Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Bernard Legras est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Bernard Legras prête serment.

M. le Président : Monsieur le procureur général, nous souhaiterions que vous nous décriviez la situation de la justice en Corse et notamment l’état de cette institution à votre arrivée sur place. Elle avait connu quelques mouvements, ou en tout cas des prises de position exprimées par des magistrats, qui avaient quelque peu troublé sur le territoire continental, voire en Corse, un certain nombre d’esprits.

Nous aimerions avoir des précisions sur la politique que vous avez mise en œuvre et savoir si elle relayée au niveau de l’ensemble de l’institution.

Nous avons eu l’occasion de nous rendre à Bastia et nous avons procédé à l’audition d’un certain nombre de vos collègues. Je ne vous cacherai pas que le sentiment des membres de la commission est mitigé. Ils ont relevé quelques problèmes et sans doute quelques failles dans la mise en œuvre d’une politique de rétablissement de l’Etat de droit.

Nous aimerions également savoir comment s’articulent vos fonctions avec celles des autres services chargés de la sécurité, notamment la police et la gendarmerie. Si les rapports entre ces services ne sont pas toujours faciles sur le continent, ils le sont encore bien moins en Corse. Par ailleurs, il faut souligner qu’une partie des affaires est traitée à l’échelon national : je pense à la DNAT, je pense aux juges antiterroristes, au parquet de Paris, 14ème section, qui intervient régulièrement en Corse.

Nous nous sommes rendu compte de l’inefficacité de la politique de prévention mise en œuvre et la preuve, si j’ose dire, en est apportée ces jours-ci puisque les attentats ont repris, mêlant sans doute les aspects politiques et les aspects liés à une forme de criminalité particulière à l’île.

Tel est un peu le cadre général dans lequel nous souhaiterions que vous vous exprimiez mais j’aimerais aussi que vous nous parliez, monsieur le procureur général, des tentatives de déstabilisation dont vous faites personnellement l’objet : j’ai lu récemment des informations concernant cette affaire dans laquelle vous êtes cité, qui relie l’île de la Réunion avec l’île de Corse et dans laquelle les services de gendarmerie semblent jouer un rôle particulier - c’est une question que je pose, étant entendu que je respecte évidemment la présomption d’innocence avec force, ce qui n’empêche pas que l’on s’interroge sur le fait de savoir comment tout cela peut arriver, pourquoi maintenant et là où vous êtes et s’il n’y a pas un lien imaginable entre ces tentatives de déstabilisation qui peuvent finir par ruiner l’action que mènent un certain nombre de fonctionnaires sur l’île...

M. Bernard LEGRAS : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, j’ai effectivement pris mes fonctions à Bastia le 8 juin 1998 avec une mission très large d’étude et d’audit de la justice en Corse et avec l’engagement du garde des sceaux de mettre à la disposition de la justice, en Corse, des moyens nouveaux et efficaces pour lui permettre de sortir de l’ornière dans laquelle elle pouvait se trouver ou, en tout cas, dans laquelle la plupart des observateurs considéraient qu’elle se trouvait, sachant que, à mon sens, il y a eu un certain nombre d’exagérations ou de jugements d’une grande brutalité sur les institutions corses. Je pense en particulier au rapport, rédigé en septembre dernier sous la présidence de M. Glavany, qui avait porté sur la justice en Corse un jugement extrêmement dur et qui avait provoqué, au sein de l’institution, des mouvements divers et une cassure entre les magistrats originaires, fort peu nombreux d’ailleurs, et les autres, de telle sorte qu’il nous a fallu, avec le premier président et les chefs de juridiction, déployer un travail en profondeur de reconstruction psychologique d’un certain nombre de collègues qui n’avaient pas démérité.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai naturellement essayé d’analyser l’état des juridictions. J’ai constaté qu’il y avait un certain nombre de blessures mal refermées et, en particulier, qu’un certain nombre de magistrats avaient mal vécu des conflits qui les avaient opposés aux magistrats spécialisés parisiens. C’était en particulier le cas de juges d’instruction qui avaient été dessaisis d’un certain nombre d’affaires au profit de Paris, dans des conditions qu’ils jugeaient brutales.

