Sujet : IVG
Audition de : René Frydman
En qualité de : chef de service de gynécologie-obstétrique à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart
Par : Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale (France)
Le : 10 octobre 2000
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous recevons le professeur René Frydman, gynécologue des hôpitaux de Paris, professeur des universités, chef de service à l’hôpital Antoine Béclère de Clamart, un des trois centres agréés en France pour le diagnostic pré-implantatoire, - le deuxième étant à Strasbourg et le troisième à Montpellier - technique qui permet de sélectionner génétiquement un embryon avant son transfert in utero.
Vous êtes conseiller technique chargé de la recherche médicale et des questions d’éthique au cabinet du ministre de la recherche, M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Membre de nombreuses sociétés savantes, vous avez également appartenu au Comité national d’éthique de 1986 à 1990.
Vous avez publié plusieurs ouvrages, dont "L’irrésistible désir de naissance" en 1986 et "Dieu, la médecine et l’embryon" en 1997. Vous avez réalisé la première fécondation in vitro d’Amandine, le premier bébé éprouvette français, et vous avez fait naître le premier enfant après congélation embryonnaire.
Notre Délégation s’intéresse plus particulièrement aux problèmes d’IVG et de contraception. C’est le thème de son rapport annuel et nous déposerons prochainement un rapport assorti de recommandations sur le projet de loi de Mme Martine Aubry. Nous avons souhaité rencontrer l’éminent spécialiste que vous êtes dans ce domaine et connaître votre appréciation sur l’ensemble de ces questions.
La presse s’est fait l’écho de votre interrogation sur les risques de l’allongement du délai légal de dix à douze semaines. Vous avez fait paraître un article dans Le Monde, intitulé "IVG : l’inquiétante recherche de l’enfant parfait". Nous souhaiterions approfondir avec vous ce problème, si problème il y a, qui, selon vous, "crée une brèche dans le mode de réflexion éthique à la française".
Professeur René Frydman : Pour rester sur le thème de l’interruption volontaire de grossesse, puisque vous avez eu l’amabilité de mettre quelques actifs à mon passé, je veux d’abord rappeler qu’avant la loi Veil, je comptais parmi les médecins qui ont essayé de faire avancer la situation en faisant accepter la médicalisation de l’IVG, sans laquelle le taux de mortalité et de morbidité des femmes était et reste très élevé.
Mme Nicole Bricq : On s’en souvient !
Professeur René Frydman : Le projet de loi sur l’IVG et la contraception me pose problème, parce que je pense qu’à une bonne question, on fournit une réponse qui n’est pas tout à fait adaptée.
La bonne question est celle de savoir comment aider les patientes ou les femmes qui dépassent le délai légal. La réponse proposée cantonne à deux semaines l’allongement du délai légal et ne résout pas l’ensemble du problème qui est, en fait, la prise en charge de ces femmes. D’après le Planning familial, mais peut-être disposez-vous d’autres chiffres, 3 000 femmes dépassent les quatorze semaines d’aménorrhée et 2 000 sont entre douze et quatorze semaines. Le projet ne concernerait donc que 1 % des femmes candidates à l’IVG aujourd’hui et ne règle pas le problème des 3 000 autres.
Le point crucial, c’est que ce projet ne constitue pas une prise en compte globale du problème, mais une sorte de parcellisation de celui-ci. Cela me gêne, car tout n’est pas résolu.
Par ailleurs, cet allongement du délai, envisagé sous l’angle de : "c’est un droit des femmes, un droit à l’exercice de la liberté des femmes" ne tient pas suffisamment compte du changement important qui survient dans l’acte d’IVG à partir de douze semaines. En effet, pour le médecin qui va participer à cet acte d’IVG, il s’agit d’un engagement qui n’est pas tout à fait de même nature que celui d’une l’IVG jusqu’à douze semaines. Pour parler simplement, jusqu’à douze semaines, on emploie une méthode d’aspiration que l’on peut considérer comme un geste médical, alors qu’à partir de douze semaines, il s’agit d’un acte chirurgical ; les instruments utilisés nécessitent un complément de formation pour les médecins, car la pratique n’est pas tout à fait la même. Une réforme aussi importante ne peut pas se faire sans la participation des médecins. Je ferai un parallèle en disant que, même si vous voulez améliorer le bien-être des voyageurs, quand vous faites une réforme de la SNCF, il est difficile de le faire sans l’accord des cheminots. C’est un peu la même situation et, à mon avis, on ne tient pas assez compte de la situation de la médecine en France.
