Sujet : IVG

Audition de : Jacques Milliez

En qualité de : chef du service de gynécologie-obstétrique de l’hôpital Saint-Antoine à Paris

Par : Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale (France)

Le : 17 octobre 2000

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous recevons le professeur Jacques Milliez, chef du service de gynécologie-obstétrique de l’hôpital Saint-Antoine à Paris.

Après avoir exercé vos activités dans plusieurs pays étrangers - aux Etats-Unis, en Tunisie, en Algérie -, vous avez été chef de service de gynécologie-obstétrique du centre hospitalier intercommunal de Créteil et, depuis 1992, vous exercez la même fonction à l’hôpital Saint-Antoine.

Vous avez été de tous les combats en faveur de l’avortement. Vous avez publié, l’année dernière, un livre intitulé Euthanasie du foetus - médecine ou eugénisme ?, dans lequel vous évoquez les difficultés et les incertitudes qui s’attachent aux décisions en matière d’interruption médicale de grossesse, c’est-à-dire après les douze premières semaines. Lors du débat du printemps dernier, vous avez pris une position opposée à celle du professeur Israël Nisand lorsqu’il a fait état de ses craintes d’eugénisme liées à l’allongement des délais. Prenant appui sur l’expérience anglaise, vous avez déclaré que ses craintes étaient purement théoriques et que sa vision de la femme était assez choquante.

Alors que notre Délégation s’intéresse particulièrement aux problèmes d’IVG et de contraception, puisque nous déposerons un rapport assorti de recommandations sur le projet de loi de Mme Martine Aubry, nous avons souhaité connaître votre appréciation sur l’ensemble du projet de loi et en approfondir certains aspects, notamment ceux qui ont suscité des craintes d’eugénisme.

Professeur Jacques Milliez : Puisque vous avez évoqué cette période des combats des années 70, je vous dirai d’où vient ma conviction à l’égard de l’interruption volontaire de grossesse et je vous expliquerai pourquoi celle-ci n’a pas changé.

J’ai été nommé externe des hôpitaux de Paris en 1962. Je devais alors avoir dix-neuf ans et, à l’époque, les externes avaient des responsabilités dans les gardes et commençaient par des stages de chirurgie. Pendant ces stages, l’essentiel de notre travail de nuit consistait à accueillir et à soigner des femmes qui avaient été victimes d’avortements criminels, comme on les appelait alors ; nous dirions aujourd’hui "des avortements non médicalisés".

Heureusement, dans la majorité des cas, il s’agissait de faire des curetages et puis, éventuellement, de transfuser ces femmes. Mais, quelquefois, les complications étaient plus graves : perforations utérines, péritonites, insuffisances rénales entraînant la mort, ou complications liées aux toxiques impliqués pour obtenir les avortements.

L’avortement nous apparaissait donc comme une question de vie ou de mort et nous considérions qu’il était du devoir des médecins de ne pas exposer, par des avortements non médicalisés, la vie de ces femmes. C’était notre objectif. Le souci des médecins n’était donc pas en priorité un souci de liberté des femmes. Si je m’étais engagé dans cette démarche, ce n’était pas pour cette raison, mais parce que mon devoir de médecin était d’éviter qu’à cause d’avortements non médicalisés, des femmes puissent risquer leur santé, leur vie ou garder des séquelles qui les handicapent, par exemple des stérilités les empêchant ensuite d’avoir des grossesses. C’était une démarche médicale.

Par la suite, je suis devenu interne. Nous recevions, pendant les gardes, des adolescentes auxquelles nous pratiquions des avortements médicalisés, afin d’éviter à ces gamines, qui n’avaient pas les moyens d’aller à l’étranger - en Suisse à cette époque -, un avortement non médicalisé et tous les risques qu’il impliquait. C’était cela notre engagement. C’était non seulement de parler, mais aussi de pratiquer pendant ces gardes, dans des conditions forcément illicites et illégales, des avortements médicalisés mais clandestins.

Cette analyse ne peut être étrangère aux positions que je prends encore aujourd’hui.

En France, il n’y a plus d’avortements non médicalisés, mais les risques demeurent au niveau mondial. Il faut savoir que chaque année, dans le monde entier, 175 millions de femmes sont enceintes et que 75 millions de grossesses ne sont pas désirées. Sur ces 75 millions de grossesses non désirées, 40 millions se termineront par des avortements, dont la moitié, soit 20 millions, ne sont pas médicalisés. A ce jour, toutes les trois minutes, une femme meurt encore parce qu’elle n’a pas d’avortement médicalisé. Cela représente 1 % de mortalité.

Ce n’est donc pas une question que nous pouvons occulter, même si j’ai bien conscience que notre préoccupation aujourd’hui a un caractère spécifiquement français. Il y a encore une mortalité liée à l’avortement et ce combat, pour nous, continue au-delà des frontières.

Cela dit, la question qui se pose aujourd’hui en France est celle de déterminer si l’on peut et si l’on doit élargir les délais légaux de l’IVG et de savoir comment cette question se pose en pratique.

Plusieurs milliers de femmes sollicitent une interruption volontaire de grossesse au-delà du terme légal de dix semaines. Cette limite a pour effet d’envoyer 7 000 femmes à l’étranger, selon des statistiques qui ne me sont pas personnelles. Le nombre de celles qui sollicitent une IVG est cependant supérieur à ce chiffre de 7 000 - celles qui partent à l’étranger - car il faut également prendre en compte celles qui obtiennent une IVG dans nos centres d’interruption volontaire de grossesse. Ces chiffres - loin d’être négligeables - sont à replacer dans le contexte des 220 000 avortements pratiqués chaque année en France.

Pourquoi des femmes demandent-elles une IVG au-delà du terme légal ? Nous ne nous arrêterons pas au terme de dix/douze semaines, car cette question se pose au-delà de ce délai ; nous pourrons ensuite revenir sur la question du délai de douze semaines.

Je vous ai expliqué que mon engagement dans la lutte contre l’avortement n’avait pas un fondement théorique ou philosophique, mais qu’il résultait de la pratique et de l’expérience médicales. Cela le demeure. Si j’en parle, c’est que je reçois des femmes qui me demandent une IVG et à qui je suis chargé d’offrir une solution.

