Troupes US en Irak
© Rick Lomis / Los Angeles Times

Le système d’information et la guerre contre l’Irak

Comment pouvait-on justifier une attaque
contre l’Irak ? Il fallait au préalable fournir à
l’opinion publique internationale la preuve que
Saddam Hussein était en possession d’armes
nucléaires et biologiques. À cette fin, on a fondé
aux Etats-Unis ce que certains appellent le
« Bureau pour l’information et la
désinformation », en anglais l’Office of
Strategic Influence
(OSI). Pour la première fois dans
l’histoire des États-Unis, c’est le Pentagone qui
s’occupe directement de ces affaires-là. Avant, il
existait bien quelque chose du même genre,
mais ça dépendait du Département d’État. À
présent, l’Office of Strategic Influence est
aux mains de Donald Rumsfeld [1].

Le Pentagone émet une série de documents
que le système médiatique mondial se charge
immédiatement de diffuser. On prépare ses
amis, comme ils disent. On les (et ils nous) prépare en disant beaucoup de choses dont
certaines sont vraies, d’autres à moitié vraies,
d’autres encore complètement fausses. Il sera
ainsi très difficile de faire la part entre
information et désinformation. Nous le savons
d’ailleurs, la guerre du Vietnam a commencé
avec une formidable invention : l’accusation
portée contre les perfides Vietnamiens d’avoir attaqué
les navires états-uniens dans le golfe du Tonkin.
Ce n’est que plusieurs années après, lorsque la
guerre était terminée, qu’on a découvert qu’il
n’y avait eu aucune attaque. Faire la liste de ces
combines demanderait des ouvrages entiers. Ce
qui est stupéfiant, c’est que les journalistes — les
Italiens en premier lieu — se font toujours avoir
et n’essaient même pas d’en tirer une leçon.

La société civile états-unienne

En ce qui concerne les États-Unis, il est très
difficile d’espérer que les opposants à la guerre
deviennent suffisamment nombreux pour
obliger cette Administration à changer de cap.
Les raisons en sont multiples et profondes, et
nous devons encore y réfléchir à fond. Pendant
des dizaines d’années, on nous a inlassablement
présenté les États-Unis comme étant le modèle
de la démocratie occidentale. Les choses en
vont-elles ainsi ? Non ! L’Amérique n’est plus
le modèle de la démocratie occidentale. Il y a
belle lurette qu’elle ne l’est plus.

En ce qui concerne le développement de la société civile,
l’Europe est beaucoup plus en avance que les
États-Unis. En regardant les choses en
profondeur, même le système électoral
états-unien — que nous avons cherché à copier
sans comprendre que chaque démocratie avait
sa propre histoire — se révèle beaucoup moins
démocratique que nos scrutins proportionnels
obsolètes [2]. Même dans les pays européens où
l’on pratique le scrutin majoritaire, il s’agit de
systèmes électoraux bien mieux articulés et
moins embaumés que le bipartisme absolu des
Etats-uniens, où les différences entre les deux
partis sont désormais si ténues que choisir entre
les deux apparaît dénué de sens. C’est
pourquoi, en toute logique, la majorité ne se
rend même plus aux urnes. Par ailleurs, le
niveau de formation démocratique (et
d’information politique) du citoyen états-unien
est très bas.

Il ne s’agit pas d’être pour ou contre les
États-Unis. J’y ai pour ma part vécu et travaillé.
J’ai connu une société dynamique et très
diversifiée, mais aussi repliée sur elle-même,
réduite à l’adoration du rendement et de la
carrière et, dans sa majorité, incapable de
défendre ses propres droits. En tout cas
dépourvue d’organisations qui lui donnent la
possibilité de les défendre. Ce n’est pas un
hasard si, dans l’ensemble de l’Occident avancé,
les États-Unis sont le seul pays qui maintienne
la peine de mort. Le fait est que nous vivons dans un monde
d’information où un pourcentage important
des articles publiés dans les pages de nos
journaux est consacré à l’exaltation de la
démocratie états-unienne Des propos comme
ceux que je tiens ne trouveraient probablement
pas de place dans les pages d’un journal à grand
tirage en Italie.

