(procès-verbal de la séance du mercredi 15 octobre 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Vous êtes le directeur général du cabinet Heidrick & Struggles, premier cabinet mondial pour le recrutement des cadres dirigeants par approche directe. Nous avons souhaité vous entendre pour recueillir votre vision du marché des dirigeants sociaux : en effet, avec cinquante bureaux répartis dans trente pays, votre société représente un observatoire privilégié. Vous pourrez ainsi nous indiquer s’il existe un marché international des dirigeants sociaux. La personne auditionnée avant vous a fait état de quelques responsables français à la tête d’entreprises américaines. J’aimerais en connaître le nombre exact. Par ailleurs, j’entends souvent dire que le marché des grands dirigeants est très étroit. Je trouve cela un peu étonnant. Malgré le nombre de diplômés qui sortent des grandes écoles françaises, il n’y aurait qu’une cinquantaine de personnes au maximum qui seraient capables de diriger les quarante sociétés du cac 40. Je n’arrive pas croire cela. N’est-on pas plutôt en présence d’une sorte de snobisme de la part de certains qui préfèrent dire qu’il n’y a personne pour les remplacer et s’assurent ainsi une présence durable à la tête de leur société ? Il me semble que, dans les équipes de direction des cent vingt plus grandes sociétés françaises, il y a incontestablement un vivier.

Par ailleurs, en matière de gouvernance d’entreprise, avez-vous des suggestions sur les méthodes susceptibles de faire émerger des contre-pouvoirs en face des conseils d’administration ?

M. Émeric LEPOUTRE : Il est vrai qu’il y a très peu de personnalités françaises dirigeant des sociétés en dehors de la France métropolitaine. Ce n’est en aucun cas dû au fait que les patrons français ont moins de compétence ou de sens de la responsabilité et du risque que les patrons d’origine asiatique ou américaine. Il se trouve simplement que les sociétés américaines recrutent leurs dirigeants plutôt chez leurs nationaux. En France, les sociétés font de même. Cependant, au-delà des grands groupes cotés, il faut aussi garder en mémoire le fait que les grandes filiales de grands groupes américains sont parfois bien plus importantes que des maisons mères de grands groupes français. Or, à ce niveau, l’origine des dirigeants est plus diversifiée et l’on trouve un certain nombre de Français.

Sur la deuxième question, à savoir s’il n’y a que quarante bons candidats pour quarante postes de dirigeants de sociétés du cac 40, pour ma part, j’ai la chance d’avoir plus de quarante clients. Par conséquent, s’il n’y avait que quarante candidats, je n’aurais plus de travail ! Il est vrai que, pendant trente ans, le capitalisme français, notamment industriel, a été trop consanguin. Peut-être était-ce utile pour renforcer les pouvoirs de certains groupes à l’étranger. Par ailleurs, si aux États-Unis, il n’apparaît pas surprenant qu’une personne de moins quarante ans puisse avoir des responsabilités, en Europe continentale, nous sommes encore loin de cet état d’esprit : il fallait donc des « cheveux gris » pour diriger les entreprises françaises, situation qui a prévalu pendant trente ans. D’ailleurs, il n’y avait même pas quarante, mais seulement vingt ou vingt-cinq grands chefs d’entreprise qui étaient toujours approchés pour les postes de responsabilité les plus importants.

Telle n’est plus la situation aujourd’hui. À titre d’exemple, je citerai le cas de M. Thierry Breton, emblématique de l’émergence d’une deuxième génération de grands dirigeants.

Pour revenir à la question des rémunérations, je trouve que le débat qui a lieu en ce moment est sain. Il n’est pas nouveau : aux États-Unis, la question était d’actualité au début des années 1980. J’y vois une première vertu : l’assainissement du marché capitalistique français et, peut-être, la fin de certains excès, qui ont pu brouiller l’image globale de la population de dirigeants français. La deuxième conséquence de ce débat est qu’il va faciliter l’émergence d’une nouvelle génération de dirigeants français. Je citais le cas de Thierry Breton, mais, au-delà de cet exemple, il y a des personnes qui sont aujourd’hui à des postes de direction financière ou générale et qui seront, dans les cinq ans à venir, de futurs présidents.