Je constate deux types d’opposition chez les médecins : il y a ceux qui ont une opposition de principe à l’IVG, quel qu’en soit le terme ; mais nous avons aussi, depuis le dépôt du projet de loi, beaucoup de médecins favorables à la prise en charge et à la médicalisation de l’IVG, qui s’opposent à la prise en charge de l’allongement du délai, en tout cas tel qu’il a été proposé.
Or, la situation est extrêmement fragile. La raison pour laquelle beaucoup de femmes sont prises en charge tardivement, c’est que le service - en l’occurrence le service public - n’est pas à même d’accueillir correctement leurs demandes. Ce sont les difficultés d’accueil, certes plus ou moins sensibles selon la période de l’année, qui expliquent souvent ce retard dans la prise en charge.
Alors que la première vague de médecins, relativement militants, qui réalisent ces actes d’IVG est en train de s’estomper, parce qu’ils atteignent l’âge de la retraite, la relève, en revanche, n’est pas prête.
Des mesures d’incitation ont été prises, mais d’après ce que je sais, elles sont insuffisantes et il existe une difficulté de recrutement.
Si nous ajoutons à cela le problème de changement de technique que j’évoquais, je crains que l’allongement du délai ne laisse 3 000 femmes en plan et n’accentue le hiatus entre le corps médical, pourtant favorable à l’IVG, et les femmes qui ont besoin d’une prise en charge.
La question mérite d’être posée, à plus d’un titre. La solution me paraît un pis-aller qui ne répond pas aux nécessités.
Quelle serait la solution possible ? Elle consisterait à faire participer les médecins à ce type de décision. Même les tenants de l’extension du délai à quatorze semaines minimum, qui, souvent, voudraient aller plus loin ...
Mme Marie-Thérèse Boisseau : Vous parlez bien de semaines d’aménorrhée ?
Professeur René Frydman : Les gynécologues parlent toujours en semaines d’aménorrhée. Il y a entre les semaines de grossesse et les semaines d’aménorrhée une différence de deux semaines. La loi Veil correspond à un délai de douze semaines ; la réforme qui est proposée, à un délai de quatorze semaines.
Je disais donc que, même parmi les tenants de ce projet de loi, tout le monde s’accorde sur le fait qu’on ne peut pas imposer un acte à quelqu’un qui n’en aurait pas accepté le principe, surtout un acte qui, après douze semaines, est difficile psychologiquement ; il me semble donc problématique de ne pas avoir un consensus médical. Vouloir imposer la liberté des femmes en espérant que les médecins suivent me semble dangereux, quand je vois la fragilité de la prise en charge médicale et la situation de nombre de mes collègues.
Bien sûr, il existe aussi des médecins prêts, dans le cadre de l’interruption médicale de grossesse, à être sollicités et à intervenir quel que soit le terme de celle-ci. Car, on oublie souvent de dire que la France est quasiment le seul pays où une interruption de grossesse peut se faire jusqu’à la veille de l’accouchement. Ce n’est pas la peine de citer en exemple la Suède, où l’IVG se pratique jusqu’à seize semaines, ou l’Angleterre où elle a lieu jusqu’à vingt-quatre semaines. En France, cette intervention se pratique jusqu’à quarante semaines.
Il faut certes une raison spécifique, mais celle-ci peut être de plusieurs types : soit une raison foetale et nous entrons dans le cadre particulier des centres de diagnostic pluridisciplinaires qui ont été créés il y a un an et demi, soit une raison maternelle, dans laquelle entrent également des indications psychologiques. Il suffit qu’un médecin expert, si son analyse l’y conduit, accepte la demande d’interruption de grossesse.
