On peut se réjouir que les révolutions qui ont secoué l’Europe et le monde lors des 15 dernières années aient apporté la liberté, la démocratie et la fin de 40 ans de division du continent européen. Mais nous devons aussi considérer les occasions manquées avec la fin pacifique de la Guerre froide.
La fin de la Guerre froide est due à la révolution qui a eu lieu en URSS, mais la politique de démocratisation que j’ai initiée avec la glasnost et la perestroïka au milieu des années 80 n’est pas sortie du néant et elle s’enracine dans les réformes lancées par Khrouchtchev et celles de Kossyguine. Beaucoup de gens estiment maintenant que ces efforts de "modernisation" du système socialiste pour le mettre véritablement au service du peuple étaient condamnés dès le départ. Pourtant la politique que nous avons menée n’était pas plus dure que les précédentes et si nous avons pu entretenir un climat démocratique, c’est parce que la peur n’était plus omniprésente. Nous avons tenté de mettre fin à la course aux armements, néanmoins l’Europe restait divisée. Lors de ma rencontre avec le chancelier Kohl en juillet 1989, nous étions d’accord pour affirmer qu’il était trop tôt pour briser le Mur de Berlin. Le peuple allemand en a décidé autrement et le reste de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale a rapidement suivi en abattant les barrières qui l’entouraient. J’estimais que mon rôle devait être de veiller à ce que l’Europe de l’Est et l’Europe centrale retrouvent pacifiquement leur entière souveraineté avec un minimum d’intervention de la part de l’Union soviétique. À la surprise et à la satisfaction du monde entier, la transition s’est déroulée pacifiquement presque partout.
Malgré le terrorisme, l’insécurité, les incertitudes et les disparités croissantes de richesse, le monde n’est pas moins sûr aujourd’hui que pendant la Guerre froide. Toutefois, l’occasion de créer un monde plus sûr a été manquée. Nous avions la possibilité de construire un « nouvel ordre mondial » mais l’effondrement de l’URSS a eu pour conséquence une absence d’accord négocié sur ce nouvel ordre. En conséquence, l’accélération de la mondialisation qui a suivi s’est faite sans contrôle, et donc sans les moyens d’une nouvelle pensée pour aller vers un monde meilleur. Les Russes sont les premiers responsables de l’effondrement de l’URSS, mais le modèle de transition de la Russie ressemblait à un modèle sorti tout droit de Harvard et il n’était pas adapté. Les États-Unis ont ainsi engendré le chaos. L’effondrement de l’URSS était une bonne chose pour les États-Unis qui se sont vus comme les vainqueurs de la guerre froide. Or ce sont les vainqueurs qui décident des règles du jeu.
Ainsi, quinze ans après la chute du mur de Berlin, le monde a besoin d’une nouvelle forme de pensée. Il faut un nouvel ordre mondial au bénéfice de tous et une société civile mondiale qui se mobilise contre le terrorisme.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Le nouveau désordre mondial », par Mikhaïl Gorbatchev, Le Figaro, 8 novembre 2004.