Une dizaine de jours après le 11-Septembre,
lorsque le président des États-Unis a transmis
son message à son peuple, sur toutes les
chaînes, il n’a rien trouvé de mieux à dire que
cette phrase : « Retournez faire du shopping ».
En l’écoutant, j’ai eu le frisson. N’y avait-il rien
de mieux à faire que d’appeler à remplir les
centres commerciaux, les temples de la consommation ?
Quelques jours plus tard, nous avons vu les
queues de milliers de consommateurs
états-uniens qui s’étaient levés à six heures du
matin pour aller aux soldes de fin de saison.
Anticipés pour la circonstance. Alors si ce
qu’on nous dit est vrai, que l’Amérique nous
devance toujours de vingt ans, c’est
nous-mêmes que nous risquons de voir en
regardant dans ce miroir. Horreur.

Peut-être que les Chinois aussi s’y reflètent,
unis par l’idée qu’il faut consommer toujours
plus, gaspiller toujours plus, s’amuser toujours
plus et ainsi de suite dans une sorte de
compulsion de répétition. Mais la compulsion
est le symptôme d’une grave maladie mentale,
et il m’est difficile de ne pas avoir l’impression
que des millions d’Etats-uniens sont désormais
arrivés à un haut degré de lobotomisation.
Regardez leurs villes, construites à la mesure de
et en fonction des malls, des centres
commerciaux. On ne va plus faire une
promenade, on va acheter quelque chose dans
les malls, on va visiter les malls, comme on allait
autrefois visiter un musée.

C’est pourquoi il me semble improbable
d’espérer de la part du peuple états-unien une
réponse massive hostile à la guerre. Qui a été
atteint par le virus de l’hyperconsommation,
qui a parcouru jusqu’au bout la route le
transformant en consommateur impénitent
conçoit mal l’existence même des problèmes
que nous soulevons ici. Il ne les voit pas, tout
simplement. Il est devenu aveugle. S’il est vrai
que — comme on l’a efficacement résumé —
pendant les dix dernières années, les Etats-uniens
se sont enrichis en dormant, comment leur
faire comprendre qu’ils doivent se réveiller ?
C’est difficile, pour eux. Pour nous aussi, très
bientôt, ce sera difficile.

On a aussi dit, justement, que les USA étaient
l’unique pays au monde où l’épargne n’existait
plus et où les gens dépensaient plus qu’ils ne
gagnaient. C’est une situation absolument
anormale. La dette des États-Unis envers le reste
du monde s’élève à quelque 12 000 milliards de
dollars et elle continue de croître au rythme de
12-15 milliards de dollars par mois. Comment
peut-on imaginer vivre en paix dans un monde
où un pays de 300 millions d’habitants
consomme à lui seul un tiers des ressources
mondiales, et qui se trouve à l’origine de près
d’un quart de la pollution de l’environnement,
notre maison commune ?

Giulietto Chiesa
© Humberto Salgado / Agence IPI.

La super-société globale

La vérité est que nous nous dirigeons vers
une super-société globale gouvernée par une
super-classe globale de super-riches de toutes les
régions du globe. Lesquels vivront dans leurs villes
réservées, surveillés par leurs polices privées
parce que les polices nationales seront destinées
exclusivement au contrôle des pauvres. On
assiste déjà à ce nouveau genre de configuration
urbaine. À Johannesburg, en Afrique du Sud, les
villes séparées des riches existent déjà. À
Moscou, des quartiers entiers sont conçus tout
exprès pour les riches, de grands bâtiments où
l’on trouve tout — terrain de golf, salles de
gymnastique, magasins, promenades, jardins
d’enfants, écoles — avec une issue unique que
surveillent des agents privés et de très hauts
murs. Voilà l’image du futur.

