(procès-verbal de la séance du mercredi 26 février 2003)
Le président Pascal CLÉMENT : J’ai l’honneur d’accueillir ce matin Mme Marie-Anne Frison-Roche, professeur des universités. Vous êtes la spécialiste de la régulation en France. À ce titre, votre témoignage sur la manière dont vous envisagez l’architecture de notre droit des sociétés nous intéresse particulièrement : où placer le curseur entre la régulation par la loi et les régulations non légales, qu’il s’agisse d’autorégulation par les acteurs, de la régulation subie par les entreprises en provenance des marchés ou d’acteurs privés, par exemple les agences de notation, voire les petits porteurs eux-mêmes, via un système de class action à la française ? Quel jugement portez-vous sur le projet de loi sur la sécurité financière ? Là où la loi n’est pas opérante - je pense par exemple au thème du gouvernement d’entreprise - et l’autorégulation défaillante, que faire ? Plus largement, selon vous, les grandes évolutions récentes qu’a connues le droit des sociétés ces dernières années sont-elles en phase avec l’évolution du monde de l’entreprise ? Quel bilan tirez-vous des dispositions adoptées dans le cadre de la loi NRE ? Quelles évolutions du droit des sociétés faudrait-il encourager ou bien, au contraire, décourager ? Quelles réflexions vous inspire l’état de notre droit sur les procédures collectives ?
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : Je commencerai par répondre à cette dernière question. En matière de procédures collectives, je distinguerai deux enjeux majeurs.
Il est inutile de faire des efforts pour le traitement des entreprises en difficulté sur le fondement de la loi du 25 janvier 1985, dans la mesure où les entreprises dont il est question dans ce cadre sont mortes. En revanche, la question des procédures de prévention est déterminante.
Dans les pays anglo-saxons, la procédure collective n’est conçue que comme une extension du marché, alors que notre droit des procédures collectives est pensé comme une exception au marché. Ainsi, aux États-Unis et au Royaume-Uni, le droit des procédures collectives est quasiment conçu comme une procédure de « voirie » pour éliminer des entreprises qui, économiquement, sont déjà hors jeu. Le droit ordinaire s’applique, c’est-à-dire que ce sont les actionnaires qui sont dotés des principaux pouvoirs de décision et qu’existent relativement peu d’organes externes dans la procédure qui, tout à coup, prennent tout le pouvoir dans l’entreprise. Dans cette optique, les actifs sont vendus aux prix du marché, ne serait-ce que pour ne pas perturber celui-ci. Le droit américain est très attentif à ne pas créer d’effets de distorsion de concurrence. Il n’existe donc pas, comme dans notre système, ce marché « gris » des actifs qui sont vendus à 10 % de leur valeur, avec tous les effets pervers que nous connaissons, sous prétexte que l’entreprise est en liquidation.
Tout au contraire, en effet, dans le droit français des procédures collectives, existent de puissants effets anticoncurrentiels liés à la sous-valorisation des actifs. Ainsi, dans l’hypothèse d’un secteur en difficulté, se mettre en procédure collective peut être une stratégie de marché, dans la mesure où l’entreprise obtient alors des remises de dettes et acquiert un avantage compétitif sur ses concurrents. Le recours au droit des procédures collectives devient, de la sorte, une modalité de diminution des coûts.
Au fondement de cette différence radicale entre le système français et le droit des faillites anglo-saxon, se trouve le souci du législateur français de faire prévaloir le problème du sort des salariés, alors qu’au Royaume-Uni et aux États-Unis, ce soin est laissé au marché. De fait, dans des secteurs particulièrement touchés par des faillites, les gouvernements de ces pays ont laissé faire les pertes d’emplois sans aucun filet de sécurité ; deux ans après, toutefois, quatre fois plus de postes avaient été créés. En France, il paraît inenvisageable de laisser les salariés en situation précaire pendant deux ans.
