Il y a presque trois ans, quand j’ai découvert « l’entrepôt » du MTD (mouvement des chômeurs de Solano) dans le quartier San Martín, j’ai eu la sensation étrange d’avoir déjà fréquenté ce lieu. Pour s’y rendre, il faut prendre le bus à la place de la Constitution et parcourir plus d’une heure le Sud de Buenos Aires. Au fur et à mesure que le bus s’approche de Solano, le paysage change : la ville, ses grandes bâtisses et ses vastes commerces font place à des maisonnettes chaque fois plus précaires, laissant apparaître des chemins de terre, jusqu’à ce que la perspective de la ville devienne confuse ; et que l’on entrevoit un ensemble irrégulier de logements de fortune, signe de la pauvreté urbaine.

Mais ce ne sont pas ces caractéristiques - si semblables à celles de presque de tous les quartiers pauvres des villes latino-américaines - qui me sont apparues familières dans le hangar du MTD. Sol en terre battue, toits en tôle, murs en briques creuses sans ravalement ; un lent et doux va et vient de femmes de tous âges et, surtout, d’âges indéfinissables ; de jeunes garçons et filles jouant et se faufilant entre les plus grands : comme si l’atmosphère familiale avait été transposée à l’espace social collectif, avec les mêmes habitudes et le naturel de la vie quotidienne.

Les réunions adoptent un air familial, comme si elles se passaient dans la cuisine d’un quelconque logement : on ne sait jamais avec certitude quand elles commencent, quand elles finissent et les accords auxquels elles ont donné lieu ; les conversations sont « désordonnées » - contrairement à la discipline militante classique - Qui peut résister à l’énergie débordante de tendresse et de résistance qui se dégage de cet espace ?

À peine entré dans le hangar, j’avais ressenti la même sensation que sept ans auparavant dans la cuisine de la Realidad, à l’ombre de cet énorme arbre, en compagnie de ces femmes pour qui le temps de partager, cuisiner ou de faire de la politique n’était qu’un. Oui, à Solano on respirait aussi une atmosphère communautaire, de résistance, de travail sans en être vraiment puisqu’il n’y en avait pas, une ambiance solidaire et fraternelle.

Sous les passe-montagnes

Mais, au-delà de la subjectivité des sensations, du volontarisme, qu’y a-t’il de commun entre les « piqueteros » et les zapatistes ? Peut on trouver des points communs entre les expériences des chômeurs d’une ville de 12 millions de d’habitants et les indiens tojolabals de la jungle de Lacandon ? Sans trop forcer les traits, peut-on affirmer, comme le signale Holloway, que la lutte des piqueteros est un « zapatisme urbain » ?

Un regard superficiel, disons journalistique, pourrait conclure que tant le zapatiste que le piquetero utilisent des passe-montagnes ; qu’ils sont tous deux armés, les uns avec des vieux canons, les autres avec frondes et bâtons ; et tous deux ont entonné leur « ça suffit » (Ya basta !). Comme nous l’avons vu, il ne s’avère pas difficile de trouver des similitudes. Toutefois, je pense que ce que ces deux mouvements ont en partage est moins visible et se cache sous le passe-montagne, dans la construction au jour le jour d’un monde nouveau.
D’une certaine manière, des zones entières de la périphérie de Buenos Aires ont en quelque sorte une relation à la capitale comparable à celle de l’état du Chiapas vis-à-vis du District fédéral, et ce bien que Solano soit à peine à vingt kilomètres de la Place de mai. Alberto, le prêtre qui a atterri à Solano, signalait dans une réunion de « Pensée Autonome », un espace créé par le MTD de Solano pour débattre avec des assemblées et d’autres groupes et qui reflète une hétérogénéité sociale salutaire, : « Dans la Capitale, c’est très différent d’ici. Les temps, la présence du pouvoir, les politiques de contre-insurrection rendent très difficile la survie des collectifs » [1].

