1ère partie : Le Kirghizistan, un pivot géopolitique
 2nde partie : La Chine et l’avenir géopolitique du Kirghizistan
 3è partie : La Russie et l’avenir du Kirghizistan

Le centre de transit états-unien de Manas (Kirghizistan) est officiellement destiné à soutenir l’effort de guerre en Afghanistan.

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, l’un des objectifs stratégiques de premier ordre pour le Pentagone et les services secrets états-uniens est de s’infiltrer profondément dans les anciens pays communistes d’Asie centrale. Le Pentagone s’est évertué à accroître la présence états-unienne dans la région et est parvenu à attirer quatre des cinq pays d’Asie centrale au sein du Partenariat pour la Paix de l’OTAN en 1994.

« La manière dont les États-Unis gèrent l’Eurasie est une question sensible. Une puissance se rendant maîtresse de l’Eurasie contrôlerait deux des trois régions les plus développées et les plus dynamiques au monde d’un point de vue économique. », Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier, (The Grand Chessboard, p. 31).

Les opérations tactiques états-uniennes visant à s’assurer une présence stratégique en Asie centrale ont été engagées bien avant la chute de l’URSS, notamment l’entraînement de militants islamistes radicaux — dont Oussama Ben Laden et d’autres Moudjahidin afghans formés par la CIA. Le soutien états-unien à ces groupes était destiné à déstabiliser davantage l’URSS elle-même. En effet, dans les années 1980, la CIA organisa l’armement des Moudjahidin ; l’opération, au nom de code Opération Cyclone [1], avait pour objectif l’épuisement des forces soviétiques déjà affaiblies et surdéployées [2]. Cette opération reste encore aujourd’hui la plus importante et la plus coûteuse jamais menée par la CIA. Le journaliste pakistanais et ancien combattant Ahmed Rashid donnait sa description des relations étroites entre les Moudjahidin et la CIA pendant la période au cours de laquelle l’agence entraînait Oussama Ben Laden :

« Entre 1982 et 1992, quelques 35 000 musulmans radicaux venus de quarante pays musulmans rejoignirent les rangs afghans, encouragés par la CIA et les services secrets pakistanais (l’ISI, pour Inter-Services Intelligence : Direction pour le renseignement inter-services), qui désiraient transformer le djihad afghan en une guerre globale de tous les pays musulmans contre l’Union soviétique. Des dizaines de milliers d’autres partirent étudier dans les madrasas pakistanaises. En fin de compte, on peut considérer que plus de cent mille musulmans islamistes ont subi une influence directe du djihad mené en Afghanistan » [3].

Le modèle CIA-Moudjahidin se révéla si efficace en Afghanistan contre l’Armée rouge qu’il fut appliqué aux réseaux de Moudjahidin djihadistes infiltrés en Tchétchénie dans les années 1990. En comptant avec la présence d’une population sunnite aux fortes revendications indépendantistes et de celle de pipelines datant de l’ère soviétique, essentiels pour les échanges actuels, le second conflit tchétchène déstabilisa encore davantage l’État russe pendant sa période trouble sous Boris Eltsine [4].

Le projet à long terme du Pentagone pour l’Asie centrale

En 2003 Ariel Cohen — un expert russe, consultant pour le Pentagone au sein du think tank financé par l’industrie de la défense, la Fondation Heritage [5] — témoignait devant le Sénat des États-Unis : « Depuis l’échec de 2001 les États-Unis programment l’envoi de forces aéronavales et de forces spéciales en Asie centrale… » [6].

Ariel Cohen confirmait qu’en réalité, les activités du Pentagone dans les pays de l’ancien bloc communiste d’Asie centrale, dont le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, avaient commencé bien avant que la guerre contre le terrorisme ne soit lancée suite aux attentats du 11 septembre 2001. Il affirmait en outre devant le Sénat : « Le Général Anthony Zinni, alors chef de l’US Central Command, en charge de la zone d’Asie centrale, a commencé à établir des contacts dès le milieu des années 1990. S’exprimant en coulisses, certains officiels du Pentagone affirmaient que, même si les États-Unis ne cherchaient pas installer une base militaire permanente, la question de la présence états-unienne restait ouverte. » [7].

Cohen, spécialiste de l’Asie et de la Russie, poursuivait ainsi ses révélations sur le véritable scénario des activités états-uniennes en Asie centrale : « Les décideurs et les officiels ont élaboré plusieurs alternatives pour organiser la rationalisation de la présence états-unienne de l’époque et à venir. Ils en résumèrent le plan d’ensemble dans ces grandes lignes : protéger les ressources énergétiques et le réseau d’acheminement par pipelines ; étouffer l’insurrection des fondamentalistes musulmans en Asie centrale ; empêcher une hégémonie chinoise et/ou russe sur la zone ; faciliter la démocratisation et les réformes capitalistes ; et enfin, planifier l’implantation états-unienne en privilégiant l’utilisation de zones de réapprovisionnement en Asie centrale comme bases de soutien à l’effort de guerre en Afghanistan. De plus, l’Asie centrale était envisagée comme une rampe de lancement pour des opérations futures en Irak et en Iran. » [8].

En bref, l’agenda du Pentagone pour l’Asie centrale s’étend sur le long terme et repose sur une stratégie progressive d’occupation et de militarisation de la région entière. Tout à l’avantage du Pentagone, l’instabilité et le sentiment anti-états-unien provoqués par l’occupation états-unienne et par les bombardements meurtriers pour les populations civiles pakistanaise et afghane ont également fourni un excellent prétexte à l’intensification de la militarisation états-unienne en Asie centrale. Tout cela est réalisé sous le couvert de missions de « maintien de la paix », sous l’égide de la FIAS (Force internationale d’assistance et de sécurité).

Les troubles et l’instabilité générés par les opérations militaires états-uniennes, et occidentales en général, servent ainsi à justifier la présence des « forces de maintien de la paix ». C’est ce petit secret bien embarrassant qui se cache derrière la terminologie Opérations de maintien de la paix, que l’OTAN agisse directement comme en Afghanistan et au Kosovo ou que ce soit l’ONU qui entre en action, comme en Haïti depuis 2004 ou au Soudan depuis 2007 (deux pays aux riches ressources pétrolifères) ou comme en République démocratique du Congo (riche en minerais) depuis 1999.

Cohen rendait compte de son analyse voilà presque sept ans, en octobre 2003, au bout de six mois d’une occupation états-unienne en Irak qui s’annonçait permanente. Les Japonais et les Allemands peuvent témoigner de la difficulté à se débarrasser de la présence militaire états-unienne une fois qu’elle s’est installée. La stratégie états-unienne en Asie centrale n’a rien à voir, semble-t-il, avec la récente résurgence des Talibans. Tout est prévu depuis longtemps. La stratégie états-unienne s’inscrit dans ce que le Pentagone nomme « Full Spectrum Dominance » (domination états-unienne globale et totale), c’est-à-dire le contrôle total des terres, des mers et des airs.

En avril 2009, le général David Petraeus, chef de l’US Central Command (chargé non seulement de l’Afghanistan et du Pakistan mais aussi du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et des autres anciens pays communistes) déclarait devant le Sénat états-unien : « Bien que l’Asie centrale ait reçu relativement moins d’attention que les autres sous-régions relevant de l’US Central Command, les États-Unis gardent la ferme volonté d’établir des relations de coopération durables avec les pays d’Asie centrale et avec les autres grandes puissances de la région pour restaurer la sécurité dans la zone. » [9].

Petraeus présentait ensuite les véritables points sur lesquels se focalise l’intérêt réel du Pentagone et de la Maison Blanche : « Située entre la Russie, la Chine et l’Asie du Sud-est, l’Asie centrale occupe une position de pivot stratégique sur le continent eurasiatique. Cela en fait une zone de transit majeure pour les échanges régionaux et internationaux et pour l’approvisionnement des forces de coalition présentes en Afghanistan. » [10]. [Les caractères gras sont ajoutés par l’auteur]

Les propos de Petraeus ne sont qu’une version allégée des intérêts stratégiques réels de Washington et du Pentagone dans la région. L’Asie centrale est aujourd’hui au cœur de la stratégie globale du Pentagone — tout comme elle l’était pour la Grande-Bretagne un siècle plus tôt. Il en va ainsi de l’Asie centrale et de l’empire — l’empire états-unien, celui du « nouveau siècle américain » ; l’empire, ou comme le proclamait triomphalement George H. Bush dans les années 1990 au lendemain de l’éclatement de l’Union soviétique, le Nouvel ordre mondial.

Lorsqu’il décrivait l’Asie centrale comme un pivot en Eurasie pour les intérêts états-uniens, Petraeus reprenait de manière tout à fait révélatrice les termes choisis par le Britannique Sir Halford Mackinder, le père de la géopolitique. À l’instar des Britanniques cent ans auparavant, le commandement militaire états-unien se tient bien au fait des articulations géostratégiques de la région [11].

On ne peut comprendre les intérêts états-uniens au Kirghizistan qu’en les resituant dans le contexte de ce Grand Jeu, perpétué par le Pentagone dans sa stratégie géopolitique eurasiatique visant à militariser la zone qui constitue ce pivot, le heartland (île mondiale), selon la terminologie de Mackinder.