En second lieu, même si, comme je viens de le souligner, la vraie question est celle de la prévention, il n’en reste pas moins qu’il convient, en cas de liquidation, de trouver un meilleur équilibre entre créanciers privés et créanciers publics, sachant que les banques font partie, au même titre que les créanciers publics, des créanciers privilégiés. In fine par conséquent, le problème doit être posé en termes de créanciers privilégiés et créanciers non privilégiés. Chacun sait en effet qu’en réalité, l’unité des créanciers est absolument fallacieuse : il existe d’un côté les créanciers privilégiés - les créanciers publics et les banques - et, de l’autre - secondairement dans la pratique -, les fournisseurs. Les banques et les créanciers publics peuvent se disputer entre créanciers privilégiés pour s’arroger un maximum de privilèges ; au total, les fournisseurs sont toujours perdants.
Le président Pascal CLÉMENT : Lorsque les banquiers évoquent les créanciers privilégiés, ils insistent sur la différence de traitement entre créanciers publics et créanciers privés...
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : ... Différence de traitement secondaire, je le répète, au regard de la véritable dichotomie entre créanciers privilégiés - par le contrat dans le cas des banques, par la loi pour les créanciers publics - et créanciers non privilégiés.
Au total, en matière de procédure collective, il serait souhaitable, dans le cadre de la loi de 1985, d’adopter une logique de marché, éventuellement accompagnée d’une politique sociale en faveur des salariés. En l’état actuel, la loi de 1985 coûte en effet très cher, pour des résultats peu concluants. En revanche, la loi du 1er mars 1984, sur laquelle peu d’espoirs étaient fondés, a très bien fonctionné : il faut donc développer la prévention, étant acquis que la prévention ne fonctionne bien que si elle est informelle, confidentielle et conforme à une logique de contrat et de règlement amiable.
Pour en venir à vos questions générales sur l’évolution souhaitable du droit des sociétés, j’aimerais vanter ce qui pour moi est la grande qualité de la législation à la française, à savoir l’esprit de système. Or, conçu dans un esprit de système par la loi du 24 juillet 1966, le droit des sociétés a abandonné ce cadre. Actuellement, on légifère sur le droit des sociétés en vertu du principe « un problème, une solution », de manière ponctuelle et réactive, ce qui conduit à l’élaboration d’un ensemble incohérent. À force de légiférer ainsi, il devient impossible de mesurer les « effets de système ». Des dispositions ponctuelles et limitées sont adoptées - généralement inspirées par les suggestions des banques -, ce qui conduit à une juxtaposition et à une collection de solutions répondant à des problèmes précis.
La récente suppression du taux d’usure dans les rapport entre les banques et les entreprises, adoptée lors de l’examen en première lecture du projet de loi sur l’initiative économique, en fournit un exemple. Cette disposition ne peut que susciter des réserves. Certes, c’est une bonne solution à un problème rencontré par les banques ou les grandes sociétés dans le cas d’émissions d’obligations d’une part et de montages de financements internationaux d’autre part. Mais il est paradoxal d’intégrer cette mesure dans une loi destinée à favoriser « l’initiative économique », c’est-à-dire les acteurs économiques ayant des idées mais pas d’argent. En effet, ces derniers, désireux de fonder leur société, vont aller voir leur banque, qui va leur accorder un prêt à un taux très élevé, qu’ils accepteront faute de choix alternatif. L’importance du taux incitera en outre la banque à prendre une garantie. Elle va donc demander à ces créateurs d’entreprise d’être caution et de trouver, de surcroît, une autre caution. Cette dernière sera, dans les faits, fournie par un proche parent - c’est ce qu’on appelle « l’argent du cœur » -, proche parent qui va, le plus souvent, hypothéquer sa maison. Or, le projet de loi ne protège pas les biens personnels des cautions tierces : très probablement, par conséquent, cette disposition va susciter une énorme jurisprudence sur le « cautionnement des grands-mères » dans les créations d’entreprises.
De même, la disposition introduite dans le projet de loi relatif à la possibilité de créer une entreprise au capital social d’un euro est une sorte de crime dans mon esprit, dans la mesure où le capital social est le gage des créanciers. Elle va à l’encontre de toute l’évolution du droit des sociétés, qui s’attache, depuis plusieurs années, à augmenter le minimum du capital social.