Si l’élargissement du vivier est important, j’aimerais cependant relativiser le constat, établi par certaines personnes auditionnées, selon lequel on aurait mis fin à la consanguinité : celle-ci existe encore, notamment par comparaison avec d’autres pays. Certes, l’époque n’est plus aux conseils d’administration de frères et sœurs, de cousins et cousines, mais on en est encore souvent aux conseils d’administration de voisins et voisines et de camarades de promotion. Dans ce dernier cas, c’est peut-être moins gênant car la compétence est là. Les principes de la corporate governance ne doivent, en effet, pas conduire à oublier ce critère déterminant : si la fin de la consanguinité et l’indépendance signifient faire entrer un écrivain, un poète, un acteur de cinéma au conseil d’administration, les progrès n’auront pas été flagrants ! S’agissant de la compétence, je souhaiterais attirer votre attention sur le fait qu’en Europe, les conseils d’administration français sont ceux qui comptent le nombre de membres le plus important - douze à treize en moyenne - là où les autres pays en comptent entre six et huit. Or, dès lors que vous avez des conseils d’administration si étoffés, vous pouvez, certes, arriver à trouver six personnes compétentes mais, pour atteindre ce chiffre de douze, on a encore trop tendance à faire appel à ses camarades, ce qui favorise la consanguinité. Il vaudrait mieux que le conseil d’administration ne compte que six ou sept membres, compétents et venant d’horizons diversifiés.

Le président Pascal CLÉMENT : Que pensez-vous de l’idée de faire élire un ou deux représentants au conseil d’administration par des petits actionnaires, sachant que les salariés y sont déjà représentés ?

M. Émeric LEPOUTRE : Je serai un peu plus conservateur que vous sur ce point. En tout état de cause, les administrateurs sont élus par les actionnaires. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation telle que les administrateurs sont imposés par on ne sait qui : une majorité d’actionnaires vote pour une majorité d’administrateurs qui représentent légitimement l’assemblée d’actionnaires.

Le président Pascal CLÉMENT : J’objecterai que, lorsqu’il n’y a qu’un candidat, c’est comme en Union soviétique : il est élu !

M. Émeric LEPOUTRE : Grâce aux pactes d’actionnaires, ces derniers, dès lors qu’ils représentent un certain pourcentage, voire 40 % du capital, ont par exemple droit à trois administrateurs - voire deux quand ils détiennent par exemple 30 %. Les groupes d’actionnaires sont donc représentés grâce aux pactes.

Le président Pascal CLÉMENT : Ceux dont je parle, ce sont les petits actionnaires, dont la présence au conseil d’administration permettrait d’élargir l’horizon des administrateurs et d’y représenter le bon sens qui, quelquefois, a pu déserter certains conseils d’administration.

M. Xavier de ROUX : Il ne suffit pas d’être minoritaire pour avoir du bon sens !

Le président Pascal CLÉMENT : Certes, mais il est frappant de voir combien chacun vit dans un monde fermé. Vous dites vous-même que la consanguinité reste très forte : les administrateurs restent entre pairs, se rencontrent souvent, ont fait les mêmes grandes écoles et ont tous intérêt à gagner le maximum d’argent, donc à faire en sorte que le dirigeant de la société dont ils sont membres du conseil d’administration gagne beaucoup d’argent puisque eux-mêmes veulent en gagner autant. C’est un circuit fermé, qui pousse au « toujours plus ». Notre souci est donc de faire progresser la transparence, fondement de la confiance. Demain, une partie des Français capitaliseront pour leur retraite en complément de la répartition. Toutes ces évolutions rendent obligatoires une transparence et une confiance totales, ce qui n’est pas le cas actuellement. Comment y parvenir ?

M. Émeric LEPOUTRE : Changer la loi pour imposer un plafond de la rémunération des dirigeants ne servira à rien. De plus, cela pousserait peut-être certains à partir immédiatement à l’étranger. En tant que spécialiste du recrutement, quand j’approche des patrons français de groupes internationaux qui ont quitté la France il y a déjà quelques années, pour aller diriger une entreprise au Japon ou aux États-Unis, ils ne veulent plus revenir. Si un tel texte était voté, cette tendance serait confortée, sans compter que les patrons français de qualité encore en France partiraient.