J’ai donc estimé qu’il s’agissait là d’une priorité et qu’on ne pouvait pas continuer à vivre sur ces blessures, les intéressés tenant en permanence des discours du style : " Nous avons beaucoup souffert et nous appartenons à un peuple qui a beaucoup souffert... ". Dans cette volonté de fermer les plaies, j’ai organisé, peu après mon arrivée, avec le procureur de la République de Paris qui s’est transporté en Corse et un certain nombre de collègues parisiens dont, notamment, M. Bruguière, une réunion qui s’est tenue sur une journée au cours de laquelle nous avons très librement échangé, évoqué ces difficultés passées et mis sur pied un protocole, en particulier un protocole procédural, concernant les saisines de la juridiction parisienne pour éviter toute hésitation et donc tout dysfonctionnement.

Ainsi, nous avons établi des critères très précis nous permettant de régler désormais ces problèmes de dessaisissement vers la juridiction parisienne sans douleur. Il faut savoir que cela se place dans le contexte des déclarations du ministre de la justice, Mme Guigou, qui a annoncé à son arrivée qu’il n’y aurait plus d’instructions dans les dossiers individuels ; donc les arbitrages qui, jusque là, étaient faits par le ministère de la justice lorsqu’il y avait conflit de compétence, ne pouvaient logiquement plus relever de l’administration centrale et il convenait que les magistrats chargés de l’action publique, à Paris et en Corse, mettent en place des critères et un protocole permettant à l’avenir d’éviter tout dysfonctionnement.

C’est ce qui a été fait et - je le dis d’une manière très sereine - depuis cette réunion, il n’y a pas eu le moindre problème entre les magistrats en fonction en Corse, et les magistrats parisiens sur ces questions de compétence en matière de terrorisme. Sur les événements récents, les arbitrages ont été réalisés sans délai, au niveau des parquets eux-mêmes, sans que les parquets généraux de Paris et de Bastia aient à intervenir.

Par conséquent, je considère qu’à ce niveau-là, des progrès ont été accomplis : je ne me prononce pas sur l’efficacité de la justice antiterroriste mais, notre législation prévoyant cette compétence concurrente entre la Corse et Paris, nous avons mis en œuvre un dispositif qui, désormais, nous permet d’éviter, au sein de l’institution tout conflit sur ce terrain.

Pour le reste, la commission Glavany, relayant ce qui se disait sur le terrain, avait constaté un spleen généralisé chez les magistrats corses et attribué cet état d’esprit un peu décadent à un manque de mobilité chez les magistrats en Corse et à une tendance, dans la magistrature, à s’incruster sur l’île.

J’ignore si, dans les documents que je vous ai adressés, j’ai précisé les choses, mais si je me réfère au dernier annuaire de la magistrature à notre disposition qui remonte à 1997, sur quinze magistrats qui étaient à l’époque en fonction à la cour d’appel de Bastia, treize ont quitté cette cour d’appel et ont été remplacés, ce qui revient à dire qu’il y a, aujourd’hui, en Corse, au niveau des magistrats, un turn over très supérieur à celui que l’on enregistre au plan national.

Certes, il existe, comme partout, un certain nombre de magistrats, en particulier - n’y voyez aucun sexisme de ma part - des femmes, dont le conjoint exerce en Corse des activités ne leur permettant pas d’être mobiles, qui sont donc également peu mobiles, mais cela correspond à la situation générale de la magistrature.

En revanche, tous les magistrats qui exercent des fonctions de responsabilité, tous les magistrats qui exercent des fonctions d’action publique ou d’instruction tournent beaucoup plus vite qu’ailleurs. Je signalerai, à cet égard, un mouvement récent qui, pour nous, est encourageant. Lorsque je suis arrivé en Corse, j’ai demandé à la Chancellerie de me faire un listing des candidatures : sur certains postes, les états étaient néants, ce qui revient à dire qu’à la mi-1998, nous n’avions pas de candidats pour l’exercice de certaines fonctions en Corse et il en ressortait en particulier - il faut être clair - que les magistrats corses appartenant à la " diaspora " pour reprendre une appellation traditionnelle, ne veulent pas revenir exercer leurs fonctions en Corse.

