Quinze mois après le début de l’invasion de l’Irak et au moment où les États-Unis prétendent retirer leurs troupes, on ne peut que constater que cette invasion se solde par un échec cuisant sur le terrain, compte tenu des objectifs affichés. Le péché originel de cette entreprise guerrière, le viol de la légalité internationale, n’a jamais été occulté. Aucune des puissances qui s’y sont opposées n’a accepté de la légitimer, se contentant d’appeler l’ONU à jouer un rôle dans l’imbroglio irakien. Plus grave, l’Espagne a abandonné le couple George W. Bush - Tony Blair. Les États-Unis font face à une résistance de plus en plus puissante sur le terrain, alors même qu’ils font face à une crise de confiance du politique suite aux révélations sur les mensonges d’État.
En revanche, les objectifs militaires et économiques sont atteints : destruction du régime de Saddam Hussein, dislocation des infrastructures civiles dans les principales villes, captation des principales ressources (dont le principal bénéficiaire privé est Dick Cheney d’après le Time), colonisation de fait de l’Irak désormais livré aux sociétés privées américaines, mise en place d’un marché de la sécurité entièrement géré par des sociétés de mercenaires, pratique de la torture dans les prisons, arbitraire dans les rues où les militaires et miliciens ont droit de vie et de mort sur tout un chacun. L’invasion est également parvenue à ethniciser et à confessionnaliser le pays en transposant le différentialisme racialisant anglo-saxon dans un pays qui était uni et laïc, induisant ainsi le risque de guerre civile.
Pour l’instant, tous les mouvements de résistance acceptent de concentrer leurs actions contre les forces d’occupation et le pouvoir imposé par les États-Unis. Le nouveau gouvernement d’Iyad Allaoui n’en viendra pas à bout et a même reconnu son impuissance en annonçant la promulgation de la loi martiale après le 30 juin. Les États-Unis rappellent également qu’ils resteront longtemps sur le terrain. Tout laisse à penser que c’est un régime très autoritaire qui sera mis en place. Cette invasion a ouvert la boîte de Pandore en déstabilisant toute la région, en développant le terrorisme jusqu’en Europe et en créant les conditions d’une guerre de civilisation entre l’islam et l’Occident. Les États-Unis sont affaiblis internationalement par cette invasion et jamais la haine anti-américaine n’a été aussi forte. Elle profite aux intégristes qui affirment que les États-Unis sont les premiers commanditaires de la politique d’Ariel Sharon.
Quoi qu’il arrive, après le 30 juin, le régime mis en place n’apparaîtra pas comme légitime car il ne peut exister qu’à l’ombre des troupes américaines et il ne peut rien seul. La guérilla va donc se poursuivre et s’intensifier. Les États-Unis sont pris au piège, George W. Bush souhaitait quitter formellement l’Irak avant la présidentielle américaine, mais la résistance l’en empêche. Il fait des concessions aux autres puissances pour pallier à cette situation et a obtenu des résolutions du Conseil de sécurité, mais aucun de ces textes n’oblige les pays membres à aller en Irak. Sa dernière manœuvre est de vouloir mouiller l’OTAN, mais la France a dit qu’elle ne voulait pas en entendre parler. La seule solution est donc un retour à la légalité internationale. Cela implique : la reconnaissance pleine et entière de la souveraineté irakienne sur le territoire et les richesses du pays (et donc le démantèlement du système de prédation états-unien) ; la mise en place d’une administration de transition sous le contrôle d’une force multinationale dirigée par l’ONU et non par les États-Unis ; l’organisation d’élections libres et démocratiques où toutes les forces politiques pourront concourir ; un plan d’aide économique mondial pour la reconstruction (il serait plus que conforme au droit international que les États-Unis et la Grande-Bretagne paient des dommages de guerre à l’Irak). À ces conditions, les pays voisins comme la communauté internationale pourront et devront s’impliquer pour soulager ce malheureux pays. Malheureusement, il semble que rien n’évoluera d’ici à novembre. À ce moment là, le peuple américain, en se débarrassant de Bush et ses affidés dira clairement qu’il choisit la paix.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Irak : triste bilan d’une invasion », par Sami Naïr, Libération, 28 juin 2004.