Les élites n’auront plus besoin de vivre dans
un seul pays, elles vivront dans le monde, dans
les endroits qui leur seront réservés. Il ne sera
plus possible de mélanger les classes car ce sera
devenu trop dangereux pour elles. Telle est l’idée
qui s’impose aujourd’hui dans le monde. L’idée
de ceux qui pourront consommer, et
consommer énormément, tandis que les autres,
l’écrasante majorité, resteront dehors. Une partie
affectée aux services indispensables sera admise à
l’intérieur et pourra bénéficier des retombées de
ce bien-être. Les autres pourront crever, parce
qu’ils seront inutiles. Et la preuve du fait qu’ils
seront inutiles sera tautologique : ils seront
inutiles car ils auront perdu la course au succès.
Or, ceux qui perdent, dans cette super-société
des puissants et des avides, auront de toute façon
tort et aucun capitalisme compatissant ne
viendra à leur secours. Pourquoi donc les laisser
continuer impunément de consommer de l’air,
de l’eau et de la nourriture ?

Après la guerre en Irak

On savait qu’il allait couler du sang,
beaucoup de sang : on nous l’a montré, mêlé à
la poussière du désert. Cette fois, ils ont décidé que ça
fonctionnerait mieux ainsi. Il ne s’agissait plus
de mission humanitaire, qui exige une certaine
délicatesse. On allait en Irak pour faire peur aux
réprouvés qui continuaient de peupler le
monde. Il fallait donc que le sang se voie et qu’il
soit suivi d’une punition exemplaire, dure,
implacable. Une guerre emblématique, une
guerre exemplaire, un avertissement.
La deuxième guerre d’Irak des États-Unis a
eu sa nécessaire chorégraphie impériale, réglée
par avance, exécutée avec la plus grande
précision.

En réalité, il y a bien eu quelque raté. Les
chaînes impériales devaient se contenter
d’instiller la peur. Aucun autre type de message
n’était prévu. Mais les télévisions arabes sont
venues troubler la fête de cette quatrième
guerre de l’Empire. Pour la première fois dans
l’histoire des médias mondiaux (Kaboul n’avait
été qu’une modeste avant-première), on a
commencé à nous raconter la douloureuse
histoire des perdants. Pis encore : non pas celle
des perdants naïfs, qui cultivent en secret
l’espérance de David — pouvoir abattre Goliath
d’un seul coup de lance-pierre entre les yeux —.

Non, les télévisions arabes nous ont raconté la
guerre à travers les yeux des perdants qui savent
qu’ils ne peuvent pas vaincre, qui ne se font pas
d’illusions ; qui sont conscients que, dans le pire
des cas, ils mourront comme des chiens et que
dans le meilleur, ils ne sauveront leur vie et celle
de leurs enfants que pour être asservis. Et puisque les télévisions occidentales ne
pouvaient pas montrer grand-chose, enfermées
qu’elles étaient dans de grands hôtels
soigneusement exclus des cibles (à part ça, c’est
bien connu, il y a toujours des erreurs de visée),
voilà que le monde entier a vu, lors des deux
premières semaines, les images des perdants plus
que celle des gagnants. Cela a produit un effet
fantastique.

C’était comme assister à Hiroshima
du côté des Japonais. Une primeur absolue
même si, sous cette perspective, l’héroïsme des
pilotes d’Enola Gay, ceux qui ont largué la
Bombe, apparaissait moins clairement.
Quoi qu’il en soit, il était malaisé
d’interpréter ce que nous avions sous les yeux
comme de l’héroïsme. Parce que ces attaquants
aussi bien équipés, avec tous ces machins
suspendus autour, avec tous ces avions au-dessus
et ces hélicoptères à côté, avaient l’air de robots
programmés pour apporter une liberté sans
mode d’emploi.

Comme des gens qui auraient débarqué sur
une Lune complètement équipée pour la
plantation de pommiers et de poiriers. Et le
plus étrange semblait de découvrir que, depuis
les anfractuosités de cette Lune, il y avait des
gens qui résistaient et qui combattaient, sans
aucun espoir de victoire. Ces pommiers et ces
poiriers, ils n’en voulaient pas.
Pouvait-on le prévoir ? Nombreux l’avaient
prévu. Certes, George Bush et Tony Blair, eux,
ne l’avaient pas prévu. Alors que je rédige ces
lignes finales, le scandale des fausses armes de
destruction massive, les mensonges proférés au
monde entier pour faire la guerre contre l’Irak,
ont déjà explosé. Gagnée en mai, la guerre
irakienne se transforme en défaite au mois
d’août. La guerre en Afghanistan se poursuit.
L’illusion d’une paix palestinienne conçue en
tant que capitulation des Palestiniens devant
Sharon s’est envolée. La feuille de route est
bonne à jeter. Bref, aucun des objectifs déclarés
par George Bush n’a été atteint.

