L’importance du support idéologique a été trop souvent occultée, aussi bien pour le génocide des Juifs que celui des Tutsi. L’accomplissement d’une horreur dépassant l’imaginable demande avant tout une adhésion intellectuelle. Les bourreaux volontaires de Hitler étaient des Allemands ordinaires, des pères de familles, de braves époux, de bons chrétiens.

Ils ont pourtant tué des femmes et des enfants désarmés, sans y être forcés mais, au contraire, avec enthousiasme, parce qu’ils étaient Juifs. Ils l’ont même souvent fait avec une cruauté inutile, nuisible à une entreprise d’élimination qu’ils approuvaient et qu’ils souhaitaient aussi efficace que possible. La seule explication qui soit vraisemblable pour ce comportement est leur adhésion à l’idéologie antisémite, consensuellement acceptée et diffusée depuis des dizaines d’années(1). L’antisémitisme utilisé par les Allemands est le pendant de l’ethnisme utilisé au Rwanda pendant trente-quatre ans par la République "hutue". Les témoignages du génocide rwandais montrent de ce point de vue une étonnante ressemblance avec la Shoah : cette "normalité" de la mise à mort des Tutsi comme celle des Juifs, ce sentiment d’une évidente nécessité, voire de banalité(2). A cette banalisation de l’élimination s’est ajouté au Rwanda l’horreur inouïe des tortures, ce désir d’avilir par la souffrance, une façon de tuer l’autre en "désintégrant symboliquement son humanité".(3)

Le génocide est la réalisation, la mise en pratique, d’idées qui ont été implantées et véhiculées par des moyens d’information. Ces idées permettent toutes les transgressions, y compris celles de tuer des enfants. Cette transgression des déterminations biologiques fondamentales, des valeurs de base nécessaires à la survie de toutes les sociétés humaines ou animales, illustre la prégnance et la force de l’idéologie raciste. Dans le cas du génocide rwandais, l’idéologie du génocide se dissimule sous un vocable politiquement correct, banalisé et pseudo-scientifique : "l’ethnisme". Alors qu’il ne serait plus convenable d’avouer ouvertement son antisémitisme, cet aspect accepté de l’ethnisme autorise l’expression d’un racisme sans retenu. L’ethnisme permet à certaines ONG d’afficher un "antitutsisme" latent ou virulent(4) On se retrouve là, comme avec l’antisémitisme, dans une situation de croyances consensuelles associées à une symbolique du Bien et du Mal, qui leur permet un ancrage profond dans l’inconscient.

Pendant 34 ans, les ethnocrates hutu au pouvoir diffuseront cette idéologie dans la société rwandaise. Ils le feront par le canal des médias : par la presse, pour l’élite, et par la radio pour tous, mais également par l’éducation. Par une version falsifiée de "l’Histoire", apprise à l’école et relayée par les discours des hommes politiques et des intellectuels. Par les prêches de nombreux prêtres. L’ethnisme rwandais associe l’idée de la victimisation des Hutu à celle de la perfidie et la malignité tutsi. Ces idées sont alors intégrées dans un imaginaire social encadrant logiquement une réalité faite de pogromes sporadiques et d’apartheid contre la minorité tutsi.

Car l’idéologie du génocide a un double langage. L’un est anodin. C’est la vulgate dont se revendique toujours les relais occidentaux de l’ethnisme, les ONG catholiques, les lobbies politiques pro-Hutu. L’autre est inaudible. C’est celui de la pratique de l’extermination, la face sanglante, celle de la banalisation de l’horreur. Ce langage-là n’est pas formulé. C’est un non-dit. Il s’exprime par métaphores, par des expressions indirectes dont la langue kinyarwanda est si riche : on dira "travailler" pour tuer, on parlera de "travaux collectifs de défrichage" pour l’élimination des Tutsi encore vivants, cachés dans les bananeraies. La RTLM appellera chaque Hutu "à son devoir", elle parlera de "remplir les fosses communes", jamais de l’acte nécessaire pour le faire. Ce non-dit devient un secret partagé qui unit les perpétrateurs à tous les Hutu. Ceux-ci doivent se sentir "ethniquement" complice de l’inavouable. L’arrière fond culturel ethnique est donc la clé qui permettait de comprendre l’indicible, d’entendre le sous-entendu. C’est lui qui a permis le basculement des masses paysannes hutues dans l’idéologie génocidaire et leur participation à cette abominable boucherie de 1994.

