Sans aucun doute, aujourd’hui, de très nombreux prostitués ne sont pas libres de leur choix. Mais ce constat permet-il de chercher à prohiber l’ensemble de cette activité ? Et si ce débat en cachait un autre ?

Ce 6 avril, le long parcours législatif de la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel » [1] est arrivé à son terme. Déposée en octobre 2013, elle aura connu trois débats et trois votes dans chacune des deux assemblées parlementaires. Elle est finalement adoptée par l’Assemblée Nationale, à qui revient le dernier mot en cas de désaccord avec le Sénat. La loi conclut ainsi une volonté politique exprimée dès 2011 par le Parti socialiste français [2]. Le désaccord entre la Chambre et le Sénat portait sur la question de la pénalisation des clients, la majorité des députés étant en faveur de la mesure, la majorité des sénateurs y étant opposée. « L’achat d’acte sexuel » [3] est sanctionné par une amende de 1 500 euros maximum. En cas de récidive, celle-ci pourra s’élever à 3 750 euros.

Introduire la double pensée dans le droit

En supprimant le délit de racolage et pas seulement celui de « racolage passif », installé par Nicolas Sarkozy en 2003, la loi reconnait la pleine légalité de l’activité des prostituées. Or, en même temps, elle fait de l’achat d’actes sexuels, une infraction pénale, c’est-à-dire un acte systématiquement illégal. Ainsi, se prostituer, une activité devenue totalement légale, génère un acte pénalement réprimé, celui d’avoir recours aux services d’une prostituée.

Le déni de l’opposition entre ces deux éléments installe un clivage dans la loi, en faisant coexister deux affirmations contradictoires qui se juxtaposent, sans tenir compte l’une de l’autre. La procédure a été mise en évidence par Orwell dans sa définition de la « double pensée ». Elle consiste à « retenir simultanément deux opinions qui s’annulent, alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux » [4]. L’absurdité du non rapport entre deux énoncés qui s’annulent est un coup de force contre le fondement logique du langage. L’opération place le sujet dans le morcellement, dans l’incapacité de réagir face au non sens de ce qui est dit et montré.

La loi produit ainsi, en parallèle, deux propositions incompatibles, deux énoncés qui s’excluent logiquement, mais qui sont maintenus ensemble, au nom de la volonté gouvernementale de considérer qu’une personne prostituée est par essence victime. Celle-ci devient une personne qui ne peut parler et à laquelle le pouvoir « prête » sa voix. Elle devient objet de sa morale.

La procédure de double pensée anhilile la fonction de la loi qui est d’établir des règles claires et applicables, afin de limiter l’arbitraire du pouvoir. Elle donne donc un savoir absolu au gouvernement et installe une loi morale, une loi expression du surmoi, basée non sur la raison, mais bien sur des valeurs, celle de l’amour dû à la victime

Ainsi, le statut de victime naturelle, « d’infans », donné à la prostituée est au service du gouvernement. Il lui permet de parler à sa place, en affirmant savoir mieux qu’elle quels sont ses véritables intérêts. Le statut de victime place ces femmes hors langage. Il ne leur permet pas d’opposer leurs intérêts particuliers à l’universalité de l’image de la femme, dont le pouvoir est le représentant.

Elle permet alors au gouvernement de promouvoir, au nom de la défense des prostituées, une législation rejetée par celles qu’elle est censée protéger. Pourtant, l’opposition à la pénalisation du client est aussi le fait de leurs organisations, dont le collectif Droits et Prostitution, principale organisation française créée par des travailleuses et travailleurs du sexe.

Une loi « pour éduquer à l’amour et aux relations de genre »

Le texte, inspiré de l’expérience suédoise qui pénalise les clients depuis 1999, crée aussi une peine complémentaire sous la forme d’un « stage de sensibilisation aux conditions de la prostitution ».

Ce dernier point s’inscrit en droite ligne des motivations déjà exprimées, lors du dépôt d’une première proposition de loi fin 2011. Les élus avaient alors insisté sur le caractère éducatif de leur démarche, en complétant l’amende par un séjour obligatoire dans « une école de clients », afin de les éduquer « à la santé et aux relations de genre ». Ainsi, les députés, à l’appel de tous les présidents de groupe, gauche et droite confondues, affirmaient officiellement « la position abolitionniste de la France ». Ils considéraient « que la prostitution est exercée essentiellement par des femmes et que les clients sont en quasi-totalité des hommes, contrevenant ainsi au principe d’égalité entre les sexes ».