Le débat s’essoufflait peu à peu parce que les assemblées de quartier ont eu des difficultés énormes pour survivre à Buenos Aires, et sont passées de centaines de membres à moins de dix, en moyenne, et la plupart ont même disparu. Neka, également de Solano, ajoute qu’après l’insurrection du 19 et 20 décembre 2001, les vrais changements ne sont déjà plus visibles et ce manque de visibilité désespère les militants : « Mais ce n’est pas là le plus important, c’est plutôt ce que nous construisons derrière, qui compte bien plus que le spectacle ». Entre-temps, Alberto soutient qu’il faut savoir attendre, qu’il faut laisser le temps au temps, que combattre « Ce n’est pas seulement d’être vu ». « Ce silence est fécond », conclut-il. C’est ainsi, que les gens de Solano sont le secteur le plus visible de la frange du mouvement piquetero qui se refuse à prendre le pouvoir étatique.

Ces piqueteros ont ils appris par cœur les communiqués de Marcos pour les répéter comme des perroquets dans le seul but d’impressionner ? Comment alors ? Où réside le secret de cette « convergence » des discours et des façons d’aborder la lutte pour le changement social ? À mon avis, les points communs entre piqueteros et zapatistas (ainsi qu’entre d’autres mouvements de pauvres, et d’exclus qui permettent d’affirmer qu’ils appartiennent à une même famille de mouvements), sont au nombre de trois : la lutte et la résistance, en tant qu’acteurs et non comme subordonnés, en cultivant leurs différences ; l’autonomie comme point d’orgue de la résistance, mais aussi de la construction d’une autre société ; et la création ici et maintenant de nouvelles relations sociales, qui sont de fait la clé de voûte de ce monde nouveau.

Vivre et résister

D’une certaine manière, les chômeurs sont les Indiens de la société industrielle. Mais ces chômeurs sont autre chose que des gens sans travail. Solano, comme d’autres quartiers où sont apparus les piqueteros, a son histoire. Elle débutte en 1976 ou 1977, en pleine dictature. Le diocèse de Quilmes avait abrité le meilleur du militantisme chrétien argentin, où il pouvait disposer la « protection » de l’évêque Jorge Novak. À la fin des années soixante-dix sont apparues des dizaines de Communautés religieuses de base, inspirées par la théologie de libération. En 1982, le chômage, la pénurie de logement et la faim faisait des ravages.

Spontanément, des centaines de pauvres de Quilmes ont décidé d’occuper des terres incultes où ils ont établi les premières « colonies ». En quelques mois plusieurs milliers de familles ont fait surgir du néant les premiers quartiers. Elles furent les pionniers d’une forme d’occupation du territoire qui serait ensuite étendue à toute la région. C’est ainsi qu’est née « l’occupation de terres » comme forme de lutte collective et organisée, quelque chose de très semblable aux occupations que pratiquait déjà le MST dans le sud du Brésil [2].

Les occupations de 1982 représentent un tournant dans les luttes sociales argentines, et ce pour deux raisons : les nouveaux pauvres et ceux qui l’étaient déjà (expulsés des usines et des régions rurales appauvries par le nouveau modèle économique ; les autres expulsés de la capitale, par la dictature militaire) parviennent à ouvrir des espaces territoriaux dans lesquels ils construisent leur vie quotidienne, et par ailleurs le font à partir d’organisations de type nouveau, différentes des syndicats et des formes habituelles d’organisation.
Le fait que ce soit des Communautés qui en prenaient l’initiative (au-delà du caractère religieux de ces dernières), a signifié une rupture avec la tradition corporative et hiérarchique de la gauche et du mouvement syndical au moins en ce qui concerne la question de l’organisation.

Ce que nous observons dans les « colonies » de Buenos Aires n’est pas très différent de ce qui s’est déjà fait dans quelques centres urbains d’autres villes latino-américaines. Je pense à El Alto ou même à Montevideo, entre d’autres. Ces nouveaux pauvres semblent avoir compris que leur situation de marginalisation ne sera résolue par aucun État national et de fait, ils se sont mis à travailler pour assurer leur survie quotidienne.

L’UTD (Unión de Trabajadores Desocupados) de Général Mosconi, un ville de 15 mille habitants dans le Nord de l’Argentine, qui vivait de la compagnie pétrolière d’État privatisée par Carlos Menem, a été un des berceaux du mouvement piquetero. Ses résultats sont spectaculaires : les piqueteros sont à la tête de 31 potagers, d’une exploitation agricole complète, de modules de recyclage de bouteilles, de pépinières, d’ateliers de métallurgie et de menuiserie dans lesquels ils fabriquent des chaises et des lits, une ferme agricole de 150 hectares, un élevage de porcs et autres animaux ; ils ont construit une salle à manger communautaire pour les indigènes de la zone et une salle pour prodiguer les premiers soins

Il y a 2.000 personnes liées aux projets de l’UTD, ayant des relations communautaires et horizontales, sur une population active de 8.000 [3].