Inoculer un cancer en Asie centrale

Il est clair que la phase actuelle de cette guerre non-déclarée et inégale de la part des États-Unis repose sur une stratégie soigneusement orchestrée. Cette stratégie vise à générer des conflits et des insurrections dans toute l’Asie centrale — une zone de guerre dont le cœur se trouve en Afghanistan et irait déborder sur le Pakistan et l’Iran, puis sur le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, perturbant au final la Russie et, via la province du Xinjiang frontalière du Kirghizistan, la Chine.

La tactique adoptée pour étendre la militarisation soutenue par les États-Unis consiste à attiser les insurrections tribales locales en perpétrant délibérément des atrocités de tout ordre, notamment sur les civils, à terroriser les populations locales et à encourager les actes de résistance désespérés — bref, une stratégie de crimes de guerre délibérés, assumée officiellement.

Cette stratégie n’est pas conçue pour éviter au Pentagone d’exposer ses troupes en première ligne, ce à quoi il ne rechigne pas ; elle ne s’explique pas non plus par une meilleure précision des frappes aériennes effectuées par des drones télécommandés, par rapport à des bombardements humains. Elle consiste, de manière tout à fait délibérée, à alimenter les insurrections et à provoquer les ripostes armées aux atrocités et autres actions illégales et inhumaines commises par les États-Unis et l’OTAN. En s’inscrivant dans la logique de la guerre contre le terrorisme, cette stratégie justifie à l’avance la poursuite de l’expansion de la présence de l’OTAN. Avec une telle stratégie, ils alimentent une guerre qui ne peut jamais être gagnée, et, par voie de conséquence, qui fournit une excuse à la présence permanente des États-Unis et de l’OTAN.

Aujourd’hui il devient évident pour de nombreux analystes perspicaces que la guerre contre le terrorisme n’est qu’une farce. Une farce au dessein néanmoins diabolique, un moyen pour Washington de justifier la militarisation des zones conflictuelles, étape par étape, à mesure que le Pentagone étend sa zone d’influence sur tout le globe, selon sa stratégie de « Full Spectrum Dominance ».

Avec son offensive propagandiste initiée le 11 septembre 2001, l’islam radical djihadiste a remplacé avec succès l’ennemi rouge soviétique dans l’esprit de la plupart des États-Uniens. Grâce à cette tromperie idéologique cynique et très élaborée, ces États-Uniens sont convaincus d’envoyer leurs enfants mourir pour une noble cause, celle de la « victoire sur le terrorisme ».

Depuis la prise de fonction de l’administration Obama en janvier 2009, la guerre menée par les États-Unis s’est propagée au-delà des frontières afghanes sur le territoire pakistanais, centimètre après centimètre, village après village, cadavre après cadavre, sans autre réaction de la part du Président pakistanais Asif Ali Zardari qu’une faible protestation publique.

Le Président pakistanais Asif Ali Zardari ; en arrière-plan, le portrait de sa femme, Benazir Bhutto, assassinée en 2007.

Zardari est le mari de Benazir Bhutto, assassinée en 2007. Selon une enquête du Sénat des États-Unis, Zardari a bénéficié personnellement dans les années 1990 de fonds publics s’élevant à 1,5 milliards de dollars en tant que ministre du Développement alors que sa femme était Premier ministre ; cela lui valut le surnom de « Monsieur 10 % », en référence à la rétribution qu’il exigeait pour faciliter la signature de contrats de développement. Il aurait fait sortir ces fonds illégalement du territoire et les aurait placés sur des comptes privés de la Citibank dissimulés en Suisse et à Dubaï. Sans surprise, les autorités états-uniennes de l’époque avaient bloqué l’enquête [12].

À présent, Zardari semble résigné à accepter la présence militaire états-unienne dans son pays. Peut-être parce que les États-Unis sont en mesure de le faire chanter en menaçant de révéler les détails de ses affaires passées avec la Citibank [13].

On attribue à Zalmay Khalilzad, un néo-conservateur américano-afghan ayant contribué à organiser la guerre en Afghanistan sous l’administration Bush, le choix de son vieil ami Hamid Karzai pour occuper le poste de président en Afghanistan, une marionnette entre les mains de Washington [14]. Khalilzad joua également un rôle central dans le soutien états-unien à Zardari lors des élections présidentielles de 2008, lorsque Musharaff apparut de moins en moins fiable aux yeux de certains à Washington. [15].

En tant que président, Zardari a réussi à retarder les mesures visant à instaurer une agence nationale de lutte antiterroriste [16]., une attitude qui convient tout à fait à l’agenda du Pentagone. Près de dix ans après le début de la guerre contre le terrorisme, dans laquelle le Pakistan occupe une grande place, le pays souffre toujours de l’absence d’une stratégie antiterroriste efficace. Zardari a récemment lancé à Dennis Blair, [l’ancien, N.D.T.] directeur du renseignement national auprès de Barack Obama, un « appel à l’aide. » [17].

Avec l’extension de la guerre sur le territoire pakistanais grâce, entre autres, aux drones de la CIA bombardant les populations civiles, sous couvert de lutte contre les Talibans, les États-Unis ont procédé à une subtile manœuvre linguistique en popularisant le terme Afpak pour désigner la zone de conflits. Un acronyme dont l’emploi sous-entend l’acceptation du fait que le conflit déclaré s’est étendu avec succès au Pakistan.

La prochaine phase de l’extension de la guerre en Eurasie fait intervenir le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. La vallée de Ferghana, s’étendant sur ces trois pays, constitue le pivot autour duquel éclateront les conflits et à partir duquel les États-Unis et l’OTAN s’attribueront le contrôle de toute l’Asie centrale. C’est pourquoi l’enjeu stratégique de la présence états-unienne dans la région est capital.

L’extension de la guerre via le NDN (Réseau de distribution du Nord)

Dans l’optique de cette stratégie, il est primordial pour les États-Unis de conclure des accords avec les gouvernements respectifs du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan au sujet du réseau septentrional d’approvisionnement vers l’Afghanistan. Cette nouvelle route a été baptisée Réseau de distribution du Nord (pour NDN, Northern Distribution Network), une dénomination anodine qui cache de toutes autres réalités.

Dans cette zone du heartland eurasien hautement stratégique, le NDN est indispensable au processus d’extension de la présence militaire des États-Unis et de l’OTAN, des forces militaires désignées par l’euphémisme « Force internationale d’assistance et de sécurité » (FIAS). Et la présence des États-Unis au Kirghizistan est indispensable au développement du NDN.

Le Réseau de distribution du Nord implique toute une série d’agencements logistiques pour relier les ports de la mer Baltique et de la mer Caspienne à l’Afghanistan, via la Russie, l’Asie centrale et le Caucase.

Outre le vaste réseau du NDN, les États-Unis commencent à envisager le développement de réseaux de transit traversant l’Iran et la Chine, dans le but d’ouvrir une brèche à la logistique du Pentagone, intrusion préliminaire à bien d’autres dans ces pays au régime hostile à Washington.

Le Réseau de distribution du Nord est un rêve trop beau pour être vrai : un ensemble de mécanismes, ne coûtant que quelques millions de dollars de taxes sur le transport, mais qui permet de pénétrer profondément dans tout le continent eurasien. Les flux de matériels de guerre et de troupes utilisant ce réseau en plein essor promettent d’être denses. Avec le renforcement de la présence états-unienne en Afghanistan depuis la politique du surge de Barack Obama, les prévisions de la demande en approvisionnement non-militaire pour les années 2010 et 2011 affichent une progression située entre 200 et 300 % par rapport à 2008 [18].

Richard Holbrooke (à gauche), l’envoyé spécial états-unien pour l’Afghanistan et le Pakistan avec Hamid Karzaï, le président de l’Afghanistan.

Richard Holbrooke, l’envoyé spécial états-unien pour l’Afghanistan et le Pakistan, s’est rendu dans chaque pays-clef d’Asie centrale en février dernier afin de raffermir les liens avec les pays traversés par le NDN, dont le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan [19].

Au cours de sa visite au Kirghizistan, Holbrooke aurait vraisemblablement tenté d’obtenir une rencontre secrète sur la base aérienne de Manas avec des membres du Mouvement islamique d’Ouzbékistan, une organisation officiellement déclarée « organisation étrangère terroriste » en 2002 par le Département d’État dans lequel Holbrooke officiait [20].

Il semble que cette rencontre devait porter sur les opérations visant à déclencher le sabotage par la guérilla des installations du nouveau gazoduc reliant le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et la Chine (TUKC) [21]. Si c’est la vérité, cela confirmerait que l’objectif géopolitique réel du positionnement des forces états-uniennes sur la base de Manas et chez les voisins du Kirghizistan est de perturber les flux énergétiques essentiels à la Chine et à toute l’Eurasie, sous couvert d’attaques terroristes. Il s’agit du coup classique des opérations sous faux drapeau, dans lesquelles les vrais commanditaires se cachent derrière de faux commanditaires [22].

Paul Quinn-Judge, directeur en Asie centrale de l’ONG International Crisis Group, a déclaré récemment dans Time que les flux croissants d’approvisionnement militaire par les voies de communication au Kirghizistan et en Asie centrale provoqueront des attaques sur les convois par des groupes insurgés, tels que le Mouvement islamique d’Ouzbékistan et l’Union du djihad islamique. Il ajoutait : « Le problème qui se pose avec le Réseau de distribution du Nord est évident : la zone de conflits est susceptible de s’étendre à toute l’Asie centrale. » [23] .

