Merci beaucoup Monsieur le Président, le moment est venu de donner la parole au peuple de l’Europe, même si c’est symbolique. Nous avons quatre personnes ici représentantes du public, et quatre journalistes qui vont s’adresser à nos invités. Nous allons commencer par entendre M. José Antich, directeur du quotidien La Vanguardia.

Bonsoir à tous. Je vous remercie de me donner la parole après les brillantes interventions du président français, M. Chirac, du président espagnol, M. Rodriguez Zapatero et du président de la Généralité, M. Pasqual Maragall. On m’a demandé d’adresser ma question au président Chirac. Dans un article récent publié dans la revue Foreign Affairs et intitulé « Òauver l’OTAN de l’Europe », Jeffrey L. Cimbalo, membre du Conseil des relations extérieures a écrit que l’intégration politique de l’Union européenne représente le plus grand défi pour l’influence des États-Unis en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. En plein établissement de la Constitution européenne qui souligne la nécessité d’une politique étrangère et de défense commune, comment considérez-vous, Monsieur le Président, que la défense de l’Europe puisse être une aide pour l’OTAN ?

M. Jacques Chirac - Je voudrais d’abord rappeler la nature du lien qui existe entre les deux rives de l’Atlantique. J’évoquais tout à l’heure le monde multipolaire qui se dessine inéluctablement, ce qui veut dire que, dans les décades qui viennent, nous aurons une Chine puissante, une Inde puissante, de grands ensembles puissants. Il est dans la nature de l’homme, c’est son histoire qui en témoigne, hélas, d’être volontiers combatif. Imaginons que ces grands ensembles n’arrivent pas à s’entendre, que nous n’ayons pas préalablement réussi à mettre sur pied une organisation mondiale, une ONU renforcée, rénovée qui puisse dire la loi dans le monde. Imaginez que tel ou tel de ces groupes veuille déclarer la guerre à l’autre, vous vous rendez compte de l’ampleur des conséquences que cela pourrait avoir.

Dans ce monde, les deux grands pôles qui adhèrent fondamentalement aux même valeurs, c’est l’Amérique du Nord et l’Europe. Mais il n’y a pas de réelle solidarité s’il n’y a pas de réelle égalité, un égal respect des uns et des autres, c’est fondamental. D’où l’évidente nécessité pour l’Europe de se renforcer dans tous les domaines, y compris celui de sa défense, et, à partir de là, d’entretenir une relation avec les États-Unis qui est dans la nature des choses parce que, je le répète, nous sommes les deux pôles qui se réfèrent aux même valeurs fondamentales.

C’est dans cet esprit que la Constitution permet d’avancer. L’Europe de la défense a déjà fait beaucoup de pas en avant. L’Europe s’est présentée au cours de ces dernières années en Afrique, dans les Balkans, sur un certain nombre de terrains d’opérations en tant que telle et unie. Elle doit renforcer cette unité et elle doit être capable d’apporter à l’organisation de l’OTAN, quelque chose qui ne soit pas simplement des forces en ordre dispersé, mises à la disposition des Etats-Unis. Elle doit apporter quelque chose de cohérent, pouvoir discuter avec les Etats-Unis et déterminer ensemble une politique commune.

J’ajoute qu’il peut y avoir des circonstances où l’Europe entend s’engager pour des raisons tenant à ses valeurs ou ses intérêts à défendre, sans que, pour autant, les Etats-Unis s’estiment concernés. Il faut donc que l’Europe ait également une capacité propre pour intervenir et défendre ses valeurs et ses intérêts. On ne peut pas imaginer, dans notre contexte politique commun réaffirmé par cette Constitution, que l’Europe puisse avoir des pulsions agressives ou guerrières. Elle sera toujours, par nature, compte tenu de sa structure actuelle et future, un élément de modération, forcément. Mais elle doit être un élément qui peut également défendre, en cas de besoin, et seule, les intérêts ou les valeurs qui sont les siens.

Voilà pourquoi je crois que ce qui a été fait jusqu’ici, dans le domaine de la défense européenne, qui est renforcé par la Constitution, qui matériellement se traduit par la création de l’Agence européenne d’armement, qui se traduit également par une bien meilleure coopération entre nos différentes armées, que tout cela permet un équilibre souhaitable et que je considère comme tout à fait nécessaire.