Je puis affirmer que, dans ces délais, aucune femme ne demande d’IVG pour d’autres raisons que parce qu’elle n’a pas le choix. Ce n’est jamais une demande qui se fonde sur de la désinvolture, sur une négligence ou un caprice. Si elles viennent nous trouver- a fortiori à ces termes de grossesse déjà avancés -, c’est qu’on ne leur laisse pas le choix de faire autrement : soit, elles n’ont pas la possibilité de garder ces grossesses, soit ces grossesses sont devenues impossibles. Il y a toujours une raison majeure, dont il faut tenir compte, qu’il faut prendre en considération, et à laquelle il faut trouver des réponses.

Pourquoi en arrivent-elles là ?

J’atteste également du fait que ce n’est jamais leur faute. Si elles dépassent le terme légal, c’est d’abord qu’on les a mal informées sur l’accès à l’IVG ou qu’on les a fait "lanterner" pour essayer de les en dissuader. C’est aussi parce qu’elles sont totalement ignorantes - et je pense aux adolescentes - de ce que peut être une grossesse, de ce que peut être la signification d’un retard de règles, parce qu’à quinze ou seize ans elles n’ont jamais eu de règles régulières ; c’est une grossesse qu’elles n’imaginaient pas et qu’elles n’envisagent pas de pouvoir continuer. Il est impensable à cet âge de maintenir une grossesse non désirée et impossible.

Ce n’est pas leur faute. Il n’y a pas eu d’enseignement à l’école sur la sexualité, sur les risques de grossesse et sur les manifestations d’une grossesse. Et, dans ces conditions, cette situation est intolérable. De plus, il faut avoir conscience que ces gamines ne trouvent souvent aucun adulte à qui se confier : les parents n’entendent pas ; les infirmières peuvent le faire, mais souvent ces enfants n’ont pas assez confiance pour aller les voir. Aucun adulte, aucun médecin ; elles ne connaissent pas le Planning familial.

Finalement, elles risquent, comme je l’ai vu trop souvent, de faire des tentatives de suicide - et nous les retrouvons aux urgences - ou de poursuivre une grossesse clandestine et, comme cela a été révélé par la presse l’an dernier, d’accoucher dans les toilettes de leur collège ou de leur lycée dans des conditions épouvantables. Il m’est arrivé de recevoir des filles exsangues à la suite d’hémorragies de délivrance, lors d’un accouchement dans les toilettes du lycée. Leur enfant mort, elles vont être accusées d’infanticide ; or, elles arrivent quasiment mortes à l’hôpital, parce qu’aucun adulte n’a voulu les entendre, aucun adulte n’a voulu leur dire qu’il était possible d’interrompre leur grossesse au moment voulu, quelle qu’en soit la date.

Il y a donc cette situation particulière de ces adolescentes extrêmement jeunes, parfois âgées de quatorze ans. Il y a aussi les pièges de la contraception ou de la nature.

Certaines femmes ne savent pas qu’elles sont enceintes, parce qu’elles saignent tous les mois ou parce qu’elles utilisent une contraception et que, malgré la pilule ou le stérilet, elles ont eu une grossesse et que leur médecin, si elles en voient un, leur a dit que ce n’était rien. Bref, elles sont piégées par des échecs de contraception. J’estime que c’est à la médecine d’assumer ces échecs, sauf si elles souhaitent poursuivre leur grossesse, bien sûr.

Ces quelques raisons expliquent que ces femmes n’ont, à mon sens, aucune responsabilité dans les délais qui leur sont imposés.

Si elles viennent à ce moment-là, c’est qu’elles n’ont pas le choix : ces grossesses ne sont pas possibles. Si elles l’étaient au départ, elles sont parfois devenues impossibles, parce qu’elles ont perdu un emploi, parce que leur mari ou leur compagnon les a quittées ou pour toutes sortes de raisons. Certaines grossesses deviennent impossibles, alors qu’elles étaient souhaitées ou acceptées initialement. Il faut en tenir compte.

Ce sont donc des grossesses qui ne sont vraiment pas possibles mais, je le répète, jamais par désinvolture, caprice ou légèreté. Ce ne sont jamais des prétextes futiles qui conduisent ces femmes à venir nous voir.

Nous reparlerons du risque d’eugénisme, mais disons tout de suite que je n’ai jamais vu une femme me demander une interruption de grossesse en fonction du sexe de son embryon. Quel que soit le terme de cette grossesse, en dehors, bien sûr, des cas très particuliers que sont les maladies génétiques transmises par les chromosomes X, je n’ai jamais rencontré de femmes qui demandent une IVG pour des raisons de convenances, a fortiori à dix semaines.

En revanche, j’ai vu, encore tout récemment, une femme demander une IVG parce qu’elle attendait des jumeaux et qu’elle ne voulait pas d’une grossesse gémellaire. Nous pouvons entendre ce type de demande dans certains cas. Par exemple, il y a quelques années, j’ai rencontré une femme qui avait eu trois grossesses gémellaires, trois fois des jumeaux, et qui m’a demandé si, au cas où elle attendrait encore des jumeaux la prochaine fois, j’accepterais de faire une réduction embryonnaire et de n’en conserver qu’un. Je lui avais répondu d’attendre d’être enceinte de jumeaux pour en reparler, mais que je ne disais pas non. Je ne l’ai pas revue.

Certaines demandes peuvent donc être écoutées, mais elles constituent strictement l’exception et non pas la règle dans les demandes d’IVG.

Les femmes qui viennent nous trouver sont toujours dans des situations tragiques. Quand elles arrivent à l’hôpital à Saint-Antoine, qu’elles viennent de province où elles ont été refusées par plusieurs médecins, quels sont les choix qui s’offrent à nous ?

Tout d’abord, nous pouvons leur dire que bien qu’elles aient dépassé le terme, nous leur ferons une IVG : cela arrive, c’est même la règle. Personnellement je fais ce que j’estime être de mon devoir de médecin. Entre dix et douze semaines, cette IVG est quasiment toujours justifiée, et j’accepte de la faire. Je ne suis pas le seul, rassurez-vous. Il y a un certain non-dit, qui n’est pas forcément inutile et qui rejoint un peu le non-dit sur des questions comme l’euthanasie de l’adulte, etc. Ce sont des zones sur lesquelles on ne se prononce pas et des actes qu’on fait dans un tacite accord.

Une deuxième solution consiste à tenir des propos de bonnes s_urs à la femme qui s’adresse à nous à des termes un peu plus largement dépassés, en lui indiquant que nous ne pouvons pas pratiquer d’IVG à ce terme, mais qu’elle peut poursuivre sa grossesse, garder son enfant, et trouver de bonnes âmes pour l’adopter, qu’il lui suffit pour cela d’accoucher sous X et d’abandonner l’enfant une fois qu’elle aura accouché.