Nous devrions donc plutôt accroître le nombre de médecins experts et ceux qui sont les plus favorables à l’acceptation de délais plus longs seraient des candidats tout choisis pour exercer leur art médical.
Ce qui me semble dangereux, c’est cette césure d’une liberté de quinze jours complémentaires, qui ne prend pas en compte le nombre de femmes qui dépassent le nouveau délai, et c’est de faire intervenir une telle décision sans une certaine participation médicale.
Mme Nicole Bricq : Je partage votre constat sur l’insuffisance de moyens, et la disparition de la première génération de médecins. Vous pensez donc qu’il vaut mieux développer la notion d’IVG thérapeutique. Mais nous ne répondrons pas alors au problème posé par les femmes, qui continueront à aller à l’étranger.
Je voudrais comprendre quels sont les éléments psychologiques et médicaux qui peuvent faire que nous n’aurions pas besoin de légiférer, tout au moins sur cette notion de délai. Je pense qu’il y a une véritable réflexion à mener sur le problème des critères qui régissent l’interruption médicale de grossesse. J’aurais aimé que vous précisiez ces critères. Si je comprends bien votre point de vue, vous pensez qu’il est plus attrayant pour un médecin de pratiquer un acte médical en rapport avec une spécialité que de faire une IVG. Peut-être ai-je mal compris. Sinon, nous ne sommes plus du tout du côté des femmes, mais de celui des médecins.
A l’étranger, en Europe, la question du délai n’est pas du tout posée de la même manière. Je suppose pourtant qu’en Espagne ou en Angleterre, les médecins ont les mêmes problèmes, même si la médecine est organisée différemment. Ils les résolvent différemment. Je ne comprends pas pour quelles raisons, en France, nous aurions un problème spécifique ?
Mme Marie-Thérèse Boisseau : Je voudrais si possible en finir avec les chiffres. Vous avez dit qu’en passant de douze à quatorze semaines, on ne réglait le problème que de 2 000 femmes sur 5 000. Il en reste donc 3 000. Je suis pleinement d’accord avec vous. Or, le professeur Nisand, dans son rapport, et Mme Martine Aubry nous disent que 80 % des femmes seraient concernées. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur le nombre de femmes qui dépassent le délai de quatorze semaines ?
Je partage pleinement votre analyse, selon laquelle en allongeant le délai jusqu’à quatorze semaines d’aménorrhée, nous n’aurons qu’une solution partielle du problème.
Un certain nombre de vos confrères ont évoqué un risque d’eugénisme. J’aurais souhaité que vous puissiez vous exprimer sur ce problème extrêmement important.
Mme Danielle Bousquet : S’agissant des chiffres, je me pose une question, mais pas tout à fait dans les mêmes termes que Mme Marie-Thérèse Boisseau, puisque, par définition, en partant à l’étranger, ces femmes échappent à la comptabilité. En traversant la frontière, elles ne disent pas pourquoi elles la traversent. Nous ne pourrons donc pas avoir de certitudes sur les chiffres. Cependant, cette bataille des chiffres modifie peut-être notre approche de la mesure envisagée. En effet, selon qu’elle permet de résoudre 80 % ou 30 % des cas des femmes, il est vrai que l’approche est différente.
Mme Marie-Thérèse Boisseau : Non, cela ne change rien.
Mme Danielle Bousquet : Plus précisément, je souhaiterais que vous puissiez nous expliquer pourquoi le fait que l’acte d’IVG devienne un acte chirurgical d’une autre nature après douze semaines, conduit des médecins favorables à la pratique de l’IVG à un raidissement de leur position.
Enfin, en quoi une IVG médicale englobant une conception psycho-sociale conduirait-elle les médecins, qui seront donc confrontés au même acte chirurgical, à être tout à coup d’accord, alors qu’ils ne l’étaient pas ?
