. Il y a aujourd’hui 1 000 révélations par an. J’ai révélé au parquet de Dijon des infractions fortes sur un groupe de sociétés, à deux reprises, il y a quatre et trois ans ; j’attends toujours d’être appelé par la brigade financière compétente. Même s’ils ne sont pas des volontaristes de la déclaration de soupçon, les commissaires ont le souci de leur responsabilité.

M. Xavier de ROUX : Les avocats, par définition, reçoivent du « délinquant » les confidences couvertes par le secret professionnel. Ils ne le découvrent pas, on vient leur confier. Comment intervenez-vous en matière fiscale ? Les textes sur le blanchiment couvrent-il la fraude fiscale ?

M. André-Paul BAHUON : Les experts-comptables ont la responsabilité de l’assiette de l’impôt et ne participeront donc pas à la dissimulation d’assiette, sous peine d’engager leur responsabilité. Les auditeurs, s’ils détectent un problème de fraude fiscale patent (déductibilité indue de charges, sommes non déclarées), sont concernés par l’obligation de révélation au procureur de la République. La fraude ne se résume pas au blanchiment. Ce dernier fait partie de la fraude. Il n’y aura pas de transparence, tant qu’existeront des paradis fiscaux. Je ne crois pas à leur disparition totale. Il restera donc toujours un élément d’incertitude sur la sécurité financière. Par exemple, la convention fiscale passée entre l’Espagne et les Pays-Bas constitue un formidable instrument d’évasion fiscale pour une société espagnole, qui possède un holding aux Pays-Bas et une filiale dans les Antilles néerlandaises.

M. Philippe HOUILLON : Que pensez-vous de l’idée de rémunérer les commissaires aux comptes sur la base d’une bourse commune ?

M. André-Paul BAHUON : Le statut légal du commissaire aux comptes impose qu’il soit nommé par l’assemblée générale. Or, la société est contrôlée par les actionnaires. Le commissaire doit leur en rendre compte. Pour se sentir responsable, il doit être payé par les actionnaires. La cncc a proposé de permettre aux actionnaires d’accéder à l’information, au sein de la société, au volume d’honoraires d’audit et de conseil. Il s’agit là d’un progrès de transparence auquel nous ne sommes en aucun cas opposés. Le barème de 1985 constitue un repère intéressant, qu’il convient peut-être de renforcer.

Des projets sont en préparation sur le droit des entreprises en difficulté. Certaines idées circulent selon lesquelles les experts-comptables, profession libérale, qui avaient, par dérogation, un statut commercial, ne pourraient plus être présents dans les tribunaux de commerce. Ce serait dommage. Nous sommes favorables à une réforme du redressement judiciaire, dont les modalités pourraient varier en fonction de la taille des entreprises. La transparence et la clarification des procédures est indispensable. Le rôle des mandataires liquidateurs pose un vrai problème.


Source : Assemblée nationale française