Proposer cela est strictement inhumain et inacceptable à des femmes au début de leur grossesse. Je n’en ai jamais vu aucune accepter un tel marchandage. C’est parfois possible quand les demandes sont formulées beaucoup plus tard, tout près du terme ; et qu’il est alors hors de question d’interrompre la grossesse ; mais à ces termes-là, je n’ai jamais vu une femme accepter ce genre de chantage.

La troisième et dernière possibilité consiste à les envoyer à l’étranger. C’est possible quand elles ont de l’argent, mais quand elles n’en ont pas, que fait-on ? Il y a là une discrimination par l’argent qui, de mon point de vue, est inacceptable. Nous n’avons pas le droit d’accepter que, - comme autrefois les filles de bonnes familles allaient en Suisse parce qu’elles avaient de l’argent - aujourd’hui les femmes aillent en Espagne, en Hollande ou en Angleterre, quand elles ont de l’argent ; sinon, quand elle n’en ont pas, comment faire ?

Il faut sortir de cette hypocrisie et reconnaître qu’à des termes de dix-douze semaines, lorsque c’est possible, les médecins trichent un peu et font l’IVG. Mais que faire face à une grossesse un peu plus avancée ? Alors, - et je ne suis pas le seul à le faire - nous considérons qu’il existe un risque pour la santé mentale de la femme en s’appuyant sur la définition donnée par l’Organisation mondiale de la santé : "La santé est un bien-être physique, mental et social". Nous demandons une évaluation d’expert à un psychiatre qui confirme, en produisant un certificat, qu’il y a un risque pour la santé de cette femme ou de cette jeune fille, et qu’il est nécessaire de procéder à une interruption médicale ou thérapeutique de grossesse.

Cet artifice légal nous permet de trouver des solutions aux situations les plus tragiques, celles qui pourraient conduire à des tentatives de suicide ou à des accouchements dans des conditions épouvantables, celles qui constitueraient véritablement des mises en danger de la vie d’autrui, si nous ne faisions rien. Pour une fois, le code pénal est là pour nous défendre. Servons-nous-en.

En dehors de ces trois cas de figure, il n’existe pas d’autres solutions.

En ce qui concerne l’extension des délais légaux de l’IVG de dix à douze semaines, ma réponse est affirmative pour les raisons que je viens de donner.

Voyons quelles peuvent en être les conséquences.

Levons tout de suite l’objection qui consiste à dire : douze semaines, c’est bien, mais que fait-on pour les grossesses qui dépassent ce délai ? En effet, ce n’est pas la question posée, qui ne concerne que le délai de douze semaines. Résolvons déjà ce problème et nous verrons ensuite éventuellement les autres. De la même façon, quand la limite a été fixée à dix semaines, on aurait pu s’interroger sur les semaines suivantes. Or, pendant vingt-cinq ans, ce délai a rendu service à beaucoup de femmes et évité des morts et des mutilations. Posons-nous donc les questions les unes après les autres.

Quelles sont les autres objections à cet allongement du délai ?

J’ai entendu dire que plus le terme de la grossesse avance, plus il peut y avoir de risques à pratiquer une IVG, par aspiration, en tout cas.

A cet argument, je réponds qu’il se peut que les risques soient légèrement accrus, mais j’objecterai tout d’abord qu’entre dix et douze semaines, ils ne sont pas très significatifs, ensuite, que ces risques diminuent au fur et à mesure que les équipes prennent l’habitude de pratiquer ces opérations, et enfin que, dans certains pays voisins, la limite de l’interruption volontaire de grossesse peut atteindre jusqu’à vingt-quatre semaines, sans que l’on constate pour autant d’hécatombes ou de complications très graves.

C’est un risque théorique qu’on ne peut pas nier mais auquel on peut remédier en faisant attention, en adoptant des méthodes particulières d’aspiration, en dilatant le col de l’utérus pour faciliter le curetage et, surtout, si l’on estime vraiment qu’il y a des risques chirurgicaux, en réfléchissant à la façon dont doivent se pratiquer les IVG en France en fonction du terme.

En effet, en début de grossesse, jusqu’à quarante-sept jours d’aménorrhée, nous pratiquons des interruptions médicamenteuses de grossesse. Nous avons abandonné la méthode d’aspiration à la canule et nous donnons la pilule RU 486, suivie, deux jours après, d’un analogue de prostaglandine, le Cytotec, qui permet d’expulser l’embryon. Cette méthode est reconnue comme non dangereuse. Elle a succédé à d’autres médicaments, qui avaient été interdits en 1991, parce qu’en effet certaines prostaglandines ou analogues avaient pu provoquer des accidents coronaires. Nous savons maintenant - et ce, depuis dix ans - que l’association de mifégyne (le RU 486) et de misoprostol (Cytotec) n’est pas une thérapeutique dangereuse.

A l’autre extrémité de la grossesse, pour les interruptions médicales ou thérapeutiques de quinze semaines à six mois et plus, dans certains cas, - nous sommes parfois obligés d’interrompre des grossesses à sept mois en raison de malformations foetales ou de maladies maternelles - nous employons les mêmes médicaments - le RU 486 et le Cytotec - et il n’y a jamais d’accidents.

Si nous craignons qu’au-delà d’un certain terme il puisse y avoir des complications chirurgicales, qui nous empêche d’avoir recours à nouveau aux méthodes médicamenteuses pour assurer les IVG ? Que l’on ne dise donc pas que, techniquement, il y a des risques supplémentaires. Cette affirmation montre que l’on n’a pas envisagé toutes les solutions.

Reste l’objection dont il a beaucoup été question, celle du risque d’eugénisme, développée par le professeur Israël Nisand, jusque là partisan de l’élargissement des délais.

Mais que veut dire exactement " eugénisme " ? Pour moi, l’eugénisme est le bien-naître. C’est sélectionner ou interrompre une vie pour éviter des tragédies. M. Israël Nisand est un des grands techniciens de l’échographie. Nous n’allons pas polémiquer, mais dès l’instant où l’on a introduit l’échographie en médecine, on a évidemment jeté les fondements d’un dépistage des anomalies du foetus et, par conséquent, décidé qu’on allait interrompre des grossesses. On est eugénique à partir du moment où l’on interrompt une grossesse. Que ce soit à trois, quatre ou cinq mois, je ne vois pas la différence : à partir du moment où l’on accepte d’interrompre des grossesses parce qu’il y a des malformations de l’embryon ou du foetus, on est eugénique.

