LE GROUPE DE TREVI ET LE CONSEIL JUSTICE ET AFFAIRES INTERIEURES (JAI)

Un réseau de groupes informels de policiers s’est développé au cours des années soixante-dix, pour répondre à la crainte du " terrorisme rouge " : le club de Berne, qui réunit maintenant les principaux responsables des services de renseignement ; le groupe de Trévi, réunion des ministres et des hauts fonctionnaires de police ; le club de Vienne, qui est quasiment une extension des premiers ; le club Quantico, lié à la célèbre école du FBI ; le Police Working Groupe On Terrorism (PWGOT) ; Kilowatt... D’autres groupes ont pour objet principal la lutte contre la drogue : le groupe Pompidou ; le groupe STAR (Standig Arbeitsgruppe Rauschgilt), créé par le BKA allemand...

Parmi tous les groupes informels sur lesquels nous avons des informations fiables, Trévi est celui qui prend le plus d’importance depuis 1986. Sa création remonte à la réunion des ministres de l’Intérieur à Rome, près de la fontaine de Trévi le 1er décembre 1975. Ses débuts furent modestes. Il s’agissait alors uniquement de tenir des conférences entre ministres et hauts fonctionnaires pour s’informer mutuellement de l’évolution du terrorisme interne de chaque pays et découvrir éventuellement des connexions.

À partir d’avril 1986, Trévi est sorti d’une certaine léthargie et est devenu une structure dynamique, officielle mais pas institutionnalisée. Depuis, c’est le groupe de référence de la sécurité intérieure, réunissant dans des sous-groupes différents les divers acteurs : techniciens, politiques. Son nom devient a posteriori le sigle de " Terrorisme, Radicalisme, Extrémisme et Violence Internationale " . En 1988-89, les sous-groupes sont au nombre de quatre : Trévi I sur le terrorisme, Trévi II sur les techniques policières, le hooliganisme et le maintien de l’ordre public, Trévi III sur la criminalité et la drogue, Trévi IV (également dit Trévi 92) sur les mesures compensatoires à la libre circulation. Par ailleurs, un groupe ad hoc Immigration est créé. Les hauts fonctionnaires jouent un rôle-clé. Ce sont eux qui préparent les analyses qui serviront aux ministres pour avaliser les décisions que ces fonctionnaires ont eux-mêmes proposées.

Après 1986, les Français, qui étaient particulièrement actifs dans tous les groupes informels des années soixante-dix, investirent le groupe de Trévi et arrivèrent en grande partie à faire que son organisation, réponde à leurs vœux, d’où leur déception avec Maastricht et Europol, plus proches des conceptions des policiers allemands.

En 1992, l’effort de refondation des institutions du traité de Maastricht amène naturellement le groupe de Trévi au centre du Conseil " Justice et Affaires intérieures " (JAI) défini par le titre VI.

Le traité de Maastricht distingue trois " piliers " de la construction européenne : le marché intérieur (premier pilier), la politique étrangère et de défense (deuxième pilier) et les Affaires intérieures et judiciaires (troisième pilier). Si le premier pilier se construit à l’initative de la Commission, avec la sanction du Conseil et sous le contrôle du Parlement et de la Cour de Justice, les deuxième et troisième piliers relèvent largement de l’intergouvernemental : initiative des gouvernements, limitation voire absence de contrôle parlementaire et juridictionnel.

Outre le rôle central, classique, du COREPER, interface permanente représentant les gouvernements auprès des Institutions, qui négocie et peaufineune large part de la législation communautaire, à l’instar des " sherpas " des grandes négociations internationales, on identifie notamment :

 Le Conseil (des ministres) Justice et Affaires intérieures (JAI) dont l’innovation tient dans les actions communes qu’il peut engager sans avoir besoin de la ratification des Parlements. Deux actions communes ont vu le jour. La première concerne les facilités de déplacement des écoliers de ressortissants des pays tiers résidant dans un état membre. La seconde concerne l’unité drogue Europol.