Il est significatif qu’en mars 2009 Barack Obama ait annoncé une aide de 5,5 millions de dollars au gouvernement Bakiev pour la construction d’un centre d’entraînement antiterroriste dans le sud du Kirghizistan. Cela constituerait la seconde implantation directe majeure dans le pays, et aussi une base de départ idéale pour exporter la guerre.

Le fait que la politique étrangère secrète du Pentagone et de la CIA consiste en partie à utiliser des militants islamistes est avéré. Les militaires qui entraînent les terroristes entraînent aussi les antiterroristes. Ceci pourrait apparaître comme une politique étrangement contradictoire, or ce serait oublier l’essence même des tactiques de guerre états-uniennes et britanniques appliquées activement depuis le début des années 1950.

Guerre de basse intensité et maintien de la paix

Cette stratégie particulière avait été nommée « guerre de basse intensité » (Low Intensity Warfare) par l’officier britannique Frank Kitson. Il développa et peaufina sa méthode visant à reprendre le dessus dans des zones assujetties, comme en Malaisie et au Kenya pendant la révolte des Mau Mau et les luttes pour l’indépendance, puis plus tard en Irlande du Nord.

Ce concept de guerre de basse intensité, tel que l’a défini Kitson [24], inclut l’usage de la tromperie, l’infiltration d’agents doubles et d’agents provocateurs et même des actions de transfuges infiltrés dans les mouvements populaires légitimes, comme cela s’est passé avec les mouvements anticolonialistes après 1945.

Cette tactique est également appelée gang / antigang. L’idée de fond est que l’agence de renseignement ou la force d’occupation armée concernée — que ce soit l’armée britannique au Kenya ou la CIA en Afghanistan — contrôle dans les faits les opérations menées par les deux camps d’un conflit intérieur, créant ainsi de petites guerres civiles ou entre gangs. Le but recherché réside dans la division de l’ensemble des mouvements légitimes et dans l’excuse ainsi fournie pour l’acheminement de renforts militaires supplémentaires, comme le font les États-Unis avec la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS), une mission à la dénomination trompeuse [25].

Dans son cours de l’US Air War College sur l’intervention militaire états-unienne depuis la guerre du Viêt-Nam, Grant Hammond fait clairement référence à la guerre de basse intensité, autrement dit « les opérations de maintien de la paix », en la qualifiant de « guerre qui ne dit pas son nom » [26].

En effet, d’après de nombreux rapports établis en Irak après l’invasion états-unienne en Afghanistan en 2003, les forces spéciales britanniques et états-uniennes auraient armé secrètement les soi-disant terroristes contre les gouvernements d’Irak et d’Afghanistan qui reçoivent le soutien des États-Unis. Cela signifie bien armer les Talibans tout en consacrant des millions de dollars à l’armement des combattants antiterroristes locaux [27]. Si c’est la vérité, ce serait la consécration de la méthode avancée par Kitson.

Au sein des forces spéciales qui arment les insurgés, et c’est plus grave, se trouvent également des mercenaires privés ou des hommes appartenant à des sociétés militaires privées, telles que Blackwater (récemment rebaptisée Xe après la révélation de son implication flagrante dans le meurtre de civils en Irak).

De l’entraînement de la police…

C’est au cœur de cette stratégie d’extension de la guerre de basse intensité à toute l’Asie centrale depuis l’Afghanistan que se trouve le nouveau programme « d’entraînement » de la police afghane, dont le but officiel est de rétablir l’ordre. Selon un sondage récent, moins de 20 % de la population des provinces de l’est et du sud de l’Afghanistan fait confiance à la police entraînée par les États-Unis. Un chauffeur de taxi faisait cette remarque : « Les Talibans, on s’en fiche ; c’est la police qui nous inquiète » [28].

Jeremy Kuzmarov, un historien états-unien très prolifique sur le sujet de l’armée des États-Unis, a analysé en détail et sur plus de cent ans le schéma délibérément adopté par les États-Unis dans le cadre de l’entraînement des polices nationales. Pour lui, ces entraînements, a priori anodins et routiniers, sont le moyen le plus efficace pour les États-Unis d’assurer aux régimes clientélistes un appareil sécuritaire intérieur fidèle, ce qui leur permet d’affermir leur pouvoir et de réprimer l’opposition politique. Il explique :

« Avec l’extension de la guerre en Afghanistan et au Pakistan, l’administration Obama a mis l’accent sur les programmes d’entraînement des forces de police. Le but affiché est d’assurer la sécurité de la population de telle sorte que les forces locales soient en mesure de prendre graduellement la relève dans le processus de pacification. Le même procédé fut utilisé par les États-Unis en Irak. Dans les deux cas, les hommes entraînés par les États-Unis se sont rendus coupables de violences religieuses, d’exécutions sommaires et d’actes de torture. En même temps les armes et les équipements que les États-Unis leur fournissent se retrouvent fréquemment entre les mains des insurgés, dont un grand nombre est infiltré dans les forces armées officielles. Tout ceci a contribué à faire durer ces deux conflits. » [29].

Le dernier point est le plus essentiel : la répression constitue l’arme fondamentale de la guerre de basse intensité (et inégale) que mènent les États-Unis, en plus d’être un levier pour l’exercice du pouvoir. En Afghanistan, la répression sert à renforcer le conflit et la résistance intérieure jusqu’à ce que la présence militaire états-unienne devienne intolérable à la population. En retour, l’essor de la résistance sert à justifier une telle extension de la guerre ; c’est le surge d’Obama. C’est un processus qui s’autoalimente, un objectif que visent les États-Unis depuis la fin de l’ère soviétique.

Selon Kuzmarov, la police afghane, méprisée et crainte, est manipulée par les chefs de guerre tribaux payés par la CIA. Les opérations habituelles consistent à attaquer des checkpoints au hasard, abattre des manifestants désarmés, déposséder les petits agriculteurs de leurs terres, terroriser les populations civiles en procédant à une guerre de nettoyage par l’attaque systématique des habitations lors de raids menés par les États-uniens et la police afghane qu’ils entraînent. Kurmazov poursuit : « Ce genre d’exactions correspond aux schémas observés par le passé ; elles sont le fruit d’antagonismes ethniques et d’une polarisation sociale aggravés par la présence états-unienne et par la mobilisation des forces de police à des fins politiques et militaires. » [30]. Ceci rappelle l’Opération Phénix des États-Unis au Viêt-Nam.

Une initiative douteuse : l’Initiative de défense de la communauté (Community Defense Initiative)

Au cours des derniers mois, le chef de l’US Command en Afghanistan, Robert McChrystal, est parvenu à consacrer 1,3 milliards de dollars au financement de ces milices « anti-Talibans » dans quatorze zones du pays. Ce programme top-secret est si confidentiel que McChrystal refuse d’en dévoiler les détails à ses alliés de l’OTAN, bien qu’il soit également le commandant en chef des opérations de la FIAS en Afghanistan. Mais qui saurait distinguer qui est Taliban de qui est anti-Taliban au sein de ces gangs armés par les États-Unis qui attaquent les forces de l’OTAN ? L’organe de presse du Pentagone et ses journalistes affiliés pourront, à n’en pas douter, nous donner la réponse [31].

Ce programme d’initiative de défense de la communauté n’a pas été baptisé par cet innocent euphémisme par hasard. Il serait pris en charge par le tout nouveau « Groupe de forces spéciales » (Special Forces Group) qui s’en remet directement à McChrystal, en tant que chef de l’US Command en Afghanistan. Malgré le fait que McChrystal soit le chef de la mission de l’OTAN en Afghanistan (la très officielle FIAS), les autres membres sont tenus à l’écart des opérations qui concernent précisément la question de l’armement des milices locales par l’Initiative de défense de la communauté. Ceci est tout à fait révélateur [32].

Peut-être que ces cachoteries envers les alliés de l’OTAN s’expliquent en partie par leur opposition ferme à un tel approvisionnement d’armes au bénéfice de milices locales.

McChrystal aurait externalisé l’organisation des opérations des milices locales. C’est Arif Noorzai qui en prend la responsabilité ; il s’agit d’un homme politique très controversé de la province du Helmland, la première région productrice d’opium au monde. Personne ne fait confiance à Arif Noorzai, pour le dire sans détour. Ces financements et ces approvisionnements d’armes semblent s’inscrire pleinement dans la stratégie du surge menée par Petraeus.

Le 19 mai, les services de presse du Pentagone annonçaient que des « insurgés » avaient mené un lourd assaut contre la forteresse de la base militaire de Baghram en Afghanistan, à l’aide de roquettes, de grenades et autres armes légères. On a dénombré sept soldats états-uniens blessés et de nombreux insurgés tués. Le jour précédent, un groupe de kamikazes avait attaqué un convoi militaire états-unien à Kaboul, tuant dix-huit personnes dont cinq soldats états-uniens. Les officiels de Pentagone déclaraient que les Talibans avaient revendiqué l’attaque [33] .