Il existe un eugénisme qui est acceptable, parce qu’il est fait à titre individuel, dans la confrontation singulière d’un médecin et d’un couple, qu’il est fait pour le bénéfice singulier d’un embryon ou d’un foetus, dont on considère que la vie serait une tragédie et que, par compassion, les parents et les médecins acceptent de ne pas laisser vivre. C’est une démarche compassionnelle, singulière, individuelle. Même si c’est une mauvaise solution, c’est peut-être la moins mauvaise, et c’est une démarche individuelle.

A l’opposé, il y a un eugénisme criminel qui est fait pour satisfaire des politiques, une politique de santé ou une politique en général, qui est le fruit d’une sélection d’individus à partir de critères qui n’ont aucun caractère singulier, qui sont coercitifs et destinés à satisfaire des politiques collectives. Je pense, par exemple, à l’eugénisme des nazis.

Mais la frontière est extrêmement délicate à tracer. Ainsi, dans les pays méditerranéens (Grèce, Italie, Crète et Sicile), il existe des maladies de l’hémoglobine, des thalassémies ou des drépanocytoses et l’on traque ces mauvais gènes. Il s’agit d’une politique de santé publique qui est mise à la disposition des populations et des individus pour traquer un gène que l’on considère mauvais. On peut considérer que c’est ou non de l’eugénisme en fonction de la position où on se place.

Pour donner encore un exemple, il existe une maladie redoutable du développement du cerveau de l’enfant, appelée maladie de Tay-Sachs, encéphalopathie dégénérative qui aboutit très rapidement à des handicaps majeurs des nouveau-nés. Cette maladie touche exclusivement les populations juives ashkénazes. Les rabbins ont donné leur autorisation pour que cette maladie de Tay-Sachs soit éradiquée dans les populations juives ashkénazes d’Amérique du Nord.

Qu’appelle-t-on donc eugénisme ? Il existe une sélection d’individus à partir de critères qui sont d’une fluidité extrême. Il faut être très méfiant lorsqu’on utilise ce terme d’eugénisme, car il peut être à double tranchant.

Pour en revenir à notre propos, je ne vois pas en quoi l’IVG correspondrait à un eugénisme criminel, puisqu’il s’agit d’une demande singulière adressée à des médecins et qu’il résulte d’un colloque singulier, nullement de l’application d’une politique générale.

Je reprends l’argument que j’ai déjà utilisé : voyons ce qui se passe dans les pays voisins dont les délais d’IVG sont plus libéraux : Belgique, Allemagne, Angleterre, Hollande ou Espagne. Y a-t-il eu imputation d’eugénisme ? Y a-t-il des hécatombes d’embryons ? Je n’en ai, pour ma part, pas entendu parler. Pas plus qu’en France, en tout cas. Le fait de glisser le curseur de dix à douze semaines changerait-il les choses ?

La raison invoquée, c’est que l’échographie serait de plus en plus performante et que nous verrions de plus en plus de détails - y compris le sexe de l’embryon - et de malformations qui inciteraient les femmes à demander des interruptions de grossesse pour des prétextes futiles.

Tout d’abord, nous n’en sommes pas là, car l’échographie n’a pas encore la précision suffisante pour dépister autre chose que de graves malformations. Nous dépistions déjà, à ces termes de grossesse, des malformations embryonnaires manifestes, qui justifient de toute façon l’interruption médicale de grossesse, volontaire ou non.

Ensuite, qui va se plaindre des progrès de l’échographie ? C’est assez surprenant de la part du professeur Israël Nisand, qui est un des promoteurs de l’échographie. A partir du moment où l’Écossais Ian Donald, a introduit le principe des ultrasons en médecine humaine et en échographie dans les années 1975, on a posé le principe d’un dépistage ante natal d’un certain nombre de malformations sur le foetus et, maintenant, sur l’embryon.

L’échographie est en soi un outil d’interruption de grossesse et donc d’eugénisme. Soit on décide de supprimer toutes les échographies, soit on les fait à tout le monde, mais en maîtrisant les progrès qu’elle suscite. Par ailleurs, c’est une théorie qui me paraît un peu spécieuse, car que je ne vois pas bien ce que nous dépisterions comme malformations mineures entre dix et douze semaines.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Un bec de lièvre, par exemple.

Professeur Jacques Milliez : Je ne pense pas que l’on puisse faire, en toute certitude, un diagnostic de bec de lièvre entre dix et douze semaines.

Par ailleurs, les progrès de l’échographie continueront, et la question ne se posera plus entre dix et douze semaines, mais entre huit et dix. Jusqu’où allons-nous remonter ?

De plus, si je suis cette logique, seul l’embryon in vitro aurait droit à l’exemption de toute investigation ? Ce n’est pas possible. Il faut avoir confiance dans les progrès de la médecine et il faut surtout avoir confiance dans la responsabilité des femmes.

Il peut arriver que des femmes demandent des interruptions de grossesse pour un bec-de-lièvre, mais ces interruptions leur sont refusées après qu’on leur explique que c’est une malformation tout à fait opérable et guérissable. Je ne pense pas qu’il faille avoir une telle méfiance à l’égard des sollicitations des femmes. Je leur fais confiance et j’attends de voir les demandes d’interruptions de grossesse en nombre significatif pour les motifs qui sont invoqués. N’oublions pas que 220 000 interruptions de grossesse ont lieu chaque année et que si une bataille devait être menée, ce serait plutôt celle de la diffusion de la contraception et celle de la prévention de ces grossesses qui se terminent par des IVG.

Mme Yvette Roudy : Alors que nous avons soutenu le professeur Israël Nisand, que nous avons fait des pétitions en sa faveur, que nous l’avons aidé à se faire connaître, je suis frappé d’entendre maintenant le professeur Nisand dire que dix et douze semaines, ce n’est pas la même chose, parce que le foetus n’est pas dans le même état. Il brandit alors une image terrifiante : "A dix semaines, on aspire, à douze semaines, on fragmente !" L’image est immédiatement parlante : on va hacher un bébé.

Qu’en est-il réellement ? Deux semaines font-elles une telle différence que cela obligerait à sombrer dans ces traitements terrifiants et barbares ?