Q - Bonsoir. Aujourd’hui, nous parlons de politique en lettres majuscules, de succès politiques européens qui ont toujours été accompagnés d’autres succès économiques, qui ont été vus comme étant très tangibles par les citoyens, en termes de plus grande compétitivité, de plus grand bien-être. Je vous rappellerai trois de ces succès : l’origine même de cette Union, éliminer la guerre entre les Européens, et l’instrument économique la CECA. Le deuxième succès, plus récent, une grande cession de souveraineté, l’une des plus importante, l’euro, et par conséquent un instrument puissant de stabilité économique et financière. Et maintenant la Constitution. Notre grand défi économique, la compétitivité dans l’économie mondiale, c’est la question, Monsieur le Président. Considérez-vous que la Constitution favorise les incitations et nous donne la possibilité de nous doter de mécanismes afin que l’Europe soit une économie compétitive à l’échelle mondiale ?

M. José-Luis Zapatero - Il est vrai que l’Europe a fait son chemin sur deux bases très solides, d’une part l’économie, d’autre part la politique. Peut-être l’économie est l’expression d’un projet, d’une volonté politique, et l’économie dans le texte constitutionnel que nous allons voter le 20 février consacre un modèle, à savoir l’économie sociale de marché. Je crois que le temps a bien montré que c’est le modèle qui permet de parvenir à un plus grand développement, à une plus grande croissance et en même temps à une politique qui permette de mieux redistribuer les revenus.

Par conséquent, il est très important de bien nous rappeler que le modèle économique consacré dans la Constitution européenne, c’est le même modèle que celui consacré dans la Constitution espagnole en 1978. Ce n’est pas un simple modèle de liberté économique, c’est également une économie de marché, avec un engagement, celui de proposer tout un éventail de politiques sociales et de rechercher une répartition, une redistribution juste des revenus.

Chaque fois que la Constitution exprime un mandat ou une orientation, l’intention d’unir les politiques économiques de chaque pays, et l’expression des objectifs communs les plus forts, de la part de la Commission, du Conseil ou du Parlement, eh bien, c’est une façon de renforcer, sans aucun doute, ce qui est pour moi l’un des grands défis de l’Union européenne. Savoir nous transformer en l’économie à l’heure actuelle la plus forte qui soit basée sur la connaissance est la stratégie de Lisbonne.

Pour cela, nous avons, à mon avis, devant nous, une année 2005 décisive. L’année 2004 a été la grande année politique de l’Union européenne et cela c’est très important, c’est la base même. La réunification, l’élargissement de l’Europe ont été consolidés avec les dix nouveaux pays venant de l’Est. Nous avons adopté un texte constitutionnel européen, il y a eu des élections européennes, une nouvelle Commission européenne et le Parlement européen a montré sa maturité après différents événements avec la Commission. Maintenant, une fois la force politique garantie, l’Union européenne a comme objectif économique en 2005 la compétitivité, parce qu’il me semble essentiel que, tout au long du développement de la Constitution, la Commission prenne le "leadership" sur ce que doit être l’accomplissement de la stratégie de Lisbonne. C’est tout ce qui concerne le développement scientifique, technologique, éducatif, la formation. Les perspectives financières, le cadre financier 2007-2013, doivent être le cadre de la solidarité et de la cohésion avec pour référence essentielle ou comme une nouvelle référence importante le développement technologique.

Par conséquent, tous les écarts technologiques qui existent en Europe sont à combler. Nous devons renforcer les mécanismes communs, l’espace supérieur de l’enseignement, l’espace commun de la recherche et la cohésion en matière technologique. Tout cela dépendra en grande mesure des initiatives que nous aurons prises dans les années à venir au sein de l’Union européenne. Mais il ne fait aucun doute que l’Europe est l’espace économique le plus vaste du monde, l’espace libre le plus vaste et c’est ce qui, à mon avis, lui donne la possibilité d’avoir le leadership de la compétitivité. Pour cela, il nous faut des politiques technologiques, mais également des politiques industrielles européennes. Je suis convaincu, là encore, que nous sommes tout à fait d’accord avec le président Jacques Chirac.

M. Javier Vidal-Folch, directeur du quotidien El Païs : Monsieur le Président, ce que vous avez dit de l’Europe en tant que puissance de la modération me semble remarquable, d’autres parlent de puissance civile. Alors que, pour que l’Union européenne puisse réellement jouer un rôle modérateur, il faut qu’elle soit unie. Or, nous avons vu des moments où l’Europe a été unie au Kosovo, en Macédoine, au Congo, sur une opération dirigée par les Français en Albanie, et puis il y a eu des moments où l’Europe n’a pas parlé d’une seule voix, comme en Bosnie et pendant la guerre de l’Irak. La Constitution européenne crée de nouveaux postes, de nouveaux instruments pour développer cette politique étrangère commune et de défense à laquelle vous avez fait allusion tout à l’heure. Parmi ces instruments, il y a la création du poste de président du Conseil européen et celui de ministre des Affaires étrangères afin de renforcer le rôle de ce qu’est actuellement le Haut Représentant pour la PESC et le service diplomatique dont on a beaucoup parlé mais qui est extrêmement important. J’aimerais savoir quelle est votre conviction intime. Est-ce qu’a votre avis ces instruments seront suffisants pour que l’unité soit la norme et non pas les désaccords, à partir de maintenant, pour surmonter les clivages traditionnels entre les Etats, les gouvernements européens à l’heure de mettre sur pied une politique étrangère commune ?

