Sam Smith, directeur de l’hebdomadiare « Progressive Review » à Washington

Le lendemain de l’élection, j’ai été surpris de me réveiller d’humeur maussade. J’ai mis du temps à comprendre ce qui n’allait pas. Ce n’était certainement pas parce que Bush avait perdu. Ça c’était génial. Et puis soudain j’ai compris. C’était parce que nous n’avions pas gagné pour autant.

La situation s’est améliorée, sans aucun doute. Mais pour autant il n’y a pas de quoi ressentir une joie véritable. Et je me suis souvenu des années Clinton, quand la capitale était devenue myope de suffisance et que plus rien ne comptait en dehors de la préoccupation du moment. Si vous ne suiviez pas le programme du jour, alors vous ne valiez guère mieux qu’un Républicain à leurs yeux. Personne ne voulait entendre les vérités désagréables, tout un tas de problèmes concrets étaient ignorés, la social-démocratie qui avait été construite par le New Deal et les réformes sociales de la Great Society (mises en place par le président Johnson en 1964) étaient peu à peu vidées de leurs sens, le pays glissait chaque jour un peu plus vers la droite... de tout cela il ne fallait pas parler.

Washington D.C. était devenu un immense stade de foot et nous devions tous jouer le rôle de supporters. J’ai écrit là-dessus dans mes mémoires... et puis j’ai réalisé, bien des années plus tard, que j’étais tombé sur les contours d’une nouvelle fracture dans le paysage politique des États-Unis. Elle était si nouvelle qu’elle n’avait pas encore de nom, les experts et prophètes ne lui avaient pas encore accolé un stéréotype et un cliché. D’une certaine manière ce nouveau groupe paraissait plus un camp de réfugiés qu’une assemblée délibérée. Mais, plus je l’étudiais, plus je me rendais compte que la logique commune derrière l’apparition de cette fracture était bien là, même si on avait du mal à la voir. D’un côté il y avait les libertariens, les noirs, les écolos, les populistes, les libre-penseurs, les apathiques aliénés, les ruraux abandonnés, les jeunes apolitiques et bien d’autres encore, tous convaincus que le pays était en train de perdre sa démocratie, sa souveraineté et son sens moral. De l’autre côté de la fracture on trouvait une élite technocrate, médiatique, législative, financière et culturelle, essentiellement basée à New York et Washington. Par moments on avait l’impression que tout le pays, en dehors de ces deux centres du pouvoir, était devenu un gigantesque et chaotique « Salon des Refusés ».

Une autre chose qui m’apparut à cette époque c’est que cette fracture transcendait largement la sphère politique. Un coup d’État culturel était en cours, mené par une classe sociale bien déterminée, et dans lequel l’administration Clinton jouait un rôle de premier rang. Cette classe sociale était en train de bâtir une économie cloisonnée et son but était de transformer ceux qui devaient rester de l’autre côté de la barrière en un groupe de consommateurs malléable, homogénéisé et multinational. Pour ces consommateurs avant tout, les idées de liberté, de choix et de démocratie devaient être conditionnés, atrophiés jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que des symboles virtuels, sans signification concrète. Dans ce meilleur des mondes, des gens comme moi étions des traîtres à la cause. De plus en plus, les mots d’encouragement que je recevais provenaient d’ailleurs de ma ville natale de Washington, une capitale fédérale dont je pourfends pourtant depuis près de 30 ans, et avec enthousiasme, le conformisme. Dans les années 1960 et 1970 ceci ne me posait pas problème : il y avait plein de gens avec qui j’étais d’accord et Washington - tout comme Madison et Berkeley - hébergeait une contre-culture vigoureuse, prête à frapper, provoquer et choquer... et à s’amuser tout en le faisant. Quand arrivèrent les années 1980, les voix contestataires s’étaient passablement affaiblies, même si la dissidence était encore vivante quand il s’agissait de cibler Reagan et Bush. Mais quand arrivèrent les années 1990, l’establishment washingtonien ferma les écoutilles et devint sourd au bouillonnement intellectuel.