La seule, la vraie, la grande guerre remportée
par Bush est celle qu’il a menée contre l’Europe, en la divisant (par le biais de la guerre en Irak)
et en préparant les dix chevaux qu’elle s’apprête
à faire entrer dans ses murs. L’Europe, Troie mal
assurée et ignorante du danger, abritera bientôt
dix Achéens plus américains que l’Amérique.
Dans ce contexte, le rôle qu’elle pourrait avoir
de contenir la stratégie impériale américaine
devient extrêmement problématique. La France
et l’Allemagne tiennent bon mais Bush a de son
côté Blair, Berlusconi, Aznar qui, dans la « vieille
Europe », jouent le rôle d’alliés des « dix
Achéens de la « nouvelle Europe ». Paris et
Berlin sont écrasées.

Quant à la Russie de Poutine, elle a perdu
avant même de commencer. Exemple sans
précédent dans l’histoire d’un pays qui se
suicide, elle a assisté sans bouger à sa propre
ruine. Elle a accepté l’annulation du traité ABM
de 1972, apposant sa signature sous la
déclaration formelle marquant la fin de sa
puissance, même moyenne. L’élargissement de
l’Otan à l’Est ne lui a arraché qu’une grimace.
Enfin, elle a perdu l’Asie centrale sans broncher.
Dans quinze ans, cette Russie sera tombée à
moins de 100 millions d’habitants et elle
flottera dans ses frontières actuelles comme les
habits d’un géant sur le dos d’un nain. Peut-être
aura-t-elle encore des missiles, qui ne lui
serviront même plus (comme maintenant) à
exercer une pression politique sur l’Empereur :
ustensiles rouillés et inutiles.

De la Chine enfin, on devra parler encore
longtemps. Le destin et l’histoire lui ont
attribué un rôle prépondérant dans le siècle qui
vient de commencer. C’est la Chine, le vrai
problème de Washington. C’est à la Chine
qu’était consacré le PNAC, le « Projet pour le
Nouveau Siècle Américain ». Les dirigeants
chinois le savent pertinemment. Et aucune
reprise, ou reprise partielle, de Wall Street ne
permettra de se débarrasser du problème, qui
contrecarrera l’axiome de Bush, qui fut aussi
celui de Reagan : le niveau de vie états-unien
n’est pas négociable. Très bientôt, il n’y aura plus de place sur
cette planète pour deux Amériques, une
blanche et une jaune. Même l’hypothèse
d’englober la Chine (comme subalterne des
États-Unis, évidemment) dans le marché
occidental ne résoudrait pas la question.
Tel est le véritable profil de la situation que
notre génération et la suivante devront
affronter : nous sommes arrivés au terminus.

Le développement que le monde a connu ne peut
pas se prolonger indéfiniment. Il faut choisir —
si l’on accepte le tableau que j’ai dressé — qui
peut survivre dans un univers déjà gravement
« troublé ». Ceux qui pensent, même à gauche,
en termes de « reprise » du vieux
développement (sur le plan économique) et qui
croient pouvoir modérer les prétentions de
l’Empire (sur le plan politique) sont condamnés
à la stupeur et à l’impuissance devant les
événements tragiques qui s’annoncent.

© Copyright Timéli éditions (Suisse).

Ce texte est issu d’une conférence qui s’est tenue au cercle Agorà de Pise le 21 mars 2002 ; il a été revu et mis à jour en août 2003.
Traduit et adapté de l’italien par Delphine Chevallier, Florence.

[1« Rumsfeld cible la France et l’Allemagne », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 2 janvier 2003.

[2« Un bon show ne fait pas une démocratie », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 29 octobre 2008.