M. Jacques Chirac - Vous savez, la perfection n’est pas de ce monde, et les objectifs que l’on se fixe exigent un certain délai pour être atteints. Vous avez raison de dire que, dans le domaine de la politique étrangère, on aurait pu le dire aussi dans d’autres domaines, il y a eu des divergences de vues qui sont apparues et qui ont montré que l’Europe n’était pas unie, en tous les cas, pas unie comme on pourrait souhaiter qu’elle le soit, c’est vrai. L’exemple le plus caractéristique a été les réactions des uns et des autres au moment de l’engagement de la guerre en Irak.

Il faut tout de même reconnaître, quand on regarde le verre non plus à moitié vide, mais à moitié plein, que dans bien d’autres domaines on a réussi à progresser, que petit à petit une conscience européenne est née. Le fait que nos ministres des Affaires étrangères se réunissent régulièrement, plusieurs fois par mois, et en tous les cas dès qu’il y a un problème particulier, ne veut pas dire que l’on arrive automatiquement à une solution commune, mais que l’on s’est déjà au moins donné tous les moyens d’y arriver et généralement on y arrive.

Alors nous voulons faire un pas supplémentaire, car tout cela ne peut pas, on ne peut pas effacer les ambitions ou les intérêts de chacun des pays qui composent l’Europe, du jour au lendemain. On va faire un pas supplémentaire important avec les nouvelles institutions prévues par la Constitution, c’est vrai que le fait d’avoir un président du Conseil européen élu pour deux ans et demi, renouvelable une fois et étant à temps plein donne à ce président, tout de même, une autorité très supérieure à celle que nous avons dans notre système actuel. C’est un progrès important qui devrait se diffuser dans tous les domaines, y compris celui de la politique étrangère.

C’est vrai que le rôle accru donné au Parlement européen va dans le même sens. Et c’est vrai surtout avec la décision que nous avons prise concernant le ministre des Affaires étrangères. Certes, je l’ai dit, nous avons une concertation permanente, mais maintenant, elle va être institutionnalisée. Nous allons avoir un ministre des Affaires étrangères qui va être le président du Conseil européen des Affaires étrangères. Il aura donc une autorité importante et pérenne, ce qui est essentiel et de surcroît, il sera membre de la Commission et vice-président de la Commission, ce qui fait qu’il aura véritablement, je dirais, un pied dans chacune des institutions, ce qui va lui donner une autorité personnelle forte. J’ajoute que la décision que nous avons prise en commun est que le premier de ces ministres des Affaires étrangères sera automatiquement en position dès que la Constitution sera ratifiée côté espagnol. Cela nous donne confiance, puisque c’est M. Javier Solana qui va être le premier ministre des Affaires étrangères. Cette décision a déjà été prise au niveau européen.

Déjà ses fonctions actuelles lui ont permis de faire des choses positives, on l’a vu tout récemment en Ukraine où son rôle a été très important. On l’a vu avant sur d’autres terrains. Mais le pouvoir du ministre des Affaires étrangères va être considérablement renforcé. Donc, petit à petit, la cohérence se fait, les intérêts vont pouvoir être gérés plus facilement en commun. Cela ne veut pas dire que nous ne risquons pas d’avoir une crise à un moment ou à un autre, mais je crois que l’on s’est donné tous les moyens d’éviter cette crise et d’éviter de faire en sorte que l’intérêt général européen l’emporte de plus en plus. La vérité, c’est que je ne crois pas qu’une autre crise du type de l’Irak puisse intervenir dans les mêmes conditions après la mise en œuvre de la nouvelle Constitution.

Etudiante de troisième année de Sciences politiques, je souhaite poser une question au président José-Luis Zapatero. Bonsoir à tous et à toutes. En tant que membre de ce collectif, je sais que pour un grand nombre d’étudiants le programme de bourses Erasmus équivaut à l’Europe, alors ma question est de savoir s’il y aura un modèle éducatif européen qui parie pour un enseignement public ou est-ce que chaque pays fera librement ce qu’il entend ?