M. Xavier de ROUX : L’objectif de cette disposition est de rappeler qu’une entreprise, c’est d’abord un contrat. La question est de permettre à celui qui réfléchit à la création d’entreprise de savoir quel sera son besoin de fonds propres, lequel n’est évidemment pas le même selon qu’on s’installe comme consultant avec un ordinateur ou que l’on crée une menuiserie industrielle. Il n’y a pas de lien entre le capital minimum et la forme sociale.
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : Pour en revenir à ma plaidoirie en faveur de l’esprit de système en droit des sociétés, je souhaiterais aborder des questions méthodologiques.
Non seulement le droit des sociétés n’est plus agencé aujourd’hui, mais il est conçu sur le fondement d’une distinction complètement obsolète entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux, dans la mesure où il existe des sociétés de personnes dans des groupes, qui peuvent être des outils purement capitalistiques. Avec l’existence de capitaux sociaux à un euro, il va, d’ailleurs, être encore un peu plus difficile de se rattacher à cette division.
De surcroît, le droit des sociétés français repose sur une énumération de formes, dont la rigidité n’est cependant qu’apparente. En effet, l’existence de pactes extra statutaires permet, en dépit de la forme choisie, d’adopter des règles de fonctionnement totalement dérogatoires. On arrive ainsi à fermer les sa ou à ouvrir les sociétés de personnes, etc. C’est donc bien d’une apparence de rigidité qu’il faut parler, entre des formes auxquelles il faut se conformer et des pactes extra statutaires qui permettent de doter une forme sociale de modalités de fonctionnement inverses de ce pour quoi elle a été conçue.
Par ailleurs, dans la réalité, s’est superposée une distinction réelle entre les sociétés cotées et les sociétés non cotées. Il faut, aujourd’hui, se demander si cette distinction est solide et quelles conséquences il est possible d’en tirer sur l’art législatif.
Cette distinction a d’abord été très solide et justifiée, dans la mesure où la frontière était distincte entre les sociétés non cotées et les sociétés cotées, caractérisées par une totale porosité avec le marché financier. De la sorte, le droit des sociétés cotées a cessé presque totalement d’être un droit des personnes morales pour devenir un droit des instruments financiers émis par les sociétés et un droit des valeurs que prennent ces instruments en fonction des informations données par la société. Données au marché, ces informations ont fait surgir, en lieu et place de la figure de l’actionnaire, celle de l’investisseur. Ainsi, jusqu’il y a deux ou trois ans, la distinction était claire, entre des sociétés régies par le droit des instruments financiers et le droit des marchés d’un côté, et des sociétés régies par les autorités de régulation de l’autre, pour le dire autrement, entre un droit des sociétés cotées qui relevait des autorités de marchés et une sorte de « vieux droit », qui relevait encore du législateur à travers la loi de 1966.
Aujourd’hui, la distinction est plus floue.
Tout d’abord, le droit des sociétés cotées a été, en quelque sorte, érigé en « fusée porteuse » de la réflexion sur les sociétés en général. Le meilleur exemple en est la théorie de la « corporate gouvernance », théorie financière pensée exclusivement à partir du marché. Sur la base du constat selon lequel cette théorie fonctionnait bien pour ce type particulier d’actionnaire que sont les fonds de pension, elle a été étendue à l’ensemble des actionnaires. De la sorte, les principes des sociétés cotées ont envahi le fonctionnement des sociétés non cotées. En outre, depuis deux ou trois ans, s’est développé le phénomène de « private equity », c’est-à-dire des investisseurs qui investissent, non pas dans des sociétés cotées, mais dans des sociétés non cotées. Ainsi, même dans des sociétés non cotées, les investisseurs institutionnels dans les fonds « private equity » ont exactement les mêmes exigences de marché que dans le cadre de sociétés cotées.
En conséquence, la summa divisio pertinente, désormais, est celle qui sépare les sociétés ouvertes aux investisseurs des sociétés non ouvertes aux investisseurs.