Nous avons ici décrit les faits tels qu’ils sont visibles en surface. Ce qui n’est absolument pas clair est la nature de ces « insurgés » ; font-ils partie des milliers de civils recrutés par Arif Noorzai au nom de la si peu encadrée Initiative de défense de la communauté, ou bien s’agit-il d’Afghans qui résistent réellement aux assauts et aux atrocités perpétrés par les États-Unis ? Les raisons de la revendication de ces attaques par les Talibans sont également obscures ; il pourrait s’agir d’une manœuvre d’opportunisme politique de leur part, une ruse pour apparaître plus forts qu’ils ne le sont réellement aux yeux des autres Afghans.

C’est une pratique bien connue du Pentagone d’employer des sociétés militaires privées en Afghanistan et ailleurs pour exécuter les ordres auxquels les forces armées états-uniennes soumises à la loi ne peuvent obéir : c’est la privatisation de la guerre, si l’on veut. Récemment le New York Times a révélé l’utilisation secrète et illégale par le Pentagone de sociétés militaires privées par l’intermédiaire de la Lockheed Corporation — des regroupements aux diverses appellations, telles que : Alternatives d’influence stratégique ou Société américaine de sécurité internationale — pour mener des opérations secrètes à l’est de l’Afghanistan et au-delà de la frontière avec le Pakistan. Ce réseau, qui emploie des mercenaires états-uniens, afghans, et pakistanais serait supervisé par un ancien ponte de la CIA et expert antiterroriste, Duane « Dewey » Clarridge, qui joua un rôle important dans les opérations de trafic de drogue avec les groupes armés des Contras au Nicaragua dans les années 1980 [34]

Armer les milices afghanes, déployer des unités de mercenaires privés d’origine afghane ou pakistanaise non-soumises aux règles de la Convention de Genève ou aux lois afghanes et dirigées par des vétérans des services secrets états-uniens, c’est ainsi que se compose la recette qui peut mener à l’embrasement de nouvelles zones de conflits. Les archives du commandement états-unien en Irak, et même en Afghanistan aujourd’hui, laissent à penser que leur intention est réellement d’utiliser la guerre de basse intensité comme une stratégie d’extension de la guerre, sous le couvert de la « Mission de maintien de la Paix » de l’OTAN.

La solution réside dans le Réseau de distribution du Nord

À l’heure actuelle, les États engagés dans le Réseau de distribution du Nord sont la Lettonie, Nation-membre de l’OTAN et ancien pays communiste, l’Azerbaïdjan producteur de pétrole et soumis aux États-Unis, l’État fantoche de Géorgie, le Kazakhstan, la Russie, le Tadjikistan, et l’Ouzbékistan. Dans un exercice de style linguistique digne d’un roman d’Orwell, le Pentagone a rebaptisé les bases militaires utilisées dans les conflits en centres de transit. Elles restent malgré tout des bases militaires états-uniennes, nonobstant ce changement de terme.

Le rôle de la Russie dans le Réseau de distribution du Nord est complexe. Moscou a facilité la construction d’une ligne de chemins de fer qui représente la voie de communication principale au sein du NDN ; il s’étend de la Lettonie jusqu’à la frontière entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan. Le gouvernement Poutine a également travaillé de concert avec l’administration Obama à ce propos ; les Russes ont accepté le survol de leur territoire par des cargaisons de matériaux létaux. Les entreprises russes, qui se débattaient dans les remous financier de la crise mondiale pour se maintenir à flot, ont subitement bénéficié de contrats logistiques avec le Pentagone, et ainsi engrangé des dizaines de millions de dollars dont elles avaient grandement besoin. Pourtant, au même moment, Moscou tentait de convaincre le gouvernement kirghize de Bakiev de retirer aux États-Unis leurs droits d’accès à la base de Manas [35]. Sur ce point, Moscou a échoué.

De plus, le Réseau de distribution du Nord fournit à Washington une marge de manœuvre de plus en plus importante par rapport aux économies sous-développées et instables d’Asie centrale. Les accords d’acheminement lient économiquement les transporteurs locaux aux États-Unis. Ces transporteurs voient leurs liens avec la Russie s’affaiblir dans de nombreux cas, ou bien des groupes d’intérêts se créer en Russie pour prolonger la coopération avec l’OTAN. Il est facile de concevoir le potentiel que porte le Réseau de distribution du Nord pour créer dans la région un pôle économique antagoniste à l’Organisation du traité de coopération de Shanghai. Les entreprises russes récoltent à elles seules plus d’un milliard de dollars par an dans les contrats indispensables au Pentagone pour acheminer l’approvisionnement militaire en passant par la Russie et le Réseau de distribution du Nord [36].

Si les États-Unis parvenaient à militariser l’Asie centrale à partir de l’Afghanistan, ils feraient échec et mat ; en effet, ils seraient alors en mesure d’empêcher un certain nombre d’États de s’opposer au programme de Full Spectrum Dominance du Pentagone. La capacité des Nations d’Amérique de Sud (du Venezuela à la Bolivie et de Cuba au Brésil) à suivre une ligne politique et économique indépendante du diktat de Washington serait balayée. La capacité de la Chine à construire une zone économique stable en Asie, protégée du danger de la chute du dollar, disparaîtrait. En Russie éclateraient de violents troubles à mesure que les conflits tribaux, ethniques et religieux s’étendraient aux États de l’ancien bloc communiste, à l’image d’une nouvelle guerre de Trente Ans. Aussi l’enjeu pour Washington dans les événements du Kirghizistan qui semblent si lointains est-il d’une importance géopolitique capitale.

Le NDN et le « centre antiterroriste » de Batken

Dans ce contexte, le nouveau centre d’entraînement antiterroriste de Batken au Kirghizistan revêt une importance capitale pour la Grande Stratégie que mèneront à l’avenir les États-Unis au cœur de l’Asie centrale. Ce centre d’entraînement a été construit à l’initiative de l’administration Obama dans le but de former des unités de forces spéciales, baptisées Scorpion, à «  mener des opérations de lutte contre la drogue et le terrorisme  » Cette base d’entraînement constitue un point d’ancrage pour contrôler toute la région eurasiatique, de la Russie en passant par le Kazakhstan et jusqu’à la Chine.

Batken est l’axe ou le pivot autour duquel s’articuleront les opérations états-uniennes en Asie centrale.

Le 17 mars 2010, le ministre de la Défense du Kirghizistan du gouvernement de Bakiev, aujourd’hui déchu, faisait une déclaration au sujet du centre d’entraînement dans la province de Batken (Batken Oblast). Il considérait que sa construction émanait «  d’un projet issu des relations bilatérales entre le Kirghizistan et les États-Unis, et que son but [était] de lutter contre le terrorisme international, l’extrémisme religieux, le crime organisé international et le trafic de drogue.  » Selon le ministre, le projet n’est « dirigé contre aucun pays-tiers  » et n’entre « en conflit avec aucune des obligations du Kirghizistan envers l’Organisation du traité de sécurité collective et les autres organisations internationales.  » [37].

Des sources anonymes au sein du ministère de la Défense du Kirghizistan prévoient que les soldats « antiterroristes » kirghizes entraînés par les États-Unis soient impliqués dans d’éventuels « conflits locaux » — et plus précisément dans des conflits avec l’Ouzbékistan. Ceci devrait fournir un excellent prétexte pour étendre le conflit orchestré par les États-Unis à la vallée de Ferghana, une zone hautement stratégique.

Le ministre de la Défense kirghize ajoutait que la construction du camp d’entraînement états-unien dans la province de Batken n’était « qu’un des nombreux projets menés conjointement par le Kirghizistan et les États-Unis » dans le domaine militaire, et qu’elle s’inscrivait dans « les relations de coopération entre les deux États sur les questions militaires définies par le programme du Pentagone de financement militaire à l’étranger (Foreign Military Financing, FMF) depuis 1996. » [38].

Certains spécialistes de stratégie militaire en Chine et en Russie, avec lesquels l’auteur s’est entretenu en privé, considèrent que l’entraînement de soldats nationaux par les États-Unis satisfait certaines intentions de l’US Central Command : d’abord, l’expansion de la présence militaire des États-Unis et de l’OTAN sur les axes de communication stratégiques de l’Asie centrale, ensuite un positionnement des forces permettant de peser sur l’évolution des négociations politiques et énergétiques en Eurasie, de la Russie à la Chine.

Zbigniew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale du Président des États-Unis Jimmy Carter, considère l’Eurasie comme la seule zone regroupant des pays capables de défier l’hégémonie états-unienne.

Brzezinski est un protégé de David Rockefeller et un disciple du géopoliticien britannique Macfinder. En 1997, il écrivait ces lignes :

« Les États-Unis sont aujourd’hui la seule superpuissance mondiale, et c’est en Eurasie que tout se joue dans le monde. Ainsi, la distribution des pouvoirs sur le continent eurasien sera d’une importance décisive pour la suprématie états-unienne et pour son héritage historique… Tant que les signes venus d’Europe et d’Asie sont encourageants, chacune des politiques états-uniennes, pour être couronnée de succès, doit se focaliser sur l’Eurasie et considérer le continent comme un tout. Les politiques menées doivent avant tout être guidées par un plan global de stratégie géopolitique… Pour cela, la priorité revient à la pratique de la ruse et de la manipulation pour empêcher l’émergence d’une coalition hostile qui pourrait tenter de supplanter la primauté états-unienne. » [39]

Dans son livre le plus révélateur de sa pensée, Brzezinski ajoute :

«  La tâche la plus urgente est de s’assurer qu’aucune nation ou regroupement de nations ne s’arroge la capacité à chasser les États-Unis d’Eurasie ou à amoindrir de façon notoire son rôle d’arbitre dans la région.  » [40].