Depuis quelques mois, la tendance s’inverse : nous avons aujourd’hui, pour la plupart des fonctions, qu’il s’agisse des fonctions de parquet ou des fonctions d’instruction, des candidatures multiples, ce qui permet au niveau du ministère et au niveau du Conseil supérieur de la magistrature, d’opérer de vrais choix et notamment d’innover en définissant des profils de poste et en choisissant pour lesdits postes des candidats adaptés !

Mon effort a consisté aussi à permettre aux magistrats qui voulaient quitter l’île de le faire dans de bonnes conditions car l’immobilisme qui était dénoncé tenait aussi au fait que la chancellerie, à l’époque, ne voulait pas tenir compte de la situation particulière dans laquelle s’étaient trouvés ces magistrats et entendait les traiter à égalité avec ceux qui avaient exercé leurs fonctions à Limoges ou à Bourg-en-Bresse. On leur opposait donc les mêmes objections qu’aux magistrats continentaux. J’ai plaidé pour que l’on instaure un contrat de carrière avec les magistrats voulant exercer en Corse, afin qu’ils puissent ensuite quitter l’île dans des délais raisonnables et des conditions correctes. Je pense que c’est une idée qui est en train de s’imposer et, depuis un certain temps, les magistrats quittent la Corse dignement : le dernier exemple en date est celui de M. Vogt, procureur de la République de Bastia, qui est parti pour occuper la fonction de procureur de la République à Pointe-à-Pitre, poste qui correspondait à ses desiderata. Je tente actuellement de négocier pour que les magistrats qui ont exercé leurs responsabilités dignement pendant un temps suffisant puissent repartir dignement sur le continent : je pense que c’est là une condition sine qua non de l’évolution des mentalités au sein de la magistrature locale.

Par ailleurs, j’ai constaté en arrivant, qu’il avait pu y avoir des difficultés dans les relations entre les magistrats et leurs partenaires naturels que sont les avocats et les services de police et de gendarmerie.

Pour ce qui me concerne, je peux uniquement parler ici, surtout sous serment, soit de ce que j’ai constaté depuis mon arrivée, soit sur la base des archives que j’ai pu consulter.

Il m’a été indiqué - comme à vous sans doute - qu’à une certaine époque, les services de police ou de gendarmerie avaient refusé, par exemple, d’exécuter des commissions rogatoires de magistrats instructeurs et que cela avait provoqué des réactions très dures de la part de la magistrature locale.

Depuis mon arrivée, cela ne s’est jamais produit et je n’ai pas trouvé dans mes archives de rapports faisant état d’incidents à ce sujet. Il n’empêche que ces informations étaient vécues par les magistrats comme une réalité et que j’en ai donc tenu compte. Je me suis ainsi efforcé, avec les deux procureurs, de rétablir des rapports normaux, des rapports de confiance avec les services de police et de gendarmerie.

Pratiquement en même temps que moi, à quelques semaines près, sont arrivés le nouveau patron de la police judiciaire, M. Veaux et le colonel Mazères, nouveau commandant de légion. Je dois dire que, très rapidement, j’ai trouvé avec l’un et l’autre un terrain d’entente : étant d’accord sur l’essentiel, nous avons mené, aussi bien avec M. Veaux qu’avec le colonel Mazères, des actions concertées pour rétablir ce climat de confiance entre les magistrats, la police et la gendarmerie.

Effectivement, on peut, aujourd’hui, lorsque l’on examine le fonctionnement des services de police en Corse, comme vous l’avez dit, monsieur le Président, avoir des réactions négatives : je proposerai à la commission de relativiser les choses en comparant, en particulier en matière de banditisme et en termes d’efficacité des SRPJ, ce qui se passe en Corse et ce qui se passe dans des régions touchées par une délinquance très forte. Si vraiment on souhaite relativiser, je pense qu’il conviendra d’appréhender la situation corse avec moins de dureté ou de pessimisme...

