Margaret DeB. Tutwiler a démissionné de ses fonctions de sous-secrétaire d’État à la propagande après le scandale des photographies de cercueils de GI’s morts en Irak et de tortures à la prison d’Abou Gharib. Washington, qui avait fondé de grands espoirs dans ses compagnes de communication en direction du monde arabe, ne sait plus comment restaurer son image. Des millions de dollars ont été dépensés en vain depuis les attentats du 11 septembre : les États-Unis ne parviennent pas à la fois à mener leur guerre des civilisations et à se faire aimer de leurs victimes. L’Empire refuse d’assumer son cynisme et veut encore se persuader qu’il incarne le Bien aux yeux de l’humanité.
Magaret DeB. Tutwiler a jeté l’éponge. Dans un bref communiqué, elle a annoncé qu’elle démissionnait de son poste de sous-secrétaire d’État en charge de la Diplomatie publique pour devenir directrice de la communication de la Bourse de New York. Depuis quatre mois et demi, elle tentait de « vendre » l’image des États-Unis au monde en général et au public arabe en particulier. Mais les conflits bureaucratiques, les incohérences stratégiques et surtout les photographies de cercueils de GI’s et de tortures à Abou Gharib ont eu raison de sa patience. Des millions de dollars ne peuvent masquer la réalité de la politique étrangère de Washington.
Il est peu probable que Colin L. Powell parvienne à pourvoir le poste. Déjà, Charlotte Beers, la célèbre publicitaire du riz Uncle Bens, avait abandonné ses fonctions à l’issue d’une année de mandat et il avait fallu plusieurs mois pour la remplacer. Personne ne souhaite plus jouer les kamikazes : tout effort se retourne contre celui qui l’entreprend. Ainsi, Madame Tutwiler avait-elle organisé, il y a quelques mois, une visite guidée de la prison d’Abou Gharib à l’attention des journalistes. Il s’agissait d’illustrer la libération de l’Irak en montrant la normalisation d’une prison qui avait été un symbole de la dictature de Saddam Hussein. L’agent de relations publiques expliqua à la presse que l’on se sentait si bien dans cette prison depuis qu’elle était tenue par la Coalition que certains détenus ne voulaient plus en partir. Mais voilà, c’était toujours un centre de torture et Madame Tutwiler était la seule à ne pas le savoir. Les photos des sévices administrés par la 800e brigade ont été reprises dans la presse avec les commentaires anachroniques du service de relations publiques.
Le problème est plus profond qu’il n’y paraît : la politique de Washington est le fruit d’un équilibre instable entre groupes de pression. Sur tous les sujets, il n’y a donc pas une stratégie, mais plusieurs, qui sont conduites parallèlement. Selon les moments, c’est tel ou tel groupe qui l’emporte. Or, on ne peut « vendre » ces atermoiements à l’opinion publique internationale. La seule stratégie à long terme, acceptée par toutes les composantes du pouvoir, c’est la domination impériale. Mais, par définition, la domination s’impose par la force et aucune publicité ne peut la rendre séduisante.
On sait aujourd’hui qu’un Comité politique de coordination de la stratégie de communication (Strategic Communication Policy Coordinating Committee - SCPCC) a été créé au sein du Conseil de sécurité nationale, le 10 septembre 2002. Il est co-présidé par la sous-secrétaire d’État à la Diplomatie publique (Mesdames Beers, puis Tutwiler) et l’assistante spéciale du président pour la Démocratie, les Droits de l’homme et les Opérations internationales (Madame Shirin Tahir-Kheli). Y siègent le responsable de la lutte anti-terroriste au Conseil national de sécurité, le responsable de la communication de la Maison-Blanche et la patron du Bureau de la communication globale de la Coalition. Dans la pratique, ce comité ne s’est réuni qu’une fois par trimestre et n’a pris aucune décision. Comme à l’accoutumée, loin de renforcer la coordination entre agences, la « réunionite » n’a fait qu’exacerber les rivalités bureaucratiques.
Le département d’État a atteint un rare niveau d’inefficacité, qui n’est dépassé que par le Pentagone. Il y a toujours eu une contradiction entre la diplomatie classique, qui s’adresse aux États, et la diplomatie publique (ou propagande), qui s’adresse aux opinions publiques. Pour ne pas perdre sa crédibilité en tenant un double discours, le secrétaire d’État John Foster Dulles avait, en 1953, externalisé la communication en créant une agence autonome, l’USIA. Mais au moment de la guerre du Kosovo, la propagande s’est confondue avec la diplomatie classique : la secrétaire d’État Madeleine K. Albright a intoxiqué pareillement États alliés et opinions publiques. Du coup, sous la pression du sénateur Jesse Helms qui voulait faire des économies budgétaires, on a réintégré l’USIA dans le département d’État et l’on a licencié au passage la moitié des effectifs. Mais depuis l’invasion de l’Irak, les opinions publiques sont entrées en décalage d’avec les gouvernements et le département d’État se retrouve à nouveau à développer un double langage. En outre, les personnels de la Voix de l’Amérique et autres médias officiels ont acquis avec le temps un statut de journalistes indépendants via l’instauration d’une autre agence, le Conseil des gouverneurs de la diffusion (Broadcasting Board of Governors - BBG). Certains journalistes prennent un malin plaisir à critiquer à l’antenne l’action de leur gouvernement, laissant entrevoir des contradictions internes qui pulvérisent le message général. Bref, ça coûte très cher et c’est contre-productif.
La Maison-Blanche n’est pas plus claire. Elle a deux services de communication : le premier pour la présidence, le second pour la Coalition. Ou plutôt pour entretenir la fiction de l’existence d’une Coalition d’États libres et égaux qui défendent ensemble le Bien du monde, quant il n’y a que des supplétifs de l’Empire. Le lecteur observera avec stupéfaction que le Bureau des Communications globales de la Coalition apparaît comme une rubrique du serveur internet de la Maison-Blanche, mais est inconnu des autres États de la « Coalition ».
Enfin, le département de la Défense mène quatre type de communication externe : des opérations d’information (IO) pour perturber les adversaires ; des relations publiques (PA) pour vanter la qualité de son travail ; des opérations psychologiques (PSYOPS) pour intoxiquer, démoraliser ou manipuler ; et de la dissémination d’information pour imposer ses propres analyses. Chaque service travaille de manière cloisonnée et empiète régulièrement sur le champ d’activité des autres.
Dans la cacophonie ambiante, la fonction de Margaret DeB. Tutwiler sera assurée par interim par Patricia S. Harrison, l’assistante du secrétaire d’État pour l’Éducation et la Culture. Elle ne devrait surtout rien faire. Cette vacance de l’autorité devrait être immédiatement profitable au département de la Défense. On sait que l’ancien Bureau d’influence stratégique, qui fut utilisé pour manipuler à l’échelle mondiale le choc du 11 septembre, a été officiellement dissous et officieusement reconstitué. Donald Rumsfeld aura donc à nouveau les mains libres.
Les malheurs de la communication états-unienne montrent aussi que, contrairement aux objectifs assignés, la machine à mensonge est aujourd’hui prioritairement utilisée pour intoxiquer l’opinion publique intérieure sur les sujets qui font consensus dans la classe dirigeante, et non pas pour vendre l’image des États-Unis à l’étranger. C’est un processus caractéristique des régimes totalitaires.
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