Or, celle-ci est absente des textes, qui frappent au contraire par leur caractère extrêmement désordonné. Les investisseurs demandent pourtant des règles claires, nettes et stables. La fonction du droit, en matière économique, est de fournir de la sécurité juridique, c’est-à-dire des règles et des instruments fiables. Sans doute, dès lors que d’autres instruments que le droit (la déontologie, les bonnes pratiques, la politesse, l’intérêt bien compris, ...) permettent de fournir ces règles et ces instruments, le droit n’a pas à intervenir. Aujourd’hui cependant, c’est à une véritable faillite générale de l’autorégulation que l’on assiste, touchant aussi bien les normes et les instruments que les structures : les structures disciplinaires n’ont pas fonctionné, les personnes supposées fiables ont également failli. Dans cette situation où le marché est désormais marqué par l’incertitude et le risque, le droit dispose de cet extraordinaire pouvoir de créer de l’incontestable par sa normativité, donc, en termes économiques, de l’investissement. Dans ce contexte, les marchés n’ont jamais eu autant besoin du droit : ils attendent des termes généraux et ne souhaitent ni l’absence de règles ni l’absence de contraintes.
Pour atteindre cette sécurité juridique, socle de l’investissement, il faudrait clarifier le droit des sociétés. Les autorités de régulation le font d’ores et déjà ; les derniers textes du cmf sont d’ailleurs rédigés comme le code civil, avec des articles extrêmement généraux et dogmatiques, comme l’attendent les marchés. In fine, cependant, c’est au législateur qu’il revient d’apporter la clarté au système. Il pourrait, en la matière, s’inspirer de la méthode adoptée pour le nouveau code de procédure civile, dite de « de l’escargot ». Ainsi, les vingt-sept premiers articles rassemblent les principes communs à tous les procès ; viennent ensuite les dispositions particulières à chaque type d’instance (principes communs au tgi, principes communs à la cour d’appel...) ; enfin sont traitées les dispositions particulières à certaines matières (divorce...). Par exemple, pour éclairer la procédure de divorce, il faut se référer certes à ces dispositions particulières, mais sans oublier qu’elles viennent en complément des dispositions relatives à la procédure à suivre devant le tgi, elles-mêmes complémentaires des principes directeurs généraux.
Si une telle méthode était choisie en droit des sociétés, il faudrait au préalable préciser pour quoi est fait le droit des sociétés. En la matière, deux conceptions s’opposent :
– au nom de la liberté économique, le droit des sociétés privilégie le contrat, c’est-à-dire le libre choix des structures. Dans cette première hypothèse, le droit n’est là que pour limiter l’usage excessif des libertés. C’est la conception anglaise - que l’on retrouve aux États-Unis -, pour laquelle la notion de clause léonine est fondamentale ;
– au nom d’une conception du droit des sociétés comme procédure d’imputation des volontés, la loi fixe le cadre, les organes et les procédures. Cette conception procédurale et formaliste inspire la loi de 1966, qui place la personne morale au cœur du droit des sociétés et détermine la manière et les moyens dont celle-ci va s’exprimer, faute de disposer d’une voix propre. La loi définit ainsi les organes qui vont exprimer, selon des procédures précises, la volonté de la personne morale.
Ce droit est très inadapté au marché, qui ignore la notion de personne morale, la seule réalité des marchés étant ces entités que l’on appelle « groupes » et les comptes consolidés. Loin de cette conception procédurale et formaliste du droit des sociétés, quelle pourrait, dès lors, en être la fonction et la forme dans ce nouveau contexte ?
La référence au droit des sociétés non cotées est éclairante à cet égard : celui-ci apparaît en effet comme un droit non formaliste construit sur un principe de gestion des pouvoirs, indépendamment de toute prise en considération de cette enveloppe qu’est la notion de personne morale. Dans ce cadre, de nouvelles problématiques apparaissent, dont l’émergence était impossible dans le cadre de la théorie classique : ainsi en est-il de la question du statut de l’actionnaire minoritaire, qui ne pouvait pas surgir dans la législation classique, mais se pose aussitôt que l’on raisonne en termes de pouvoirs qui s’opposent et qui sont de nature diverse. En l’occurrence, la question posée est celle de la manière dont on donne du pouvoir à un actionnaire plus faible que l’autre, dont l’intérêt n’est pas le même que celui des dirigeants, par ailleurs actionnaires-contrôleurs.