Je dirai que M. Veaux, en particulier, est un fonctionnaire de qualité, très motivé, qui a trouvé une situation extrêmement difficile mais qui, en un peu plus d’un an, a déjà obtenu des résultats considérables.

D’abord, il a dû gérer un problème lancinant bien qu’il n’y en ait aucune trace - soit qu’elles n’aient jamais existé, soit qu’elles aient disparu dans le cadre d’une psychose-perquisition qui a pu s’installer à un moment donné - je veux parler du problème des fuites qui était considéré comme un problème majeur au sein du SRPJ d’Ajaccio.

M. Veaux, tout en ménageant les susceptibilités - j’y reviendrai dans un instant - a mis en place un dispositif de verrouillage, d’étanchéité des services qui fait que, depuis de longs mois maintenant, il n’est plus question de fuites au départ du SRPJ. Il y a eu, depuis mon arrivée en Corse, un seul exemple de fuite : la transmission, à l’évidence au départ du SRPJ, de photocopies concernant une affaire de banditisme. L’auteur des faits a été confondu : il s’agit d’un fonctionnaire d’exécution, un agent de catégorie C, qui avait agi ainsi pour rendre service, apparemment à un proche. Une information est ouverte ; l’intéressé a été incarcéré dans un premier temps et se trouve, aujourd’hui, sous contrôle judiciaire.

Il y a eu, par ailleurs, une seconde affaire d’interpellation d’un fonctionnaire du SRPJ d’Ajaccio par le SRPJ de Marseille, mais dans le cadre d’une procédure concernant les activités de l’intéressé lorsqu’il était en poste à Marseille. Par conséquent, la PJ a fait un gros effort à ce niveau !

Ensuite, comme dans la magistrature d’ailleurs, il y avait une cassure qui existait entre les Corses et les non Corses, qui s’accompagnait d’un affichage de défiance à l’égard des fonctionnaires originaires de l’île alors que, objectivement, la plupart d’entre eux n’avaient jamais fauté.

Pour faire face à ce problème, M. Veaux a joué la carte de la confiance avec ses fonctionnaires et il a rétabli, au sein du service, un climat normal, ce qui a d’ailleurs permis à la PJ d’obtenir un certain nombre de résultats - on exploite les échecs mais on parle peu des réussites - en particulier l’arrestation d’un nommé Cadillac, en fuite depuis de longues années alors que des moyens exceptionnels avaient été mis en place. Il a été interpellé, à la suite d’une opération de surveillance particulièrement bien menée, par une équipe de fonctionnaires originaires qui auraient peut-être souhaité qu’à la suite de cette victoire on leur rende hommage de manière un peu plus appuyée.

Enfin, la PJ a voulu donner aux magistrats des moyens d’enquête adaptés, ce qui, il faut bien le dire, n’était pas le cas jusque là : les portefeuilles de la PJ étaient enflés et les affaires ne sortaient pas !

Pour remédier à cette situation, M. Veaux a obtenu le renforcement de l’antenne PJ de Bastia et surtout, il a obtenu de sa direction centrale que, très régulièrement, des fonctionnaires SRPJ du continent soient détachés en Corse pour de courtes périodes et travaillent en renfort, en particulier, sur les affaires économiques et financières. Très régulièrement le parquet général habilite donc ces renforts qui viennent pendant un certain temps traiter des affaires sur l’île.

On en mesurera les résultats à terme parce qu’on ne peut pas gérer de tels dossiers en quelques semaines, ni même en quelques mois - je ne vais pas revenir sur le temps judiciaire qui a provoqué tant de débats. D’ailleurs, le problème auquel nous allons nous trouver confrontés d’ici quelque temps sera un problème d’embouteillage, puisque toutes ces affaires, ayant été lancées en même temps, vont arriver à maturité en même temps, ce qui veut dire qu’il va nous falloir gérer un audiencement qui risque d’être relativement difficile.