M. José-Luis Zapatero - Alors, l’un des succès les plus remarquables du processus de l’Union européenne, c’est peut être justement le programme de bourses Erasmus. Et ce qui a alimenté cette vision solidaire, ouverte, d’échanges entre les peuples, c’est précisément cette possibilité qu’ont les jeunes et ils sont nombreux parce que maintenant, en Espagne, il y a plus de 170.000 jeunes qui ont participé à ce programme. Nous avons donc des centaines de milliers de jeunes européens qui viennent passer leur année Erasmus ici, en Espagne. Je crois que l’Espagne est d’ailleurs le pays d’Europe qui reçoit le plus de demandes de la part des étudiants, ce qui est somme toute assez compréhensible, vous connaissez nos qualités.

L’Union européenne, et la Constitution d’ailleurs le dit en toutes lettres, construit une sphère d’éducation et d’enseignement supérieur commun. Nous avons commencé à élaborer plusieurs décrets de modification des diplômes de premier et de deuxième cycle en Espagne, en vue de l’équivalence entre toutes les formations et tous les diplômes de l’Union européenne. Ceci va d’ailleurs avoir une importance transcendantale parce qu’en quelques années nous allons assister à ces ajustements, à ces adaptations de façon à ce que les différences entre systèmes, entre types d’enseignements soient pratiquement gommées. Ceci va ouvrir une multitude de possibilités, d’opportunités à tous les jeunes européens et, bien sûr, à tous les jeunes de notre pays.

Par ailleurs, l’Union européenne -et la Constitution le dit également- a consolidé peu à peu un espace commun dans le domaine de la recherche. Quelque chose qui a d’ailleurs été couronné de succès et j’ai eu la chance de partager avec le président Chirac un projet commun comme l’Airbus A 380 que nous avons lancé, il y a peu de temps, ensemble. Cela nous a permis de damer le pion aux Américains, ce qui n’était pas chose facile, et nous avons construit le plus gros porteur de l’aviation civile. S’il n’y avait pas eu d’Union européenne, si nous n’avions pas eu cet espace commun de recherche et de production technologique, l’Espagne, l’Angleterre, la France et l’Allemagne n’auraient pas pu construire ce projet ensemble.

Il est clair que toute Constitution qui a un parti pris en faveur des citoyens, des populations, de la sphère publique, qui définit notre espace de coexistence comme une sphère de liberté et de droit, doit fatalement, même si c’est implicite, défendre une éducation qui encourage une égalité de fait et un enseignement public. Et je suis, quant à moi, intimement convaincu que si l’Europe veut devenir chef de file dans la technologie et la recherche, elle doit miser sur un enseignement public et je crois que la Constitution mise d’ailleurs dessus très clairement.

M. Jacques Chirac - Je voudrais simplement ajouter une chose pour répondre à l’étudiante. Il y a deux ou trois ans, en France, est sorti un film qui a eu un immense succès, et ce film s’appelait "l’Auberge espagnole", il était de Cédric Klapisch, et cela se passait à Barcelone. C’était l’histoire de jeunes Français qui venaient faire leur stage ici et qui, tout d’un coup, découvraient en quelque sorte que la vie ce n’était pas seulement leurs petites villes ou leurs villages de France. Le principal acteur disait à un moment : "C’est à Barcelone que je suis devenu européen". Et c’est tout un signe, c’est vrai qu’il y a une forte propension à venir en Espagne pour les jeunes d’Europe, c’est évident pour beaucoup de raisons, mais c’est vrai que l’Espagne a su créer un climat qui était tout à fait propice au développement de l’Europe. Je voudrais aussi dire combien je partage le sentiment de M. Zapatero, d’une part sur la nécessité de profiter de cet extraordinaire progrès qu’a permis l’Europe qui est celui de voyager et de travailler dans chacun des pays pour les jeunes.

Le programme Erasmus en est un exemple, mais également l’ensemble des réseaux qui se développent entre universités, le développement de la reconnaissance des diplômes, qu’évoquait tout à l’heure le Premier ministre, le développement des échanges entre étudiants. Tout ceci est évidemment essentiel.

Et puis, sur le plan de la recherche et de la réalisation, c’est vrai que l’on a évoqué l’Airbus. Ensemble, nous avons fait l’Airbus. Ensemble, nous avons fait la première compagnie mondiale de construction aéronautique, puisqu’Aibus a, aujourd’hui, sensiblement dépassé Boeing. Mais aucun d’entre nous ne l’aurait fait seul, naturellement. Nous n’avions pas, chacun d’entre nous, aucun n’avait la taille critique pour le faire seul. De la même façon, nous avons fait Ariane. Nous aurons, je l’espère, ce soir un nouveau succès. Mais nous avons fait Ariane ensemble. Nous ne l’aurions pas fait seul. Personne. On s’est exclamé d’admiration, il y a quelques jours, devant les images qui sont arrivées de Titan, du satellite Huygens, de la mission Cassini qui nous a apporté des images d’un milliard trois cents millions de kilomètres. Extraordinaire !