Professeur Jacques Milliez : Avant la polémique actuelle, de tels arguments ont été utilisés par ceux qui se sont durement opposés à nous - les commandos anti-IVG, les gars de "la Trêve de Dieu", et les autres -. Lorsqu’ils nous montraient l’image échographique du cri de l’embryon, c’était du même ressort. Il s’agissait de terrifier les femmes en leur montrant une image extrêmement crue de l’interruption de grossesse. C’est une pure escroquerie. On ne va pas terrifier les femmes en leur montrant ce qui se passe !

Il n’y a aucune mutation, aucune marche particulière ; il y a des transitions, extrêmement progressives, dans la taille de l’embryon, c’est évident, mais la technique utilisée à douze semaines est la même que celle utilisée à dix. Ce sont des canules un peu plus grosses. Il n’y a pas de fragmentation, il y a une aspiration de l’embryon. Il est évident que plus on avance dans la grossesse, plus cette aspiration peut exiger des canules de calibre élevé, la rendant plus laborieuse, mais là n’est pas la question.

Mme Yvette Roudy : Il n’y a pas de fragmentation ?

Professeur Jacques Milliez : Il n’y a pas de fragmentation. Il y a une aspiration.

Encore une fois, je ne comprends pas ces réticences françaises très spécifiques alors que ces pratiques sont utilisées en Belgique ou en Allemagne. Je ne parle pas des IVG qui se font jusqu’à vingt-quatre semaines. Il est franchement malhonnête d’utiliser ces moyens de terreur à l’égard des femmes, d’autant que, si elles sont dans ces situations, c’est qu’elles n’ont pas le choix. Pourquoi alourdir la barque en leur montrant des images de terreur ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je partage votre analyse sur l’eugénisme, tout en me disant que la sélection que l’on pratique aujourd’hui, ou que l’on pratiquera beaucoup plus encore demain, mériterait un débat public qui n’existe pas. Cette question n’a pas à être liée à proprement parler à celle de l’IVG, mais elle mérite d’être posée, malgré tout, notamment dans le cadre des lois bioéthiques. Ce qui me gêne, c’est que j’ai parfois le sentiment que la liberté ou la responsabilité des couples ou des femmes n’est pas toujours respectée.

Professeur Jacques Milliez : Vous avez raison de poser la question de la sélection des individus, mais cette question n’est pas du domaine de l’IVG, c’est la question posée par le diagnostic pré-implantatoire, c’est-à-dire par le diagnostic sur l’embryon.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : On parlera dans les lois bioéthiques du diagnostic pré-implantatoire.

Mme Yvette Roudy : Dans le domaine de la bioéthique, j’ai entendu parler d’un couple qui a créé un enfant in vitro de façon à soigner leur premier enfant qui était gravement malade. On a donc sélectionné un embryon qui n’était pas atteint de la maladie de sa s_ur et qui était compatible avec son système afin d’éviter le risque d’un rejet. Je trouve cela superbe : c’est un acte d’amour.

Mais une autre demande me trouble un peu : celle d’un couple écossais qui, ayant déjà quatre garçons, souhaiterait une fille.

Ces deux demandes sont très différentes, mais toutes deux nécessitent un diagnostic pré-implantatoire. Je pense donc qu’il faudra vraiment discuter à fond de ces problèmes, même si je ne sais pas si nous pourrons légiférer en la matière. Il me semble qu’il faut regarder au cas par cas.

Que pensez-vous de ces deux cas ?

Professeur Jacques Milliez : Je partage votre point de vue sur le premier exemple que vous citiez. C’est un acte d’amour. La situation de ce couple était extrêmement particulière, puisque leur premier enfant était atteint de la maladie de Fanconi, une anémie transmise génétiquement, dont il est possible, grâce à la génétique, de faire le diagnostic avant la naissance, par un moyen de diagnostic moléculaire. Ce couple a donc eu accès, de façon tout à fait légitime, au diagnostic pré-implantatoire, qui a permis de distinguer parmi les embryons fécondés in vitro ceux qui étaient atteints de la maladie et ceux qui ne l’étaient pas. Ils ont alors demandé très légitimement, et indépendamment de tout souci de traitement de l’enfant déjà né, que les embryons atteints ne soient pas replacés dans l’utérus.

Je vous rappelle qu’au moment de la discussion de la loi sur la bioéthique de 1994, le Sénat avait refusé d’inclure le diagnostic pré-implantatoire. J’étais allé à l’époque voir le sénateur Claude Huriet pour lui dire que cela pouvait rendre service à des couples affectés par des maladies génétiques. Il a alors repris dans la loi exactement les termes que nous lui avions suggérés, c’est-à-dire "pour des couples ayant des enfants déjà nés porteurs d’une maladie génétique connue".

Ce couple a eu un diagnostic pré-implantatoire qui leur a évité, premièrement, d’avoir un second enfant atteint de la maladie de Fanconi. Deuxièmement, cet enfant étant conçu - l’ont-ils conçu l’enfant pour cela ? Nous y reviendrons - ils ont à sa naissance prélevé un peu de sang du cordon placentaire. Ce n’est donc pas au détriment de l’enfant que s’est effectué ce prélèvement, qui a été fait sur ce que l’on appelle, en termes très généraux, des "déchets opératoires".

Cet enfant a-t-il été conçu pour soigner son frère ? Si c’est le cas, je trouve, comme vous, que c’est un acte d’amour. Je ne vois pas pourquoi les gens n’auraient pas assez d’amour pour concevoir un enfant qui pourrait, aussi, contribuer à soigner le frère ou la s_ur déjà né. Cela ne me choque pas du tout. Je ne dis pas que l’on puisse le faire constamment, mais cela dépend comment cet enfant a été "conçu", dans tous les sens du terme. Si c’est un acte d’amour, je ne vois pas pour quelles raisons on le critiquerait.

Le second cas dont vous parliez pose une vraie question. En Angleterre, comme en France, le diagnostic pré-implantatoire est encadré légalement, ce qui détermine ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire. Aux Etats-Unis, ce n’est pas du tout le cas. Dans ce pays, il existe en effet des centres qui offrent des enfants génétiquement parfaits : on fabrique des embryons et on teste vingt-quatre gènes de susceptibilité à partir de deux cellules de l’embryon.

C’est la loi du marché, c’est la libre concurrence. On va dans ces centres, comme on va au Mc Donald, acheter son embryon génétiquement parfait. C’est la limite qu’il ne faut pas franchir. C’est la limite qui n’est pas acceptable, celle de la sélection d’embryons à partir de critères strictement subjectifs. Sur ce point, il y a nécessité d’avoir un débat au niveau national.