Je pourrais parler encore longtemps de la PJ, mais je vais passer à la gendarmerie nationale.

Je voudrais dire, encore une fois, que les rapports de la justice avec le colonel Mazères ont été des rapports de confiance jusqu’à la fin.

Le colonel Mazères a obtenu, grâce à des soutiens extérieurs, certes, le renforcement de ses structures avec, en particulier, ce qui pour nous a été fondamental, le renforcement considérable de la section des recherches régionale de gendarmerie et, notamment l’affectation, au sein de cette unité, de spécialistes de la matière économique et financière ainsi que la création, à Bastia, d’une antenne de cette même section. C’est cette section des recherches qui, actuellement, gère le dossier du Crédit agricole qui est un dossier massif... La gendarmerie a beaucoup investi en moyens matériels et humains sur ce dossier : si elle n’avait pas consenti cet effort, il est indéniable que l’affaire n’aurait pas pu être traitée.

Je mentionnerai également la création du GPS dont on a également beaucoup parlé. On l’a beaucoup dénigré et on en a fait in fine un groupe d’assaut aux activités essentiellement clandestines alors que, là encore, je crois qu’il faut appréhender les choses sereinement et d’une manière objective...

La création de ce GPS était justifiée par la situation particulière de la Corse ! J’en donnerai un simple exemple : les arrestations que l’on doit opérer, aussi bien en matière de droit commun qu’en matière économique et financière ne se déroulent pas toujours très facilement en Corse et, lorsque l’affaire du Crédit agricole a commencé, les premières interpellations ont été réalisées dans des conditions aberrantes et véritablement fantasmagoriques : je me souviens, alors que je n’étais pas encore en Corse mais que j’y arrivais, m’être trouvé dans un avion et avoir entendu l’avion tout entier s’exclamer lorsque les actualités ont présenté les conditions de l’interpellation de l’un des premiers mis en examen dans cette affaire parce que, pour interpeller un seul individu, on avait déployé l’équivalent de deux escadrons de gendarmerie en tenue de combat.

Le GPS mis à la disposition de la section des recherches de la gendarmerie, a permis ensuite d’opérer toutes les interpellations dans des conditions de grande dignité et de grand professionnalisme.

Je citerai un autre exemple concernant le GPS - je ne veux pas me faire l’avocat du GPS, d’autant que je suppose que vous n’attendez pas cela de moi... Mais il faut être objectif ! : lors de la tentative de destruction légale de la paillote appartenant à M. Gaggioli sur la plage Mare et Sol , le 9 avril 1999, il y a eu de nombreux incidents, une opposition violente, des interventions désordonnées de-ci, de-là. Les choses auraient pu dégénérer et le problème a été géré sur le terrain, en l’absence totale de l’autorité administrative, par le procureur de la République d’Ajaccio, avec le GPS, et en particulier avec le capitaine Ambrosse qui a fait preuve d’une parfaite maîtrise et qui a permis d’éviter que la situation ne se dégrade...

Pour le reste, nous avons découvert, ensuite, avec stupeur, que cette unité qui, encore une fois, avait son utilité en Corse et dont la création n’était pas aberrante, avait été utilisée d’une manière souterraine, contrairement aux règles de droit. Cela étant je crois qu’il ne faut pas nier l’efficacité de cette structure pendant les mois durant lesquels elle a fonctionné, pour partie au moins, dans le respect des règles procédurales et démocratiques.

Par conséquent, aussi bien avec le SRPJ qu’avec la section des recherches, un travail en profondeur a été accompli pour rétablir des rapports de confiance entre les magistrats, la police et la gendarmerie. Le rétablissement de ces rapports de confiance passait naturellement par une meilleure efficacité de ces services et je pense qu’à ce niveau, des résultats ont été obtenus.

