Le Point.fr : Que pensez-vous de la dissolution du comité exécutif du CNT ?

Bernard-Henri Lévy : Vous aviez un gouvernement de transition qui a été fabriqué dans la hâte des premiers jours de l’insurrection et qui a, semble-t-il, atteint les limites de son savoir-faire. Pour la nouvelle phase où nous entrons, vous aurez un comité exécutif mieux adapté, avec des hommes plus compétents, mieux préparés aux tâches du moment. Je vais d’ailleurs faire un pronostic : le nouveau comité exécutif reprendra plusieurs des membres du comité démissionnaire - ce qui sera la preuve qu’on n’est pas dans le contexte de crise aiguë que d’aucuns se plaisent à décrire.

Patrick Haimzadeh : Cette dissolution était prévisible dans le sens où cette instance n’était plus du tout représentative des rapports de force sur le terrain. Ce comité a en effet été créé à la hâte le 27 février. Depuis, dans chaque ville et village de Cyrénaïque (est), des personnalités ont acquis une légitimité militaire et un statut de chef de guerre. Elles revendiquent un poids politique à leur mesure et s’estiment mal représentées au CNT. La Libye ne possède aucune culture politique, ni celle d’un État central. Muammar Kadhafi a pris le temps de créer un système très déconcentré avec des dévolutions importantes de pouvoir aux communautés locales ainsi qu’aux tribus. D’autre part, ce nouveau CNT n’aura de représentativité que sur les zones qui pour l’instant se sont soulevées et aucune au nom de l’ensemble du peuple libyen.

Zidan Mohammed : Tolstoï disait que les enfants qui cassent une montre en morceaux s’étonnent qu’elle cesse de marcher. A Benghazi, on a cassé la société et on s’étonne aujourd’hui de l’impossibilité de faire fonctionner de nouvelles institutions. Le CNT est un gouvernement auto-proclamé et auto-détruit.

Thierry Meyssan : Nul ne sait qui compose le CNT, car l’identité de la moitié de ses membres reste inconnue. Nul ne sait comment il s’est formé, sinon qu’il n’a pas été désigné par les responsables des manifestations de février, mais qu’il est issu de la Conférence de l’opposition nationale, qui s’est tenue il y a six ans à Londres et Washington. Il est par contre établi que ses membres n’ont pas de budget propre, mais sont directement salariés par Washington. La dissolution de l’exécutif ressort donc d’une restructuration interne d’un service de la CIA.

Le Point.fr : Le mystérieux assassinat du chef rebelle Younès révèle-t-il des dissensions au sein du camp insurgé ?

B.-H. L. : C’est évidemment un assassinat qui a été commandité par Tripoli, dont le général Younès était l’ennemi public numéro un. Il s’agissait pour Kadhafi d’éliminer un commandant redoutable et, sans doute aussi, l’homme au monde qui connaissait le mieux son mode de fonctionnement. Quant à cette histoire de "divisions" au sein du CNT, de grâce, arrêtons avec ça ! C’était comme ça du temps de l’Alliance du Nord de Massoud, du FLN algérien ou même de la résistance française.

P. H. : Cet assassinat a révélé au grand jour les divisions au sein du CNT. Les circonstances de sa mort sont toujours sujettes à la plus grande confusion et le CNT n’a lui-même jamais officiellement annoncé l’implication du clan Kadhafi. Au contraire, plusieurs de ses membres ont admis avoir convoqué le général Younès pour l’interroger, ce qui montre qu’il ne faisait pas l’unanimité au sein du Conseil. Ils ont ensuite été démis de leurs fonctions. Si les rebelles avaient détenu la moindre information selon laquelle des forces infiltrées de Kadhafi étaient derrière l’attaque, ils l’auraient très vite fait savoir.

Z. M. : Ce n’est pas l’assassinat qui est mystérieux : on en connaît les circonstances. C’est la manière dont le dit CNT l’a géré. Un jour, il nous dit qu’Abdel Fatah Younès a été assassiné par ses amis qui le suspectaient d’être un traître, le lendemain il affirme que c’était un héros et proclame trois jours de deuil. Bien sûr, cet assassinat exprime des dissensions. C’est dans l’ordre des choses : tout gouvernement auto-désigné se disloque à l’épreuve de la réalité du pouvoir.

T. M.  : Il n’y a aucun mystère dans cette affaire car tous les détails ont été rendus publics par le fils de la victime. Selon lui, c’est le bras droit du Premier ministre du CNT qui a organisé le guet-apens. Dans ces conditions, le mot « dissensions » est un peu faible.