Dans de tels cas, je suis formellement contre, car je ne crois pas qu’on ait le droit, en dehors d’une démarche médicale, d’opérer une sélection d’embryons. C’est un eugénisme, qui n’est pas un eugénisme bénéfique.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Augmenter le délai légal de douze à quatorze semaines ne risque pas d’accroître le nombre d’avortements, car il est clair, lorsque l’on se reporte aux statistiques des autres pays qui permettent les IVG jusqu’à vingt-quatre semaines, que les avortements n’y sont pas, pour autant plus nombreux. Souvent même, ils le sont moins.

Les risques médicaux, je n’y crois pas non plus. Tout cela est parfaitement au point aujourd’hui, encore que plus on avance dans le terme, plus il faut, me semble-t-il, des équipes spécialisées car, d’après les auditions précédentes, j’avais cru comprendre que passer de douze à quatorze semaines impliquait l’introduction d’une technique instrumentale différente, qui nécessitait des équipes plus "pointues".

Vous avez parlé de 7 000 femmes qui dépasseraient le délai de douze semaines ; habituellement, on entend plutôt parler du chiffre de 5 000. Mais ces variations n’ont pas grande importance, c’est un ordre de grandeur et mes propos ne sont pas quantitatifs.

Vous reconnaissez cependant que, même en passant à quatorze semaines, il restera encore des femmes qui seront au-delà de ce délai, et que plus on avance dans le terme, plus nous sommes en présence de femmes en grande difficulté. Au-delà du délai légal, qu’il soit de douze ou quatorze semaines d’aménorrhée, vous dites qu’il y a une sélection par l’argent. Certes, encore que par des moyens plus ou moins licites, parfois par des moyens sordides, beaucoup de femmes arrivent à trouver de l’argent pour partir à l’étranger. Je repose donc, inlassablement, ma question : si nous passons à quatorze semaines, que faites-vous des femmes qui dépasseront ce nouveau délai légal ? Si nous révisons la loi sur l’avortement, qui est une loi douloureuse et difficile, autant résoudre, une fois pour toutes, tous les problèmes.

La première critique que je ferai du projet de loi, c’est que l’on s’arrête au milieu du gué. Cela ne me paraît satisfaisant à aucun point de vue, particulièrement pour les femmes qui seront au-delà des délais. Je ne suis pas sûre qu’allonger les délais aujourd’hui aille dans le sens de l’Histoire et du progrès, tant médical que social.

En ce qui concerne le progrès médical, je suis personnellement très favorable au développement de l’avortement médicamenteux, qui me paraît bien supérieur à l’avortement instrumental. Dans ce domaine, il reste à faire en France énormément de progrès. L’avortement médicamenteux se pratique jusqu’à quarante-neuf jours environ, mais peut l’être jusqu’à cinquante-trois jours, avec des chances moindres de réussite. Cela me semble être une bonne formule, étant entendu que si nous avions une meilleure éducation sexuelle, si les femmes étaient plus averties, elles réaliseraient sans doute plus rapidement qu’elles sont enceintes. Les diagnostics de grossesse sont très faciles à faire et il faut miser, si je puis dire, au maximum sur cet avortement médicamenteux, qui se fait bien avant les quatorze semaines d’aménorrhée proposées dans le projet de loi.

Pour des raisons sociales, j’ose espérer qu’un jour, proche, les femmes seront mieux accueillies dans les services publics. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je considère un peu ce projet de loi comme une fuite en avant : avant de passer de douze à quatorze semaines, on pourrait commencer par balayer devant notre porte et faire en sorte que les services publics soient réellement au service de ces femmes, et répondent en temps et en heure à leurs besoins. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, vous le savez bien. Beaucoup de dépassements de délais résultent de la faute des services publics, qui sont aux abonnés absents, sous une forme ou sous une autre. Personnellement, il me semble qu’il serait souhaitable de faire de gros efforts de ce point de vue. C’est sans doute par là qu’il faut commencer.

Sur les risques d’eugénisme, j’ajouterai trois points d’interrogation, car nous avons sur le sujet des témoignages qui sont diamétralement opposés. Vous avez parlé du professeur Israël Nisand, mais il n’est pas le seul. Nous avons eu, entre autres, la semaine dernière, le témoignage très clair du professeur René Frydman qui, lui aussi, agite la cloche de l’eugénisme.

J’étais ce matin avec un cardiologue qui me disait que les premières écho-cardiographies foetales avaient été faites en 1986, que deux ans après, on avait voulu en faire un bilan sur le plan européen, et que l’on s’était aperçu qu’en cas d’insuffisances mitrales - qui sont assez facilement diagnostiquées et qui ne sont pas toujours majeures - lorsqu’on l’annonçait aux parents, la question qu’ils posaient immédiatement était celle du sexe de l’enfant. Il y avait manifestement beaucoup plus de demandes d’avortements lorsqu’il s’agissait d’une fille.

J’ai été très sensible, la semaine dernière, lors du témoignage du professeur René Frydman, au manque de cohérence entre la sévérité actuelle qui marque le diagnostic pré-implantatoire, et le libéralisme qui existerait si l’on passait à quatorze semaines pour les avortements. En d’autres termes, nous sommes très encadrés - à mon avis, sans doute trop - pour le diagnostic pré-implantatoire et, en revanche, à quatorze semaines d’aménorrhée, on pourrait faire ce que l’on veut. Il y a un manque manifeste de cohérence sur ce sujet au plan législatif.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Avant de donner la parole au professeur Jacques Milliez pour la réponse aux questions médicales, je voudrais dire qu’un des soucis premiers de Mme Martine Aubry est bien d’engager le service public dans la prise en compte des démarches d’IVG. C’est le sens de la circulaire qu’elle a envoyé en novembre 1999. C’est la raison pour laquelle des crédits budgétaires ont été affectés à l’amélioration du fonctionnement des services IVG pour l’année 2000.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Il y a le discours, il y a la circulaire et il y a les faits. Je souhaiterais que l’on fasse l’analyse de l’été dernier à Paris.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il y a une prise de conscience de la nécessité d’améliorer la prise en compte de l’IVG au sein du service public. Des moyens sont donnés, peut-être ne sont-ils pas encore suffisants, mais ils existent.

Professeur Jacques Milliez : Avant de répondre à toutes vos questions et notamment à celle portant sur ce qu’il faut faire des femmes qui dépassent le délai de 14 semaines, je souhaiterais que vous me disiez : que faites-vous de celles-ci entre douze et quatorze semaines ?