À la lumière de ce courant de pensée, quelques faits s’éclairent différemment :
 En janvier 2009, le chef de l’US Central Command, le général David Petraeus, annonçait que des accords sur les voies de communications avaient été signés avec la Russie, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan.
 En mars 2009, le gouvernement ouzbek autorisait le transfert de soldats états-uniens vers l’Afghanistan dans des appareils de la Luftwaffe, à partir de la base militaire allemande de Termez.
 En mai 2009, les États-Unis créaient un centre nodal d’approvisionnement sur l’aéroport de Navoi en Ouzbékistan, dont les opérations de transit sont assurées par une entreprise sud-coréenne.
 En juin 2009, le contrat d’exploitation de la base aérienne de Manas était prolongé, alors que le Kirghizistan avait auparavant, et à plusieurs reprises, annoncé que les États-Unis seraient forcés de partir au mois d’août 2009.
 Enfin, en juillet 2009, il était révélé au public que l’US Air Force menait une modeste opération de réapprovisionnement en matériel et en carburant depuis un lieu inconnu situé au Turkménistan [41].

Les stratèges du Pentagone s’attelèrent au projet du Réseau de distribution du Nord dès le début de l’année 2006, alors que peu d’informations filtraient à propos de l’insurrection des Talibans et que l’offensive militaire perdait de la vitesse. On constate aisément qu’à mesure que la présence états-unienne en Afghanistan prenait de l’ampleur, les opérations menées par les milices insurgées s’intensifiaient elles aussi. Nous l’avons déjà remarqué, et cette corrélation ne relève pas du hasard. Graduellement, étape par étape, les autorités états-uniennes se sont appliquées à conclure des accords pour les droits de transit, avec des États aussi essentiels que la Russie et d’autres pays frontaliers de l’Afghanistan.

De manière générale, les accords bilatéraux passèrent inaperçus. Ils prirent leur forme définitive au milieu de l’année 2008, dans ce que le Pentagone nomme aujourd’hui le Réseau de distribution du Nord. Un rapide coup d’œil aux images satellites de Google Maps ou de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) rend parfaitement explicite l’importance du NDN.

Un chargement militaire en transit via le NDN peut prendre son départ depuis l’un des deux « hubs de l’ouest », en Lettonie ou en Géorgie. Partant d’une de ces deux zones sécurisées, il rejoint l’Afghanistan par train, camion, ferry à travers la Russie et ses anciens pays satellites : par le Kazakhstan et soit par le Kirghizistan et le Tadjikistan, soit par l’Ouzbékistan. Les déclarations officielles justifient ce projet de voies de communication par le besoin de disposer de voies d’accès sécurisées vers l’Afghanistan, en évitant tout passage par le Pakistan [42].

C’est un destin tout à fait ironique pour Riga, la capitale lettone, d’être devenue le point de départ de la plus importante voie du NDN. Ce port de la mer Baltique au climat doux tout au long de l’année sert aujourd’hui à transférer les chargements des cargos affrétés par les États-Unis dans les trains russes. Après la Russie, le réseau ferré se prolonge en direction du sud et traverse le Kazakhstan et l’Ouzbékistan en longeant les côtes de la mer Caspienne ; il se termine dans le nord de l’Afghanistan. Ces chemins de fer russes furent construits par l’URSS pour soutenir l’effort de sa guerre d’Afghanistan dans les années 1980 ; aujourd’hui, animée par sa volonté de coopération avec les États-Unis et l’OTAN, la Russie met ce réseau ferré à leur disposition afin qu’ils puissent mener leur campagne d’Afghanistan [43].

Un autre parcours via le NDN part de Géorgie, évite la Russie en passant par le port de Ponti sur la mer Noire et se prolonge vers Bakou en Azerbaïdjan ; là-bas les cargaisons militaires sont chargées sur des ferrys qui traversent la mer Caspienne et rejoignent le Kazakhstan. Des camions prennent le relais pour livrer les chargements en Ouzbékistan ou en Afghanistan. Ce parcours est emprunté par un tiers du flux total en transit via le NDN. La troisième voie du NDN évite tout passage par l’Ouzbékistan ; elle part du Kazakhstan, traverse le Kirghizistan et le Tadjikistan pour déboucher en Afghanistan [44].

Ce contexte géographique est déterminant ; il est tout à fait clair que le Kirghizistan sera à l’avenir le théâtre des nouveaux conflits que prépare le Pentagone à l’aulne de sa stratégie eurasiatique ; le pays est, selon les mots du général Petraeus, le pivot de cette stratégie. C’est ainsi que le décrit Peter Chamberlain, spécialiste de l’Asie centrale :

« Le brusque réajustement commun des intérêts des Talibans et du Pakistan (formalisé par les arrestations en série de Talibans) est une tentative des États-Unis et de l’OTAN de justifier l’ouverture de ce nouveau front dans la guerre contre le terrorisme en donnant la priorité à la sécurisation du Réseau de distribution du Nord. Le réseau prépare le terrain à l’implantation planifiée des pipelines qui exploiteront les alléchantes ressources minières énergétiques qui ne demandent qu’à être extraites des riches sous-sols du bassin de la mer Caspienne. Ce récent réajustement, centré sur l’intérieur du territoire eurasien, n’a été possible que grâce aux arrangements des États-Unis avec Islamabad afin de tirer avantage des relations cordiales qu’entretient le Pakistan avec les Talibans, plutôt que de s’y opposer.  » [45].

L’opium dans la guerre en Asie centrale

C’est l’opium qui donne incontestablement sa cohérence à la stratégie états-unienne de guerre de basse intensité.

Comme c’était le cas pour les entreprises de commerce britanniques et états-uniennes pendant les guerres de l’opium contre la Chine à partir des années 1840, l’opium joue encore aujourd’hui un rôle central dans la stratégie de mise sous contrôle de l’Asie centrale.

Wayne Madsen, un journaliste qui mène des enquêtes sur Washington et s’exprime sur son site Internet Wayne Madsen Report (WMR), décrit le rôle du trafic d’opium lors de l’invasion états-unienne en 2001 et pendant l’occupation du territoire : « Selon des informations dont a fait part un vétéran de la Delta Force au WMR, lorsque les unités d’élite des forces militaires furent envoyées en Afghanistan après les attentats du 11-Septembre, le premier ordre qu’elles reçurent de la CIA fut de protéger les plantations de pavot. Des sources du WMR au sein du FBI confirment que le trafic en Afghanistan a remplacé celui que dirigeait Khun Sa, le roi de l’opium du Triangle d’or en Birmanie, et que le pays est aujourd’hui la source principale de l’opium et de l’héroïne dont dispose la CIA pour ses opérations de narcotrafic. » [46].

Depuis plusieurs décennies, la CIA et le Pentagone entraînent et infiltrent des agents se posant comme terroristes islamistes en Asie centrale, en particulier dans les régions avoisinant la vallée de Ferghana, riche en uranium, sur les territoires de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Kirghizistan. L’un des acteurs principaux de cette mascarade est une organisation dont la création fut financée par la CIA, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (Islamic Movement of Uzbekistan, IMU). Le Mouvement islamique d’Ouzbékistan, également actif au-delà de la frontière ouzbek avec le Kirghizistan et dans toute la vallée de Ferghana, gère désormais ses propres fonds qui proviennent du lucratif trafic d’opium.

Selon Interpol, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan serait fortement impliqué dans le trafic de l’héroïne produite en Afghanistan, qui circule au Kirghizistan, en Ouzbékistan et dans toute l’Asie centrale. Dans une audition devant le Congrès états-unien, Ralf Mutschke, un expert de la lutte contre le narcotrafic pour Interpol déclarait : « En dépit de son programme politique et idéologique, la nature de ce mouvement n’est pas uniquement celle d’une organisation terroriste ; il s’agit davantage d’une organisation hybride dans laquelle la priorité est plus volontiers donnée aux intérêts illégaux qu’aux objectifs politiques. Les dirigeants du Mouvement islamique d’Ouzbékistan ont tout intérêt à faire perdurer les troubles et l’instabilité dans la région afin de sécuriser les voies de communication qu’ils exploitent pour le trafic de drogue.  » [47].

Spécialiste de l’Asie centrale, Peter Chamberlain démontre que le Mouvement islamique d’Ouzbékistan est un réseau de trafic de drogue créé selon le bon vouloir de la CIA :

«  Il y a toutes les raisons de penser que le Mouvement islamique d’Ouzbékistan est une création de la CIA. Citons l’analyse incontestable de la question que Steve Coll a publiée dans son ouvrage Ghost Wars : “Le directeur de la CIA, William Casey, par une décision qui outrepassait ses fonctions, décida d’intensifier les opérations de propagande visant la déstabilisation de l’Union soviétique à l’intérieur même de ses frontières. C’est à cette fin que la CIA a promû l’Islam en Ouzbékistan ; d’abord, en chargeant un Ouzbek exilé en Allemagne de traduire le Coran en ouzbek, puis en enjoignant les services secrets pakistanais d’en distribuer 5 000 copies… Depuis le début, avant même l’invasion soviétique, la révolution afghane était planifiée par une coalition de pays menée par la CIA. De même, l’Islam wahhabite — une forme politique de la religion musulmane, enseignée aux combattants dans les madrasas locales à partir des textes dits musulmans, made in USA à l’Université du Nebraska — est une déviance de l’Islam qui intègre des techniques de modifications comportementales.” » [48].