À Solano, les boulangeries, les potagers et les ateliers de maroquinerie ont déjà trois ans d’existence. Les piqueteros ont maintenant mis en place des élevages de porcs et de lapins, ils commencent à élever des poissons dans les silos d’une huilerie abandonnée. Peu à peu, la production devient un des piliers les plus solides du mouvement, et les quelques expériences initiales sont étendues à d’autres groupes. Le Mouvement Teresa Rodriguez (MTR), qui a une orientation très différente de celle de Solano (parti pris d’une révolution avec prise du pouvoir , par ailleurs elle ne se construit pas de manière horizontale), dispose déjà de plus de cent unités de production. Plusieurs MTD d’Aníbal Verón disposent d’une vaste gamme d’ateliers de production, outre les potagers classiques et les boulangeries.

Plusieurs cantines du mouvement sont sur le point d’assurer l’autosuffisance avec ce qu’elles produisent dans leurs potagers urbains, et ils envisagent de pouvoir se passer de l’aide alimentaire fournie par l’État. D’autres, comme le MTD de La Matanza, ont investi le terrain de l’éducation, avec la construction d’une école par les propres piqueteros, où les familles jouent un rôle d’importance dans la définition des contenus et des méthodes pédagogiques.

Toujours dans cette optique, des relations entre groupes de piqueteros sont nouées, entre usines autogérées et assemblées de quartier : des boulangeries tenues par des piqueteros approvisionnent quelques usines. En retour, les produits qu’elles fabriquent sont distribués aux chômeurs ; et quelques assemblées vont même jusqu’à créer un réseau de distribution. La coopérative l’Asamblearia, qui « promeut la production, la distribution, la commercialisation et la consommation de biens et services auto-gérés, fruit de la propriété collective des travailleurs », est une des initiatives les plus remarquables, puisqu’elle comprend la distribution de produits des piqueteros, de ceux des assemblées de quartier, des paysans et aussi de quelques usines autogérées [4].

Ces autres expériences « urbaines » méritent notre attention : elles montrent qu’il est possible d’ouvrir des espaces de rencontre entre différents secteurs sociaux, et que dans les grandes villes, il est possible de travailler avec des critères semblables à ceux retenus dans les zones rurales.

Ceux qui ont créé « l’Asamblearia » ont commencé en mars 2003, quand un groupe de quelque trente habitants résidants dans la zone nord de la ville de Buenos Aires (typique zone de classe moyenne) et appartenant à l’Assemblée de quartier Núñez et à l’Assemblée Populaire de Núñez-Saavedra, se réunirent « pour constituer la Coopérative Logement, Crédit et Consommation l’Asamblearia Limitée  ».

Les membres du groupe s’expriment ainsi : « À partir d’alors et jusqu’à la mi-juin 2003 trente autres membres se sont associés à l’Asamblearia, voisins de la zone, d’autres quartiers de la ville, de provinces argentines et même de l’extérieur. Par exemple la coordination entre membres de plusieurs assemblées dans ce qu’il convient d’appeler « la Bourse et la Vida », une expérience d’achats communautaires très précieuse qui a permis à ses membres d’entrer en contact direct avec différents producteurs à la fois à la campagne et en ville, et dont la caractéristique commune était la volonté de développer une production autogérée ».

Ces initiatives vont à l’encontre de la prétention de l’État « d’intégrer » ceux qui vivent à la marge : ce qui suppose de les intégrer comme subordonnés après avoir « gommé » les différences culturelles et sociales à travers un processus d’homogénéisation, en utilisant la carotte du travail et l’accès à la consommation comme stimulants.