Par extension, il me semble que toute société peut être conçue, comme un espace de gestion et d’organisation de pouvoir, en concurrence et en opposition. La question pertinente qui se pose dans cette optique est celle de la définition, de la fonction et des rapports entre les différents pouvoirs existants au sein de la société. L’intérêt d’une réflexion en dehors du cadre de la notion juridique de personne morale réside dans la possibilité d’intégrer le concept de groupe, inopérant dans la conception formaliste classique à la française. Il devient alors possible de traiter de réalités telles que des comités directeurs, présidés par le président de la holding, dont les membres sont tous les présidents de filiales : cela s’appelle un « conseil d’administration noir », non connu par le droit.
Dans un deuxième temps, il est nécessaire de préciser qui, dans la société, doit être le récipiendaire du pouvoir.
Le système classique, qui s’exprime, sur ce point aussi, dans la loi de 1966, consiste à donner le pouvoir à ceux qui prennent des risques. Aujourd’hui, toutefois, la déconnexion entre pouvoir capitalistique et pouvoir décisionnel rend inapplicable un tel mécanisme : dans toutes les sociétés cotées, personne n’est actionnaire majoritaire et ceux qui dirigent n’ont qu’une très faible partie du capital social. Le lien consubstantiel au capitalisme entre pouvoir de décision et risque capitalistique est donc rompu.
Dans ces conditions, à qui donner le pouvoir ?
Les nouvelles théories de la corporate governance ont adopté, pour résoudre ce problème, une approche « expertale » du droit des sociétés : le pouvoir revient à ceux qui savent, et non à ceux qui risquent. C’est dans cette perspective que se justifie la présence des administrateurs indépendants. C’est une conception managériale du droit des sociétés, qui concède toujours, cependant, le pouvoir de contrôle à ceux qui risquent.
La question pertinente devient alors de savoir comment contrôler « ceux qui savent ». Or, dans la théorie de la corporate governance, le grand problème est celui de la rente informationnelle : pour le dire autrement, comment, si l’on donne le pouvoir à « ceux qui savent », faire en sorte qu’ils utilisent leur savoir au bénéfice des investisseurs ? Par conséquent, la question centrale du droit des sociétés aujourd’hui consiste à distribuer et équilibrer les pouvoirs, à faire en sorte qu’ils soient bien exercés, c’est-à-dire à gérer les conflits d’intérêts dans toutes les sociétés. L’actualité la plus récente l’a rappelé : non seulement les analystes financiers n’ont pas donné leur information aux investisseurs mais ils ont même donné des informations contraires aux investisseurs.
Dans la conception classique, les conflits d’intérêts étaient traités de manière périphérique. Dans cette nouvelle conception nécessaire du droit des sociétés, elle est centrale. Deux méthodes peuvent être mises en œuvre pour régler cette question :
– la méthode française consiste à éviter les conflits d’intérêts en multipliant les incompatibilités. Ce n’est pas la méthode la plus efficace car elle est coûteuse ;
– la solution américaine consiste à les gérer. Cela signifie que, lorsque quelqu’un exerce par nature son pouvoir pour un autre intérêt que le sien, mais que les circonstances le mettent en position de l’utiliser à d’autres fins que celles de la société ou à titre personnel, il doit le dire. Il doit aussi demander l’autorisation de ceux pour le compte desquels il doit exercer son pouvoir : c’est la notion de convention réglementée, que l’on pourrait étendre d’une façon systématique.
Depuis Enron, il est apparu clairement que cette supposée capacité britannique et américaine à bien gérer les conflits d’intérêts était très largement surestimée. Cela vient du fait que le Royaume-Uni comme les États-Unis avaient confié la gestion des conflits d’intérêts, non au droit, mais à la morale professionnelle, qui ne s’est pas avérée un moyen efficace de permettre la transmission de l’information.
