a) PRESENTATION DU TEMOIN

Le professeur Denaux, qui a publié en 1982 un ouvrage intitulé " Les sectes religieuses en Flandre ", se dit intrigué par le phénomène paradoxal que sont les sectes. En effet, bien que les grandes églises chrétiennes se soient engagées dans un processus de dialogue oecuménique, on assiste à la naissance d’une série de mouvements fondamentalistes qui refusent tout dialogue. Le témoin précise également qu’il existe une distinction essentielle entre une secte et un mouvement religieux radical comme les " Missionaries of Charity " de Mère Thérésa en Inde, qui veulent vivre l’évangile dans toute sa pureté. C’est précisément pour cette raison qu’il faut utiliser des critères objectifs - c’est-à-dire non émotionnels - pour savoir si l’on a affaire à une secte ou non.

b) DEFINITION DES SECTES

Le professeur Denaux procède à l’évaluation des critères qui ont été proposés par M. Gest, président de la commission d’enquête parlementaire française. Bien qu’il se rallie à l’objectif qui est de donner une définition pragmatique - et non dogmatique - du phénomène, il rejette toutefois trois critères qu’il estime non pertinents.

Le témoin estime que c’est notamment le cas de l’embrigadement des enfants. En effet, les églises chrétiennes prennent également les enfants sous leur coupe par le baptême, sans pour cela être des sectes.

Les hommes politiques se livrent à une critique de la société sans pour cela être membres d’une secte.

Enfin, d’autres institutions - telles que la franc-maçonnerie ou l’Opus Dei - peuvent être considérées commes des groupes dont les membres veulent influencer, voire infiltrer le pouvoir politique. Et pourtant, dans ces cas, on n’aura pas nécessairement affaire à des sectes.

L’orateur propose dès lors la définition suivante : " Une secte est un groupe composé d’individus qui partagent une conviction philosophique ou religieuse, et qui présente un certain nombre de caractéristiques négatives. Ces caractéristiques concernent les relations d’autorité à l’intérieur du groupe, les techniques visant à contrôler les membres, les abus ou l’exploitation dont sont victimes les membres, les relations du groupe avec le monde extérieur et les campagnes de recrutement ou d’autoprésentation douteuses. "

c) CARACTERE ABSOLU DES RELATIONS D’AUTORITE INTER-NES

Au sein du groupe, il n’y a guère de possibilité de se forger un jugement personnel ou de prendre une initiative. On exige une obéissance absolue et inconditionnelle des membres. L’autorité du fondateur (Moon, Bhagwan, etc.), du dirigeant ou de l’organe suprême (la Tour de garde chez les Témoins de Jehova, par exemple) est absolue.

d) CONTROLE TOTAL DES MEMBRES

La mise en oeuvre de différentes techniques - par exemple, l’isolement de l’environnement familier, la répétition des mêmes slogans ou rites, voir l’épuisement physique - ont pour but de programmer complètement l’individu. L’identité personnelle, les sentiments spontanés et l’esprit critique doivent être anéantis pour faire place à une dépendance morale, émotionnelle et intellectuelle, qui est ou non présentée comme une " renaissance ".

e) EXPLOITATION ORGANISATIONNELLE DES MEMBRES

Dans le secte, on ne travaille pas pour soi-même, mais pour l’organisation. Les membres de la secte doivent accorder la priorité aux objectifs de la secte plutôt qu’à leurs soucis personnels, leurs intérêts, leurs études ou le développement de leur carrière. Les sectes ne s’intéressent à leurs membres qu’en tant qu’éléments parfaitement huilés du système, dont lesdits membres ignorent d’ailleurs toutes les activités et ramifications. Dès qu’ils ne répondent plus à ce critère d’utilité, les membres qui auraient, par exemple, émis des doutes sont qualifiés " d’infidèles ".

f) RELATION DUALISTE AVEC LE MONDE EXTERIEUR

Les sectes ont une vision dualiste du monde. Le monde en dehors du groupe est caractérisé comme " satanique ". Au sein du groupe, on perçoit la lumière et on est près de Dieu. En dehors du groupe, on vit dans la pénombre et on est la proie des mensonges et des apparences. L’aspect positif de cette vision - si l’on peut parler d’aspect positif - est qu’elle donne au membre de la secte - dont la personnalité a été anéantie - un sens aïgu du respect de soi.

g) AUTOPRESENTATION DOUTEUSE

Les sectes font du prosélytisme. Il s’agit avant tout de recruter de nouveaux membres. Finalement, tout le monde doit y croire. Elles sont toutefois aussi parasitaires, parce qu’elles existent par la grâce des institutions qu’elles combattent : l’Eglise, l’Etat, l’ar-mée, le syndicat, etc. Elles se présentent souvent sous les formes les plus innocentes, à savoir comme un groupe d’étude de la Bible, un groupe d’entraide, de yoga ou de méditation, ou encore comme une organisation de jeunesse, un groupe de chant, un groupe dont le but est d’éliminer le stress, de comprendre sa propre psyché, de vivre plus en harmonie avec la nature, etc. Tous ces groupes ne font aucune allusion, surtout au début, aux liens qui les unissent aux organisa-tions connues pour être des sectes. La religion n’est en général qu’un appeau. Le marketing est le maître mot.

h) CENTRE DE DOCUMENTATION MINISTERIEL

Parmi les cinq critères précités, il en est trois principaux, à savoir l’obéissance inconditionnelle, la programmation mentale et l’exploitation organisationnelle, principalement parce qu’ils ne reposent pas sur des catégories religieuses. Cette approche présente un double avantage : premièrement, elle est basée sur des pratiques - on devra souvent vérifier concrètement si un groupe déterminé s’est livré à ces pratiques illicites - et, deuxièmement, les arbres ne risquent pas de nous cacher la forêt, étant donné que le phénomène des sectes présente une très grande variété, tant en ce qui concerne le nombre de leurs membres (d’après des chiffres de 1995 fournis par eux-mêmes, les Témoins de Jéhovah sont au nombre de 26 853, alors que d’autres organisations ne comptent qu’une cen-taine, voire quelques dizaines de membres) qu’en ce qui concerne leur " croyance " (New Age, yoga, etc.).