Chamberlain va plus loin :

«  S’il est véridique que la CIA a fourni les livres propageant la pensée djihadiste dans les madrasas que fréquentaient les soldats du Mouvement islamique d’Ouzbékistan, alors tout ce qui est mis en œuvre par ce mouvement émane de la CIA… Les missions militaires et la lutte contre le trafic de drogue organisées par les États-Unis pour mener la chasse aux terroristes et aux trafiquants de drogue du Mouvement islamique d’Ouzbékistan permettent de couvrir les activités des agents des Forces spéciales en quête de pouvoir d’influence au niveau local, pour anticiper les développements à venir, ou un éventuel arrêt des opérations… Le programme de l’OTAN de Partenariat pour la Paix a permis l’arrivée de milliers de formateurs états-uniens et de l’OTAN ; ils ont été affectés dans des bases qui leur permettront de lancer des opérations d’action directe. Le Partenariat pour la Paix permet également le transfert d’un énorme surplus d’équipements militaires vers des populations de consommateurs potentiels habitant des zones pétrolifères ; ainsi plante-t-on le décor pour de futurs jeux de guerre de coalition. » [49].

En juin 2009, Richard Holbrooke annonçait que la campagne états-unienne d’éradication du trafic d’opium en Afghanistan serait abandonnée au profit de ce que le Pentagone appelle une campagne d’interdiction. Dans un commentaire recueilli par Associated Press, Holbrooke affirmait que Washington délaisserait progressivement les opérations d’éradication de l’opium en Afghanistan [50].

Selon un article du New York Times, Ahmed Wali Karzaï, le frère de Hamid Karzaï, le président afghan soutenu par les États-Unis, travaillerait pour la CIA depuis huit ans ; Wali serait également le baron de la drogue de la province de Helmand. Entre autres choses, la CIA rémunérerait Ahmed Wali Karzai pour qu’il recrute « une force paramilitaire afghane qui puisse opérer sous commandement de la CIA dans la ville de Kandahar et aux alentours, la région natale des Karzaï. » [51]

L’influence de la CIA sur le trafic de drogue en Afghanistan est tout à fait similaire à celle que l’agence a exercé sur le trafic d’opium en Asie du Sud-est pendant la guerre du Viêt-Nam, ce qui est très alarmant. La conclusion à en tirer est évidente : dans ces deux conflits, les trafics ne servaient pas à parachever des objectifs d’ordre militaire, mais se trouvaient plutôt au cœur de la stratégie globale de Washington.

Ahmed Wali aurait utilisé l’argent de la drogue pour financer des actes de répression gouvernementale violente, comme l’intimidation des opposants lors des élections frauduleuses de 2009. En 2007, Hamid Karzaï nommait au poste de chef des services anticorruption Izzatullah Wasifi, alors que celui-ci avait passé quatre ans dans les prisons du Nevada pour avoir tenté de vendre de la drogue à un officier de police en civil [52]. Il semble que la philosophie de cette méthode s’énonce ainsi : « Rien ne vaut un trafiquant de drogue pour attraper un autre trafiquant de drogue. »

La région de Karzaï, le Helmand, regroupe une grande partie des zones de culture d’opium en Afghanistan. C’est la zone du monde où se concentre la plus forte production de pavot, à hauteur de 40 % du volume total présent sur le marché illégal mondial ; ces chiffres sont ceux de John W. McCoy, un chercheur états-unien qui a décrit le rôle des services secrets états-uniens dans les trafics de drogue en Asie depuis la guerre du Viêt-Nam à partir de la fin des années 1960. Dans la province de Helmand, quelques 103 000 hectares d’opium étaient cultivés en 2008, ce qui représente les deux-tiers de toute la production afghane.

McCoy remarque que, alors que la CIA soutenait les guérillas afghanes menées par les Moudjahidin contre l’Union soviétique dans les années 1980, elle utilisait l’argent de la drogue — engrangé grâce à l’opium produit par les Moudjahidin — pour financer une guerre secrète, une guerre rendue populaire par le film hollywoodien La Guerre selon Charlie Wilson (Charlie Wilson’s War). McCoy souligne qu’au cours des années 1980 «  la guerre secrète de la CIA a servi de catalyseur à la transformation des régions frontalières entre l’Afghanistan et le Pakistan en une gigantesque zone de production d’héroïne, la plus importante au monde. »

Sur le thème de la défaite des Talibans après les représailles du 11-Septembre, McCoy poursuit l’état des lieux du trafic de drogue en Afghanistan :

« La CIA est parvenue à mobiliser les anciens chefs de guerre activement impliqués dans le trafic d’héroïne et à se saisir des villes de tout l’est de l’Afghanistan. En d’autres termes, l’agence et ses alliés locaux ont créé les conditions idéales pour renverser l’interdiction faite par les Talibans de cultiver le pavot et ainsi faire renaître le trafic. Quelques semaines seulement après la chute des Talibans, les autorités faisaient état de l’augmentation spectaculaire de la culture de l’opium dans les terres intérieures des provinces de Helmand et de Nangarhar. » [53].

Il est établi qu’avant que les militaires états-uniens ne poussent les Talibans à l’exil à la fin de l’année 2001, la production d’opium avait été considérablement réduite sous l’administration talibane. Il est également établi —l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime l’a lui-même signalé — que, depuis que les forces de l’OTAN dirigées par les États-Unis occupent l’Afghanistan, les récoltes de pavot ont non seulement retrouvé leur ancien niveau de production, mais ont dépassé les plus forts niveaux de rendement atteints dans l’histoire du pays [54] ; s’ajoute à cette augmentation celle tout aussi spectaculaire des volumes de production d’opium.

En 2000, les Talibans avaient mis un point d’arrêt à la culture du pavot. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, depuis que les États-Unis ont pris le contrôle militaire du pays, les récoltes d’opium en Afghanistan sont passées de 185 tonnes pour une surface inférieure à 8 000 hectares en 2001 à 8 200 tonnes sur plus de 193 000 hectares en 2007. Cela représente une multiplication par quarante-quatre des récoltes totales pendant huit années d’occupation états-unienne en Afghanistan [55].

En 2008, les États-Unis et l’OTAN noyaient la presse de commentaires à propos de la baisse de la surface totale des champs de pavot de 19 % par rapport à l’année précédente, passant sous silence l’augmentation de 15 % du rendement ; des données qui maintenaient l’Afghanistan à la place de premier producteur, loin devant les autres, de l‘opium destiné au trafic d’héroïne [56].

Au cours des cinq dernières années, la production d’opium en Afghanistan a fourni 50 % de son PIB au pays et plus de 93 % des substances nécessaires à l’ensemble de la production mondiale d’héroïne [57]. Il serait pourtant faux de croire que, depuis l’occupation militaire états-unienne en 2001, la croissance de l’économie afghane ait été freinée. Le PIB a prodigieusement augmenté de 66 %, grâce au florissant système de production, quasi industriel, d’opium tenu par les États-Unis et protégé par le régime de Karzaï, protégé de Washington [58].

Le chef des services fédéraux de lutte contre la drogue russe a estimé la valeur de l’opium actuellement cultivé en Afghanistan à 65 milliards de dollars. Seulement 500 millions de dollars de cette somme considérable reviennent aux cultivateurs afghans et 300 millions sont versés aux guérillas talibanes ; « la mafia de la drogue » reçoit le reste, soit environ 64 milliards de dollars [59].

En mars 2010, lors d’une réunion du Conseil OTAN-Russie, le chef du FSKN (le Service fédéral russe de lutte antidrogue), Victor Ivanov, a déclaré que : « le pavot afghan a été la cause de la mort par overdose d’un million de personnes au cours de la dernière décennie, ce sont les chiffres des Nations-Unies. N’y a-t-il pas ici une menace sur la paix et la sécurité mondiales ? » [60]

L’OTAN a catégoriquement refusé de répondre à la demande russe de détruire toutes les plantations d’opium en Afghanistan. Pour quelle raison ? L’OTAN (entendez l’US Central Command) affirme que leur destruction priverait le pays de «  son unique source de richesse », une formule qui résume à elle seule l’absurdité criminelle de la mission de l’OTAN en Afghanistan.

Lors d’une réunion plus récente du Conseil OTAN-Russie, Ivanov a demandé à l’OTAN que leur soi-disant mission de «  normalisation de la situation en Afghanistan  » intègre un plan « d’éradication de la production de stupéfiants » [61].

James Appathurai, le porte-parole de l’OTAN, a confié sa « compréhension  » des préoccupations russes [62] ; les estimations de la consommation de drogues en Russie sont alarmantes : 200 000 personnes seraient dépendantes à l’héroïne ou à la morphine et des dizaines de milliers d’entre elles décéderaient chaque année des suites de leur addiction. En effet, depuis l’occupation états-unienne en Afghanistan et le regain du trafic, la Russie est devenue la principale destination de la drogue afghane, et le pays en subit de graves conséquences sociales et économiques.