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Je vais vous répondre. Nous avons 5 à 7 000 femmes qui dépassent le délai légal. Pour l’essentiel, ces femmes partent à l’étranger. Je considère que ce n’est pas normal. Honte à la société française qui refile ses problèmes aux autres pays. Nous devons donc traiter ces problèmes. Mais, aujourd’hui, ce sont des problèmes quantitativement marginaux : 5 000 cas sur 220 000 avortements, cela représente un peu plus de 2 % et, le pourcentage qui sera touché par le passage à quatorze semaines est très discutable, puisque personne n’est capable de se mettre d’accord sur les chiffres.

Je propose que les femmes soient traitées au cas par cas et que l’on puisse au-delà de douze semaines avorter pour des raisons médicales, mais éventuellement aussi pour des raisons psychologiques et sociales.

Professeur Jacques Milliez : C’est là qu’il y a une divergence absolue d’analyse entre ce que disent les professeurs René Frydman et Israël Nisand, ce que vous dites, et ce que je pense. On a l’air de considérer que les femmes font des avortements par caprice.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Ce n’est absolument pas mon propos.

Professeur Jacques Milliez : Je soutiens que ces femmes, qui font une demande d’avortement, se trouvent en situation de détresse. Une femme dont la grossesse arrive à ces termes-là, qui a vu son enfant bouger à l’échographie, ne va pas sans une excellente raison demander une interruption de grossesse. Le sentiment maternel, le sentiment de la femme est extrêmement fort.

Je ne connais pas de femme - et je trouve insultant de le soupçonner - qui aille, parce que c’est permis, demander une interruption de grossesse à dix ou douze semaines d’aménorrhée. La réalité, ce n’est pas cela ; la réalité, c’est qu’elles sont désespérées et qu’elles n’ont pas le choix. Que l’on ne me dise pas que c’est pour des raisons d’échographie ! Jamais ! Ce sont des femmes qui sont dans la détresse, et l’allongement du délai d’IVG ne multipliera pas les détresses, ou c’est insinuer que le fait de leur accorder un degré supplémentaire de liberté amènerait les femmes à user mal de cette liberté. Je trouve cela insultant pour les femmes, car je n’ai jamais vu une femme qui n’ait pas regretté d’avoir à passer à travers cette épreuve.

L’interruption de grossesse n’est pas une fantaisie. C’est une épreuve imposée à une femme par des circonstances extérieures dont elle n’est pas responsable, qu’elle subit douloureusement et durablement, avec des cicatrices indélébiles.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Manifestement, nous ne nous comprenons pas. Je n’ai jamais dit le contraire de ce que vous dites. Je n’ai pas parlé de caprices de femmes. Je dis que ce sont des femmes en détresse. Alors, pourquoi vous arrêtez-vous au milieu du gué ? Pourquoi s’arrêter à quatorze semaines d’aménorrhée ? Que faites-vous des autres ? Vous n’avez pas répondu à cette question.

Professeur Jacques Milliez : Je ne réponds rien, mais je vous demande ce que vous faites de celles qui ont entre douze et quatorze semaines ?

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Pour avoir rencontré des femmes dans ces situations et entendu de nombreux témoignages, je considère que neuf fois et demi sur dix, ces femmes sont dans une profonde détresse et qu’il n’y a en aucun cas, caprice ou avortement de confort. Je dis qu’il faut s’occuper de ces femmes, mais, justement parce qu’elles sont relativement avancées dans le terme de leur grossesse, elles ont sans doute plus de difficultés que d’autres. C’est la raison pour laquelle je souhaiterais que leur cas soit étudié au cas par cas, car je souhaite que toutes soient prises en compte. Or vous vous arrêtez au milieu du gué !

Professeur Jacques Milliez : J’avais compris que la question qui m’était posée était celle de savoir s’il était licite de pratiquer un avortement entre douze et quatorze semaines d’aménorrhée. Je n’avais pas compris qu’on parlait d’au-delà de ce terme. Si tel est le cas, c’est un autre débat. Mais je ne vois pas pourquoi on éluderait une question en en posant une autre : la question à laquelle il faut répondre, est celle de savoir si l’on est favorable ou pas à l’allongement du délai de dix à douze semaines de grossesse. Après, on verra. Je veux bien engager le débat, mais c’est une autre question. Je suis aussi partisan qu’il faille s’occuper des femmes qui dépassent les quatorze semaines d’aménorrhée par des méthodes et des approches différentes.

Mais si la question posée, comme j’avais cru le comprendre, était de savoir s’il faut ou s’il serait acceptable d’élargir les limites chronologiques de l’IVG de douze à quatorze semaines d’aménorrhée, je vous ai répondu de façon positive.

Au-delà de quatorze semaines, c’est autre chose, mais je ne souhaite pas m’arrêter au milieu du gué. Pas du tout. Pour ces femmes qui sont au-delà des quatorze semaines, il faut trouver une solution différente. Je vous ai dit tout à l’heure que, quand c’était nécessaire, elles pouvaient bénéficier d’une interruption médicale de grossesse, parce qu’il y a là une menace pour leur santé mentale, voire sociale. Des experts acceptent d’en convenir et de le certifier.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Estimez-vous que la rédaction des textes qui actuellement régissent l’IMG - en cas de danger pour la santé de la mère ou de malformations foetales - permet de répondre aux femmes qui ont dépassé les quatorze semaines d’aménorrhée ? Ce cadre vous paraît-il assez souple pour permettre à ces femmes d’obtenir une réponse positive ?

Professeur Jacques Milliez : Je considère que ce cadre est souple et nécessaire car, effectivement, il faut avoir une réflexion médicale. Actuellement, les dispositions légales, avec la double expertise, dont éventuellement celle d’un expert psychiatre qui constate qu’il y a manifestement danger pour cette femme à poursuivre sa grossesse, nous le permettent. Nous entrons alors très légitimement, dans tous les sens du terme, dans la procédure de l’interruption thérapeutique de la grossesse, puisqu’elle est envisagée pour la santé de la mère. Il existe donc un cadre légal qui convient, pour l’instant. Il permet de ne pas s’arrêter au milieu du gué, à condition d’en avoir le souhait et la volonté.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : On nous a dit, la semaine dernière, qu’entre douze et treize semaines d’aménorrhée, s’opérait un changement qualitatif. En d’autres termes, l’embryon devient un foetus et il y a un début d’ossification.