 Le comité K4 assiste le Conseil et coordonne le travail des trois groupes directeurs (GD). Il est composé de hauts fonctionnaires : un représentant par État membre de l’Union européenne, aidé par plusieurs adjoints (trois ou quatre en moyenne). Le comité K4 est présidé par le pays qui a en charge la présidence de l’Union. Le représentant français est en préfet provenant du ministère de l’Intérieur et dépendant du Premier ministre. Ses adjoints sont au nombre de quatre et sont issus des différents services : justice, police national, gendarmerie, douanes.

 Les groupes directeurs (GD I, II et III). Les groupes directeurs I et II reprennent les groupes informels. Il s’agit principalement de Trévi (GD II) et du groupe ad hoc Immigration qui fonctionnait auparavant dans le cadre de Trévi (GD I). Le groupe directeur III a été fondé en vue de la coopération judiciaire. Il commence laborieusement à se mettre en place. Le troisième pilier, Justice et Affaires intérieures, est donc à très forte dominante des ministères de l’Intérieur.

Maastricht n’a donc pas créé de coopération dans le domaine policier. Le traité a institutionnalisé ce qui était informel mais déjà officiel.

UNE TRES GRANDE AUTONOMIE PAR RAPPORT AUX PARLEMENTS NATIONAUX ET AUX INSTITUTIONS DE L’UNION EUROPEENNE

La formalisation de Trévi, comme groupe directeur du Conseil Justice et Affaires intérieures (JAI) par le traité de Maastricht, n’a pas comblé les déficits démocratiques qui existaient auparavant. Jusqu’alors, Trévi n’entrait pas dans le cadre des traités : il restait " informel " . Il était utilisé par les policiers afin de répondre au problème réel d’une criminalité ne pouvant plus être traitée uniquement au plan national. En l’absence de mise en relation des systèmes judiciaires européens et de la construction d’une Europe du droit, la coopération policière ne pouvait nécessairement pas répondre au principe de séparation des pouvoirs et de contrôle démocratique. Mais à qui la faute ? L’absence de volonté ferme de la part des politiques et des juristes a entraîné les policiers, et accessoirement les militaires, à remplir des fonctions beaucoup plus larges que celles qui leur incombent.

La coopération policière s’était faite jusqu’à présent dans le cadre intergouvernemental, qui posait déjà le problème d’un contrôle interparlementaire. On sait par exemple que lorsqu’un responsable politique succombe à la tentation d’abuser de son pouvoir, il s’arrange toujours pour que la mise en oeuvre de cette action échappe au contrôle des citoyens. Or le contrôle des actes intergouvernementaux par les Parlements nationaux a été quasiment inexistant. Si les ministres néerlandais ont toujours discuté avec la Chambre des Pays-Bas, c’est le seul Parlement national à avoir exercé un contrôle sur ses représentants au groupe de Trévi. Cependant les documents ne sont souvent remis que peu de jours avant les réunions et ne sont presque jamais disponibles en néerlandais.

Avant que Trévi ne soit institutionnalisé, le Parlement européen était systématiquement tenu à l’écart de ses travaux et avait tenté de l’affronter. Il avait recommandé aux parlementaires nationaux, à deux reprises (23 novembre 1989 et 14 mars 1990), de ne pas ratifier la convention issue de Trévi, même si la deuxième résolution était beaucoup moins négative que la première, le groupe socialiste (où les Français étaient nombreux) ayant édulcoré ces premières critiques.

Le traité de Maastricht a institué que le Parlement européen doit être consulté sur les grandes orientations et informé régulièrement. Il peut adresser des questions ou formuler des recommandations. Mais il n’a strictement aucun pouvoir de codécision. Dans les faits, cette évolution en faveur du Parlement n’a pas été prise en compte.