L’autonomie moteur de la lutte

La lutte pour l’autonomie est un des aspects les plus importants tant pour les zapatistes que pour les piqueteros, et ce bien que leurs cheminements respectifs soient très différents. En Argentine, vers le milieu des années 90, l’autonomie était quelque chose comme une déclaration de principes : des dizaines de collectifs se sont déclarés autonomes des partis, de l’État et des centrales syndicales. Il pensaient ainsi surmonter la traditionnelle division du travail qui prévalait entre le parti et les mouvements populaires, alors que l’immense majorité des partis de gauche étaient en faillite et avaient démontré leur incapacité d’aller au-delà des pratiques syndicales corporatives et dépendantes de l’État.

C’était une mesure de protection nécessaire, d’autant plus utile pour engager la construction d’une nouvelle génération d’organisations et de mouvements, qui rejetaient la tutelle des partis et syndicats. Aujourd’hui encore, une décennie après l’apparition de ces centaines de groupes autonomes, le caractère « défensif » de la proposition est encore l’aspect dominant, bien que commence à poindre dans les pratiques quotidiennes la volonté d’aller au-delà. Notamment en faisant vivre ces pratiques autonomes

Une rétrospective nous permet de voir la chose suivante : il y a dix ans la lutte s’établissait pour la création de groupes autonomes, et autogérés. Ce dernier point est désormais un acquis , tant parmi les organisations de chômeurs que dans les assemblées de quartier et d’autres mouvements.

Tout a débuté aux alentours du 19 et 20 décembre (les piqueteros d’abord, puis les assemblées ensuite), par la création d’espaces sociaux dans lesquels l’autonomie se met en marche. Ainsi la création de groupes autonomes a été la particularité du début des années 90, alors que la création d’espaces pour la survie et la résistance (cantines, soupes populaires, dispensaires santé, unités de production etc..) sont caractéristiques de la période actuelle, laquelle se situe aux environs de l’an 2000, au sommet de la mobilisation. La création d’espaces autogérés et l’horizontalité, sont des aspects nouveaux qu’apporte le mouvement actuel par rapport au vieux mouvement ouvrier.

Mais l’enracinement territorial présente quelques difficultés et défis. Les groupes ont été capables de construire des espaces autonomes, « des entrepôts tournés vers l’intérieur ». Cela a probablement été nécessaire, voire indispensable, dans la première étape de la création des nouvelles réalités, qui ont eu besoin de s’affirmer à contre-courant pour pouvoir voir le jour et survivre. Après presque sept ans, ces expériences collectives cherchent à aller plus loin, à investir de nouveaux espaces, à se développer.

Au contraire, elles craignent l’asphyxie en restant cantonnées dans leurs entrepôts. Il ne s’agit pas là d’un débat théorique, mais des débats qu’ont déjà conduit quelques groupes sur la base d’une réflexion sur les limites du travail effectué jusqu’à présent.

En règle générale, il semblerait que nous vivions une transition depuis les groupes autonomes vers des territoires autonomes. Comme toute transition, elle est désordonnée, disparate, dans laquelle ce qui vient de naître n’apparaît pas de manière claire et nette. Beaucoup de groupes contrôlent déjà des territoires épars dans leurs quartiers ou dans d’autres lieux, beaucoup d’entre eux situés dans la sphère familiale mêmes, et que ces familles mettent à la disposition du mouvement.

Mais s’enraciner dans le territoire urbain suppose d’accepter dans le mouvement l’hétérogénéité sociale qui existe dans les quartiers : le MTD de Solano, par exemple, ne regroupe pas seulement des chômeurs mais aussi des chômeurs ayant trouvé un emploi et à des gens qui ne l’ont jamais été. Certains MTD ont rebaptisé le "D" de « desocupados » (chômeurs) par celui de dignité.

Il s’agit d’un long processus qui ne dépend pas seulement des espaces physiques, mais surtout de la possibilité de créer des Communautés - et par conséquent des territoires - dans chaque quartier où elles sont implantées. Sur ce point nous ne disposons pas d’exemples d’expériences urbaines récentes (sauf celles de Villa El Salvador à Lima et El Alto à la La Paz), de fait la plupart des expériences connues se trouvent dans les zones rurales du Mexique, de l’Équateur, de la Bolivie et d’autres pays.

Un monde nouveau, dans les marges de l’ancien

L’image que présente une bonne partie du mouvement social argentin, et latino-américain, est celle d’une infinité d’îlots qui tendent à se transformer en barques « pour entrer en contact avec une autre île et avec une autre, puis une autre... », comme indiquait un des communiqués du sous-commandant Marcos [5].