Les femmes qui dépassent le délai de douze semaines d’aménorrhée, représentent 2 à 3 % de l’ensemble. Selon les témoignages, si vous fixez le délai légal à quatorze semaines, vous allez résoudre environ 1 à 1,5 % de ces cas. Pourquoi deux poids, deux mesures ? Je propose une solution plus globale qui permettent, à partir de douze semaines, de faire des avortements médicaux, quitte à étoffer les raisons pour lesquelles on peut les faire. Je ne comprends pas pourquoi vous faites cette césure à quatorze semaines.

Professeur Jacques Milliez : Je fais une césure à quatorze semaines parce que je réponds à la question qui m’est posée. C’est le législateur qui pose cette césure, ce n’est pas moi. Moi, quand c’est nécessaire, je fais ce que je dois faire, législateur ou pas ! On fait toujours des lois qui rattrapent ou récupèrent les pratiques de la société. Si vous me demandez si l’on peut aller au-delà du délai de quatorze semaines, je vous répondrai que ce n’est pas la question à laquelle j’ai réfléchi. J’y réfléchirai quand la question se posera.

J’ai réfléchi à la question qui m’était posée, du passage de douze à quatorze semaines d’aménorrhée. On me demande ce que j’en pense et je réponds que c’est possible, parce que je ne vois pas de transformation radicale de texture de l’embryon entre dix et douze semaines de grossesse qui fasse une énorme différence.

Si c’était le cas, je ne vois pas pourquoi les Belges, les Allemands, les Espagnols et les autres ne l’auraient pas remarqué. Pourquoi sommes-nous les seuls ? C’est tout de même curieux que nous ayons là-dessus une spécificité, un blocage et que ce qui est possible ailleurs soit impossible chez nous. Il y a 300 millions d’Européens : j’espère que nous pourrons aller vers une législation commune. C’est mon v_u.

J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Je suis catholique. Je ne suis donc pas un farouche défenseur de l’avortement. Je considère que c’est la solution la moins mauvaise et que ce n’est pas à moi de juger.

J’espère que nous irons vers une solution européenne qui trouvera un terme moyen et raisonnable pour ce qui peut ou non se faire.

Cela dit, dans toutes les questions d’éthique et, par conséquent, probablement, dans la législation, il est nécessaire de placer une limite arbitraire. Il n’y a aucune raison rationnelle, cartésienne, de placer la barrière ici plutôt que là. Mais il y a un moment où il faut dire : "C’est là et c’est comme ça." Et, dans toutes ces questions d’éthiques, on constate une tendance au glissement, à la pente glissante, qu’il faut stopper, sans qu’il n’y ait forcément de raisons absolument explicites pour fixer là la limite.

On peut, de façon non rationnelle, fixer la limite pour l’IVG pour l’instant à quatorze semaines d’aménorrhée. Mais, comme pour le clonage ou les sélections d’embryon, il faut savoir dire stop à un moment donné, parce que la société ne peut pas aller au-delà, même si nous n’avons aucune justification cartésienne pour expliquer ce choix.

Mme Catherine Génisson : Vous avez dit qu’on utilise la méthode médicamenteuse jusqu’au quarante-neuvième jour et qu’ensuite, pour quinze semaines et plus, on pouvait aussi l’utiliser. Pourquoi n’utilise-t-on pas cette méthode médicamenteuse jusqu’à douze ou quatorze semaines ?

Professeur Jacques Milliez : Le taux de succès d’expulsion embryonnaire, en tout début de grossesse, est suffisant pour apporter une bonne sécurité. Il n’est pas de 100 %, il doit être de 95 ou 96 %. Puis, plus on avance dans la grossesse, moins il y a de succès, plus il y a de rétention ovulaire, parce que l’embryon est effectivement trop petit et s’expulse mal. Il ne redevient susceptible d’être expulsé en totalité, sans risque de rétention, qu’après. Il existe un gap entre le moment où cette technique est utilisée au début et le moment où l’on peut à nouveau l’utiliser. Après, à partir d’un certain terme, nous n’avons pas d’autres choix que de l’utiliser.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le professeur Baulieu avait expliqué, lors de son audition, que l’on pouvait utiliser le RU 486, y compris pour des accouchements.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Oui, mais pour d’autres raisons. Pour un assouplissement du col, mais pas pour l’expulsion.

Professeur Jacques Milliez : Pour des raisons pratiques d’organisation, une IVG par aspiration médicale se déroule sur une journée ou moins d’une journée alors que, par méthode médicamenteuse, plus le terme avance, plus le temps passé à l’hôpital est long, de l’ordre d’un ou deux jours. Ce n’est pas du tout la même prise en charge. Mais, si c’est le prix de la sécurité, acceptons-le à partir de quatorze semaines. Néanmoins, avant quatorze semaines d’aménorrhée, il ne serait pas justifié d’y avoir recours. Nous pouvons y avoir recours mais l’aspiration par technique chirurgicale est faisable, et faite.

Plus les équipes en auront la maîtrise, moins cette technique comportera de risques. Je comprends bien les réticences d’un certain nombre d’accoucheurs, quand on leur dit que les progrès de l’échographie ou autres conduisent à faire plus d’IVG. Cela ne les enthousiasme pas. Mais quand on leur montre les progrès de la célioscopie ou des techniques qui les amusent, ils les apprennent et les maîtrisent très vite. De la même façon, ils apprendront très vite à maîtriser, s’ils le souhaitent, les techniques qu’ils n’utilisaient pas jusque-là, c’est-à-dire l’aspiration entre douze et quatorze semaines d’aménorrhée. Ce n’est pas très compliqué. Cela demande de l’attention, cela demande de la formation peut-être, mais ce n’est pas inaccessible à des mains chirurgicales.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : On peut envisager à nouveau l’avortement médicamenteux à partir de la quinzième semaine ?

Professeur Jacques Milliez : Oui. Même à quatorze semaines d’aménorrhée.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Aux mêmes doses ?

Professeur Jacques Milliez : Oui. C’est comme cela que cela se passe dans la pratique. A partir de ce terme, on n’accepte pas de prendre de risque.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : On ne fait plus d’avortement instrumental ?

Professeur Jacques Milliez : Cela se fait exceptionnellement. Il m’est arrivé de le faire, et cela m’arrive encore parce que j’en ai une certaine pratique, lors d’interruptions thérapeutiques de grossesse, pour éviter de garder les femmes. Mais je préfère ne pas le faire. La sécurité, la sérénité, si tant est que l’on puisse parler de sérénité en la matière, est d’utiliser à partir de ce terme de quatorze à quinze semaines, les médicaments.