Le deuxième cœur du droit des sociétés aujourd’hui, en effet, c’est l’information, que l’on appelle « transparence » dans le cadre des marchés financiers. Il faut élaborer des mécanismes permettant de faire en sorte que ceux qui savent, donc les dirigeants, utilisent leurs pouvoirs au profit des actionnaires, c’est-à-dire délivrent une information bien construite, complète et à temps. Ceci implique de désigner des personnes fiables, susceptibles de donner l’information. Sur ce point, il faut rappeler que le dirigeant n’est pas le seul détenteur de l’information : l’exigence de fiabilité concerne aussi les personnes qui valident l’information (le commissaire aux comptes détient à cet égard une obligation à l’égard du marché) et un nouveau personnage apparu dans le droit des sociétés : celui qui rend l’information compréhensible, à savoir l’analyste.
L’information étant au cœur des principes directeurs du droit des sociétés, il faut également s’interroger sur l’objet de l’information délivrée. L’information est faite, d’une part, pour que ceux qui prennent les décisions les prennent de la façon la plus éclairée possible et, d’autre part, pour que ceux qui sont titulaires du pouvoir de contrôle puissent l’exercer. L’obligation d’information ne saurait, dans ce conditions, se limiter à la communication d’éléments d’information : il s’agit également de rendre compréhensible ce qu’on a communiqué.
Or, dans le droit des sociétés classique, cette obligation est assez faible. Il importe par conséquent d’instaurer une obligation, pour les dirigeants, de motiver leurs décisions : les personnes qui ont le pouvoir doivent l’exercer mais doivent également dire pourquoi ils ont fait tel ou tel choix. Ce mécanisme de motivation rendrait compréhensibles leurs décisions.
D’ores et déjà, des organes existent, qui sont faits pour rendre l’information compréhensible : ce sont les analystes, qui, de ce fait, sont aujourd’hui au cœur du système car ils traitent l’information de sorte à la rendre compréhensible et pertinente. Sur ce point, on peut regretter que le projet de loi sur la sécurité financière ne traite pas de cette profession.
Le problème vient de ce qu’ils se trouvent en position de conflit d’intérêts, alors même que leur fonction s’apparente à une mission de service public. Or, les missions de service public impliquent une régulation, dont l’objectif est, d’une part, d’inciter la profession à remplir ces missions, de lui donner les compétences pour ce faire ensuite, d’autre part. Cet objectif peut être atteint par deux voies distinctes :
– soit un contrôle extérieur est mis en place, via le contrôle des entrées et des sorties dans la profession. À cet égard, aux États-Unis, la sec s’est rendu compte qu’elle avait trop peu donné d’agréments et qu’elle a été, de ce fait, à l’origine d’un phénomène d’entente. Elle a donc changé sa position ;
– soit on met en place un monopole de la communication au marché : il doit exister des organes purs de marché, qui sont les analystes financiers, chargés d’informer le marché, sans préjudice de la décision des opérateurs de se doter de leurs propres sources d’information par le biais d’un service d’analyse interne.
À ce stade de la réflexion, pour résumer, je dirais donc qu’un droit des sociétés moderne devrait placer en principe directeur la fonction du droit des sociétés - un mode d’attribution, de contrôle et de gestion de l’exercice des pouvoirs, lesquels sont exercés pour servir des intérêts à définir, à l’aide de deux instruments majeurs que sont la gestion des conflits d’intérêts et l’information. Une fois ce socle posé, il est possible de définir des règles complémentaires, la première d’entre elles consistant à identifier les organes et les personnes à qui l’actionnaire-investisseur pourra se fier comme n’étant pas en situation de conflit d’intérêts, parce qu’ils émettent et garantissent les informations.
Le président Pascal CLÉMENT : En matière d’information, ne faut-il pas distinguer entre deux professions qui n’ont pas la même finalité, à savoir, d’une part, les analystes rattachés aux banques, dont la mission première est d’informer les banques qui les emploient, et, d’autre part, les analystes indépendants des structures bancaires, dont la mission s’apparente au service public que vous évoquez ?