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je pense que nous n’arriverons pas à une réalité des chiffres. Les seules informations dont nous disposons aujourd’hui sont celles collectées par le Planning familial. Or, les femmes qui partent avorter à l’étranger ne passent pas uniquement par lui. Dans son rapport, le professeur Israël Nisand reprenait les chiffres émanant du Planning et avançait le fait que le passage de dix à douze semaines de grossesse résoudrait en grande partie le problème.
J’ai des interrogations quant à la façon dont vos collègues pratiquent à l’étranger. Nous avons peut-être en France, c’est sans doute historique, une césure entre l’interruption médicale de grossesse, appelée interruption thérapeutique à l’époque, et l’IVG car, dans l’esprit de beaucoup, cette dernière est considérée comme une IVG de confort qui permet de répondre à une certaine détresse. Notre débat d’aujourd’hui n’est-il pas "pollué" par cette césure un peu historique et par la façon dont nous avons conduit les débats, en France, il y a vingt cinq ans ?
Concrètement, si l’on estime que le nombre de femmes dépassant les dix semaines de grossesse est de l’ordre de 5 000 aujourd’hui, cela ne représente qu’un ou deux cas par semaine et par département. Même si l’intervention est un peu plus compliquée, qu’il faille s’entourer de plus de précautions au-delà de dix semaines de grossesse, ne pensez-vous pas que nous avons les plateaux techniques et les médecins nécessaires dans les départements ?
Professeur René Frydman : En ce qui concerne les chiffres, comme vous, je ne peux que regretter que nous n’ayons pas, en France, une évaluation suffisamment précise. Cette insuffisance statistique se retrouve pour tous les problèmes médicaux. En Angleterre, on vous dit qu’il y a 243 718 embryons congelés ; nous sommes bien incapables de répondre ainsi en France ! Pour les femmes qui partent à l’étranger, j’ai lu comme vous les chiffres du Planning familial qui font référence à 5 000 femmes.
Ce sont par définition des estimations. La seule centralisation qui pourrait être faite, pourrait l’être par le Planning. Vraisemblablement, les chiffres indiqués ne correspondent pas à la totalité des cas.
Mme Marie-Thérèse Boisseau : On ne peut donc pas plus parler de 80 % que de 40 %.
Professeur René Frydman : En tout cas, je ne vois pas sur quoi on peut se baser aujourd’hui pour le dire, car nous manquons vraiment d’évaluation.
Pour ma part, j’insisterai sur le point, dont tout le monde convient, à savoir que les chiffres devraient baisser, s’il existait une plus grande rapidité de la prise en charge, des campagnes d’information sur la contraception et une déculpabilisation de l’avortement. La France enregistre, par rapport à d’autres pays, et en particulier par rapport aux Pays-Bas, trois fois plus d’IVG en termes de quota d’IVG. Il y a vingt cinq ans, on n’a pas fait les campagnes d’information qu’il fallait, au moment où il le fallait. Y aura-t-il une baisse de 2 000 à 800 du nombre de femmes concernées ? Je ne le sais pas. Je le souhaite, mais ne peux l’affirmer.
En ce qui concerne les problèmes chirurgicaux, je souhaiterais que vous écoutiez uniquement les personnes qui pratiquent et non ceux qui parlent.
Tout d’abord, en ce qui concerne l’acte d’IVG, il existe une technique d’aspiration par canule qui va jusqu’à douze semaines. Au-delà de ce délai, vous n’utilisez plus l’aspiration et vous devez introduire des instruments chirurgicaux - des pinces - pour sortir l’embryon et l’évacuer progressivement de l’utérus. C’est un geste que l’on peut charger d’idéologie, banaliser ou, au contraire, "monter en épingle", mais incontestablement c’est un changement, parce que de douze à quatorze semaines d’aménorrhée, un phénomène d’ossification est en cours. On ne peut plus avoir recours à l’aspiration simple, on est souvent obligé de compléter la technique d’aspiration.
Voilà pour la question de la technique. On ne peut pas nier que c’est une difficulté psychologique pour l’opérateur.
