Q - Il y a un tout petit peu plus d’un an, à trois jours près, vous étiez à l’ONU et vous prononciez ce discours qui marquait vraiment la différence entre la vision européenne et celle des Etats-Unis. Un an après, demain, à Berlin, se retrouvent trois hommes, Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Tony Blair. Que s’est-il passé ?

Dominique de Villepin - C’est dire qu’il y a une idée européenne, une ambition, une volonté européennes, qui sont bien vivantes. C’est tout cela que nous voulons porter, non pas du tout dans l’esprit d’un directoire - il ne s’agit pas de confisquer, dans quelques mains, l’Europe - il s’agit bien au contraire d’essayer de servir notre projet et notre ambition européens. D’où la nécessité, dans cette phase, qui est difficile, puisque nous essayons d’avancer vers une Constitution, de se rassembler, de rallier des énergies. Il faut donc se concerter : on peut se concerter sur plusieurs bases, sur une base géographique, sur une base de visions et de volontés et c’est bien ce qui va réunir, demain, le président Chirac, Tony Blair et Gerhard Schröder, avec un certain nombre de ministres, économiques et sociaux. Il s’agit de réfléchir, de se concerter sur ces questions économiques et sociales. Il s’agira bien sûr aussi de faire le point sur les grands défis internationaux et puis, concernant la Constitution, ce sera l’occasion d’une rencontre le soir.

Q - C’est tout de même un signe politique fort, la présence de Tony Blair, au moment où le président américain Bush est en campagne, et ce n’est pas une campagne facile, c’est le symbole ou l’expression de quoi ?

Dominique de Villepin - D’abord, il faut noter que ce n’est pas la première fois. Nous travaillons maintenant depuis de longs mois, il y a eu déjà plusieurs rencontres de ce genre, nous nous retrouvons entre ministres des Affaires étrangères britannique, allemand et français régulièrement pour faire le point. Nous le faisons aussi sur d’autres bases : je me suis retrouvé il y a quelques jours à Paris à déjeuner avec mon collègue allemand et ma collègue espagnole. Nous avons également travaillé dans un même format, mais avec le ministre des Affaires étrangères polonais.

C’est dire que l’Europe, aujourd’hui, est en effervescence. Pourquoi ? Parce qu’il y a un objectif : nous voulons franchir cette nouvelle étape de la construction européenne, c’est à dire nous donner une Constitution. Il y a urgence, l’Europe va s’élargir le 1er mai. Eh bien, puisque nous nous élargissons, puisque nous allons travailler à vingt-cinq et non plus à quinze, il faut aussi approfondir, que l’on puisse se doter de règles, d’une capacité, et pour cela il nous faut une Constitution. C’est bien l’objectif de cette année, et tous ces exercices veulent faire avancer cette volonté commune, sur le plan constitutionnel, mais aussi, parce qu’il y a de nombreux défis dans ce domaine, sur les plans économique et social. Il faut relancer notre Europe ; il faut refaire de cette Europe un espace de croissance et, certes, aussi un espace de sécurité ; cela mobilise aussi nos volontés et nous énergies sur le front intérieur.

Q - Vous ne craignez pas à nouveau le débat entre les " grands " et les " petits " au sein de l’Union ? Est-ce qu’au fond une force d’entraînement est en train de se mettre en place, ou est-ce que c’est une hyper-puissance au sein de l’Union européenne, qui est en train de prendre corps ?

Dominique de Villepin - Je crois qu’il ne faut pas céder à ces tentations de réactiver de vieux clivages. Nous l’avons vu d’ailleurs au dernier Sommet de Bruxelles à la fin de l’année dernière. La question n’est pas entre les " grands " et les " petits ", entre " l’ancienne " et la " nouvelle " Europe. La question est : comment fait-on pour relever un défi sans précédent ? Car il faut bien le voir, nous rentrons dans un âge nouveau de l’Europe, l’Europe se dotant d’une Constitution… On aurait dit aux Français, il y a quelques années seulement, que l’on pensait à cela - et vous savez que la France a beaucoup travaillé dans ce sens - eh bien, ils ne l’auraient pas cru. Cette étape-là, il faut l’aborder avec volonté, imagination, audace. C’est bien pour cela que nous allons nous retrouver, effectivement, dans un format qui peut surprendre un certain nombre de gens en Europe, mais qui est bien la marque que quelque chose change dans cette Europe. Au-delà des divisions du passé, celles qui ont pu s’exprimer sur l’Irak ou sur d’autres sujets, au-delà de ce que sont les positions traditionnelles de nos Etats, nous voulons avancer.