M. le Président : Je vais vous faire part d’une réaction à chaud, monsieur le procureur général : quand on auditionne un certain nombre de témoins, on a le sentiment, à les écouter que " tout baigne ", si vous me permettez cette expression. Seulement quand on va sur le terrain et que l’on prend la mesure de l’efficacité des différents services, on prend conscience de l’existence d’un décalage considérable.

Je vais préciser ma pensée : concernant les attentats et le terrorisme, quels sont les résultats obtenus par la justice et les services de sécurité ? J’ai cru comprendre qu’ils étaient quasiment nuls, et cela pour des raisons qui ne sont pas uniquement liées à l’inefficacité des services mais qui tiennent aussi au contexte, à l’omerta, à l’impossibilité d’obtenir des renseignements... Quoi qu’il en soit, il est évident qu’on est dans un cercle un peu vicieux et que si l’on ne condamne pas les terroristes, on n’incite pas les témoins à déposer et à faire part de ce qu’ils savent sous peine d’avoir quelques problèmes personnels.

Le discours que vous tenez ne correspond pas tout à fait à ce que nous avons pu observer jusqu’à présent. Vous parlez d’un GPS professionnel : bien, mais quand même jusqu’à un certain point : est-ce que des professionnels s’amusent à se comporter comme l’a fait le GPS, ou un certain nombre de ses membres, en allant de nuit - même si la présomption d’innocence pèse, il y a des aveux et des déclarations qui ont été faits et il ne s’agit pas, non plus, de tourner autour du pot - incendier une paillote ? Est-ce que, si les services de sécurité fonctionnaient aussi bien que cela, si la justice fonctionnait aussi bien que cela, l’arrestation des assassins du préfet Erignac ne se serait pas produite plus précocement que cela n’a été le cas dans la réalité ? Comment se fait-il que la justice, à travers les cheminements Corse-Paris et les juges antiterroristes qui se voient communiquer un certain nombre de renseignements concernant ces assassins, ne les aient pas exploités pendant plusieurs mois ?

Quand on entend des responsables de police de haut niveau, - et nous en avons entendus - mettre en cause directement un certain nombre de personnages, personnellement - vous connaissez sans doute, monsieur le procureur général, l’affrontement entre M. Marion et M. Dragacci - et se livrer à des règlements de comptes, c’est assez lamentable ! Je ne parle pas de l’opinion émise, en Corse même, par un certain nombre de témoins sur M. Marion.

Quand vous nous dites que tout va bien avec les magistrats parisiens, je suis quand même obligé de vous dire que tout va sans doute bien entre vous et eux, individuellement, mais qu’entre eux, ce n’est pas vraiment le cas : entre M. Thiel et M. Bruguière ce n’est pas " le grand amour " comme on dit de manière un peu populaire...

Par conséquent, est-ce que cette présentation des choses, que vous-même faites de bonne foi, j’imagine, et sous serment donc avec sincérité et conviction, ne met pas en lumière un décalage entre cette vision et la réalité telle qu’on peut la vivre quand, comme nous, on approche ce problème sans forcément le connaître au départ et que l’on découvre des choses qui paraissent invraisemblables ?

Je vous fais part de cette réaction un peu forte, monsieur le procureur général, pour bien montrer que, si je comprends qu’il y ait des discours lénifiants de la part des ministres - ils ont tous été pareils devant nous et s’accordaient à dire que tout allait bien ; à gauche comme à droite, il n’y avait pas de problème, on maîtrisait le sujet, on allait y apporter une solution qui d’ailleurs était déjà en route et on nous citait des statistiques qui ne présentaient pas le moindre intérêt car, mélangeant tout, elles pouvaient faire croire ce que l’on voulait alors qu’il y a une différence de nature évidente entre le voleur de poules et le poseur de bombes... - je ne m’explique pas, en revanche, qu’un tel décalage entre le discours et la réalité puisse se produire ailleurs.

M. Bernard LEGRAS : " Discours lénifiants ", dites-vous, de la part des responsables, discours lénifiants généralisés et coupure totale entre ces responsables et les responsables nationaux, les observateurs avisés, les observateurs honnêtes...