Le Point.fr : Peut-on aujourd’hui parler d’enlisement à l’irakienne en Libye ?

B.-H. L. : Il y a deux idées. L’enlisement, d’abord : je n’y crois toujours pas et je continue de penser que, si les opérations militaires alliées durent plus longtemps qu’on ne l’imaginait, c’est parce qu’elles prennent leur temps, obéissent à des procédures strictes et font tout pour réduire au minimum le nombre de victimes. L’Irak, ensuite, c’est-à-dire le sous-entendu qu’il y aurait, en Libye, des tribus ontologiquement et définitivement favorables à Kadhafi. Là aussi, je crois que c’est un mythe ; j’ai rendu public il y a trois mois, dans la Règle du jeu, un appel signé par les chefs et représentants des principales tribus de Libye et où les signataires affirmaient leur hostilité à la dictature et leur attachement au principe d’une Libye libre sans Kadhafi.

P. H.  : On constate une profonde déconnexion entre la guerre dans laquelle l’Otan s’est engagée et la réalité locale d’un clan rebelle qui n’a pas militairement la capacité de l’emporter et est politiquement divisé. Dans l’hypothèse même où Kadhafi accepterait de se retirer du pouvoir, conditionnerons-nous l’arrêt des bombardements à la remise des armes par les soldats et les miliciens qui le soutiennent ? Car il n’est pas garanti qu’ils arrêtent le combat, d’autant plus qu’ils n’accepteront jamais l’autorité du CNT. Nous focalisons tout sur la personne de Kadhafi sans penser ensuite que nous devrons gérer, comme en Irak, la démilitarisation et le désarmement de la population. En l’absence de solution pacifique rapide, la logique de guerre va s’auto-entretenir.

Z. M. : On a dépassé le stade de l’enlisement. C’est la paralysie totale. L’OTAN est passé sans explications de la « protection des civils » à la « protection des rebelles ».

T. M. : La situation militaire se résume ainsi : l’OTAN a le contrôle total des airs, le CNT administre environ 200 000 Libyens et le gouvernement légal environ 5 000 000.

Le Point.fr : Où en sont les rebelles sur le terrain ?

B.-H. L. : Il existe pour les rebelles deux verrous à l’accession à Tripoli. Il s’agit des villes de Zliten et de Gharian, au sud. Dans les deux cas, il y a progression des troupes insurgées. Le vrai rendez-vous n’est pas le début de l’intervention il y a cinq mois, mais la rencontre qui a eu lieu à Paris il y a deux semaines entre les officiers de Misrata et le président français. Ces derniers lui ont annoncé qu’ils se faisaient fort de prendre en tenaille la capitale libyenne, avec leurs camarades du Djébel Nafoussa, à condition de recevoir une aide en matériel militaire. Ils sont venus lui dire que la population de Tripoli se soulèvera contre Kadhafi le jour où elle verra s’avancer deux colonnes de libération, l’une venant de Zintane, dans le sud, l’autre de Misrata, dans l’est.

P. H. : La ville de Zliten est toujours aux mains des forces pro-Kadhafi. Il ne faut pas oublier qu’en plus des troupes une grande partie des habitants est loyale à Kadhafi. C’est une situation extrêmement compliquée. Des populations ont pris les armes des deux côtés. Lorsque les représentants de la population de Misrata se sont rendus à Paris il y a deux semaines, ils ont réclamé à Nicolas Sarkozy une liaison directe, sans passer par le CNT. La mentalité libyenne est strictement locale. Cela signifie que les insurgés de Misrata sont avant tout intéressés par le sort de leur ville, pas par celui du reste du pays.

Z. M. : Un des porte-parole du CNT, Faraj Bouaiche, a déclaré que l’OTAN devait continuer ses bombardements. Et qu’il fallait prévoir dès à présent une relève de l’OTAN pour continuer les bombardements si l’Alliance s’épuise. C’est dire si le Conseil national de transition est confiant en son propre avenir.

T. M.  : Bonne question. On observe des pertes importantes parmi les rebelles et un fort taux de rotation dans leurs troupes, qui sont de plus en plus jeunes. Ils tiennent Benghazi et une partie de Misrata. Souvent l’OTAN leur ouvre un corridor. L’armée libyenne se retire devant les bombardements. Les rebelles et leurs instructeurs étrangers font alors une incursion dans la localité, y hissent un drapeau, et se font prendre en photo. Puis, l’OTAN ne pouvant plus bombarder en raison de leur présence, l’armée libyenne revient et les chasse. Depuis cinq mois, on assiste ainsi à des mouvements nombreux qui masquent mal une stabilité des positions.