Fischer : ... Naturellement, il y a des peurs culturelles (par rapport à l’adhésion de la Turquie à l’UE) qu’il faut prendre au sérieux. Mais il faut voir aussi que l’immigration turque est parmi celles qui ont été les plus créatives en Allemagne, comme nous avons pu encore le constater à la Berlinale. Si je prends donc en compte les expériences de l’Allemagne, je pense que l’alignement de la Turquie sur l’UE peut contrebalancer ces peurs.

Question : Les réserves à l’égard de l’adhésion de la Turquie concernent moins les immigrés que le pays lui-même.

Naturellement, moi aussi, je me suis demandé si l’UE pouvait avoir une frontière avec des pays comme la Syrie et l’Iraq. Pourtant, depuis le 11 septembre au plus tard, il est clair que nous avons déjà cette frontière. C’est pourquoi le rôle stratégique de la Turquie est si essentiel - notamment pour la paix et la stabilité dans notre pays.

Le problème n’est-il pas au niveau des négociations d’adhésion ? Une fois qu’elles seront engagées, l’UE n’aura plus le choix et sera obligée d’accepter l’adhésion de la Turquie.

Je vois les choses autrement. La Commission européenne suit très attentivement cette question et nous aussi. Si nous constatons que le processus d’adhésion stagne, il stagnera. Par contre, si le processus avance, nous devons tenir parole. Mais je trouverais cela normal. Dans ce cas en effet, vous pouvez avoir raison.

L’adhésion à l’UE restera une question ouverte ?

Mais bien sûr. Et c’est aussi la position de la Turquie qui mettra tout en œuvre pour remplir les critères d’adhésion. Je peux déjà vous le prédire aujourd’hui. La Turquie sait parfaitement que le but des réformes n’est pas de se faire bien voir de l’Europe, mais que le pays lui-même a besoin de faire des progrès.

Dans le plan Fischer que vous avez présenté à Munich lors de la Conférence sur la politique de sécurité, il est également question de la région méditerranéenne. Le dernier plan Fischer remonte à peine à six mois. Il s’agissait alors d’un nouveau projet pour le Proche-Orient. Le suivant sera-t-il aussi éphémère ?

Décidément, vous n’êtes jamais content. Le débat de la coalition sur une nouvelle sécurité sociale citoyenne va déjà cette année dans le sens que j’ai esquissé à l’époque. Je n’ai pas peur de l’éphémère. Ce que j’ai proposé à Munich n’est pas non plus le "super-plan Fischer". Je ne sais pas pourquoi vous ramenez toujours tout à une personne.

Parce que vous ne voulez pas moins que soutenir la modernisation de l’ensemble du monde arabo-islamique.

Écoutez, derrière le différend entre nous et les Américains au sujet de la guerre iraquienne se posait une question fondamentale : pouvons-nous nous permettre au Proche et au Moyen-Orient une stratégie réduite au plan militaire ? Ou le vrai problème de cette région n’est-il pas une crise de modernisation ? Foncièrement, le problème, c’est la sécurité, pour les États arabes modérés comme pour nous, et nous devons y apporter une réponse commune.

Est-ce que ce n’est pas un peu beaucoup de sociologie pour le ministre américain de la Défense et le Pentagone ?

Je ne sais pas. Mes propositions vont dans une autre direction. Les États-Unis réfléchissent actuellement de manière approfondie sur ces questions, l’Union européenne aussi. Il s’agit simplement de ne pas attendre les propositions américaines mais de développer des propositions européennes communes. Dans cette région, l’approche partenariale est cruciale pour ne pas être suspecté de paternalisme et de tutelle. Je souhaiterais que l’ensemble du monde arabe, et pas seulement les gouvernements, soumettent leurs idées.

L’establishment de la Conférence sur la politique de sécurité vous a soupçonné d’être naïf : Nous sommes régis par Mars et Fischer par Vénus.

Cela vous montre combien la Conférence de Munich est en partie archaïque. Dans les think-tanks et les milieux publicitaires, certains se considèrent comme de grands stratèges. À mon avis, ce sont plutôt des gens qui ont des difficultés à s’habituer aux nouvelles menaces. C’est seulement dans cet état d’esprit qu’on peut attribuer ces idées à Vénus ou ne pas prendre au sérieux la condition des femmes dans le monde islamique. On dirait que pour ces personnes, avoir une stratégie, c’est compter le nombre d’ogives nucléaires et qu’elles ne comprennent rien à l’importance de la condition des femmes pour l’avenir de ces sociétés, notamment au Proche et au Moyen-Orient.

Nous n’aurions jamais cru que vous puissiez être aussi féministe.

C’est être réaliste. Il suffit de regarder les faits : la moitié de la population du monde arabe a moins de 18 ans, et il y a donc une forte pression de modernisation dans ces pays. Avec une conception stratégique limitée au militaire, nous n’irons pas bien loin. Nous devons comprendre qu’il est nécessaire d’enclencher une dynamique positive pour sortir de la crise de modernisation.

Vous voulez que l’OTAN s’engage dans ce processus à long terme. Les États-Unis insistent au contraire sur une intervention prochaine de l’OTAN en Iraq. Le chancelier rencontrera George Bush la semaine prochaine. Vous attendez-vous à ce que les États-Unis demandent une participation de l’Allemagne ?

Notre position est claire, elle est le résultat d’une concertation entre le chancelier fédéral, le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense. Cette position a été clairement exposée dans mon discours à Munich.

Donc, dans le cadre de l’OTAN non plus, pas de soldats allemands en Iraq ?

Notre position est claire et sans équivoque.

Quelle est la solution de la crise en Iraq ?

Nous approuvons pleinement les mesures déployées par le secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan. Dès le départ, nous avons été favorables à cette orientation - comme en Afghanistan. Nous serions sans doute aujourd’hui plus loin, pour toutes les difficultés rencontrées.

L’OTAN pourrait-elle être un facteur de stabilisation en Iraq ?

Face aux difficultés que la puissance militaire la plus forte du monde rencontre d’ores et déjà en Iraq, il est naturellement légitime de se demander ce qu’un engagement de l’OTAN pourrait apporter de plus. J’ai des doutes. L’OTAN n’est pas plus puissante que les États-Unis.

L’OTAN serait-elle dépassée par l’Iraq ?

Je suis très sceptique. Je n’ai pas parlé des détails à Munich, et je n’en parlerai pas non plus aujourd’hui.

Pourquoi ?

Il ne s’agissait pas d’esquiver le sujet. Je ne voulais seulement pas revenir sur l’affrontement de l’année dernière.

La rencontre avec Donald Rumsfeld a-t-elle néanmoins été cordiale ?

Cela semble vous intéresser plus que moi.

Apparemment.

Et pourquoi cela vous intéresse-t-il tant que cela ? Cela fait déjà des mois que je me pose cette question.

Quand deux dinosaures comme vous s’affrontent, l’issue est toujours incertaine, et le suspense est total.

Comment cela deux dinosaures ? Je refuse catégoriquement d’être pris pour un septuagénaire !

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères