Ariel Sharon à la Maison-Blanche, le 14 avril 2004

Le plan de retrait unilatéral israélien est avant tout une réaction du gouvernement Sharon aux divers plans de paix. A l’automne 2003, les accords de Genève, élaborés par Yossi Beilin et Yasser Abed Rabo, rencontrent une large audience au niveau international. Ce plan de partage, fruit de plusieurs mois de négociations, ne reconnaît certes pas le « droit au retour » des réfugiés palestiniens, ce qui compromet gravement sa viabilité, mais il a le mérite de montrer qu’une issue diplomatique est possible. Coincée entre la Feuille de route, qui ne mène nulle part, et l’Accord de Genève, qui prouve l’existence d’une volonté palestinienne de négocier, l’administration Sharon se doit de réagir. C’est le vice-Premier ministre israélien, Ehud Olmert, qui prend publiquement l’initiative, début décembre 2003 : selon lui, en l’absence d’interlocuteur palestinien crédible, il revient à Israël de trouver seul une solution au différend territorial qui l’oppose à son « voisin ». « Nous devons fixer une frontière, une ligne de séparation avec les Palestiniens (…) Nous approchons du moment de vérité » [1]. Ce plan prévoit un « retrait unilatéral » des troupes israéliennes d’une partie des territoires occupés et de certains colonies, ainsi que le démantèlement de plusieurs avant-postes illégaux.

Le projet suscite immédiatement de violentes oppositions au sein du Likoud et des communautés de colons, qui organisent, le 11 janvier 2004, une manifestation de plus de cent mille protestataires. Le plan d’Ariel Sharon représente en effet pour eux un obstacle au projet d’annexion totale des territoires occupés, et à l’expulsion de ses habitants dans le cadre d’un gigantesque « transfert » de population. Cette idée, qui a été formulée par le général Rehavam Zeevi, fondateur du parti Moledet, a ensuite été reprise par Benyamin Netanyahu, actuel ministre des Finances : en 1989, l’homme d’État du Likoud avait regretté, lors d’une conférence, qu’Israël n’ait pas profité du moment où l’attention internationale était concentrée sur la répression en Chine pour expulser massivement les Palestiniens. Aux États-Unis, l’idée du « transfert » a été intégrée dans le plan Perle de remodelage du Proche-Orient, remis par Richard Perle, alors conseiller de Benyamin Netanyahu et actuel conseiller de Donald Rumsfeld. Un temps envisagé à la faveur de l’invasion de l’Irak, ce plan a été écarté par l’administration Bush, sous la pression de Colin L. Powell.

Cette colère des colons est justifiée. Loin de s’inscrire dans le cadre d’une politique typique du Likoud, le plan de retrait unilatéral ne prévoit pas d’annexer de nouveaux territoires. Il vise au contraire à satisfaire les « colombes sécuritaires » de la gauche israélienne, qui refusent tout compromis avec l’Autorité palestinienne, mais souhaitent la fin des affrontements. En revenant de manière définitive aux frontières de 1967, l’État d’Israël aurait trouvé une manière forte de résoudre unilatéralement le conflit une fois pour toute, tout en en conservant des territoires palestiniens selon le plan de 1948. Cela eut été une victoire militaire, donc, mais aussi diplomatique, puisque le plan aurait pu rallier de grandes puissances mondiales. Le tout en rangeant au placard le fameux « droit au retour » dont Tel Aviv ne veut pas entendre parler.

L’habillage communicationnel est excellent. Il rappelle pourtant celui de projets bien plus contestés, notamment celui du fameux « transfert », évoqué plus haut. Comme l’écrit Amira Haas, journaliste à Ha’aretz, « l’ "initiative de tranfert" se présente comme une solution défensive, une "réponse humaine" à une situation sans autre issue » [2]. C’est également le cas du plan de retrait unilatéral qui est présenté comme une réponse à la multiplication des attentats et à l’impossibilité de négocier avec l’Autorité palestinienne, qui ne serait plus un « partenaire pour la paix ». Surtout l’expression « retrait » donne l’impression d’une concession généreuse alors qu’elle désigne un redéploiement militaire visant à confirmer une annexion. Lors de sa rencontre avec Condoleezza Rice, Dov Weisglass, directeur de cabinet d’Ariel Sharon, décrit les plans de l’administration Sharon à la conseillère nationale pour la sécurité états-unienne, comme devant s’aligner sur une « ligne de sécurité ». Selon lui, le plan ne comprend pas d’annexions de territoires et devrait permettre d’améliorer les conditions de vie des Palestiniens en leur créant de nouveaux points de passage, ce qui augmentera leur liberté de mouvement [3].

Face à la levée de boucliers déclenchée par l’annonce d’Ehud Olmert dans le camps des colons et des membres du Likoud, Ariel Sharon va progressivement revoir sa copie et modifier son projet, dans la forme et dans l’esprit. Débordé sur sa droite par des hommes tels que Benyamin Netanyahu et Israël Katz, il est de plus fragilisé par la multiplication de scandales politico-financiers le mettant en cause, lui et ses fils [4]. Le plan de retrait devient alors un moyen pour Ariel Sharon de donner des gages de bellicisme à ses soutiens politiques, en permettant à Israël de s’assurer le contrôle d’une bonne partie des territoires occupés, tout en se retirant des zones les moins défendables. Ariel Sharon fixe une ligne pour délimiter l’ampleur des manœuvres militaires : ce sera le « mur de séparation », qui permet à l’État hébreu d’annexer de façon concrète et en toute illégalité, une importante « zone tampon » qui consolide sa position stratégique.

Les promesses de non-annexion ne sont alors plus qu’un leurre : certes, le plan d’Ariel Sharon ne prévoit pas de nouvelles annexions, mais il vise à conforter celles déjà réalisées. La preuve la plus évidente est le tracé du mur, qui ne suit absolument pas la Ligne verte. Celle-ci, qui correspond à la frontière de 1967 (avant la guerre des six jours), est pourtant la moins éloignée de la légalité internationale. Le mur va bien au-delà, empiétant un peu partout sur les territoires occupés, sous prétexte de protéger les colonies implantées. Son édification suscite donc l’inquiétude de la communauté internationale, qui cherche à éviter l’embrasement. Mais le soutien de Washington à Ariel Sharon neutralise toute pression sur celui-ci.

Tout au plus est-il possible d’arracher quelques maigres concessions : l’armée israélienne se retirerait de la bande de Gaza et évacuerait 21 colonies de cette région, où vivent environ 8000 Israéliens ; en Cisjordanie, seules quatre implantations mineures seraient démantelées. Le prix à payer pour décider des futures frontières est donc minime. Les soldats israéliens ne sont pas contraints de se retirer des territoires occupés, mais de se redéployer le long de la Ligne verte, ou plutôt de la « ligne de sécurité » qui correspond au tracé du mur. Tsahal abandonne ainsi ses positions les plus vulnérables, et concentre ses forces autour de la nouvelle frontière d’Israël, qui grignote d’importantes parcelles de territoires palestiniens. Le tout en continuant de revendiquer le droit d’intervenir militairement en Cisjordanie, sous couvert de lutte contre le terrorisme ou de lutte contre le trafic d’armes. Ce qui est militairement bien plus confortable.

Sur le plan politique, la construction du mur et le positionnement de l’armée sur ses positions font d’Israël un territoire infranchissable, ce qui permet d’opérer une scission définitive entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. La continuité territoriale étant rompue, elle réduit à néant la possibilité de création d’un État palestinien. La solution à deux États a vécu, place à la solution à trois États : d’un côté la Cisjordanie, morcellée au gré du tracé du mur, de l’autre la bande de Gaza, coincée entre la mer et Israël. Ce qui permet d’envisager un morcellement du pouvoir palestinien : à Yasser Arafat et à l’OLP reviendrait la Cisjordanie, tandis que des organisations militantes armées pourraient s’octroyer la gestion de la bande de Gaza. Cette solution ne peut pourtant être mise en œuvre qu’avec l’accord d’Israël. Il reviendrait donc à l’État hébreu de désigner qui, sur place, a l’autorité pour gouverner. L’assassinat du cheikh Ahmed Yassine par Tsahal, en mars 2004, pourrait participer d’un projet plus vaste visant à sélectionner son successeur par intimidation ou élimination physique des candidats.

La visite d’Ariel Sharon à Washington, où il doit rencontrer notamment Condoleezza Rice et George W. Bush, doit lui permettre d’obtenir les gages d’un soutien états-unien, avant de soumettre son plan au comité central du Likoud, à la fin avril. La conjoncture lui est particulièrement favorable : en période électorale, les responsables politiques états-uniens ne manquant pas de surenchérir en matière de soutien à Israël. D’ores et déjà, le président George W. Bush a écrit au Premier ministre Ariel Sharon que les États-Unis ne demanderaient pas à Israël de se retirer sur la Ligne verte, Washington se disant prêt à prendre en compte les « réalités démographiques ». Cet euphémisme renvoie en réalité à la conception commune aux faucons israéliens et états-uniens selon laquelle Israël devrait être un État juif, au sein duquel les minorités n’ont pas leur place, et notamment les minorités arabes, pour lesquelles les obstacles administratifs se multiplient lorsqu’ils cherchent à obtenir la nationalité israélienne. L’autre problème est que la vision états-unienne ne prend pas en compte la « réalité démographique » palestinienne : cette population en pleine expansion se voit contrainte de rester, de plus en plus nombreuse, sur un territoire de plus en plus restreint. Ce qui n’ira pas sans poser de problèmes à long ou à moyen terme. Par ailleurs, la conception d’Israël comme « État juif » incite les dirigeants israéliens à s’attaquer aux quelques Juifs et Israéliens qui, favorables à la cause palestinienne, vivent aujourd’hui dans les territoires occupés. L’appartenance à Israël et la nationalité se fonderaient, selon cette vision, sur l’identité juive définie par des critères religieux et culturels.

Alors que les relations internationales connaissent une période d’instabilité jamais éprouvée jusqu’alors, les États-Unis et Israël s’apprêtent donc à imposer une solution militaire injuste au peuple palestinien. Plus de cinquante ans de diplomatie et de négociations se retrouveraient balayés du fait de la fragilité politique d’un dirigeant israélien traqué par la justice et d’un président sortant qui cherche tous les moyens pour poursuivre sa politique néo-conservatrice dans le monde.

[1« Le projet de retrait des territoires occupés soulève une polémique dans la majorité », Regards du Proche-Orient, 9 décembre 2003.

[2« Ces Israéliens qui rêvent de "transfert" », par Amira Haas, Monde Diplomatique, février 2003.

[4« La démocratie israélienne emportée par la corruption », par Paul Labarique, Voltaire, 29 janvier 2004.