J’apporterai, si vous le permettez, quelques rectificatifs pour essayer d’atténuer le choc de cette appréciation.

D’abord, je suis procureur général à Bastia et ce n’est pas moi mais vous, législateur, qui avez décidé de créer, en matière de terrorisme, une concurrence entre Paris et la Corse. C’est-à-dire que c’est vous, législateur, qui avez décidé de priver le juge naturel de ses prérogatives en la matière et donc, en magistrat honnête, je suis l’orientation donnée par le législateur. Au fur et à mesure que s’est mise en place cette structure, il a été décidé que Paris aurait compétence exclusive en matière d’attentats politiques parce que, d’une part, il était opportun de centraliser ces affaires et de les confier à des spécialistes qui pourraient donc avoir une approche globale de ces dossiers et que, d’autre part, il apparaissait utile de dépayser ces procédures pour des raisons de sécurité car il semblait difficile de les gérer, en particulier avec des détentions, en Corse.

Par conséquent, lorsque je vous dis que tout va bien, je ne vous dis pas que ce système fonctionne bien et j’ai moi-même précisé que je ne me prononçais pas sur son efficacité. Ce que je vous dis, c’est qu’en tant que responsable de l’action publique en Corse, en l’état de ce système tel qu’il fonctionne aujourd’hui - et vous avez la possibilité, à tout moment, vous législateur, de le modifier - on m’a demandé - et j’ai compris que c’était une priorité - de faire en sorte qu’il n’y ait pas de heurts entre la justice corse et la justice parisienne. J’ai donc fait en sorte que des règles très claires de saisine soient mises en place pour éviter tout dysfonctionnement. Ce que je vous dis, c’est que je suis parvenu à ce résultat et qu’il n’y a pas eu le moindre problème entre les magistrats en fonction en Corse et les magistrats en fonction à Paris depuis le mois de juillet 1998.

C’est tout ce que je peux vous dire et là, je le précise, ce n’est pas lénifiant, c’est une réalité. Je ne pense pas que dans les auditions que vous avez pu réaliser, on vous ait signalé, depuis le mois de juillet 1998, des problèmes de dysfonctionnement entre les magistrats de Corse et ceux de Paris...

C’est un premier point !

Par ailleurs, dans le rapport Glavany - je suis désolé d’y faire encore référence, mais les rapports d’enquête parlementaire, lorsqu’ils sont publiés, provoquent souvent des réactions extrêmement dures et je pense que j’aurai donc à gérer, de nouveau, dans les prochaines semaines, un certain nombre de problèmes.

M. le Président : Nous tiendrons le plus grand compte de ce que vous nous avez dit sur le rapport Glavany.

M. Bernard LEGRAS : ... donc, dans le rapport Glavany, il était écrit, et c’est ce que vous reprenez d’une certaine manière, que ces histoires d’omerta et autres n’étaient finalement que des alibis que la justice et les services de police et de gendarmerie mettaient en avant pour justifier leur inefficacité : je trouve qu’il s’agit d’une approche qui ne tient pas compte des réalités locales !

Les spécificités corses sont, à certains moments, des spécificités exceptionnelles, extraordinaires. Cette loi du silence, en particulier, constitue pour nous une difficulté qui est le problème numéro un. J’ai préparé un rapport sur la justice criminelle en Corse, dont je crois vous avoir adressé un exemplaire, qui n’est pas définitif mais qui contient, notamment sur le problème de la loi du silence, un certain nombre d’analyses qui me paraissent utiles et je souhaiterais qu’éventuellement la commission en tienne compte.

La loi du silence est tout à fait généralisée en Corse ! Il est impossible, aujourd’hui, aux services de police et de gendarmerie, en amont de l’acte, d’obtenir du renseignement. Les services de police et de gendarmerie n’ont pas accès aux renseignements et il leur est impossible, en aval, après commission des faits, d’obtenir le moindre témoignage. Je ne bêtifie pas : vous verrez, à travers les analyses qui ont été faites sur la délinquance criminelle en Corse au cours des dix dernières années, que le taux de criminalité par habitant, en matière de crime de sang, est quatre à cinq fois supérieur à la moyenne nationale et que le taux d’élucidation est infiniment inférieur à la moyenne nationale.