Q - Et par exemple une politique européenne plus marquée au Proche-Orient ? Alors que le président israélien est de passage en France ? Et notamment Gerhard Schröder, qui demande un nouveau tracé pour le mur au Proche-Orient, substantiellement différent ?

Dominique de Villepin - Nous l’avons fait aussi. Chacun peut comprendre la nécessité pour un Etat, pour l’Etat d’Israël, de faire respecter la sécurité. C’est bien évidemment le premier devoir de tout Etat, et chacun sait que, de ce point de vue-là, Israël a été terriblement frappé au cours des dernières années, et que la sécurité est bien sûr la donnée principale. Mais au-delà de la sécurité, il y a cette question du mur. Il y a une question de principe, nous ne sommes pas convaincus que ce soit la meilleure façon d’avancer dans le sens de la paix, mais enfin, la sécurité peut être comprise. Dans ce contexte-là faisons au moins en sorte que le tracé corresponde aux exigences internationales. Or, ce n’est pas le cas. Il y a, semble-t-il, un débat, au sein du cabinet israélien, pour voir si ce tracé pourrait être amendé. Et puis il y a des propositions qui ont été faites par Ariel Sharon sur le démantèlement des colonies à Gaza, il faut faire en sorte que ces propositions puissent être des avancées dans le sens du processus de paix, dans le sens du respect de la Feuille de route. Alors pourquoi ne pas envisager, dès lors que ce démantèlement des colonies aurait lieu, qu’une force d’interposition, ou une force de paix, puisse se déployer à Gaza ? Pourquoi ne pas envisager, comme c’est prévu dans le cadre de la Feuille de route, qu’une conférence internationale puisse marquer le passage d’une phase à une autre ? Je crois qu’il faut avancer en essayant de fédérer les énergies. Nous voyons bien que la paix n’est pas divisible au Moyen-Orient, nous voyons bien ce qui se passe en Irak. Il faut avancer aussi sur cette question du processus de paix, nous sommes mobilisés pour cela.

Q - Mais décidément, un an après l’ONU, est-ce qu’on peut dire qu’une diplomatie européenne est en train de se mettre en place ? Vous rentrez d’Afghanistan. Ce qui se passe en Afghanistan est très différent de ce qui se passe en Irak. Un processus de retour à la paix est en train de fonctionner en Afghanistan, ce qui n’est pas le cas en Irak. Or c’est la vision européenne qui fonctionne en Afghanistan.

Dominique de Villepin - Oui, il faut comparer, effectivement, les deux situations. En Afghanistan, c’est la communauté internationale tout entière qui s’est engagée pour renverser le régime des Taleban, responsable du terrorisme. A partir de là, sur la base d’un consensus de la communauté internationale, avec l’appui des Nations unies, nous nous sommes engagés dans la reconstruction et la réconciliation en Afghanistan et, d’emblée, au lendemain de la guerre, un gouvernement souverain, le gouvernement Karzaï, a été formé, à la suite d’une Loya Jirga.

Donc c’est un processus de souveraineté, de respect du peuple afghan. C’est bien ce qui fait défaut aujourd’hui en Irak et ce qui est si difficile à construire. Nous voyons donc aujourd’hui en Afghanistan les prémices de nos efforts, puisque l’on voit émerger une conscience nationale afghane. L’Europe est fortement engagée, comme vous le dites, puisque nous avons proposé que l’Eurocorps puisse succéder aux Canadiens à la tête de la force internationale qui est en Afghanistan. Donc, de ce point de vue là, l’Europe prend ses responsabilités et est en pointe, effectivement, pour stabiliser ce pays, en liaison avec l’ensemble de nos partenaires, et bien évidemment, notamment américains.

Q - Une question urgente, d’ailleurs, nous l’abordons aujourd’hui sur l’antenne de France Inter, celle d’Haïti. Un drame humanitaire est en cours. Que fait la France ? Que fait l’Europe ? Quel type de réaction peut-on avoir face à ce qui se passe aujourd’hui en Haïti ?