Le professeur Denaux n’est personnellement pas favorable à l’établissement d’une liste de sectes, telle qu’elle existe en France. Il craint que cela ne dégénère rapidement en une chasse aux sorcières, parce qu’une fois sur la liste, le groupement religieux sera souvent considéré a priori comme une secte et ne pourra que difficilement apporter la preuve du contraire. Qui plus est, tout le monde n’est pas familiarisé avec la pensée religieuse ou orientale adoptée par les sectes.

L’intervenant estime que les critères qu’il a évoqués peuvent également s’appliquer à certains grou-pes thérapeutiques (tels que le Leading Successful People, qui coupent quelque part leurs membres de la réalité en leur faisant croire à leur propre invincibilité) et à des groupements politiques radicaux.

Il propose dès lors la définition suivante : " Groupements d’individus qui partagent une conviction philosophique et religieuse et qui propagent ou organisent cette conviction d’une manière telle qu’ils portent fondamentalement atteinte à l’intégrité et à la liberté personnelles de leurs membres ".

Quiconque a une idée de la complexité de l’âme humaine ne pourra nier l’existence de cette contrainte, qui n’est pas tellement basée sur un lavage de cerveau mais plutôt sur l’endoctrinement. L’intervenant met ensuite en garde contre deux attitudes extrêmes. Ou bien on se lance dans une chasse aux sorcières ou bien on excuse tout et on ne se défend pas contre ce poison lent qui s’attaque aux individus, aux familles et même à l’appareil de l’Etat. Entre l’alarmisme et le négationnisme, la seule solution consiste à informer davantage et à mieux informer. Le professeur propose, dès lors, la création d’un centre de documentation ministériel chargé d’informer le public et les instances concernées. Ce centre devrait pouvoir compter sur une aide financière et devrait se composer d’un nombre équilibré d’experts issus de diverses disciplines : sociologues, juristes, psychologues et théologiens ainsi que de représentants mandatés des diverses traditions religieuses et philosophiques de notre pays.

L’intervenant souligne que le matériel devra provenir aussi bien des membres des sectes que d’ex-membres afin de se faire une image la moins partiale possible du phénomène.

i) LE DANGER DES SECTES

L’intervenant estime que l’on surestime fréquemment le danger que représentent les sectes. Il s’agit en fin de compte d’un phénomène marginal qui concerne tout au plus quarante mille personnes. Il estime également qu’en raison de leur caractère fermé, elles n’ont qu’un impact social limité. Elles ne sont pas non plus en mesure de perturber l’ordre démocratique. Cela n’empêche toutefois pas qu’un groupe comme la secte d’Aoum Shinrikyo, coupable d’un attentat au gaz dans le métro de Tokyo, puisse entreprendre des actions dangereuses. Il s’agit toutefois de faits exceptionnels. L’arsenal juridique existant suffit pour lutter contre de tels phénomènes.

Par contre, les sectes sont parfois très dangereuses pour les individus. C’est surtout parce que les individus sont un noeud de relations sociales et familiales que l’on peut affirmer que les sectes sont socialement nuisibles et détruisent les valeurs familiales. Il est toutefois difficile de lutter avec les moyens juridiques existants contre la privation de liberté mentale dont elles se rendent coupables, étant donné que légalement, hormis les cas de démence constatés médicalement, on part du principe que les individus jouissent de la plénitude de leurs facultés mentales.

L’orateur estime qu’il n’est certes pas nécessaire d’élaborer une législation spécifique. Il formule toutefois deux propositions visant à permettre d’agir préventivement et curativement : premièrement, organiser une campagne d’information dans les écoles et les médias et deuxièmement, créer par province ou par région, un centre d’accueil pour prendre en charge et, le cas échéant, aider les adeptes et les membres de leur famille concernés.

j) LE BESOIN DE REFLEXION

Il s’impose de consacrer une réflexion sociale au phénomène des sectes lui-même, au pourquoi de leur succès. Les sectes abusent en effet souvent d’impulsions positives, telles que la quête de sens et de certitude et la recherche d’une communauté à dimension humaine. L’émiettement postmoderne de notre existence ébranle de plus en plus les certitudes matérielles et intellectuelles de l’individu au profit d’un rêve de prospérité superficiel et banal. L’homme est, de par sa nature, en quête de sens. Mais l’époque à laquelle nous vivons relègue cet aspect dans la sphère des préoccupations purement personnelles.

L’orateur termine son exposé par une citation de Jean Vernette, délégué épiscopal pour le problème des sectes, qui a déclaré ce qui suit dans le rapport du parlement français : " Le rapport a de réels mérites. Mais il demande à être prolongé dans et par une réflexion de fond, en s’ouvrant à d’autres points de vue autorisés, sous peine de ne pas être opératoire pour la solution du phénomène sectaire. Les humanistes et les croyants se rappellent ici que Bergson appelait notre société à un " supplément d’âme ". En privé, Malraux pressentait cela comme indispensable pour la survie de notre civilisation. Là se situe peut-être le noeud du problè-me. "


Source : Chambre des Représentants de Belgique http://www.lachambre.be