Le résultat des votes en Conseil JAI et les délibérations sont secrets. Le Parlement européen a demandé à maintes reprises au Conseil de lui faire parvenir des projets de textes, mais n’a rien reçu. La plupart des documents n’est envoyée au Parlement qu’après adoption. Pour les projets de conventions, le Parlement ne reçoit les textes législatifs, tels la Convention Europol, qu’à un stade très avancé.

Avant Maastricht, la Commission de Bruxelles elle-même n’avait pas l’autorisation de siéger aux réunions de Trévi, même en tant qu’observateur. Le refus de sa présence au sein des débats avait été appuyé par la France. La Commission avait cependant obtenu d’être présente lors des travaux sur l’immigration qui, sans être du ressort de Trévi, se tiennent lorsque celui-ci se réunit. En 1990, elle avait été conviée à assister à la réunion informelle de Naples, mais son représentant, Martin Bangemann, avait été sommé de quitter la salle au moment où les douze entendaient aborder une question échappant juridiquement aux compétences de la Communauté. Peu de temps après, M. Bangemann " boudait " la réunion de Trévi à Rome. Le mécontentement du vice-président de la Commission était tel qu’il avait demandé et obtenu, en réunion du collège, que pas un fonctionnaire de la Commission ne participe à la réunion ministérielle de Rome.

L’intégration de Trévi au sein du Conseil JAI a légèrement modifié cette situation. La Commission est maintenant toujours présente comme membre à part entière, mais ses possibilités d’action sont restreintes. Elle n’a pu faire reconnaître son droit d’intervention que sur les questions de visas, d’asile, d’immigration, ainsi que de lutte contre la toxicomanie et la fraude. Elle n’a pas réussi à s’immiscer dans la coopération judiciaire pénale et la coopération policière et douanière.

L’autonomie des lieux de coopération policière a permis que certaines opérations importantes et prêtant à controverse soient menées en dehors de tout cadre légal. Ainsi, l’Unité de coordination et de liaison anti-terroriste (UCLAT) en France a eu accès quasiment dès sa création à l’ordinateur du BKA (Bundeskriminalamt) allemand, dans un cadre informel. La critique par certains fonctionnaires de l’illégalité d’une telle opération, amena les ministres Pasqua et Zimmerman à la formaliser par un accord bilatéral.

Les lois dites Debré, votées par le Parlement français fin 1996, début 1997, avaient en fait été signées par le ministre de l’Intérieur, dans une forme encore plus répressive, le 22 décembre 1995 au Conseil Justice et Affaires intérieures. Cette recommandation européenne prévoyait l’exigence du certificat d’hébergement avant l’entrée sur le territoire (§ 3), et la création d’un fichier central des étrangers et des hébergeants (§ 8). Le point 4 prévoyait l’exclusion des irréguliers de toutes les prestations des services publics de l’État en matière de santé (hormis les soins d’urgence). (RV97/0079).

Il semble aussi que d’aucuns aient trouvé dans la construction européenne une occasion de " moderniser " des polices nationales en brisant certaines résistances syndicales, qualifiées pour l’occasion de " corporatismes " . En réaction, le Conseil européen des syndicats de police (CESP), représentant plus de deux cent mille syndicalistes travaillant dans quinze pays différents avait, en novembre 1992, affirmé sa volonté de placer la police " au service de la loi et de la société, et non à celui des gouvernements " .

" Tout se passe, explique le commissaire Jean-Claude Monet, comme si les autorités gouvernementales se heurtaient à l’impossibilité de faire passer certaines décisions par les mécanismes politiques internes et tentaient donc de se défausser sur les processus de la construction européenne pour faire passer, sans débat, des mesures très controversées. " (Polices et sociétés en Europe, La documentation française, 1993).

LA SECURITE INTERIEURE : UNE POLITIQUE AUX MAINS DE FONCTIONNAIRES DE POLICE ?