Cela, encore, ne pouvait se faire qu’ensemble. Or, c’est bien la recherche qui nous permettra dans l’avenir d’avoir les applications et les productions modernes, qui nous permettront de créer le travail, de donner l’emploi et de créer les revenus nécessaires à l’ensemble des Européens.

Il y a donc là quelque chose de tout à fait essentiel. C’est la raison pour laquelle j’adhère tout à fait au message du président Zapatero pour miser sur la jeunesse et sur l’éducation.

Pour le président Chirac. Merci, Monsieur le Président d’être venu parmi nous. J’ai une question sur la Méditerranée. Vous savez que la stabilité de la Méditerranée est un sujet qui nous préoccupe, non seulement nous en Catalogne, mais un peu partout dans le monde et c’est une priorité de tous les pays de l’Union. Est-ce que vous pensez que l’adoption de la Constitution va consolider le rôle stabilisateur de l’Europe dans la zone et pourra-t-elle favoriser le développement de cette région de la Méditerranée ?

M. Jacques Chirac - D’abord, je partage tout à fait votre point de vue. J’ai toujours pensé que la Méditerranée ne devait pas être un fossé mais qu’elle devrait être un pont entre ces deux rives. C’est dans cet esprit qu’a été créé le processus de Barcelone dont nous allons ensemble, prochainement, dans quelques mois, fêter le dixième anniversaire.

Naturellement, il y a encore des problèmes que je n’ai pas besoin de développer. Mais nous sommes maintenant trente-cinq pays : vingt-cinq européens et dix pays méditerranéens qui sont déterminés à améliorer sans cesse leur partenariat. Je vous le répète, des progrès ont été faits. Ils n’ont pas été ceux que nous souhaitions parce que des obstacles, et notamment des conflits, ont freiné le processus, mais je suis optimiste. En tous les cas, il est essentiel de poursuivre dans cette voie.

Alors, vous me dites : est-ce que la Constitution facilite, rend plus difficile ou est neutre dans ce processus ? Elle le facilite forcément. Elle le facilite d’abord parce que, quand une organisation marche bien, elle est plus efficace pour négocier, pour donner une impulsion, un exemple que lorsqu’elle est moins allante.

Deuxièmement, parce que, je le disais tout à l’heure, nous allons avoir, tout de même, une diplomatie renforcée. Or le processus euro-méditerranéen, c’est aussi beaucoup le résultat d’une diplomatie, les efforts d’une diplomatie. Et demain, avec un ministre des Affaires étrangères plus puissant, plus représentatif, ayant par conséquent plus d’autorité et de pouvoir, même s’il doit rester naturellement dans le cadre de la mission qui lui est accordée, nous aurons une impulsion plus forte. Comme nous voyons également, sous réserve des conflits qui existent, hélas, encore, que nos partenaires méditerranéens, de la rive Sud de la Méditerranée, sont dans le même esprit de partenariat que nous, je suis optimiste et, en tous les cas, nous serons des militants du partenariat euro-méditerranéen. Je crois, sur ce point, pouvoir également parler au nom de José-Luis Zapatero.

M. José-Luis Zapatero - Merci. Nous aurons l’occasion de débattre de ce que signifie les relations Europe-Méditerranée ici, à Barcelone, comme on l’a rappelé, pour le sommet qui se tiendra plus tard. Notre maire sera un magnifique hôte d’un sommet qui se tiendra cet automne, à l’occasion du dixième anniversaire du processus de Barcelone.

Mais ce que signifient ces relations euro-méditerranéennes comme région d’importance expriment bien la grandeur, l’importance et ce qu’implique cette Constitution en tant que progrès avancé de l’Union européenne. Si on regarde autour de nous ce qu’est la Méditerranée, en tant qu’entité territoriale, on en vient à la conclusion que tous les pays, toutes les entités regardent vers l’Europe. L’Europe, c’est un point où l’on cherche à savoir quelle solution est offerte pour des traités de coopération, d’entente, d’amitié. Les pays regardent vers l’Europe pour leur propre modernisation, leur développement, la consolidation démocratique, pour avoir un espoir de base de bien-être. Ces pays ont besoin d’une Europe unie et forte, d’une Europe plus allante, plus efficace, plus souple telle que le permettra cette Constitution.