Deuxièmement, j’aimerais que vous lisiez avec une grande attention le rapport de l’ANAES. Il indique clairement que plus une grossesse est jeune, moins il y a de complications. Donc, plus elle est avancée, plus les risques de complications sont importants. C’est malheureusement logique. Les techniques deviennent plus chirurgicales parce que l’acte est plus complexe à réaliser. On passe de techniques médicamenteuses à l’aspiration, puis aux techniques chirurgicales complémentaires. De la littérature que j’ai pu lire, qui est rare dans ce domaine, il ressort que l’on passe de 3 % de complications avant douze semaines - d’après une étude du Planning - à 6,3 %, d’après une étude suédoise, qui va, il est vrai, jusqu’à seize semaines. Ensuite, il faudrait pousser plus loin l’analyse et déterminer l’importance des complications.
Mon troisième élément de réponse n’est pas quantitatif, mais qualitatif : cet acte est plus difficile à réaliser qu’une aspiration, car vous devez sortir souvent un membre après l’autre. Il y a une représentation visuelle qui, incontestablement, perturbe plus les médecins qui le pratiquent.
Mme Nicole Bricq : Cela nécessite-t-il une anesthésie ?
Professeur René Frydman : Une anesthésie générale. C’est un point sur lequel je voulais revenir. Le rapport de l’ANAES indique clairement que 75 % des IVG réalisées en France aujourd’hui, le sont sous anesthésie générale.
Mme Nicole Bricq : Cela n’est pas normal.
Professeur René Frydman : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Normalement, nous devrions en faire beaucoup moins. Les médecins qui pratiquent et assument les IVG, ceux qui se sont engagés dans cette prise en charge, font beaucoup d’anesthésies locales. Les services ou les médecins qui en font peu font des anesthésies générales et les intègrent dans le programme du service chirurgical, ce qui en limite le nombre. D’où le paradoxe suivant : les services publics, qui en font peu, les font sous anesthésie générale, ceux qui en font beaucoup le font sous anesthésie locale. Effectivement, pour qu’il y ait une véritable activité, il faut avoir un secteur ambulatoire, qui ne nécessite pas la lourdeur de l’anesthésie, de la salle de réveil, etc.
Les médecins qui pratiquent l’IVG sous anesthésie locale sont bien sûr certains gynécologues obstétriciens, mais aussi quelques gynécologues médicaux - pas suffisamment à mon goût - et de nombreux médecins généralistes. Avec l’extension du délai à douze semaines, ces derniers ne feront plus les IVG, en raison de risques de complication et des problèmes inhérents à la technique. Cette tâche incombera pour l’essentiel aux gynécologues obstétriciens. Lorsqu’on regarde ce qui se passe à l’étranger, c’est essentiellement le secteur privé qui s’occupe des IVG. D’ailleurs, tout le monde le dit : "On fait payer les femmes". Elles vont en Hollande, mais dans le système de fonctionnement hollandais, ce sont les cliniques privées - qui tournent d’ailleurs beaucoup avec les étrangères - qui sont le refuge, pas le service public. Il en est de même en Angleterre. Alors, nous disons un peu schématiquement que leurs motivations ne sont pas forcément les mêmes. Au regard de la situation du service public français, au sein duquel la prise en charge jusqu’à douze semaines est déjà une difficulté, nous aurons du mal à imposer une prise en charge supplémentaire, si le médecin n’y adhère pas.
Pour revenir à la question posée : premièrement, c’est un geste chirurgical ; deuxièmement, il y a des complications possibles. L’investissement n’est donc pas le même, puisque l’on sait que le risque de complications existe et que l’acte est difficile à réaliser. A moins d’avoir des motivations financières, il faut, à tout le moins, être convaincu du bien-fondé de l’acte. La plupart des obstétriciens, qui sont parfois amenés à poser des indications jusque très tard dans la grossesse, savent très bien que c’est difficile. Il faut savoir que cette période de douze à dix huit semaines est la plus difficile, car, au-delà, nous passons à des techniques d’accouchement que paradoxalement nous maîtrisons mieux. A mon avis, sans adhésion du corps médical sur le bien-fondé de l’indication, nous risquons d’avoir une césure entre une partie qui ne pratique pas, une autre qui pratique pour des indications médicales et ne va pas jusqu’à la chirurgie, et une autre qui pratique chirurgicalement, Qualitativement, en cas de complication ou devant une situation difficile, s’ils n’adhèrent pas à l’indication, cela va mal se passer. Voilà mon pronostic.
