Une intervention de l’OTAN en Iraq ne serait pas une bonne idée

Question : Monsieur Fischer, quels sont les points du projet actuel de résolution sur l’Iraq devant encore faire l’objet d’une révision ?

Joschka Fischer : Ce projet est une bonne base de discussion que l’on est en train d’améliorer. Je crois qu’un consensus est possible. Les éléments à éclaircir sont principalement des questions de définition et de délimitation, ainsi que l’ampleur du transfert de souveraineté. Mais il faut attendre que M. Brahimi, l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies, ait fait part de ses propositions pour pouvoir en dire plus.

Mais ne doit-on pas clarifier par exemple la question du contrôle exclusif des recettes pétrolières par les Iraquiens ?

Joschka Fischer : Le contrôle des ressources naturelles est un point de vue très important. En même temps, il faut prendre en considération, dans les décisions s’appliquant à long terme, que le gouvernement intérimaire n’est pas encore doté d’une légitimité totalement démocratique. Ce ne sera le cas qu’après les élections. Ce point par exemple doit encore être précisé dans la résolution. Lors du transfert de souveraineté, la question de la structure de sécurité durant le processus politique est également déterminante. Mais tout ceci doit d’abord être débattu calmement avec les partenaires au Conseil de sécurité - pas dans des interviews.

Le président du Conseil de gouvernement iraquien a déjà fait part, au cours d’une interview, de sa déception au sujet du projet de résolution.

Joschka Fischer : La composition du gouvernement intérimaire fera partie intégrante des propositions de M. Brahimi. Tous les souhaits ne pourront alors être exaucés. L’essentiel c’est que M. Brahimi parvienne à y faire participer vraiment tous les groupes pertinents, afin d’obtenir un consensus aussi vaste que possible en Iraq. Il est important qu’après le transfert du pouvoir, ce processus suive un calendrier très clair menant assez rapidement à des élections, qui produiront un gouvernement complètement légitimé.

... même si les conditions de sécurité ne sont pas idéales pour des élections ?

Joschka Fischer : La date de janvier était déjà un compromis. Le leader chiite Sistani voulait qu’elles aient lieu bien plus tôt et avait fait descendre dans la rue des dizaines de milliers d’adeptes pour faire entendre sa revendication. Je considère qu’il est très important de s’en tenir au calendrier.

Que pensez-vous du passage, dans le projet de résolution, selon lequel une unité spéciale doit protéger les collaborateurs de l’ONU ?

Joschka Fischer : Il est évident que les collaborateurs de l’ONU doivent recevoir une protection. La question de savoir qui fournira une telle protection doit être débattue au cas par cas. Mais pour éviter toute spéculation : l’Allemagne n’enverra pas de troupes en Iraq. Rien n’a changé sur ce point.

L’OTAN pourrait alors s’en charger ...

Joschka Fischer : Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, car l’OTAN serait également considérée comme faisant partie d’une force d’occupation. Dans l’intérêt de l’OTAN et de sa durabilité, il faut renoncer à cette idée. Mais nous ne nous opposerons pas à un consensus.

Qui reste-t-il alors - les voisins arabes ?

Joschka Fischer : Ou bien la coalition au sol, qui est déjà en place, actuellement en tant que force d’occupation. En ce qui concerne les voisins, il faut bien entendu qu’ils soient impliqués, non seulement pour renforcer la légitimité du nouveau gouvernement, mais aussi pour contribuer à la stabilisation. En effet, aucun des voisins n’a intérêt à voir l’Iraq s’effondrer.

Vous attendez-vous à ce que les troupes américaines restent présentes longtemps en Iraq ? Ou les États-Unis cherchent-ils déjà une stratégie de sortie ?

Joschka Fischer : Je ne crois pas à une présence à long terme des troupes de la coalition. Quant aux stratégies de sortie, vous devez poser la question directement aux Américains. La discussion à ce sujet se poursuit - à Washington également.

L’Iraq va-t-il devenir un deuxième Viet Nam pour les États-Unis ?

Joschka Fischer : C’est aux historiens de décider.

Vous argumentez comme Condoleezza Rice, la conseillère des États-Unis pour la sécurité nationale, qui rejette toute critique relative au cours de la politique américaine en Iraq en affirmant que seule l’histoire pourra déterminer si c’était juste ou non.

