Quelle serait la conséquence d’un vote négatif des socialistes au projet de traité constitutionnel européen ? Ou bien ce vote n’a pas d’influence sur celui de la France qui approuverait le traité, ou bien il conduirait la France à dire « non » à son tour. Si l’éventuel « non » socialiste n’empêchait pas la France de dire « oui », ce serait un coup d’arrêt dans le processus de reconquête de l’opinion par le PS. Si, à l’inverse, un éventuel « non » socialiste entraînait un « non » français, ce serait une victoire des souverainistes de Le Pen, Villiers ou Chevènement.
Contrairement à ce que je lis ici et là, le « non » français ne provoquera pas une crise en Europe car la France n’est plus un moteur de l’Europe. Notre position sur l’Irak, certes juste, a été prise avec une telle brutalité et un tel manque de considération pour nos partenaires que la France n’a plus son rayonnement d’hier. Cela est perceptible dans les nominations à la Commission européenne. Si la France dit « non », l’Europe ne s’arrêtera pas. Nous reviendrons tout simplement à l’inextricable traité de Nice et l’Europe mettra en place un nouveau traité, mais cette fois avec une Commission de droite et un Parlement de droite. Le traité sera alors plus libéral et le commissaire au Commerce, Peter Mandelson, pourra à sa guise laisser l’OMC accentuer son inclination libérale, qui conduira par exemple à marchandiser la culture et l’éducation. L’Europe continuera, non plus autour d’un axe franco-allemand garant des avancées sociales, mais sur un axe italo-britannique très libéral. Très libéral et pro-américain. Car, ne nous y trompons pas, en cas de « non » français, c’est George W. Bush qui serait le grand vainqueur.
Les pays entrants, terrorisés aujourd’hui par la renaissance de l’ours russe sous la houlette de Vladimir Poutine, verront plus que jamais l’Amérique comme le seul garant de leur sécurité car la France aura été affaiblie. Un « non » français entraînera inévitablement une vassalisation de l’Europe à l’Amérique et à l’OTAN.
Paradoxalement, le débat sur le traité constitutionnel bien qu’ouvert avec des arrières-pensées est utile. Dans ce débat qui s’engage, je voudrais insister sur le fait que l’Europe se construit progressivement et que, si les traités en constituent la trame, la substance se bâtit par le combat de tous les jours. C’est comme cela que nous sommes parvenus, grâce à l’impulsion de Lionel Jospin, à mettre en place l’amorce d’un gouvernement économique avec Jean-Claude Juncker, à transformer Schengen pour mieux lutter contre la criminalité, à réaliser une harmonisation européenne des diplômes…etc. Dans la rédaction même du traité constitutionnel, nous sommes parvenus à des amendements positifs. Certes, il faut aller plus loin, mais c’est un autre débat, une autre lutte.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Si le non gagne, Bush gagne », par Claude Allègre, Libération, 12 octobre 2004.