(procès-verbal de la séance du jeudi 5 décembre 2002)

Le président Pascal CLÉMENT : Le président du comité des comptes d’Enron était l’un des plus éminents professeurs de Stanford, de même qu’Enron était une société modèle en termes de gouvernement d’entreprise. Plus largement, il s’avère que, dans la plupart des grosses sociétés américaines en faillite (WorldCom, Tyco, Adelphia, Global Crossing), les comptes étaient truqués. Quelles réflexions ces scandales inspirent-ils à votre profession ? S’agit-il d’une dérive spécifiquement américaine ou bien faut-il craindre qu’en vertu de la mondialisation, une dérive globale qui aurait touché les grandes entreprises de dimension internationale ?

L’un des principaux cabinets d’audit français traverse actuellement une période de turbulences telles que la compagnie nationale des commissaires aux comptes et la cob se sont saisies du dossier. Sans entrer dans le détail de cette affaire, pensez-vous que la loi soit à même de régler les conflits d’intérêts entre les responsables de la doctrine comptable de ces cabinets et les auditeurs chargés d’intervenir chez des gros clients ?

Sur cette question de la pluridisciplinarité, estimez-vous souhaitable que, comme il est prévu, la loi intervienne pour renforcer l’encadrement des professions du chiffre et de l’analyse ? Pensez-vous qu’il convient de séparer, de manière organique, les fonctions d’analyse, de certification des comptes, et de conseil ? Comment articuler ces réformes avec le maintien de réseaux ?

Les entreprises françaises cotées à Wall Street sont-elles à même de se conformer aux nouvelles prescriptions imposées par la loi Sarbanes-Oxley ? Que pensez-vous notamment de l’obligation désormais imposée aux président, directeur général et directeurs financiers de certifier les comptes sous serment ? Quel jugement portez-vous sur le rôle des agences de notation, qui ne sont soumises à aucun contrôle quand la plupart des intervenants dans le système sont, eux, de plus en plus encadrés ?

Le rapprochement annoncé entre l’organisme américain de définition des normes comptables, le fasb, et l’organisme européen, l’iasb, qui devrait se traduire, avec la bénédiction de la Commission européenne, par une convergence des normes d’ici à 2005, ne va-t-il pas se traduire par une avancée d’abord favorable aux entreprises de culture anglo-saxonne ?

M. Étienne LAMPERT : Sur les conséquences de l’affaire Enron, il y a six ans déjà, à l’occasion des assises la cncc, les participants étaient tombés d’accord pour affirmer la nécessité de rétablir la confiance. Ce qui vient de se passer a concerné essentiellement les États-Unis. La profession française a adopté, depuis longtemps, des mesures nettement plus protectrices et qui limitent très sensiblement les risques tels que ceux constatés dans l’affaire Enron.

La confiance dans le système financier repose sur une chaîne sécuritaire, qui commence avec le gouvernement d’entreprise, se poursuit avec les régulateurs, les évaluateurs, les conseils - les montages ayant permis tous les scandales avaient été organisés en amont par des avocats et des banquiers - et se termine avec les auditeurs. Ces derniers constituent chronologiquement le dernier élément de la chaîne mais ne sont certainement pas le maillon le plus faible. Pour trouver des solutions, il faut travailler sur l’ensemble des acteurs de la chaîne, sur le fondement du principe essentiel de la transparence.

Les règles d’indépendance qui encadrent le travail des commissaires aux comptes français sont très strictes. Leur mandat de six ans est irrévocable. Il existe de nombreuses incompatibilités légales. Le co-commissariat constitue une garantie substantielle, de même que le contrôle de qualité. Le barème d’honoraires est relativement adapté. Ce qui pose problème, en revanche, c’est le système des appels d’offres : avec une telle pression sur les coûts, l’audit n’est pas toujours rémunéré au niveau nécessaire, les cabinets cherchent donc d’autres missions. De plus, la révélation des faits délictueux s’impose aux auditeurs, tout comme la procédure d’alerte. L’ensemble de ces mesures constitue des procédures particulières efficaces qui font que la France offre des réponses structurelles sérieuses. À cet égard la communauté professionnelle comptable mondiale vient d’« introniser » M. René Ricol à la tête de la ifac. C’est un gage de crédibilité pour la profession française, ce qui a été confirmé, lors du congrès mondial qui s’est tenu à Hong-Kong, par l’affluence inhabituelle du stand de la profession comptable française, y compris de la part des professionnels anglo-saxons. La cncc a récemment adopté un contrat de progrès, dont quelques éléments ont été repris dans l’avant-projet de loi, en particulier la procédure d’alerte élargie, le « délai de viduité » nécessaire pour être nommé commissaire aux comptes d’une société, la limitation des conflits d’intérêts, l’abandon du terme « conseil » dans les avis et recommandations données par le commissaire, la publicité des honoraires.