Le rôle des hauts fonctionnaires de police est considérable au sein du groupe de Trévi, du Conseil Justice et Affaires intérieures et au sein des groupes informels. Ce qui déplace des questions hautement politiques, comme celle de l’immigration, sur le terrain des techniciens, des professionnels de la sécurité.

L’extension des pouvoirs des fonctionnaires de police est due à un abandon des politiques. Impuissants à régler politiquement et nationalement les questions qui se sont posées, les hommes politiques ont eu tendance à les rejeter à l’échelon européen et à en faire de simples questions de sécurité, pour lesquelles des réponses coercitives techniques suffisent. Il est piquant de relever que, en matière de sécurité, " l’échelon européen " est constitué pour l’essentiel par des fonctionnaires nationaux soustraits aux hiérarchies et contrôles traditionnels.

La notion de " mesures compensatoires " rend bien compte du caractère technique que l’on a voulu donner à la question de l’immigration. Le terme de " sécurité intérieure " tend lui aussi à dépolitiser et à bureaucratiser des questions sensibles comme le terrorisme. Pourtant, comme le constatait le député européen Paul Staes, cette dépolitisation pose de graves problèmes : " Le groupe de Trévi s’est-il mis d’accord sur une définition commune de la notion de terrorisme ? Dans la négative, quelle garantie permet-elle d’éviter que des informations ne soient recueillies et échangées au sujet de certains groupes d’action qualifiés de terroristes, tandis que dans des pays tels que la Belgique ou les Pays-Bas, les activités de ces groupes ne seraient nullement considérées comme telles ? " (Question écrite à la Commission n° 930/92).

Cette " sécurité intérieure " abordée sous l’angle technique et non politique donne lieu à d’inacceptables collaborations policières : les États-Unis et le Canada sont au nombre des " amis de Trévi " , mais aussi... le Maroc. Doit-on laisser faire comme quelque chose de normal, justifié par des besoins techniques, la collaboration de nos polices avec des régimes non démocratiques ? On se souvient que sur ce principe " technique " les démocraties avaient continué à collaborer aveuglément à Interpol, alors même que cette structure était dirigée, de 1938 à 1945, par les nazis Heydrich et Kaltenbrunner (cf. Interpol, par Laurent Greilsammer, Fayard, 1997).

Le caractère technique donné à la " sécurité intérieure " a été poussé par les responsables permanents du dossier : les officiers de liaison. Ces policiers au cursus universitaire souvent important et à l’esprit très élitaire souhaitent une police plus scientifique où la modernisation, la technologie des contrôles doivent absolument se renforcer.

Les officiers de liaison sont des acteurs-clés de la coopération policière européenne. Ce sont eux qui gèrent les interconnexions entre les polices dans l’espace européen. Le cadre juridique les a peu à peu intégrés, au gré des accords bilatéraux ou multilatéraux, créant un nouveau type de fonctionnaires spécialisés : les responsables des questions européennes au sein des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Peu nombreux, ils sont au cœur des nouveaux centres de données (Système d’Information Schengen, Système d’Information européen, Europol...), qui sont aussi de nouveaux centres de pouvoir.

Ces professionnels de la sécurité, méfiants à l’égard des politiques publiques et se reconnaissant souvent entre eux comme appartenant eu même petit monde " s’autonomisent des logiques politiques nationales et peuvent à l’occasion bloquer les orientations de tel ou tel cabinet ministériel ou de tel ministre en jouant de leurs relations avec leurs collègues étrangers. " (D. Bigo, Polices en réseaux).

Ainsi, des réseaux de fonctionnaires de police enserrent l’institutionnel et préparent les décisions, si ce n’est plus. La signature de la Convention concernant Europol a par exemple posé de graves questions. Le Conseil européen qui s’était tenu à Cannes les 27 et 28 juin 1995 devait être l’occasion pour les chefs d’États et de gouvernements de l’Union européenne, d’approuver de manière définitive la Convention Europol. En réalité rien ne fut signé à Cannes. On a pu apprendre que, le 26 juillet 1995, ce sont les fonctionnaires du Comité des Représentants Permanents (COREPER), composante du Conseil Justice et Affaires intérieures, qui ont, en catimini, signé la convention, au mépris des procédures habituelles dans le domaine de la conclusion de traités internationaux. (Lettre de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, n° 603-604, 7-14 septembre 1995).