Une solution serait de mettre en œuvre les bonnes pratiques édictées par les rapports rédigés dans les cinq dernières années. L’indépendance des administrateurs, des comités de rémunération, l’information des actionnaires doivent être mises en place, mais pas forcément de façon codifiée comme cela a été fait aux États-Unis avec la loi Sarbanes-Oxley. La création de la nouvelle amf fournit l’occasion de poser cette institution en garante de la bonne gouvernance : l’une de ses premières missions pourrait être d’émettre une recommandation sur ce sujet. Les avis et les règlements de la cob ont pour les entreprises valeur de droit positif. Une entreprise cotée n’irait pas à l’encontre d’une recommandation de l’amf. Cela me semble plus flexible qu’une loi plafonnant les rémunérations.

M. Xavier de ROUX : Quand vous recrutez un dirigeant, je suppose que vous abordez, en pratique, la question de sa rémunération. Comment l’évaluez-vous ?

M. Émeric LEPOUTRE : Mon métier consiste à trouver le meilleur et non pas à le payer. En fait, dans la phase où ma société intervient, la rémunération est à la fois un vrai et un faux sujet. Vrai sujet dans la mesure où, si un client potentiel me demande de lui trouver le mouton à cinq pattes, homme et femme en même temps, parlant dix-huit langues, ayant toutes les compétences requises, tout en estimant que la seule réputation de sa société suffira à l’attirer, je lui réponds que, s’il veut attirer quelqu’un avec des cacahouètes, il n’aura que des singes. Il convient au contraire de rémunérer les dirigeants à leur vraie valeur. Faux sujet car, lorsque je commence une mission de recherche d’un dirigeant pour un groupe d’une société du cac 40 ou pour une filiale, je dis toujours au meilleur des candidats que je rencontre que l’argent n’est pas un réel problème. S’il s’avère être le meilleur, la question de la rémunération sera de toutes les façons résolue, en fin de négociation.

On peut d’ailleurs regretter que celle-ci ne se conclue pas, en France, par un contrat de direction avec le conseil d’administration comme en Allemagne. Il serait pourtant souhaitable que le conseil d’administration soit totalement éclairé sur le problème de la rémunération. Notamment, il est regrettable que la question des golden parachutes soit évoquée au moment du départ, alors qu’elle devrait se poser pendant l’exercice des fonctions. De même, il devrait y avoir un accord avec le conseil d’administration. Ce débat, toujours d’actualité aux États-Unis, avait été posé par le magazine Fortune dès juillet 1982, il y a vingt et un ans !

S’agissant des changements substantiels qui peuvent intervenir en cours de contrat, je pense, là encore, que le conseil d’administration devrait être systématiquement consulté et que l’assemblée générale ordinaire suivante devrait être informée. Il vaut mieux s’en tenir à une information : une consultation monopoliserait la totalité des débats lors de l’assemblée générale ordinaire suivante, alors même que les actionnaires n’ont pas compétence pour se prononcer sur la rémunération du président.

Enfin, en cas de litige et de transaction au moment de cessation du contrat, là encore, les conditions de départ devraient être avalisées par le conseil d’administration. Les golden parachutes ou les conditions spécifiques de départ doivent être acceptés par le comité de rémunération. Dans l’article de Fortune, que je citais, les Américains, membres du comité de rémunération de grandes sociétés américaines, considéraient qu’ils n’avaient pas assez de pouvoir. L’un d’eux explique dans l’article : « Si vous pouviez le faire savoir à la presse, cela nous arrangerait, parce qu’en ce moment, les comités de rémunération se réunissent dans des petites salles avec le président et nous n’avons pas notre mot à dire. » Effectivement, l’autonomie des membres du comité de rémunération est un aspect de la gouvernance d’entreprise qui doit être amélioré. Les conditions du départ doivent par ailleurs donner lieu à une information aux actionnaires, lors de l’assemblée générale ordinaire suivante.

Le président Pascal CLÉMENT : Je comprends que vous n’êtes pas favorable au vote consultatif sur la rémunération des dirigeants par l’assemblée générale, comme cela existe au Royaume-Uni.