Si l’équivalent de l’affaire Enron intervenait en France, des garde-fous éviteraient une dégradation en chaîne du secteur. Aux États-Unis, il existait un trou dans le système de consolidation, qui permettait de faire sortir des résultats de très importantes sommes d’argent. Cela ne veut pas dire que certains cabinets français d’auditeurs ne connaissent pas parfois certaines faiblesses.

Sur les turbulences dans un grand cabinet d’audit français, le dossier « Salustro-Reydel » est marqué par une crise interne qui ne résulte pas directement d’un conflit de vision entre les responsables des normes et Vivendi. C’est davantage et essentiellement un conflit qui repose sur la personnalité des dirigeants de ce cabinet. Le législateur ne doit certainement pas interférer dans les relations internes entre les responsables des cabinets d’audit.

Pour ce qui concerne la séparation des missions de certification et de conseil, la pluridisciplinarité est un problème complexe, qui suppose probablement une lecture plus stricte de la notion d’incompatibilité. La question est toutefois biaisée en raison de la concentration des cabinets très forte autour des « Fat Four ». Les cabinets pluridisciplinaires ont besoin de conserver une compétence diversifiée. En effet, la mise en œuvre d’un audit dans des grandes structures nécessite des aptitudes variées. Il faudra donc nécessairement trouver des voies pour que ces cabinets puissent maintenir des compétences pluridisciplinaires. Le système de la séparation organique entre les missions incompatibles fonctionne correctement. Le régime des incompatibilités a donné lieu à peu de jurisprudence et n’a fait l’objet que de peu de sanctions. L’application stricte des incompatibilités entre les fonctions d’auditeur et de conseil peut fonctionner. Faut-il structurellement scinder les deux métiers, alors qu’il existe une approche technique commune dans la formation de ceux qui les pratiquent ? Je ne le crois pas. Il faut, en revanche, favoriser la cohabitation de l’auditeur et du conseil dans les petites entreprises.

S’agissant de l’impact de la réforme adoptée aux États-Unis, la loi Sarbanes-Oxley apparaît adaptée à la situation américaine. Mais l’extraterritorialité de son application pose problème, parce qu’elle suppose que les auditeurs étrangers de filiales de sociétés étrangères cotées aux États-Unis doivent ouvrir leur dossier impérativement aux auditeurs américains. Sans compter la question de la confidentialité de certains savoir-faire : ce pourrait être une voie utilisée pour permettre aux auditeurs américains d’évincer les cabinets insuffisamment dociles. Le Japon y est très hostile. Des discussions se sont engagées entre l’Union européenne et la sec pour limiter l’extraterritorialité de la loi Sarbanes-Oxley. Par ailleurs, cette dernière ne semble pas transposable à la situation européenne.

La certification des comptes par les dirigeants, c’est mieux que rien. Nous avons déjà quasiment cette pratique en France. La transposition de la pratique de la lettre d’affirmation prévue par la nouvelle loi américaine n’est pas inintéressante psychologiquement. Cela ne changerait pas grand chose dans les faits, mais cela permettrait de faire confirmer par écrit les avis oraux rendus par les dirigeants d’entreprise. Les voyous continueront naturellement de nous écrire la main sur le cœur que tout va bien, mais ce serait peut être un obstacle pour les plus velléitaires.

Vous m’avez également interrogé sur les conséquences d’une harmonisation des normes comptables. En matière de normalisation, l’Union européenne promeut les normes ias. La suprématie et la prétention américaines ont régressé avec les événements récents. Les rencontres entre Harvey L. Pitt, le président de la sec, et Fritz Bolkenstein, commissaire européen, permettront sans doute de trouver les voies d’un rapprochement et de mettre en place une structure pour régler les divergences d’appréciations. La sec n’y est manifestement pas hostile. Le concept de la valeur de marché, parfois aléatoire, notamment dans certains secteurs, comme dans les nouvelles technologies, doit être remis en cause. Mais cette question reste hautement politique.