Au lendemain du Conseil européen de Maastricht, la Commission des libertés publiques et des affaires intérieures du Parlement européen s’est vivement inquiétée des pouvoirs donnés à des structures telles que Trévi : " De facto toutes les décisions relèvent des hauts fonctionnaires, qui sont des autorités non légitimées et non élues au suffrage universel direct. Ils risquent de se soustraire à tout type de contrôle parlementaire et en profiter de façon contestable. "

DE LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME A LA TRAQUE DE L’ENNEMI INTERIEUR

De l’apparition des groupes " informels " de coopération policières des années soixante-dix, au titre VI du traité de Maastricht, le domaine de la sécurité intérieure s’est élargi, sans qu’on y prenne garde, de la criminalité internationale liée au terrorisme jusqu’à l’immigration et à l’asile. Sous l’impulsion de militaires, s’est développée la lutte contre " l’ennemi intérieur " .

La coopération policière au niveau européen remonte aux années soixante-dix et à la peur du " terrorisme rouge " . Les mouvements étudiants français, allemands et italiens sont suivis par la violence terroriste revendicative : Action directe, FLNC, Brigades rouges, IRA, " Bande à Baader " , RAF, ETA, CCC, etc. On analyse ces mouvements comme une intensification des conflits idéologiques et on admet comme un postulat que la guerre est déclarée aux démocraties. Les Européens, qui ont l’impression d’être confrontés aux mêmes problèmes, y voient un même adversaire : l’Union soviétique. Les élus, jusque-là réticents, acceptent de laisser travailler ensemble leurs policiers. Les groupes informels de policiers prolifèrent alors.

Au cours des années quatre-vingt, ces structures vont se renforcer, tandis que leur domaine de compétence va s’élargir du terrorisme et du trafic de drogues à l’immigration et au droit d’asile. L’élargissement de la notion de sécurité est due à l’ouverture des frontières : celle-ci fait craindre aux policiers une importante internationalisation du crime qu’il est nécessaire de contrôler par des " mesures compensatoires " . Le calendrier européen a joué un rôle majeur, explique Didier Bigo : " La nécessité d’agir avant la date fatidique du 31 décembre 1992, à laquelle s’appliquera la liberté de circulation, a communiqué un sentiment d’urgence qui a balayé beaucoup de réticences initiales : le temps n’est plus à la philosophie et aux grands débats sur les valeurs, mais au pragmatisme et au savoir-faire professionnel. " (L’Europe des polices et de la sécurité intérieure, Complexe, 1992)

L’apparition de cette idéologie pose, selon Didier Bigo, " le problème d’un "continuum sécuritaire "allant de la lutte contre la drogue et le terrorisme jusqu’à l’immigration et au droit d’asile. Tout se passe comme s’il existait un "transfert d’illégitimité "entre le trafic de drogues, le terrorisme, la criminalité, l’immigration clandestine, l’immigration et les réfugiés politiques. En d’autres termes, comme si le caractère criminel des premiers "déteignait "de proche en proche sur les autres. [...] On traite ensemble une série de problèmes qui, auparavant, étaient séparés. On en tire de nouvelles règles pratiques et de nouvelles conséquences. En cassant certains clivages, ces fonctionnaires ont changé les modes de pensée et d’approche de l’immigration et de l’asile, sans avoir l’impression d’entrer dans un débat philosophique ou politique. "

L’idée que l’on peut surveiller des " communautés " ethniques ou religieuses spécifiques afin de prévenir le terrorisme se développe avec l’épuisement de la thèse du terrorisme rouge au profit de celle du terrorisme islamique. Des groupes, qui seraient à contrôler plus que d’autres, sont déterminés et l’immigré moyen-oriental ou nord-africain devient un terroriste potentiel. Ainsi, la réduction des contrôles territoriaux, entraîne un relâchement de l’individualisation et de la systématisation des contrôles. Le plus grand nombre obtient une plus grande liberté, tandis que des minorités ethniques et religieuses se voient surveillées à l’extrême.