La particularité de cette vision du changement social, est que chacun de ces bateaux ne reproduit pas le vieux monde, mais incarne des portions significatives du monde auquel nous aspirons : des relations non hiérarchiques et horizontales, liens et valeurs à caractère communautaire, autonomie, et autogestion de chaque « îlot », entre autres.

Dans quelques villes latino-américaines, nous sommes à un tournant, un changement de longue durée, appelé à avoir de profondes répercussions : les formes de résistance et de construction d’un monde nouveau qui sont nées et qui se sont enracinées dans des zones rurales, commencent à s’implanter dans quelques grandes villes. C’est la première fois que dans la métropole, cœur du capital et de la domination, ceux d’en-bas sont capables d’ouvrir des espaces autonomes à partir desquels ils résistent au système, le défient et dans lesquels ils construisent des mondes nouveaux. Les projets de et pour de la survie commencent à s’articuler comme des îlots de ce monde nouveau.

Certes, comme l’indique Aníbal Quijano, la tendance parmi les chômeurs à aller vers « l’organisation d’unités de production orientées vers la réciprocité, vers l’occupation et la gestion collective de terres et d’usines abandonnées » est un phénomène nouveau dans des pays comme l’Argentine, alors qu’« elle est historiquement enracinée dans des pays comme le Pérou, l’Équateur ou le Mexique » [6]. Toutefois, il existe au moins deux différences importantes : les expériences qu’évoque Quijano ont été menées par des migrants ruraux dans les villes dans lesquelles ils arrivaient récemment en quête « d’inclusion », bien qu’ils ne l’aient jamais formulé de cette manière.

Désormais, il s’agit de personnes qui ont été des citoyens et ont perdu cette condition, qui ont été expulsés par le néo-libéralisme de leur condition « d’ inclus ». Ils ne cherchent pas à être des salariés, des citoyens, ni des ouvriers, mais à construire un autre type de relations dans le lieu qu’ils occupent maintenant, et qui a été volontairement construit comme part « d’un autre » projet historique et social. La seconde différence est que les unités productives ne sont pas des initiatives individuelles pour la survie, mais les constructions collectives de ces mouvements.

Des processus semblables voient le jour dans les potagers urbains de Montevideo (Uruguay) et aussi dans les assemblées de quartier d’El Alto (Bolivie). Le premier cas est remarquable : à l’hiver 2001, pendant la crise économique et financière, plusieurs centaines de potagers ont été crées spontanément - familiaux et communautaires - pour affronter la crise alimentaire que traversaient les plus pauvres. Deux ans plus tard, il existe plus de 150 potagers « familiaux ou collectifs » et communautaires en pleine zone urbaine.

Les premiers sont des potagers installés dans des maisons particulières, mais sont cultivées à tour de rôle par les voisins de la zone ; les potagers communautaires sont situés dans des espaces occupés par ceux qui les travaillent.

Dans les deux cas, on enregistre des formes d’organisation stables autour du potager qui est l’axe majeur des assemblées de quartier qui ont dû gagner leur autonomie vis-à-vis des partis politiques, des syndicats et des communes. Les groupes pionniers ont traversé durant deux ans diverses situations, à la fois critiques et de croissance, qui dans beaucoup de cas ont consolidé des liens qu’eux-mêmes définissent comme « communautaires ». La profondeur des changements enregistrés en relativement peu de temps, est démontrée par l’évaluation faite par les femmes du Potager Communautaire Amanecer, dans le quartier populaire de Sayago :
« Au départ nous avions une fiche où chacun annotait les heures travaillées. À la récolte chacun recevait selon ce qu’il avait travaillé. À notre surprise, au cours d’une réunion au mois de septembre, il a été proposé de ne plus annoter les heures. Ceci nous a énormément réjouies, car cela démontrait que le groupe commençait à avoir une conscience communautaire.
Nous procédons ainsi jusqu’à ce jour Après le travail chaque membre retire le nécessaire pour nourrir sa famille
 » (Oholeguy, 2004 : 49).

Trois mois plus tard, le groupe de « jardiniers » (environ 40, en grande majorité femmes et jeunes) est parvenu à l’autosuffisance et a décidé de cesser de recevoir les aliments distribués par la commune, en indiquant qu’il préférait qu’ils soient distribués dans des « soupes populaires » ou à d’autres groupes qui en auraient besoin.