Joschka Fischer : Ne mélangez pas les choses. La position du gouvernement fédéral quant à la guerre en Iraq était claire depuis le début. Nous avons toujours déconseillé à nos amis de franchir ce pas, pour de très bonnes raisons. Nous n’avons pas jugé la menace telle qu’une guerre soit inévitable. Nous avons mis en garde contre les conséquences : ce qu’une guerre signifiait pour la stabilité régionale, pour le terrorisme, pour la cohésion de l’Iraq.

Est-il judicieux, après les accusations de torture à l’encontre de soldats américains, de poursuivre l’offensive de démocratisation pour le Proche et Moyen-Orient (initiative du "Grand Moyen-Orient") ?

Joschka Fischer : Les faits n’ont pourtant pas changé. Les attentats terroristes du 11 septembre nous ont prouvé, aux États-Unis et à nous, qu’il était très risqué de vouloir maintenir le statu quo dans la région. Cette région revêt une très grande importance pour nous Européens, sur le plan politique, culturel, économique et démographique. On y trouve à la fois une nouvelle idéologie totalitaire, une pression sociale et démographique, une proportion élevée de la production mondiale de pétrole et de gaz naturel ainsi que des conflits explosifs. Il s’agit d’un mélange extrêmement dangereux. La façon dont cette région continuera de se développer déterminera la sécurité et la stabilité - économique également - de l’Europe au cours des prochaines décennies.

La question cruciale est la suivante : le monde arabo-islamique va-t-il prendre part à la mondialisation en y apportant sa contribution, ou se contenter de la subir passivement ? Cette région doit entreprendre une énorme transformation, elle doit trouver sa voie propre vers la modernité. La recette de la lutte contre le terrorisme international est donc : un septième seulement d’interventions de la police, de l’armée et des services secrets et de destruction de structures terroristes, et six septièmes de réformes. Cela requiert un dialogue entre partenaires. Toute tentative échoue dès qu’elle est imposée de l’extérieur et perçue comme néocolonialiste.

C’est pourtant précisément l’impression que produit l’initiative du "Grand Moyen-Orient" sur de nombreux Arabes.

Joschka Fischer : Je crois que les initiatives européennes sont bien acceptées dans la région. Et je pense qu’entre-temps, les positions européennes trouvent également un accueil favorable du côté américain.

Le moment ne semble cependant pas bien opportun - même un pays modéré tel que l’Égypte a refusé l’invitation au sommet du G8.

Joschka Fischer : L’initiative a été lancée bien avant les accusations de torture. Évidemment, celles-ci ne faciliteront pas le travail - c’est le moins qu’on puisse dire -, on l’aura compris aussi à Washington. Mais a-t-on un autre choix ? Je ne suis pas aussi sceptique quant à l’évolution de la situation. Le monde arabe est plus différencié que beaucoup ne le pensent. Il y a aussi de nombreux partisans d’une coopération étroite.

On reproche parfois aux Européens de ne pas toujours prendre au sérieux leurs propres exigences - et de ne pas coopérer uniquement avec des gouvernements démocratiques. Qu’en dites-vous ?

Joschka Fischer : Selon moi, ce reproche est faux. Naturellement, la situation est parfois difficile à traiter. Les gouvernements sont toujours amenés à coopérer avec des gouvernements qui parfois ne correspondent pas à leurs attentes. Dans certains cas, il faut accorder temporairement la priorité au désir de stabilité, parce que, tout bien considéré, les conséquences d’une déstabilisation seraient bien plus terribles. En politique étrangère, il faut toujours envisager les conséquences. Le cas de l’Iraq le montre. Par ailleurs, il est certain depuis le 11 septembre que nous ne pouvons plus accepter le statu quo. Aucun gouvernement responsable ne peut attendre que des armes encore plus meurtrières ne parviennent entre les mains de terroristes irresponsables. Mais on ne peut pas changer les choses avec un ordre nouveau, impérialiste, imposé de l’extérieur. Cela ne fonctionnera pas. Nous devons progresser sur la voie ardue de la modernisation et de la démocratisation au travers de partenariats.

... comme dans le cas de la Turquie ?

Joschka Fischer : Oui. Nous approchons des cérémonies de commémoration du soixantième anniversaire du "jour J", le débarquement allié en Normandie. Une Turquie européanisée, l’association d’une économie moderne, d’une société civile forte ainsi que d’un État de droit démocratique dans un pays islamique - ce serait le "jour J" dans la lutte contre le terrorisme et le défi totalitaire.

N’êtes-vous donc pas inquiet du fait que dans quelques États de l’Union européenne, le scepticisme par rapport aux négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE s’accroisse.