Appathurai a également déclaré que le problème de la drogue en Afghanistan devait être traité avec précaution afin d’éviter que la population locale ne « se hérisse  ». Appathurai poursuivait ainsi ses propos, une perle rare du double langage de l’OTAN : « Nous partageons l’avis qu’il faut nous occuper de ce problème. Mais nos points de vue divergent légèrement. Nous ne pouvons prendre la responsabilité de couper sa seule source de revenus à la population de l’un des pays les plus pauvres du monde, sans être capables de proposer une solution de remplacement. C’est tout simplement impossible. » [63].

L’armée états-unienne exporte-t-elle de l’opium ?

Le pavot pourrait devenir le liant idéal des guerres états-uniennes en Asie centrale. Il peut financer les groupes insurrectionnels, comme le Mouvement islamique d’Ouzbékistan. Jusqu’à 10 % de la population afghane vit de l’argent de la drogue — parmi lesquels le frère du président, voire peut-être le président lui-même.

Comme l’ont découvert les Britanniques pendant les guerres de l’opium en Chine, le pavot génère également l’addiction des populations eurasiatiques issues des tribus et des groupes ethniques minoritaires ; la passivité, la criminalité et le chaos que la drogue engendre sont d’excellents moyens de corrompre un pays de l’intérieur, et justifient par la suite l’intensification de la présence des forces de « maintien de la paix ».

Profiter des flux migratoires du Kirghizistan vers le Xinjiang et les autres provinces chinoises pour inonder la Chine d’opium serait une stratégie incontournable que le Pentagone aurait tout intérêt à « encourager » patiemment. À l’heure actuelle, la Russie est déjà dévastée par le fléau de l’héroïne afghane à bas prix, qui crée de très nombreuses addictions, une augmentation de la criminalité et un esprit d’insubordination.

Pourtant, ce que nous disent Richard Holbrooke et divers stratèges de l’US Central Command, c’est que les tribus afghanes, ouzbeks ou tadjiks font transiter la drogue à dos de mulet, par les dangereux cols qui mènent en Russie ou ailleurs. La vérité semble bien différente. En réalité, l’opium serait transporté par ce qu’il y a de plus moderne en matière de transport militaire.

C’est l’aspect le plus explosif de cette douce insouciance des États-Unis vis-à-vis des champs de pavot en Afghanistan. L’opium et l’héroïne conditionnée seraient transportés par convois militaires états-uniens, depuis des sites tels que celui de Manas au Kirghizistan. Les chargements seraient dissimulés et soumis au secret-défense.

Richard Holbrooke s’est récemment rendu au centre de transit de Manas, vraisemblablement pour organiser le sabotage des gazoducs du réseau TUKC (Turkménistan – Ouzbékistan - Kirghizistan – Chine) en service depuis peu.

Une telle utilisation des équipements militaires, si elle est prouvée, démontrerait que les États-Unis peuvent agir « sans limites » et que personne ne peut s’approcher de leurs chargements ni en vérifier le contenu. C’est la répétition à grande échelle de l’acheminement d’héroïne par avion qu’avait organisé la CIA au Viêt-Nam dans les années 1960 [64].

Cette accusation est lancée par un agent efficace des services secrets de la région, le général Hamid Gul, l’ancien chef des services secrets pakistanais (l’ISI) ; il était le chef du renseignement militaire pendant la guerre d’Afghanistan dans les années 1980.

En août 2009, Hamid Gul déclarait sans ménagement : «  Ahmed Wali Karzaï est le plus gros baron de la drogue en Afghanistan. » Il a affirmé que les barons de la drogue faisaient également du trafic d’armes, un « marché florissant » en Afghanistan. « Mais ce qu’il y a de plus dérangeant à mes yeux, c’est que l’aviation - l’aviation états-unienne - est aussi impliquée. Vous l’avez dit très justement : la drogue est acheminée vers le nord par les Républiques d’Asie centrale et par la Russie ; elle rejoint ensuite l’Europe et le reste du monde. Mais un certain volume de drogue suit un chemin direct. Il est acheminé par avion militaire. » [65].

Gul était à la tête de l’ISI de 1987 à 1989, au cours de la phase la plus intense de l’insurrection des Moudjahidin ; pendant cette période, il travailla étroitement avec la CIA. Depuis, il est interdit de séjour aux États-Unis et au Royaume-Uni, parce que, selon lui, il est trop prolixe au sujet des plans réels que conçoivent ces deux pays pour l’Asie centrale. Pour lui, ces plans prévoient la destruction systématique du Pakistan en tant que Nation. [66].

Selon le discours à charge de Gul, l’opium et l’héroïne en provenance d’Afghanistan seraient transportés secrètement dans des avions militaires états-uniens, à partir de la base militaire de Manas, et passeraient par les différentes voies du Réseau de distribution du Nord. Cette analyse a été confirmée par des sources afghanes et tadjiks, par des membres de l’armée états-unienne s’exprimant en off, et par des rapports russes [67].

La base de Manas joue un rôle déterminant, auquel s’adjoint la base d’entraînement « antidrogue et antiterroriste » de Batken dans le sud-ouest du Kirghizistan, tout près de la vallée de Ferghana. Cette combinaison s’ajuste parfaitement avec la nouvelle politique états-unienne d’interdiction sélective du pavot afghan que Holbrooke a déclaré privilégier à une éradication totale. Cette nouvelle politique du Pentagone permet à 93 % de l’opium mondial de circuler en évitant tout « éradicateur » états-unien, d’être transformé en héroïne et revendu en Chine, en Ouzbékistan, en Russie et ailleurs encore, comme dans une nouvelle guerre de l’opium.

Les grands médias d’information aux États-Unis accusent les Talibans d’être à la tête du trafic d’opium. Pourtant, d’après l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, les Éléments anti-gouvernementaux (AGE), qui comprennent des Talibans mais aussi des militants issus d’autres mouvances, ne profitent que de 2 % du montant total de l’argent de la drogue, un montant évalué à 3,4 milliards de dollars. Ce chiffre est même confirmé aux États-Unis par la CIA et par la DIA (Agence du renseignement pour la défense), qui estiment que les Talibans gagnent « seulement » 70 millions de dollars par an dans le trafic de drogue. Le plus gros de la production d’héroïne et d’opium non-transformé est aux mains des chefs de guerre liés au système Karzaï.

La stratégie à venir des États-Unis pour gérer le « problème » de la drogue en Afghanistan est soigneusement étudiée. Des trafiquants de drogue, dont les liens avec les « insurgés » sont connus, sont répertoriés dans des listes de personnes à éliminer (à abattre). Ces listes sont exemptes des noms de la plupart des barons de la drogue qui engendrent pourtant près de 98 % des revenus issus du pavot et qui travaillent avec la famille et le régime Karzaï, un cercle de toxicomanes corrompus notoires.

En effet, comme un analyste l’a relevé, l’armée des États-Unis « offrira son aide aux barons de la drogue alliés aux forces d’occupation ou au gouvernement afghan pour accaparer davantage le marché et le trafic de drogue. » [68].

Craig Murray, ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan en poste jusqu’en 2004, affirme que, sous l’autorité du Général Rashid Dostum — qui a été nommé en 2009 une nouvelle fois ministre de la Défense afghan par Karzaï — des convois militaires acheminaient de la drogue au-delà de la frontière afghane [69].

Selon Craig Murray, Dostum est un personnage-clef dans le trafic d’opium en Afghanistan, qu’il dirige depuis sa terre natale, près de Mazâr-e Charîf. Il a été rappelé d’exil par Karzaï, avec l’approbation des États-Unis, pour l’organisation des élections présidentielles, lors desquelles il a pu attribuer 100 % des votes des plus importants districts à Karzaï. Pour « lutter » de manière ostensible contre les Talibans, le Pentagone propose à présent de fournir de grandes quantités d’armes à la milice privée (antidrogue) que commande Dostum, malgré son poste officiel de chef de l’armée et en dépit du fait que Washington connaisse tout de ses activités de trafic d’héroïne [70].

Le propre frère du Président Karzaï, Ahmed Wali Karzaï, qui, selon le New York Times [71], figure dans la liste des collaborateurs de la CIA, a été accusé d’être lui-même un puissant baron de la drogue, ce qui dresse un cadre peu reluisant autour du gouvernement atlantiste de Karzaï [72].

Murray poursuit et affirme que l’Afghanistan «  n’exporte plus d’opium mais de l’héroïne. L’opium est transformé en héroïne à l’échelle industrielle, pas dans des arrière-cuisines mais dans des usines. Des millions de litres de produits chimiques nécessaires aux opérations de transformation sont importés par camion-citerne. Ces camions et les super poids-lourds chargés d’opium rejoignent les usines en empruntant les routes rénovées par les États-Unis, celles qu’utilisent les troupes de l’OTAN… La quatrième partie dans le business de l’héroïne regroupe les dignitaires du gouvernement afghan. Quand les États-Unis ont attaqué l’Afghanistan, l’armée bombardait le territoire alors même que la CIA payait, armait et équipait les seigneurs de guerres et les barons de la drogue, alors en perte de pouvoir. » [73].