Je parle de la Méditerranée, quelque chose de déterminant. Nous avons ce phénomène migratoire, l’un des grands défis que doit relever l’Union européenne et que notre pays et la Catalogne, connaissent bien. S’il n’y a pas de développement au sein de la Méditerranée, au Maghreb, en Afrique subsaharienne, le phénomène migratoire sera très difficile à résoudre avec un certain ordre, avec certaines garanties. L’Europe a une grande responsabilité, celle d’éviter que trop de gens viennent et, au contraire, l’Europe doit permettre que les gens restent chez eux, il faut une Europe qui soit en mesure de dessiner une politique extérieure d’envergure, avec de grands objectifs. Et s’il y a un domaine important et sensible, à cet égard, c’est bien la Méditerranée.

C’est pour cela qu’une Europe plus unie, plus forte, sera une Europe bénéficiant de meilleures possibilités de se lier avec ses voisins d’étendre et de répandre ses valeurs, de garantir progrès et développement. Seule l’Union européenne pourra le faire et nous sommes dans l’obligation de le faire. Seule l’Union européenne pourra y parvenir. Lorsque nous parlons de peuples voisins qui ont très peu d’espoir, un niveau économique très bas, eh bien, le fait d’être voisins doit permettre d’ouvrir des marchés, d’offrir de nouvelles possibilités pour que ces pays bénéficient d’un minimum de bien-être. Et cela, c’est un des grands défis que doit relever l’Union européenne.

Bonsoir, je voudrais insister sur le très grave problème de la violence domestique, de violence contre les femmes en Espagne et dans l’Union européenne, et dire que, dans la plupart des pays de l’Union européenne, il existe toujours des discriminations pour les salaires, les conditions de travail. Dans quelle mesure la Constitution européenne traite un problème aussi concret que celui-ci ?

M. José-Luis Zapatero - La question maintenant aborde un des problèmes les plus graves, les plus dramatiques que nous connaissons dans nos sociétés car c’est un problème assez généralisé. Je crois qu’il y a déjà une centaine de femmes qui sont mortes par le fait des violences domestiques depuis le début de l’année. C’est un chiffre inacceptable que l’on ne saurait accepter, qui nous dégrade en tant que société. C’est un élément qui doit tous nous inciter à mettre en œuvre les ressources dont nous disposons.

La Constitution européenne est marquée par des empreintes espagnoles, non seulement de ce gouvernement, mais également du gouvernement antérieur. L’une de ces empreintes, c’est un article qui a été repris pour s’affirmer très fermement contre toute violence domestique, contre toute domination, et un mandat aux différents Etats pour lutter contre la violence domestique et la discrimination entre les sexes. Ici, en Espagne, nous avons une loi qui entre en vigueur depuis peu contre la violence domestique, la violence entre les sexes. Une loi qui touche à des aspects préventifs, des aides qui renforcent également les punitions contre ceux qui sont des assassins et qui maltraitent les femmes. Et cette loi est étudiée par un très grand nombre de pays de l’Union européenne afin de suivre ce chemin.

Je crois que c’est la première Constitution qui se réfère de façon aussi ferme, aussi expresse à la lutte contre la discrimination de genre et la violence domestique. Vous savez que je n’aime pas les guerres, mais la seule guerre que je tiens à livrer, c’est celle contre la violence, contre le machisme.

Bonjour, j’ai une question sur la défense et le développement des droits sociaux adressée au président Chirac. Le modèle social européen repose sur la consolidation de l’Etat providence, pour nous tous, c’est un acquis, une grande réussite même. Cependant, Monsieur le Président Chirac, ne pensez-vous pas que la Constitution soit un peu timorée en ce qui concerne la défense et le développement des droits sociaux ?

M. Jacques Chirac - J’ai tendance en réalité à penser que l’on aurait pu être un peu plus ambitieux, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un compromis et qu’il y avait, parmi les vingt-cinq, des approches assez différentes de ces problèmes relatifs aux droits sociaux. En clair, il y avait ceux qui étaient particulièrement attachés à la pérennité et à l’amélioration du modèle social européen et d’autres plus attachés, je dirais, à un modèle libéral. Donc, nous sommes arrivés à un compromis.

Alors, ce compromis est-il ou non satisfaisant ? Oui, dans une certaine mesure, selon moi. Je note d’ailleurs que, sur cette Constitution, la Confédération européenne des syndicats a indiqué que cette Constitution était un pas positif pour les travailleurs ; ils l’ont indiqué clairement dans leurs commentaires. Je crois que l’on peut dire qu’elle renforce le modèle social européen. Alors, comment le renforce-t-elle ? Il y a d’abord le fait que le social figure clairement parmi les valeurs et les objectifs de la politique européenne de l’Union : affirmation de la nécessité du plein-emploi, affirmation de la nécessité d’un progrès social,et cela n’existait pas avant,même si c’était dans l’esprit des uns ou des autres, contesté par d’autres, mais maintenant c’est tout de même dans le Constitution.