Joschka Fischer : Je prends les objections très au sérieux, mais il faut comprendre de quoi il s’agit réellement. La question est de savoir si les Européens parviendront, en collaboration avec leurs partenaires d’Ankara, à ancrer solidement la Turquie dans l’époque moderne - et cela tient à la perspective européenne. Le pays deviendra alors un facteur de stabilité. Si nous repoussions la Turquie d’une façon ou d’une autre, on laisserait ce pays entre une perspective de Grande Turquie et une perspective islamico-orientale. Il deviendrait alors un facteur d’instabilité.

Mais en France, le parti du gouvernement devient lui aussi sceptique ?

Joschka Fischer : Ici aussi, il faut aborder les choses calmement. La prochaine décision de l’UE ne portera pas sur l’adhésion de la Turquie, mais sur l’ouverture de négociations. Les Turcs aussi savent qu’étant donné la taille de leur pays, tout dépend non seulement de l’adoption de l’acquis européen, mais aussi de sa mise en pratique effective. Dans quelques années, au terme du processus de négociations, la situation dans l’est et le sud-est du pays permettra de décider si la Turquie est prête pour l’adhésion. À la lumière de la réalité, de nombreuses craintes pourront disparaître, et disparaîtront.

L’UE parviendra-t-elle, avant cela, à retrouver la forme - notamment avec la conclusion de la constitution européenne ?

Joschka Fischer : Lundi dernier a eu lieu une réunion très fructueuse des ministres des Affaires étrangères. Si les chefs de gouvernement avaient été présents, on aurait peut-être même pu conclure les débats. C’était en fait la première fois que presque tous étaient d’accord sur la question de la pondération des voix lors des votes, c’est-à-dire sur la double majorité.

La question de la double majorité était-elle le seul problème ?

Joschka Fischer : Non. Mais l’ancienne querelle, à savoir qui du Conseil ou du Parlement de l’UE doit avoir le dernier mot en matière budgétaire, semble résolue. La présidence irlandaise du Conseil a proposé un compromis raisonnable selon lequel les deux parties devront se mettre d’accord. Dans la question de la répartition des sièges au sein du Parlement européen, l’Allemagne n’est pas opposée au fait que les quatre États les plus petits de l’Union reçoivent chacun un siège supplémentaire - tant que cela ne se fait pas à nos dépens. Quant à la question de l’évocation de l’héritage religieux chrétien dans la constitution, nous sommes ouverts à toutes propositions ; je renvoie ici à la Loi fondamentale. Cependant, la majorité des États membres est actuellement fixée sur la formulation de la Convention.

Ne craignez-vous pas que le Conseil de l’UE puisse adopter en juin une constitution qui ne soit pas ratifiée ensuite par tous les 25 États membres ?

Joschka Fischer : D’abord, la constitution doit être adoptée, puis on s’occupera de la ratification. Nous ne devrions pas charger les gouvernements de problèmes supplémentaires qui les mettent sous pression. L’adoption de la constitution est déjà un véritable exercice d’acrobatie. Je pense de toute façon que le processus de ratification sera certes très difficile, mais qu’il finira par aboutir. Cette fois, l’enjeu est vraiment très grand, l’UE ne peut tout simplement pas continuer à fonctionner avec le Traité de Nice.

Apparemment, si l’on suit le débat allemand sur la politique financière, nous ne le pouvons pas non plus avec le Pacte de stabilité européen.

Joschka Fischer : Mon Dieu, nous revoilà à ce débat de principe à propos des économies. Je ne comprends pas pourquoi nous nous imposons cela. Je ne vois pas de contradiction entre des efforts de consolidation et un défi conjoncturel. Nous ne voulons tout de même pas jeter l’argent par les fenêtres. Mais après trois ans de stagnation, nous devons relancer la croissance.

Ne s’agit-il réellement que d’un débat de principe, ou plutôt d’un débat sur le droit européen et les institutions ?

Joschka Fischer : Le Pacte de stabilité et de croissance est effectivement une invention allemande. Mais Waigel et Kohl n’ont pas tenu compte du fait qu’au moment où ils l’ont produit, la météo était au beau fixe, le soleil brillait de son plus bel éclat. À l’époque, nous connaissions une longue période d’essor conjoncturel mondial. Qu’il se mettrait aussi à pleuvoir un jour, personne n’y a pensé alors.

(...)

Source : ministère fédéral allemand des Affaires étrangères