Au Rwanda, il est indubitable que le modèle cognitif où s’intègre l’idéologie de la "solution finale", entretient et légitime une opposition tutsi "sécuritaire" qui peut dériver vers une impasse chaotique à la burundaise. La présence, à travers tout le Rwanda actuel, d’anciens cadres du génocide, toujours en place dans la structure étatique, handicape l’avenir. Outre le fait qu’ils ne protègent pas les rescapés tutsi des tueurs omniprésents, les intimident et même les emprisonnent comme "fauteurs de troubles", ils entretiennent ce modèle cognitif du "peuple majoritaire" et l’idéologie génocidaire qu’il renferme (5). La généralisation désespérée de représailles aveugles, ainsi qu’une justice expéditive et inacceptable contre des groupes entiers, peuvent être une réponse aux crimes racistes, situant alors dans une spirale infernale l’évolution de ce pays. Actuellement, toutes les dérives sont possibles. Mais, dans tous les cas, elles auront une cause connue : cette folie de l’ethnicité érigée en dogme et manipulée comme un instrument politique. Il reste que, devant les siècles d’histoire de la nation rwandaise, ce racisme importé de l’occident, est un modernisme. Il est fondamentalement étranger au fond culturel ancien et symbiotique de ce pays. Pour Claudine Vidal, il reste un épiphénomène (6) Il est en effet possible que ces idées d’intellectuels n’aient pas atteint les profondeurs rurales et que, malgré trente ans de propagande, malgré leur accomplissement dans l’acte du génocide, elles ne soient toujours pas intégrées par la totalité de la population hutu. Le pire n’est pas inéluctable au Rwanda où le gouvernement d’union nationale, tente de reconstruire un État de droit, sans distinction ethnique. (JP.G.)

1. "Ce ne sont pas les difficultés économiques, ni les moyens de coercition d’un État totalitaire, ni la pression socio-psychologique, ni une inclination irrépressible de la nature humaine, mais des idées sur les Juifs répandues dans toute l’Allemagne, depuis des décennies, qui ont amené des Allemands ordinaires à tuer des Juifs sans armes, sans défense, hommes, femmes et enfants, par centaines de milliers, systématiquement, et sans la moindre pitié." Daniel Jonah Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler, Seuil, 1997.

2. Rwanda, Death, Despair and Defiance, de Rakiya Omaar et Alex de Waal, African Rights, seconde édition, 1234 p., Londres, août 1995. Voir aussi la collection "Témoins du génocide", publiée par cette association. African Rights, 11 Marshalsea Rd. Londres, SE1 1EP, Grande-Bretagne.

3. Expression de Claudine Vidal, Les Temps Modernes, 583, juillet-août 1995, p.28. Voir aussi du même auteur : "Le génocide des Rwandais tutsi : cruauté délibérée et logique de haine", in : De la violence. Séminaire de Françoise Héritier, Odile Jacob, 1996.

4. Les dérives de Caritas et d’Amnesty International sont brièvement évoqués dans Un génocide secret d’État, op. cit. p. 44, 122-123 et 129-136

5. Ainsi le Bourmestre Gatemba de la commune Bicumbi, selon ARI n°137 du 8 au 15 avril 1999.

6. Claudine Vidal " Le génocide des Rwandais tutsi ", L’Homme, 145 (1) janvier-mars 1998, pp. 229-237