S’agissant ensuite de la simplification du droit des sociétés en France, il est, c’est vrai, beaucoup trop complexe. On parle en vain d’une dépénalisation depuis des lustres. Il existerait entre 140 et 240 délits, dont certains sont des délits purement formels, jamais appliqués ou bien de manière totalement arbitraire. On peut, par exemple, mettre en cause des dirigeants pour des procès-verbaux insatisfaisants. On pourrait utilement toiletter ces textes. Le régime des incompatibilités qui impose de remonter jusqu’au quatrième degré de parenté est très compliqué. Un système de mise en demeure serait plus adapté en cas de non-application de certaines règles.

Il faut également responsabiliser les greffes dans la question de la publication des comptes. Ainsi, par exemple, la SAS est devenue la panacée, alors qu’elle était, à l’origine, destinée à structurer les groupes de sociétés. Il faut restreindre le cumul entre contrat de travail et fonction d’administrateur. Le délai de « deux minutes » seulement imposé dans le passage entre ces deux fonctions n’a pas de sens aujourd’hui. Il était fixé auparavant à deux ans.

Certaines règles sont appliquées de manière universelle, alors même qu’elles ne sont adaptées qu’aux entreprises d’une certaine taille. Il faut fixer des seuils objectifs, pour la publicité des rémunérations des dirigeants par exemple.

L’indépendance des administrateurs est parfois garantie lorsque ces derniers ne sont pas majoritaires. Il faut donc permettre aux associés minoritaires d’avoir, sinon des administrateurs, en tout cas des censeurs des comptes investis des mêmes pouvoirs et droits à l’information que les administrateurs, sans pour autant qu’ils aient une responsabilité dans la direction. Le régime fiscal pénalisant des jetons de présence devrait être revu.

La prévention des difficultés est marquée par une certaine antinomie entre, d’une part, la volonté exprimée récemment dans la loi nre de réduire le crédit inter-entreprises trop important - comportant des risques en chaîne - et d’autre part, la perspective qui consisterait à autoriser des opérateurs à créer une entreprise avec un euro de capital. Il est envisagé, au surplus, de leur permettre de protéger leur patrimoine immobilier personnel, ce qui limitera grandement leur accès au crédit. Si on veut réellement favoriser la création et la pérennité des entreprises, il faut trouver, par le biais des réseaux bancaires et/ou de financement de la création d’entreprises, des formules appropriées pour limiter les besoins de capitalisation, mais sans donner l’illusion qu’on peut partir sans rien. La réforme des procédures collectives est nécessaire. Nous sommes vivement opposés à l’idée d’écarter les experts-comptables de ces opérations.

S’agissant enfin de la transposition de la directive sur le blanchiment d’argent sale, la loi sur la sécurité financière va-t-elle transposer la directive européenne sur la déclaration de soupçon de blanchiment et comment ? Notre profession n’est pas opposée à ce dispositif, mais cette transposition ne doit pas s’opérer dans n’importe quel cadre. La directive européenne se caractérise par sa parfaite souplesse, par un juste équilibre et par l’existence de modalités de dérogations raisonnables. Ainsi, dans le cadre de l’évaluation d’une situation juridique (et éventuellement financière), la directive, en son article 6, alinéa 3, permet le dégagement de l’obligation de déclaration de soupçon dans des conditions identiques pour les professions fournissant des services comparables.

En France, il existe un danger de voir séparer le traitement réservé aux experts-comptables de celui réservé aux avocats. Ceci ne serait pas conforme à l’objectif de la directive qui prévoit un traitement équitable des professions concernées. Nous ne voudrions pas nous trouver en porte-à-faux à l’égard des experts-comptables partenaires dans les autres États membres qui transposeront a minima la directive (17). Notre métier repose fondamentalement sur la confiance. Nous ne pouvons pas entrer dans une culture de suspicion.

Quels critères objectifs pourraient être fixés pour définir et qualifier le soupçon ? La directive parle, en effet, d’une appréciation fondée sur l’objectivité. La transposition doit prendre cette notion fondamentale en compte et se fonder, par exemple, sur des critères liés à l’origine des fonds ou à la qualité des opérateurs. Sinon, il existe un sérieux risque d’aboutir, soit à une absence de déclaration, soit à un afflux de déclarations qui mélangeraient le bon grain et l’ivraie.


Source : Assemblée nationale française