Cet abandon ne concernait pas seulement les avocats-lobbyistes du Parti démocrate qui pratiquaient soudain au grand jour les magouilles cyniques qu’ils avaient déjà pratiquées discrètement lors des administrations républicaines. Il ne concernait pas seulement les journalistes dont la veulerie et la soumission aux puissants s’étalaient maintenant au grand jour. Non, cette dérive toucha également l’establishment progressiste de Washington - les leaders syndicaux, féministes et écologistes. Ils étaient tous tellement excités d’avoir soudain accès aux lambris dorés du pouvoir qu’ils en oubliaient de voir combien les causes qu’ils défendaient jadis étaient éloignées de ce qu’ils acceptaient aujourd’hui de signer lors d’un déjeuner d’affaires - et souvent le simple fait d’être invités à déjeuner leur suffisait comme rémunération de leur soumission. Tout d’un coup, dans le marigot washingtonien, on ne parlait plus de politique, il n’y en avait plus que pour le donnant-donnant. Il n’y avait plus de victoires, juste des solutions négociées financièrement. Il n’y avait plus d’idéologie, juste la fidélité à une marque. On était conservateur ou libéral comme d’autres (souvent les mêmes) sont Coca ou Pepsi, Nike ou Adidas.

Oh bien sûr, les choses sont différentes de nos jours. La Maison-Blanche reste et demeure notre ennemi et au Congrès nous avons aujourd’hui des gens qui méritent notre respect : John Conyers, Bernie Sanders, Russ Feingold pour ne citer qu’eux. Mais la vaste masse des Démocrates reste fermement embourbée dans les marais de la myopie politique où les ont attirés les financeurs de leurs campagnes et les lobbyistes aux poches pleines. Dean Baker, dans son éditorial du Prospect nous en donne une idée : « Parmi les urgences dans le calendrier des Démocrates, il y a la réforme du Medicare (l’assurance maladie). Lors de la campagne, les Démocrates avaient promis une réforme substantielle. Ce matin, à la radio, les Démocrates ne parlent que de toiletter certaines aspects les plus criants mais de laisser intact le gros des changements injustes de la loi votée par les Républicains. S’ils se contentent d’une réformette symbolique, sans retombée concrète pour les malades et personnes âgées exclus du système de soins, des millions d’électeurs vont se sentir trahis. ».

Alors que, trois jours après la « victoire », se dessinent déjà la trahison et la tiédeur de ceux que nous avons élus, il est important que tous ceux dans ce pays qui veulent vraiment vivre dans une Amérique démocratique, morale et progressiste, se désolidarisent clairement des deux grands partis qui se partagent le pouvoir. Nous avons besoin d’une troisième voix qui parle haut et fort - une voix qui ne soit pas seulement politique mais surtout morale et pragmatique - une voix qui se rappelle en permanence au souvenir des sangsues politiques du pouvoir, qui force les politicards des deux bords à se tourner vers les vraies questions, les vraies réformes, les vrais problèmes. Une des raisons pour lesquelles Bush a gagné, il y a 6 ans est que de trop nombreux représentants de cette troisième voix - y compris les féministes, les combattants pour les droits civiques et les écologistes - s’étaient laissés aspirer par la machine Clinton et avaient volontairement fait taire leurs revendications progressistes.

Aujourd’hui l’heure n’est pas au silence béat, bien au contraire. La troisième voix de la politique américaine doit devenir de plus en plus forte. Elle doit constamment pointer la direction d’un meilleur chemin, fort différent du chemin que le nouveau Congrès va probablement emprunter. Nous devons proposer une alternative clairement visible à toutes les lâchetés et les corruptions commises par le centre mou de la « gauche », nous devons les pousser à aller dans la direction dans laquelle ils ne veulent pas aller. C’est fini le temps où nous acceptions de nous taire pour des « raisons stratégiques », nous ne devons plus avoir peur de proférer des gros mots comme « couverture maladie universelle » ou oser dire que les productivistes sont en train de détruire notre planète... même s’ils ont financé « notre » campagne électorale. N’oublions jamais que, si Bush et ses Kapos ont perdu la partie ce coup-ci, nous n’avons pas encore remporté la victoire pour autant.

Texte original : « Bush lost, but we haven’t won », par Sam Smith, UnderNews - Progressive Review - États-Unis, 10 novembre 2006.

Traduction : Grégoire Seither