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Vous n’avez pas le sentiment que nous revenons aux débats de 1975 ?
Professeur René Frydman : Pas du tout, car si vous écoutez les médecins, vous verrez que ce sont ceux qui pratiquent des IVG qui s’interrogent aujourd’hui. Nous savons bien qu’une partie du corps médical n’adhère pas à l’IVG. Mais aujourd’hui, ce sont ceux qui pratiquent qui sont intervenus dans le débat. Ce n’est pas du tout le débat de 1975. Il est différent parce qu’il touche un autre domaine.
Je sais bien que cette position est vécue comme une mise en balance du problème des médecins et de celui des femmes. Vous m’en voyez désolé, seulement cela me semble incontournable. On ne résoudra pas la médicalisation de l’avortement sans les médecins, en tout cas à ce terme de grossesse. Il faut y aller prudemment. Nous manquons d’évaluation, nous ne savons pas exactement combien de femmes sont concernées. Nous sommes dans une situation difficile car le système juridique est extrêmement fragile et si cette mesure n’a pas l’adhésion des médecins, elle sera encore plus fragile. J’en viens à votre question sur l’eugénisme.
Mme Nicole Bricq : Vous n’avez pas répondu à ma question sur les critères.
Professeur René Frydman : Pour ce qui est des critères, l’expert est soumis à une demande. Je suis expert et je reçois des demandes. Je dirais que ce ne sont pas les douze ou quatorze semaines qui me posent le plus de problèmes, mais plutôt les grossesses plus avancées, pour lesquelles les décisions sont très difficiles et pour lesquelles nous essayons de trouver la réponse la moins mauvaise. Nous ne sommes sûrs de rien. Nous faisons alors intervenir les critères médico-psycho-sociaux dans l’ensemble de la décision. Certains médecins les utiliseront plus et d’autres moins, mais ce seront les mêmes médecins qui accepteront de faire ou de ne pas faire. Il est impossible à ce terme-là de ne pas avoir une adhésion à la décision. Je le pense profondément. Vous avez eu l’occasion de voir des émissions que je n’ai pas toutes vues, d’entendre les réticences des médecins qui pratiquent les IVG. Mais le problème n’est pas tellement quantitatif, il est qualitatif. Lorsque vous réalisez un acte d’IVG difficile, avec un terme avancé, cela vous marque. Je regrette que nous n’ayons pas eu le temps de mener une enquête plus approfondie sur les motivations et sur la participation de l’ensemble du corps médical. Actuellement, les leaders de part et d’autre s’affrontent. Mais il serait plus intéressant de connaître exactement l’état des lieux, parce que l’on ne prendra pas en charge les femmes sans les médecins. Et, encore une fois, je distingue le service public du service privé.
Mme Nicole Bricq : Si nous devions élargir la notion des fameux critères médicaux alors que, pour le moment, il y a une évaluation personnelle de l’expert, ma question est la suivante : est-ce que cela peut se codifier ?
Professeur René Frydman : En tout cas, il serait intéressant d’avoir un état des lieux sur la pratique des IMG depuis plusieurs années. Or, nous n’en avons pas.
Il est vrai, tout d’abord, qu’un certain nombre de demandes ne sont pas satisfaites parce que peu de médecins sont experts. Je propose que leur nombre soit très nettement élargi, qu’il n’y ait pas à franchir ce parcours du combattant pour être expert.