Il y a la lutte contre les exclusions et les discriminations, qui a amené, par exemple, un pays comme la France à créer une Haute autorité de lutte contre les discriminations, et d’autres feront la même chose, bien entendu. Il y a l’égalité hommes-femmes, et de ce point de vue, il y a encore beaucoup à faire partout. Je dirai que c’est un sujet qui mérite une plus grande mobilisation de la part des organisations syndicales des travailleurs salariés. Nous avons fait un progrès en France, modeste, et qui va probablement nous conduire à l’améliorer par la loi, alors que je préfère, en ce qui me concerne, les améliorations quand elles viennent du dialogue social.

Mais maintenant, ces différentes valeurs, qui jusqu’ici étaient portées par les uns et les autres, contestées par les uns et les autres, sont maintenant dans la Constitution et par conséquent s’imposent à toutes les politiques de l’Union.

Deuxièmement, le Traité incorpore la Charte des droits fondamentaux ; et cela c’était un problème très très difficile à régler, parce que cette charte, il a d’abord fallu l’élaborer, certains avaient beaucoup d’ambition, d’autres, plus libéraux dirais-je, en avaient moins. Ensuite, lorsque l’on a fini par se mettre d’accord, ce qui je le répète n’a pas été facile, certains étaient tout à fait hostiles à l’idée de l’intégrer dans la Constitution. Parce que, en l’intégrant dans la Constitution, on donnait à ces principes et à ces valeurs une force contraignante permettant de saisir la justice en cas de remise en cause, et tout le monde n’était pas favorable à cela. Cela a tout de même été obtenu. Et la Constitution a intégré la Charte des droits fondamentaux.

Troisième point, et cela est aussi tout de même une garantie forte, et qui n’existait pas, le dialogue social, les partenaires sociaux, ont été reconnus dans la Constitution. Dorénavant, les partenaires sociaux sont reconnus en tant que tels par la Constitution, et non pas par le bon vouloir de telle ou telle Commission, de tel ou tel Conseil européen. Et il en va de même pour le dialogue social. Je crois que cela est un progrès non négligeable.

Quatrième et dernier point, qui pour moi est tout à fait essentiel : après une longue bataille, il faut bien le dire, et des discussions qui n’ont pas été faciles, on a reconnu le caractère particulier des services publics. Or les services publics sont au cœur même du modèle social européen. Donc, la notion de service public a été reconnue et une loi européenne va décliner leur mise en œuvre. On reconnaît la notion de service public, c’est à dire l’engagement pour les Etats d’égalité de service quelles que soient les circonstances des uns et des autres et quels que soient les endroits où ils habitent.

Tout ceci a tout de même été, au total, une avancée positive. Donc, je reconnais bien volontiers avec vous que l’on aurait pu faire mieux, j’espère qu’au fil des ans on améliorera les choses et l’on renforcera sans cesse ce modèle social dont nous sommes fiers et auxquels nous sommes profondément attachés et qui est nécessaire si l’on veut humaniser l’évolution vers la mondialisation. Une humanisation qui est absolument fondamentale pour respecter les droits et la dignité des citoyennes et des citoyens, mais c’est tout de même un pas positif dans la bonne direction.

Une dernière question ; Antonio Franco, directeur du journal El Periodico de Catalunya, pour M. Rodriguez Zapatero, chef du gouvernement d’un Etat très décentralisé, mais j’aimerais aussi entendre la réponse du président Chirac, qui incarne un modèle d’Etat avec un pouvoir central très fort, différent du nôtre : dans cette Europe structurée à partir des Etats, dans quelle mesure l’Europe des régions, des autonomies, des municipalités, va pouvoir se refléter dans les mécanismes de décision qui sont définis dans cette Constitution ?

M. José-Luis Zapatero - La grande nouveauté de cette Constitution, c’est que nous sommes passés d’une union d’Etats à une union de citoyens. Et les citoyens le sont parce qu’ils ont des droits : des droits individuels, et là, la Constitution est une constitution très avancée. Je ne crois pas qu’il y ait de Charte de droits aussi avancée que celle de la Constitution européenne en matière d’égalité entre l’homme et la femme, en matière de non-discrimination, très avancée également en matière de droits sur le mariage. C’est une Constitution qui parle de personnes, et non pas d’hommes et de femmes, et une Constitution très avancée en matière de droits sociaux.

Pour moi, la citoyenneté a un contenu de droits individuels et un contenu de droits collectifs, les droits collectifs, le droit à l’existence, au développement d’un peuple, d’une identité. Précisément, la devise de l’Union européenne, c’est : "unie dans la diversité" avec une vision large ouverte, plurielle, progressiste. La Constitution européenne est une avancée claire en matière de reconnaissance des identités, en matière d’auto-gouvernement et de décentralisation.