Dominique de Villepin - D’abord, mesurons la situation. C’est une situation difficile depuis de nombreuses années, et nous assistons aujourd’hui à un engrenage avec la misère, la pauvreté, la violence, avec un risque de partition du pays. C’est un pays qui se trouve dans un état catastrophique : 80 % de la population vit avec moins d’un dollar par jour, l’espérance de vie est de l’ordre de 52 ans. Tout ceci, malheureusement, n’est pas une surprise pour la communauté internationale, car nous voyons cette situation se dégrader. J’avais demandé, il y a quelques mois, à Régis Debray, de former une commission et de réfléchir aux propositions que nous pourrions faire. Il nous a remis son rapport il y a quelques jours et nous voulons nous mobiliser.

D’abord, sur qui s’appuyer en Haïti ? La question se pose parce que c’est un pays au bord du chaos. Il y a les forces des Eglises, catholique, protestante, qui doivent se rassembler pour permettre d’organiser les choses ; les forces régionales : il y a des initiatives prises par l’Organisation des Etats américains et surtout la CARICOM, la Communauté des Etats caraïbes ; la force internationale, c’est à dire en gros, les amis d’Haïti, dont nous faisons partie. J’ai eu l’occasion de m’entretenir en Amérique latine, avec le Brésil, le Mexique, qui sont mobilisés, le Canada, les Etats-Unis, l’Afrique du Sud : beaucoup de pays sont prêts à se mobiliser en appui d’Haïti, mais bien sûr, cela suppose un sursaut de la classe politique haïtienne. Cela suppose que le président Aristide s’engage à faire en sorte que la paix civile puisse être respectée, c’est sa première responsabilité. Il faut que les oppositions ne se cantonnent pas à une simple stratégie du refus.

Alors que peut faire la France spécifiquement ? D’abord, nous voulons réfléchir à ce qui pourrait être fait dans l’urgence. Est-ce que l’on peut déployer une force de paix ? Nous sommes en relation avec l’ensemble de nos partenaires dans le cadre des Nations unies, qui ont envoyé une mission humanitaire en Haïti pour faire le point de ce qui est justement possible. Ensuite, j’ai demandé qu’une cellule de crise puisse se réunir au Quai d’Orsay en urgence, aujourd’hui, pour rassembler l’ensemble des administrations françaises et voir ce que nous pourrions apporter comme contribution immédiate. De ce point de vue, le rapport de Régis Debray suggère beaucoup de choses. Nous avons une plate-forme, nous avons des atouts très importants à proximité d’Haïti, avec nos départements des Antilles et de la Guyane. Nous avons là un réservoir de compétences dans le domaine de l’éducation, de la santé, de l’intervention humanitaire. C’est bien tout cela que nous voulons pouvoir mettre à disposition le moment venu et si les circonstances le permettent. Une fois de plus, il faut essayer de faire en sorte que le dialogue l’emporte sur la violence. Cela implique que le président Aristide, qui a laissé dériver son pays au fil des années, puisse trouver la force d’avancer dans le sens du dialogue. Cela implique que, dans cette phase, l’ensemble des responsables haïtiens ne pensent qu’à une chose : à Haïti et au peuple haïtien, qui souffre depuis trop d’années.

Q - A vous écouter, M. de Villepin, cela veut dire que si c’était nécessaire, si malheureusement le chaos devait se prolonger, voire augmenter encore, parce que vous avez utilisé le mot chaos et il est fort, on peut intervenir très vite là-bas pour empêcher un bain de sang ?

Dominique de Villepin - Tout à fait. Nous avons les moyens et, je l’ai dit, beaucoup de pays amis sont mobilisés. J’ai eu au téléphone l’ensemble des responsables de ces différents pays. Ils sont prêts à agir. Il faut trouver le moyen de le faire, en liaison, évidemment, avec les différentes parties haïtiennes, pour qu’un processus de dialogue puisse reprendre. Alors, évidemment, déployer une force de paix… Mais comment le faire, dans une situation de violence ouverte ? Cela implique qu’à un moment donné, effectivement, le dialogue et le bon sens puissent l’emporter. Et puis, en cas d’urgence humanitaire - c’est pour cela que le Secrétaire général des Nations unies a envoyé une mission sur place - nous disposons de cette capacité que nous donnent nos départements des Antilles et de la Guyane.

Source : ministère français des Affaires étrangères