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : C’est ce que j’aurais tendance à penser. Aux États-Unis, les banques sont d’accord pour utiliser l’argent qu’elles investissaient dans leur système interne d’analyse financière dans une structure externe qui se chargerait d’informer le marché. On ne peut pas les empêcher de doublonner par ailleurs.
Le président Pascal CLÉMENT : Il y aurait deux sortes d’experts : ceux qui ne travaillent que pour l’information du marché et les autres, qui travaillent pour une banque d’affaires qui investit.
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : Exactement. Il faut créer les conditions structurelles de l’indépendance des analystes et leur donner les incitations propres à les rendre indépendants. À cet égard, je préfère l’externalisation de l’analyse financière à sa mise en œuvre par les banques, ce qui pousserait à mettre en place un gardien du gardien et ainsi de suite. L’externalisation des analystes facilite, en effet, leur régulation par rapport à leur internalisation au sein des banques, dès lors qu’il est dorénavant acquis que les « murailles de Chine » n’existent pas.
M. Xavier de ROUX : Le problème est de savoir qui paye... Pour ma part, je considère qu’il faut distinguer entre les agences de notation, théoriquement impartiales, qui donnent un avis public sur telle ou telle société, et les analystes des banques d’affaires, qui sont les conseillers des investisseurs. On ne peut pas demander à ces derniers d’être impartiaux car, dans un investissement il y a forcément une partie de risque.
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : Je ne dirai pas, pour autant, que ce sont deux métiers si différents que cela : les investisseurs forment le marché ; les conseiller, c’est conseiller le marché. Par conséquent, donner un conseil d’achat ou de vente et donner une note produit un effet identique sur le marché.
Quant à la question du « qui paye », je rappelle que la cob est payée par les opérateurs. De même, s’agissant des analystes, ils pourraient être rémunérés via la création de taxes parafiscales. Par contraste, la rémunération du contrôleur par le « contrôlé » dans le cas des commissaires aux comptes ne place pas ces derniers dans une organisation structurelle qui leur permet d’exercer leur mission de service public.
Le président Pascal CLÉMENT : Le projet d’instaurer une rotation obligatoire, comme le prévoit le projet de loi sur la sécurité financière, répond-il à ce problème ?
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : Je ne le pense pas. D’abord parce que des phénomènes d’entente pourront toujours se produire ; ensuite, parce qu’ils resteront proposés par l’organe de gestion, même si le projet que vous évoquez prévoit, formellement, qu’ils seront nommés par l’assemblée générale ; ensuite, parce que la question est abordée en termes de concurrence et non en termes de régulation, alors même que la concurrence entre les commissaires aux comptes a été catastrophique pour la régulation puisqu’elle les a poussés à proposer à leurs clients de les contrôler moins, pour un coût plus faible. En effet, dès lors qu’était admise une concurrence sur les prix, la seule façon pour les commissaires aux comptes de s’y adapter était de proposer un service moins efficace. Les « contrôlés » y ont gagné sur les deux tableaux.
Le président Pascal CLÉMENT : Une solution pourrait être de définir un cahier des charges minimal de leurs diligences.
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : Certes, mais il me semble surtout que les commissaires aux comptes doivent être dotés des moyens de leur indépendance. Il faut donc les protéger d’une concurrence excessive et faire en sorte qu’ils n’aient pas à être reconnaissants à l’égard de ceux à qui, par nature, ils ont pour fonction de nuire. Par comparaison, l’arbitrage international marche bien alors que les arbitres sont payés par les partie car il est de l’intérêt économique des arbitres d’être impartiaux : plus ils sont impartiaux, plus ils auront une position forte sur les marchés et plus ils gagneront d’argent.
M. Xavier de ROUX : On ne peut pas dire que les commissaires aux comptes ont pour fonction de nuire !
Mme Marie-Anne FRISON-ROCHE : Pas de nuire à l’entreprise, mais aux dirigeants. Ce n’est certes pas l’objet de leur fonction mais l’effet de celle-ci.
Source : Assemblée nationale française
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