En fait, c’est le principe de subsidiairité qui est consacré comme étant le grand principe lorsqu’il s’agit d’organiser les différents niveaux du pouvoir européen, étatique et sous-étatique, avec un comité de régions qu’elle renforce. Les Parlements nationaux peuvent ainsi avoir une plus grande participation. Mon objectif, c’est de le faire face à un Sénat réformé, un Sénat territorial où l’on pourra participer à tout le processus législatif européen à partir des instances régionales renforcées, de même l’accès au tribunal de justice.

Par conséquent, c’est une Constitution qui représente un progrès certain en matière d’auto-gouvernement, de coopération et de proximité aux citoyens, avec ce principe de proximité et le rôle d’agent de coopération que jouent les Etats. Si en outre, dans chaque Etat, il y a une volonté de partager, de faire appel aux gouvernements autonomes, régionaux, aux municipalités dans ce processus de construction européenne, eh bien, cette volonté, si elle est effective, comme moi je tiens à le faire -et nous avons, d’ores et déjà, pris des mesures pour rétablir les représentations des communautés automnes en Europe, pour qu’il y ait une véritable participation au sein du Conseil des ministres-, je pense que ce sera quelque chose de bien plus fécond, de bien plus riche et l’Europe sera de plus en plus proche des citoyens.

C’est bien ce que dit la Constitution. Maintenant, nous pouvons dire l’Europe est la nôtre. L’Europe des citoyens. Et pour que les citoyens le ressentent bien, il faut qu’ils sachent que cette Europe est proche d’eux. C’est pour cela que l’auto-gouvernement est aussi essentiel que la proximité. C’est la Constitution de l’auto-gouvernement des peuples et des nationalités, des territoires et c’est la Constitution des municipalités, également.

Nous ferons une Europe avec cette Constitution qui sera bien plus riche, qui dépassera les vieux concepts tels que l’Etat-nation, la souveraineté. Nous construisons quelque chose de nouveau, bien plus riche, bien plus enrichissant, bien plus pluriel, bien plus vif, qui nous permettra justement à tous et toutes de vivre ensemble et de construire ensemble notre avenir.

M. Jacques Chirac - Vous avez demandé mon sentiment. Vous savez, il n’est pas très différent de celui du Premier ministre d’Espagne. Ce qui est important, c’est que la Constitution mette en exergue le principe du subsidiarité, c’est-à-dire, dise clairement -ce qui n’était pas le cas jusqu’ici-, voilà, ce qui est du niveau européen et ce qui exige une décision européenne, voilà ce qui est du niveau des pays, et il appartient aux pays de déterminer ce qui est au niveau de l’Etat et au niveau des régions ou des départements, selon les organisations territoriales. Et c’est le Parlement qui vérifie qu’il y a une bonne application et qu’il n’y a pas d’abus de ce côté.

A partir de là, je crois qu’il faut respecter la tradition, la culture de chacun. L’un des principes de notre Constitution, c’est aussi le respect de la diversité culturelle. Nous avons des cultures différentes. Dans ce domaine, il est certain que l’Espagne est beaucoup plus décentralisée que la France. Mais je ne vois pas en quoi cela peut poser un problème quelconque dans nos relations. Il faut que chacun puisse faire, pour ce qui concerne la sphère de l’Etat, ce qu’il souhaite faire, ce que ses citoyens réclament ou demandent dans le cadre de sa tradition historique, de sa culture, des évolutions d’ailleurs que cela comporte.

En France, nous avons depuis quinze ans, vingt ans, lancé une politique de décentralisation avec une prudence immense et qui déjà nous apparaît, ou apparaît à beaucoup, comme étant iconoclaste, mais on progresse petit à petit. Ne nous demandez pas d’aller plus vite que notre petite musique à nous, parce que cela ne marchera pas et qu’il y aura des réactions. Nous ne gênons personne en respectant nos propres traditions. Pas plus que nous mettons en cause les traditions espagnoles qui sont d’une nature différente.

Ce qui est important dans un collège comme le nôtre, c’est la tolérance. Il faut qu’il y ait des règles qui s’imposent à tous et c’est ce que fixe la Constitution et c’est ce qui nous manquait. Mais à partir du moment où ces règles sont fixées et respectées, là où il s’agit du domaine de chacun, chacun est libre d’organiser l’intérieur de sa maison comme il l’entend et avec, bien sûr, deux principes essentiels : la tolérance et le respect de l’autre.

Merci.

Source : présidence de la République française