Je fais une parenthèse : lorsqu’on demande à être expert, on le demande pour l’ensemble des procédures juridictionnelles, pas uniquement pour le problème de l’IVG, ce qui fait que les experts compétents sur ce sujet sont très peu nombreux. Faut-il rester dans ce cadre ? Pourquoi ne pas distinguer entre ceux qui voudraient être experts dans le domaine de l’IVG et ceux qui le seraient pour d’autres procédures judiciaires. L’objectif serait, quel que soit l’âge de la grossesse, d’avoir une prise en charge correcte des femmes qui ont un problème. Certaines vont être rassurées et poursuivre leur grossesse. Pour d’autres, qui ne vont pas pouvoir poursuivre pour de multiples raisons - psychologiques, voire sociales ou médicales - nous devons trouver une solution.
La dernière question qui m’était posée concernait l’eugénisme.
C’est un sujet sur lequel il faut être extrêmement prudent. Le titre de l’article du Monde dont vous avez fait mention, comme vous le savez, n’est jamais écrit par l’auteur de l’article, ni même parfois par celui qui recueille les propos. Aussi, je ne tiens pas ce titre comme étant le mien.
En revanche, ce que j’ai écrit et ce que je pense, c’est qu’il faut que nous ayons une certaine cohérence, une certaine logique. Si l’on avance le principe de liberté comme l’élément fondateur de l’allongement de l’IVG, ce que nous avons entendu dire à plusieurs reprises, on ne peut pas bloquer cette liberté, comme c’est actuellement le cas, au tout début de la grossesse, au niveau embryonnaire. Ce n’est pas tout à fait par hasard si le professeur Israël Nisand et moi-même avons, les premiers, réagi, car nous sommes confrontés à un certain type de demande.
Il ne s’agit pas de transposer schématiquement ce problème au problème de la prise en charge de l’IVG. Ce sont deux problèmes différents. Cependant, si la demande des femmes à quatorze semaines ou plus n’est pas, dans l’ensemble, une demande basée sur un choix d’enfants - ce sont des demandes d’IVG simplement tardives -, on ne peut nier que nous ouvrons là un débat, parce que, pour une autre frange de la population, qui n’est pas dans le cadre d’une demande d’interruption de grossesse, se poseront des choix qui vont être ouverts ou fermés.
Je m’explique plus clairement. Lorsque la grossesse d’une femme éveille un doute chez nous à douze semaines, par exemple - je sais que nous parlerons ensuite de ce que l’on peut voir plus tôt -, nous essayons d’explorer ce doute, c’est-à-dire de voir, si oui ou non, cette grossesse présente une anomalie. Cette anomalie pourra être jugée en termes médicaux et, avec le couple, comme suffisamment grave pour accepter la demande d’interruption de grossesse ou, au contraire, assez légère pour que nous puissions rassurer le couple. C’est le type de demandes auxquelles nous avons à répondre en tant qu’experts.
On voit bien, dans une espèce d’activité générale, de rapidité des décisions et d’inconfort que provoquent ces inquiétudes, que certaines décisions vont être prises rapidement, que le doute ne va plus être autorisé. Mais, encore une fois, il ne s’agit pas de la même population. Ne confondons pas et ne faisons pas un mauvais procès, comme je l’ai vu et entendu : il ne s’agit pas de dire que les 5 000 femmes entre douze et quatorze semaines seraient des femmes qui voudraient choisir leur enfant. Néanmoins, un certain nombre de femmes qui auront au cours de leur grossesse un doute sur son évolution, auront la possibilité, elles seules et sans appui médical - donc, nous n’en saurons finalement rien - de prendre une décision d’interruption. Cela, c’est en contradiction avec le fait qu’en début de grossesse, et particulièrement en phase embryonnaire, un tas de mesures limite la liberté - en ce qui concerne la femme seule, le choix du sexe, etc. -. C’est terriblement encadré.
Vous avez sans doute lu dans la presse l’histoire de la maladie de Fanconi. Cela ne serait pas autorisé en France, alors que nous avons des couples qui font cette demande. Il est difficile d’imposer une interdiction de ce type à ce moment-là et d’accepter de donner une autorisation un peu plus tard. Je pense que nous devons avoir une certaine cohérence : il est difficile d’avoir une absence de liberté sur l’embryon, et une totale liberté entre 12 et 14 semaines. Je disais, dans les derniers paragraphes de l’article du Monde, que c’était une incohérence éthique.