Dans une autre zone de Montevideo, dans le quartier Ville García, le réseau de potagers familiaux et collectifs comprend 20 potagers. Comme dans d’autres cas, au début ce furent des expériences isolées qui ont été coordonnées jusqu’à créer un groupe qui effectue des journées hebdomadaires en rotation dans tous les potagers.

Les réalisations sont remarquables : consolidation de groupes travail, capacité à maintenir les repas collectifs en fonction de la production des potagers, en dépendant de moins en moins des aliments donnés par l’État, création d’une serre et d’une banque de semences pour fournir tous les potagers la zone, l’édition d’un bulletin mensuel du groupe et la coordination avec les autres initiatives de Montevideo matérialisé par la première Rencontre d’Agriculteurs Urbains en octobre 2003.

Les avancées réalisées par les groupes de « jardiniers » (ils se sont ainsi nommés, se donnant ainsi une nouvelle identité), au cœur de la solitude urbaine et de l’angoisse pour la survie, montrent que même dans nos grandes villes, rongées par la fragmentation et un individualisme féroce, il est possible de construire des liens d’un autre type au nez et à la barbe du pouvoir globalisé.

Nouvelles relations dans de nouveaux territoires

Un samedi de la fin d’août nous avons eu un échange long et fécond avec un groupe de camarades de Solano. À cette occasion nous nous trouvions dans une huilerie abandonnée qu’ils occupent et partagent avec le réseau de troc. Il s’agit d’une petite propriété dans l’avenue Calchaquí de Quilmes, à une heure du centre de Buenos Aires.

Elle est située dans une traditionnelle zone industrielle urbaine, pauvre à cause du chômage, mais très différente des autres communautés « piqueteros » en particulier très différente de celle du quartier de San Martín où est né le MTD. Une partie de l’ex-usine est un hangar énorme de plus de mille mètres carrés, où sont dressées des dizaines de stands, presque toujours tenus par des femmes, où elles exposent des produits divers qui seront acquis par des « proconsommateurs » (à la fois producteurs et consommateurs) qui payent avec des « bons », et non avec de l’argent. Le MTD de Solano occupe le reste de la propriété.

À côté du hangar du troc, où se trouvaient les silos de l’huilerie , se trouvent huit grandes cavités au fond cimenté où ils commencent maintenant à élever des poissons pour les cantines du mouvement. Entre autres, leurs projets sont les suivants : ils ont déjà des porcs et des lapins dans une autre usine abandonnée, divers potagers et maintenant les poissons, et dans quelque temps ils commenceront à cultiver une propriété de trois hectares qu’ils ont obtenu, où ils espèrent produire les aliments pour tout le mouvement. L’obsession de Solano est « de produire son autonomie », qui sera effective le jour où ils ne dépendront ni des subventions, ni des aliments que leur livre l’État.

Continuons, dans une maisonnette au fond, fonctionne une petite unité d’herboristerie et d’acuponcture. Cela semble incroyable : des femmes très pauvres attendaient là qu’Augusto leur place les aiguilles. Une technique qui avant n’était accessible qu’aux seules classes moyennes et hautes, tant par son coût élevé, que par les difficultés culturelles pour que les pauvres accèdent à autre chose que les pilules que les multinationales pharmaceutiques distribuent dans le premier monde, cette technique est maintenant adoptée par les femmes de Solano.

Le projet est baptisé « Santé Rebelle », et a pour devise : « L’homme nouveau en réalité est le même que l’ancien, mais il devient bon en approchant les choses avec dignité, c’est-à-dire, avec respect ». En dessous la signature : « Sous-commandant Marcos ».

[1« El ser o no ser de las asambleas », http://www.lavaca.org

[2« Siempre estamos dando el primer paso », Masiosare, 30 mai 2004

[3« Tiempo de guerras y emancipaciones en las tierras del petróleo » par Claudia Korol, http://www.rebelion.org

[5« El mundo : siete pensamientos en mayo de 2003 » par le Subcomandante Insurgente Marcos, Rebeldía n°7, mai 2003

[6« El laberinto de América Latina, ¿hay otras salidas » par Aníbal Quijano, OSAL n°13, Buenos Aires, janvier-avril 2004