Homme de gauche, je suis un fervent partisan de l’Europe, mais ça ne m’empêche pas d’être exigeant. La construction européenne nous a permis de grands progrès. Désormais, elle fait face à trois défis majeurs : le défi du nombre à travers l’élargissement ; celui de la puissance, en particulier sur les plans économique, scientifique et militaire ; enfin le défi de la solidarité entre pays, régions et citoyens. Or je crains que ce qui nous est proposé aujourd’hui ne permette pas de relever ces défis.
L’Europe dont nous avons besoin doit être puissante et solidaire, dotée d’une stratégie économique orientée vers le savoir, l’emploi et la croissance, et d’une organisation politique qui lui permette de peser sur les affaires du monde. Cette conception est pourtant l’oubliée de l’Europe présente, qui risque de dériver de plus en plus vers un grand marché ouvert à tous les vents et politiquement dilué. La Commission Barroso témoigne de cette évolution. La Commissaire polonaise en charge de la Politique régionale déclarait récemment vouloir "faciliter les délocalisations au sein de l’Europe". Avec la fameuse directive Bolkenstein sur les services, c’est une harmonisation par le bas des législations sur le travail qui s’annonce, même si elle est différée pour cause de référendum. Les exemples abondent. Dans le même temps, le nécessaire n’est manifestement pas fait pour relancer l’économie européenne. Et voici que, dans ce contexte, le gouvernement français et certains de ses partenaires proposent de limiter le budget de l’Union à 1% du PIB européen.
Certes, il ne s’agit pas de faire de l’Europe un "jardin à la française", mais si la France ne propose pas un projet européen ambitieux, qui le fera ? Aujourd’hui, derrière quelques avancées démocratiques, le projet de Constitution entérine les dérives existantes. Il faut changer de méthode et mettre en place ce que j’appelle l’Europe des trois cercles. Un premier cercle, autour de la France et de l’Allemagne, peut avancer vite : gouvernance économique unifiée, harmonisation sociale et fiscale par le haut, armée européenne. C’est possible avec nos partenaires les plus proches, Espagne, Belgique, Italie, etc. L’Union actuelle formera le deuxième cercle, pour progresser peu à peu sur la voie de l’intégration économique, politique et sociale. Enfin, un troisième cercle associera la périphérie de l’Europe, y compris la Turquie, dans un partenariat pour la paix, la démocratie et le développement, sans tout confondre. Une telle approche n’est pas permise par le projet de constitution.
Après l’espace de paix et le grand marché désormais unifiés à l’échelle du continent, nous devons construire une Europe puissante et solidaire. Le débat n’est évidemment pas, comme certains voudraient nous le faire croire, pour ou contre l’Europe, ou pour ou contre la paix. Nous sommes tous pour l’Europe et pour la paix ! Le débat est "quelle Europe voulons-nous ?" Ma réponse est claire : nous devons choisir puissance et solidarité plutôt que la dilution et la régression entraînées par les choix actuels.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« L’ambition de peser dans le monde », par Laurent Fabius, Le Figaro, 7 mars 2005.