Dans son éditorial du 23 juillet 1994, encadré à la une du Monde, Jean-Marie Colombani ne se contente pas d’évoquer les Khmers noirs, il reprend une phrase caractéristique : " Sans doute faut-il se garder de toute naïveté : il n’y a pas les bons d’un côté, les méchants de l’autre. " La redondance de cette phrase, utilisée comme une arme négationiste dans de très nombreux textes, frappe. Stephen Smith par exemple s’en est servi dans sa campagne de presse sur la " terreur tutsi " : " [les Tutsi] ne seraient pas les (bons( face aux Hutu, qui, comme collectivité, seraient les (méchants( (...) " (Libération du 6 mars 1997). Elle laisse en effet entendre qu’il n’y aurait pas eu de génocide mais des massacres réciproques, avec des victimes et des bourreaux dans les deux camps.

Cette tournure n’est pas seulement négationiste, sa perversité va plus loin. En effet, elle s’appuie sur une évidence consensuelle, l’idée qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises races (ou ethnies ou collectivités ou n’importe quels autres euphémismes). Mais le vrai problème n’est pas de prendre position vis-à-vis de races qui seraient " bonnes ou mauvaise ", mais par rapport au génocide et à sa logique. Est-il légitime, dans ces conditions, de parler de Hutu et de Tutsi, même si l’on montre impartialité et largeur d’esprit en distribuant les " bons " et les " méchants " dans les deux camps ? Ce que cette phrase établie, c’est précisément l’existence de deux camps, un camp hutu et un camp tutsi. Elle met en avant une définition ethnique et non une prise de position par rapport au génocide qui vient de s’accomplir et aux autres crimes. Or, les concepts racistes de Hutu et de Tutsi sont au cœur de l’idéologie mortelle qui a voué à l’extermination une minorité identifiée et désignée comme " race " par d’autres s’identifiant également comme " race ". Ceux, qui comme le Premier ministre désigné en 1994 par les accords d’Arusha, Agathe Uwilingiyimana, se revendiquaient Banyarwanda et non Hutu ou Tutsi, ont été les premières victimes des massacres, dans la nuit du 6 au 7 avril.

Une telle phrase verrouille en fait ce racisme parce qu’on en accepte l’évidence, sans voir qu’il s’agit d’un artifice sémantique. Elle est dite pour occulter les responsabilités en focalisant sur l’ethnicité. Pour finir, elle donne bonne conscience en enfermant explicitement dans des identifications globales simplifiées de " bons " et de " méchants " des individus aux implications et aux responsabilités très diverses dans ce génocide (victimes, bourreaux, concepteurs, exécutants). " Détails " sur lesquels ceux qui l’emploient préfèrent passer rapidement !

Il est symptomatique que cette expression ait été reprise par tous ceux qui s’associent à " la cause hutu ". Des passionnés, que l’on retrouve surtout dans la mouvance catholique des ONG ou chez les flamands de l’IDC (internationale démocrate-chrétienne) et ceux qui le font pour des raisons strictement politiques et stratégiques, ce qui est évidemment le cas des journalistes comme Jean-Marie Colombani, Jacques Isnard ou Stephen Smith et des politiques comme Alain Juppé, Bernard Debré, Edouard Balladur ou Charles Josselin (repérage non exhaustif - Mitterrand aurait également prononcée cette petite phrase lors de son discours télévisé du 14 juillet 1994).(JPG)