M. Émeric LEPOUTRE : Non, l’information des actionnaires, à l’assemblée générale ordinaire qui suit, en cas de changement substantiel intervenu dans le contrat, me semble suffisante.

Le président Pascal CLÉMENT : Condamnez-vous les golden parachutes qui sont prévus dès le début du contrat ?

M. Émeric LEPOUTRE : Non. En la matière, il existe une jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation qui date de mars 1987, qui devrait peut-être d’ailleurs être mise à jour. Selon cette jurisprudence, les golden parachutes peuvent être acceptés, dès lors qu’ils ne mettent pas en péril la situation financière de la société et que la personne est restée au moins dix ans en poste. C’est peut-être sur cette période de dix ans que l’on devrait apporter une modification : qu’advient-il si le délai est inférieur ? Quoi qu’il en soit, les golden parachutes sont en général mis en place en cours du mandat, rarement au début.

M. Xavier de ROUX : Je voudrais revenir sur le problème du lien entre efficacité et rémunération. Comment mesure-t-on la rémunération en tant que contrepartie de l’efficacité ? Par ailleurs, comment évaluer la responsabilité éventuelle du dirigeant, dès lors que la façon dont il exécute sa mission conduit à la catastrophe ?

M. Émeric LEPOUTRE : C’est la loi du marché qui donne une mesure de la contrepartie de l’efficacité par rapport à la responsabilité et au poste. En France, certains patrons de grands groupes français se sont rendus compte, dans les années quatre-vingts et a fortiori dans les années quatre-vingt-dix, qu’eux-mêmes, bien que patrons d’une société du cac 40, gagnaient moins que le patron de leur filiale américaine. Ils en sont arrivés à se demander s’il n’y avait pas un décalage qu’il convenait de rattraper. Je vous rassure : ce décalage n’a pas été rattrapé. Les chiffres américains sont bien plus affolants que les trois ou quatre chiffres qui peuvent prêter à scandale en France. Quels sont les fondements d’une rémunération ? J’en vois essentiellement deux : compétence et prise de risque. Quand j’étais avocat, j’ai rencontré des clients, patrons de société, qui vivaient avec une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, jour et nuit. Leur responsabilité est quotidienne. Même s’ils ont délégué le pouvoir à un collaborateur qui l’a lui-même délégué à un autre collaborateur qui commet une erreur, la responsabilité civile, parfois pénale, du dirigeant peut être engagée.

M. Xavier de ROUX : En un mot, il y a bien un prix de marché.

M. Émeric LEPOUTRE : Oui, de la même manière que, quand vous achetez un produit, vous comparez sa qualité et son prix avec des produits concurrents. La qualité se paye.

M. Xavier de ROUX : Qu’en est-il de la sanction éventuelle ?

M. Émeric LEPOUTRE : On fait toujours référence, dans la presse, aux cas qui prêtent à débat, ceux des présidents de société qui, alors qu’on était dans un environnement macro-économique négatif et que des plans sociaux étaient mis en place dans leur groupe, ont augmenté leur propre rémunération. Effectivement, cela peut être considéré comme choquant. Ce débat occupe le devant de la scène depuis maintenant deux ans, c’est-à-dire depuis l’éclatement de la bulle des nouvelles technologies. Cependant, au-delà de ces cas le plus souvent cités, il existe des patrons de sociétés du cac 40 qui, dans les deux dernières années, ont réduit leur rémunération parce que leur chiffre d’affaires et leur bénéfice étaient réduits (Lachman chez Schneider, de Castries chez Axa, Espallioux chez Accor). Telle est même la situation de la majorité des dirigeants, qui assument leur responsabilité. Les pratiques de rémunération de certaines entreprises intègrent donc aussi la contre-performance.

À l’extrême, je suis persuadé, comme vous, M. le président, que le cas Bilger fera jurisprudence. Il y aura toujours des grincheux pour dire que M. Pierre Bilger aurait dû rembourser encore plus. Toujours est-il que je ne connais pas beaucoup de pères de famille qui, de façon irréversible, renonceraient à plusieurs millions d’euros. Il faut saluer ce geste, qui pourrait être à l’origine d’un changement des comportements.


Source : Assemblée nationale française