Cette nouvelle conception de la sécurité qui inclue l’immigration vient d’un mouvement plus large en provenance des militaires américains. Elle a été diffusée par " Gladio " , le réseau stay-behind de l’OTAN prétendument dissous en 1990. Selon l’hypothèse actuelle de l’Intelligence Division de l’OTAN, la menace à contrer provient des " communautés immigrées qui se sont fixées dans les grandes agglomérations " et qui pourraient entrer en conflit avec les politiques conduites par les gouvernements occidentaux. Il s’agirait " d’une menace clandestine à caractère permanent " . Du 28 novembre au 1er décembre 1995, un important exercice militaire a été réalisé en Belgique sur le scénario suivant : " Depuis le mois d’août dernier, un mouvement de terreur s’affirme dans la plupart des grandes villes européennes. Les trafics aérien et ferroviaire sont perturbés dans de nombreux pays. Les communautés d’émigrants originaires principalement de la république de Moslavie affichent leurs idées anti-européennes et anti-américaines... " (RV 96/0665)

Les militaires qui, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, n’ont plus à combattre l’ennemi soviétique, développent pour leur propre territoire les théories de la " guerre de basse intensité " . L’ennemi n’est pas immédiatement identifiable, il est infiltré, il est à l’intérieur comme à l’extérieur. L’armée ne conçoit donc plus ses missions uniquement en termes de conflits interétatiques ou d’affrontement de bloc à bloc, mais de lutte contre " l’ennemi intérieur " . Elle entre ainsi dans le domaine policier, le seul par ailleurs où elle peut s’exprimer au sein de l’Union européenne puisque la défense commune n’existe pas hors de l’UEO.

À l’inverse, la police a eu à remplir des fonctions qui relevaient traditionnellement de l’armée. La DST française, par exemple, par ses contacts avec ses homologues en Syrie ou en Algérie, a rempli le rôle traditionnel de la DGSE. On a par ailleurs conseillé, formé et entraîné des polices étrangères. Une véritable politique étrangère des ministères de l’Intérieur a pu se constituer.

Avec la lutte contre l’immigration, des mesures " discrètes " de prévention de l’immigration dans les pays d’origine ont été prises. Certains policiers, les officiers de liaison, analysent les situations et aident aux procédures. D’autres comme la Diccilec et surtout le SCTIP en France sont chargés de lutter contre l’immigration illégale en formant, dit-on, les polices locales et les compagnies de transport aérien à la détection des faux papiers. Or la collaboration de ces policiers avec les polices locales n’aide pas les personnes craignant pour leur vie dans ces pays. Livrer des systèmes informatiques performants à des États tels le Maroc, la Roumanie, l’Ukraine, le Gabon ou le Centrafrique ne permet-il pas de ficher des opposants ?

La politique des visas délivrés par les consulats amplifie les risques pour un demandeur d’asile. Le Togo a par exemple mis en place des policiers de renseignement devant les consulats. Les sanctions prévues par Schengen à l’encontre des compagnies aériennes qui acceptent de transporter des personnes dépourvues de passeports ou de visas ne sont pas non plus pour aider les réfugiés politiques. Certaines compagnies ont engagé des polices privées qui filtrent sans trop de ménagement ceux qui avaient échappé aux contrôles officiels et les livrent le cas échéant aux autorités locales. Ce travail est effectué dans certains pays d’Afrique noire par des compagnies privées de sécurité européennes.