Cette position fonde aussi la loi actuelle. Elle fait référence au « modèle suédois » en faisant de la prostitution une question de genre en exprimant qu’« il n’y aura pas d’égalité possible entre les hommes et les femmes tant que l’on pourra louer ou acheter le corps des femmes ». Ainsi, Inger Segestrom, députée et présidente de la Fédération des femmes sociale-démocrates suédoises à l’époque, avait déclaré sur le site MyEurope.info : « Il s’agit pour nous de marquer que la société n’accepte pas qu’un homme puisse acheter une femme pour son plaisir. Cela a très peu à voir avec la sexualité. Il s’agit d’une question de pouvoir et d’égalité ».

Une opération de déplacement

Prenant la forme d’une dénégation, la déclaration d’Inger Segestrom est particulièrement intéressante. Elle fait ressortir le problème en le niant. Il s’agit bien d’une volonté des gouvernements de contrôler la sexualité et de produire des modes de jouissances, sous le couvert d’une volonté de promouvoir l’égalité des sexes.

Quel peut être le sens d’une loi visant à s’attaquer à la prostitution de rue et à laisser subsister et même se développer d’autres formes moins visibles, escort girls ou prostitution sur le Net. La prostitution de rue est ciblée car elle rend visible un réel qui s’oppose à l’image de la femme, dont le pouvoir politique est le représentant et le promoteur. La loi s’inscrit ainsi parfaitement dans la post-modernité, dans un processus d’effacement du corps pour assurer le règne de l’icône, de la dématérialisation du réel.

Prétendant éradiquer la prostitution en punissant le client, cette loi se veut abolitionniste. En ne s’attaquant qu’à sa partie la plus visible, la prostitution de rue, elle se révèle dans les faits prohibitionniste. La prohibition, contrairement à l’abolition, ne supprime pas la chose, mais la dénie. Elle déplace la prostitution de la visibilité vers l’invisibilité. Par la même, cette loi supprimera toute limite à l’exploitation de ces femmes. Les prostituées seront rejetées là où la violence pourra, à l’abri du regard, agir sans entrave.

Une loi morale

Pour les citoyens, le résultat de cette législation sera de permettre de suspendre le réel. Si on décide de ne pas la voir, la prostitution n’existera plus.

Le texte a pour objet de supprimer « un lieu » et non la prostitution elle-même. Cela aura une double conséquence. Premièrement, la loi ne fonctionnera plus comme organisation de l’extériorité, mais comme modelage de l’intériorité. La loi ne sera pas faite pour être respectée, mais pour être constamment violée dans la crainte et la culpabilité. À la régulation de la jouissance du corps, cette loi oppose une injonction de jouir de l’image de la dignité humaine. Elle est avant tout installation d’un surmoi, producteur de valeurs.

Deuxièmement, n’ayant plus de lieu délimité, la prostitution se généralisera à l’ensemble de l’espace sociétal. Le modèle suédois, sur lequel les députés « abolitionnistes » s’appuient pour soutenir leur proposition de pénalisation des clients, est éclairant. Dans ce pays, la prostitution de rue a bien baissé de moitié, mais sont toujours en activité les lieux voilés du sexe tarifé que sont les salons de massage et autres clubs.

Surtout, une grosse partie du marché de la prostitution se déroule désormais sur internet. Ce dernier support permet une extension de la prostitution à l’ensemble de la société, non plus limitée à une partie du corps lui-même, mais à son image. Par le biais de forums de discussion, les clients potentiels prennent ainsi contact avec des jeunes.

Cette loi aux accents féminismes, qui annule la voix des femmes concrètes, est en fait au service de la forme post-moderne du pouvoir. Elle est donc au service d’une machine jouissante incarnée par la figure de la « Mère symbolique » qui n’est ni homme, ni femme, mais le tout totalitaire qui n’a pas de manque. Cette figure de la marâtre, transmise par les contes de la tradition orale, est particulièrement en concurrence avec celle du féminin, le masculin étant déjà défait par la première modernité. Dans sa relation au client, la prostituée indépendante occupe au contraire une position qui lui permet de n’être pas toute soumise à cet ordre et d’avoir une maîtrise sur son réel. C’est cette subversion féminine qu’il s’agit d’annuler.

[2« La prostitution et l’image de la Femme », par Tülay Umay, Réseau Voltaire, 29 juillet 2011.

[3« Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe » (futur article 611-1 du Code Pénal).

[4George Orwell, 1984, première partie, chapitre III, Gallimard Folio 1980, p.55.