Conclusion

Lorsque l’on regarde avec attention une carte de l’Asie centrale, il est clair que l’Afghanistan occupe une place centrale dans la stratégie états-unienne pour déstabiliser et militariser la région. C’est une position idéale pour menacer simultanément la Chine, la Russie, l’Iran et les pays voisins, en particulier les membres de l’Organisation du traité de coopération de Shanghai.

La prolifération de la drogue et la lutte antidrogue, les actes de terrorisme et les opérations antiterroristes, la brutalité délibérée de la police locale et la main mise sur les pipelines eurasiatiques existants ou à venir sont autant d’ingrédients composant la recette explosive des missions de l’OTAN sous tutelle états-unienne projetées hors d’Afghanistan.

Le Kirghizistan joue désormais un rôle de pivot stratégique dans l’extension de la guerre dans toute l’Asie centrale. Moscou le sait. Pékin le sait. Ce qui se décide, dans le Grand Jeu au Kirghizistan et en Asie centrale, n’est rien moins que la dernière chance de survie de la stratégie de Full Spectrum Dominance pour l’hégémonie militaire globale des États-Unis.

Comme dans les années 1960 et 1970 au Viêt-Nam, il est de plus en plus évident que la « guerre contre le terrorisme » en Afghanistan a été délibérément conçue par Washington pour être une autre «  guerre sans vainqueur ».

L’échec de la guerre en Afghanistan est programmé pour justifier une recrudescence de la présence militaire au Kirghizistan, en Ouzbékistan, au Tadjikistan, dans la vallée de Ferghana et de là, dans toute l’Asie centrale. Avant que la révolte populaire kirghize ne pousse le gang de Bakiev à l’exil en mars dernier, Washington était en bonne voie d’étendre la guerre grâce à des accords passés avec Bakiev pour construire plusieurs camps d’entraînement antiterroriste dans le pays. Avec de telles bases à disposition, le contrôle du continent eurasien, depuis le Xinjiang jusqu’au Kazakhstan et à la Russie, ne serait plus qu’une question de temps, car, déjà à l’heure actuelle, l’essor des routes empruntées par le trafic de drogue prépare le terrain.

Cette fois, à la différence de ce qu’il s’est passé au début des années 1970, l’enjeu est majeur pour l’hégémonie états-unienne. Le rôle que joueront le gouvernement provisoire du Kirghizistan, Moscou, Pékin ainsi que l’Iran et l’Ouzbékistan sera décisif dans cette région, où se concentrent les conflits les plus intenses du globe.

Traduction
Nathalie Krieg

[1Edouardo Real, Zbigniew Brzezinski : Defeated by his Success, 30 janvier 2008.

[2Rashid, The Taliban : Exporting Extremism, Foreign Affairs, New York Council on Foreign Relations, novembre-décembre 1999, p.31.

[3Ibid.

[4Lorenzo Vidino, How Chechnya Became a Breeding Ground for Terror, Middle East Quarterly, été 2005, Philadelphie

[5Le rapport 2006 de la Fondation Heritage, Washington D.C., inclut les géants de l’armement McDonnell Douglas et Boeing ainsi que les pétroliers Chevron et ExxonMobil parmi les sources de financement. Voir Source Watch : Heritage Foundation

[6Ariel Cohen, Radical Islam and US Interests in Central Asia, Audition par la sous-commission sur le Moyen-Orient et l’Asie centrale, commission des relations internationales, Chambre des représentants, 29 octobre 2003.

[7Ibid.

[8Ibid.

[9General David H. Petraeus, US Army, Commandant de l’US Central Command, Statement to Senate Armed Services Committee on the Afghanistan-Pakistan Strategic Posture Review and the Posture of US Central Command, 1er avril 2009.

[10Ibid.

[11Halford J. Mackinder, The Geographical Pivot of History, Londres, Royal Geographic Society, 1904. La région pivot de Mackinder fut ensuite plus ou moins englobée par l’Union Soviétique, ce qui comprenait l’Asie centrale, plus l’Afghanistan.

[12« Pakistan : Asif Ali Zardari est toujours inculpé en Suisse », Réseau Voltaire, 22 août 2008.

[14« Khalilzad revient en Irak », Réseau Voltaire, 21 juin 2010.

[15Helene Cooper, Mark Mazzetti, « U.N. Envoy’s Ties to Pakistani Are Questioned », The New York Times, 25 août 2008.

[16Syed Ifran Raza, Minister criticized over anti-terror authority, Dawn, Karachi, 12 décembre 2009.

[17Zardari calls for counter-terror strategy, Dawn, Karachi, 16 mars 2010.

[18Thomas M. Sanderson et Andrew C. Kutchins, The Northern Distribution Network and Afghanistan : Geopolitical Challenges and Opportunities, Washington, CSIS, A Report of the CSIS Transnational Threats Project and the Russia and Eurasia Program, janvier 2010.

[19US not to use Uzbek base, says Holbrooke, Dawn, Astana, 21 février 2010.

[20Richard Boucher, Re-designation of the Islamic Movement of Uzbekistan as a Foreign Terrorist Organization, Washington D.C., 25 septembre 2002, Département d’État des États-Unis.

[21Wayne Madsen, cité par Peter Chamberlain, America’s ‘Islamists’ Go Where Oilmen Fear to Tread, News Central Asia, 24 mars 2010.

[22Ibid.

[23Mark Thompson, Moving Troops to Afghanistan Harder Than Getting Them, Time, New York, 14 octobre 2009.

[24Frank E. Kitson, Low Intensity Operations : Subversion, Insurgency and Peacekeeping, Londres, 1971, Faber and Faber.

[25C.M. Olsson et E.P. Guittet, Counter Insurgency, Low Intensity Conflict and Peace Operations : A Genealogy of the Transformations of Warfare, 5 mars 2005, article présenté lors de la réunion annuelle de l‘Association d’études internationales.

[26Grant T. Hammond, Low-intensity Conflict : War by another name, Londres, Small Wars and Insurgencies, Vol.1, N°3, décembre 1990, pp. 226-238.

[27Jon Boone, US pours millions into anti-Taliban militias in Afghanistan, 22 novembre 2009, The Guardian, Londres.

[29Ibid.

[30Ibid.

[31Ibid.

[32Ibid.

[33Rahim Faiez, US : Insurgents attack Bagram Air Field, Associated Press, 19 mai 2010.

[34Mark Mazzetti, US Is Still Using Private Spy Ring, Despite Doubts, The New York Times, 15 mai 2010.

[35Ibid.

[36Ibid.

[38Ibid.

[39Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde, New York, Basic Books, 1998, pp. 194-198.

[40Ibid.

[41Cornelius Graubner, Implications of the Northern Distribution Network in Central Asia, Central Asia-Caucasus Institute, Johns Hopkins University, 1er septembre 2009.

[43Ibid.

[44Ibid.

[45Peter Chamberlain, America’s ‘Islamists’ Go Where Oilmen Fear to Tread, News Central Asia, 24 mars 2010.

[47Ralf Mutschke, Threat Posed by the Convergence of Organized Crime, Drug Trafficking, and Terrorism, audition devant la sous-commission sur le crime de la commission judiciaire, Chambre des représentants des État-Unis, 106è congrès, 2è session, US Government Printing Office, Washington D.C., 13 décembre 2000.

[48Peter Chamberlain, op. cit.

[49Ibid.

[50Richard Holbrooke, cité dans US to shift approach to Afghanistan drug trade
The focus will move from opium eradication to fighting trafficking and promoting alternate crops
, citation de l’envoyé spécial US Richard Holbrooke, Associated Press, 28 juin 2009

[51Dexter Filkins, Mark Mazetti et James Risen, Brother of Afghan Leader Said to be Paid by CIA, The New York Times, 27 octobre 2009. « Hamed Wali Karzai chargé de négocier avec les Talibans », Réseau Voltaire, 14 mai 2010.

[52Jeremy Kuzmarov, op. cit.

[53Ibid.

[54United Nations office on Drugs and Crime, World Drug Report : 2009

[55Ibid.

[56Ibid.

[57Alfred W. McCoy, op. cit.

[58Craig Murray, Britain is protecting the biggest heroin crop of all time, Londres, Daily Mail, 21 juillet 2007.

[59Ibid.

[60Andrei Fedyashin, Russia and NATO divided over Afghan opium, 25 mars 2010, RIA Novosti. « Pavot : la Russie met en cause la responsabilité de l’OTAN », Réseau Voltaire, 3 mars 2010.

[61RIA Novosti, Russian official mocks NATO concern for Afghan poppy growers, Moscou, 25 mars 2010.

[62Ibid.

[63Ibid.

[65Ibid

[66Ibid.

[67Diverses conversations privées avec l’auteur au cours des mois d’avril et mai 2010.

[68Ibid.

[69Voir également sur ce sujet « Craig Murray : « Les États-Unis contrôlent le trafic de l’héroïne afghane », Voltairenet, 17 Novembre 2005

[70Craig Murray, On Missiles and Missile Defense, 23 septembre 2009.

[71Dexter Filkins, Mark Mazzetti, James Risen, Brother of Afghan Leader Said to Be Paid by CIA, The New York Times, 27 octobre 2009.

[73Craig Murray, Britain is protecting the biggest heroin crop of all time, Londres, Daily Mail, 21 juillet 2007.