Je ne crois pas qu’il faille employer le mot d’eugénisme comme une chose qui serait de l’ordre du quantitatif, mais cet allongement s’appuie sur une notion de liberté découpée en tranches.
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ne pensez-vous pas que le diagnostic prénatal s’améliorant au fil des années, la question que vous posez aujourd’hui, nous allons la retrouver plus aiguë demain ?
Par ailleurs, vous dites qu’en Angleterre et aux Pays-Bas, c’est le secteur privé qui assure les IVG et qu’ils n’ont pas d’état d’âme. Je résume un peu brutalement votre propos. Mais, il y a aussi des pays où la législation sur l’IVG est bien de douze semaines et où ce n’est pas toujours le secteur privé qui assure cet acte. Avez-vous eu des contacts et des discussions à ce sujet avec vos collègues étrangers ?
Professeur René Frydman : Oui, mais ces contacts n’ont aucune valeur statistique. Il s’agit de contacts personnels, je peux difficilement en faire état sur un plan statistique, si ce n’est que lorsque vous envoyez une patiente à l’étranger, elle va automatiquement dans les cliniques privées ; dans les hôpitaux, il y a très peu de pratique d’interruptions tardives.
Vous me demandiez à propos du diagnostic prénatal si, à l’étranger, les pratiques étaient différentes. Bien entendu, leur pratique est différente. Lorsque les couples partent à l’étranger volontairement pour faire une interruption pour un bec de lièvre, il s’agit d’une pratique qui ne se fait pas en France, théoriquement, et qui se fait à l’étranger. C’est même pour cela que certains y vont.
Seulement si vous demandez les statistiques anglaises ou hollandaises sur ce point, je ne suis pas sûr que vous obteniez de réponse, puisque ces pratiques s’inscrivent dans le cadre d’une demande d’IVG "banale".
Dans ce genre de situations, je pense que l’on peut conseiller et plutôt aider les parents, sauf cas particuliers ; il m’est aussi arrivé d’accepter des interruptions médicales de grossesse uniquement pour un problème de bec-de-lièvre, car il y avait un problème psychologique majeur de couple. C’est du cas par cas.
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le Danemark a une législation sur l’IVG allant jusqu’à douze semaines d’aménorrhée ; or le service public joue son rôle à plein.
Professeur René Frydman : Je suis d’accord avec vous. Mais, les pays nordiques, premièrement, ont fait une campagne de contraception qui a diminué considérablement le nombre d’IVG. Deuxièmement, les médecins participent. Un entretien médical est fait. Même si, dans les cliniques privées, - y compris aux Pays-Bas, en Espagne, etc., où l’on sait pertinemment que c’est une pseudo-participation - cet entretien médical existe, ce qui fait participer le médecin à la décision ; il s’engage et assume ces responsabilités.
Il y a donc une participation médicale. En ce qui concerne les motivations qui guident les médecins, effectivement, elles sont essentiellement lucratives dans le privé ; dans le public, elles sont très dépendantes de l’indication.
Encore une fois, on pourrait faire une enquête auprès des gynécologues qui souhaiteraient être des conseillers experts pour ces questions. Nous aurions alors un exact tableau de la situation et les lieux où seront correctement prises en charge toutes les femmes ayant dépassé le terme actuel de douze semaines d’aménorrhée.
C’est un préalable indispensable. La proposition actuelle risque de faire croire que l’on a résolu le problème alors que c’est une demi-mesure qui risque d’être plus délétère que bénéfique.
Ce que je souhaite, c’est que la décision qui soit prise par le Parlement englobe l’ensemble des femmes dont la poursuite de la grossesse est problématique à partir de dix semaines de grossesse et sans limitation d’âge gestationnel, mais uniquement dans le cadre d’un accompagnement médical.
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