Est-ce que c’est la conséquence de l’inefficacité des policiers, des gendarmes, des magistrats ou est-ce que c’est le résultat d’un certain nombre de pesanteurs sur lesquelles nous n’avons aucune prise ? Je pense qu’il faut se poser la question et, là encore, on peut, je peux m’adresser au législateur... Le parti a été pris de traiter le problème corse comme un problème non spécifique, d’appliquer en Corse les lois de la République sans aucune adaptation : dont acte, mais encore une fois, les lois qui s’avèrent adaptées à la Haute-Vienne, à la Corrèze, à la Dordogne, sont peut-être difficilement applicables à une situation comme celle que nous connaissons.

Par conséquent, les services de police et de gendarmerie sont désarmés : ils n’ont pas de renseignements, ils n’ont pas de témoignages...

Lorsque, par miracle, un témoin accepte de déposer, dans la grande majorité des cas, il se rétracte. Lorsque, par bonheur, on parvient à pousser l’affaire jusque devant une juridiction criminelle, il est aujourd’hui pratiquement impossible de composer un jury de jugement. La session de la cour d’assises de Haute-Corse s’est ouverte hier, l’audience a été ouverte à quatorze heures. A vingt heures, - lorsque je partais pour vous rejoindre -, la présidente était en train de se battre et de poursuivre des jurés suppléants pour parvenir à composer un jury de jugement parce que, au cours de cette session, il y a une affaire qui concerne un Corse.

Il est donc pratiquement impossible aujourd’hui de juger en Corse des affaires criminelles concernant des Corses. En revanche, lorsque sont en cause des non Corses, il n’y a aucun problème ! Les deux dernières sessions d’assises en Haute-Corse et Corse-du-Sud, au cours desquelles on a jugé des personnes non originaires - je ne préciserai pas leur origine mais certaines origines favorisent aussi la liberté d’action - se sont déroulées sans le moindre problème et j’ajoute que les jurés se sont déclarés très fiers d’avoir pu faire leur devoir ! A partir du moment où sont en cause des personnes originaires de l’île, on ne peut plus juger d’une manière sereine !

Donc, certains de mes prédécesseurs avaient envisagé la généralisation de la procédure de dépaysement. Chaque fois qu’est envisagé un dépaysement, nous avons sur le terrain des réactions extrêmement violentes non seulement des avocats mais également de tout le corps social. Le dépaysement est considéré comme une atteinte à l’honneur de la Corse, un atteinte au peuple corse : il faut que les Corses puissent juger eux-mêmes leurs affaires...

M. Robert PANDRAUD : Il y a des procès qui ont été dépaysés et qui ne se sont pas mieux passés : je pense à Dijon...

M. Bernard LEGRAS : On en a dépaysé six en dix ans et à Dijon, cela ne s’est pas très bien passé...

Donc, on nous demande, en Corse, de gérer les affaires criminelles comme ailleurs, et nous obtenons les résultats que nous obtenons. Ce n’est pas un problème d’efficacité des magistrats, des policiers ou des gendarmes : si nous avons un taux d’acquittement cinq, six, voire neuf fois supérieur au taux d’acquittement national, ce n’est pas la faute des magistrats, ce n’est pas la faute des gendarmes, ce n’est pas la faute des policiers...

Donc, considérer que ces pesanteurs extrêmement lourdes et incontournables ne sont que des alibis mis en avant par les responsables locaux d’une manière lénifiante pour justifier leur incapacité ne correspond pas, selon moi, à une approche juste de la situation et je ne vous ai cité qu’un exemple mais je pourrais en prendre de très nombreux.

Maintenant, sur les dysfonctionnements qui ont affecté les rapports entre les magistrats parisiens entre eux, entre les services de la DNAT et les services de gendarmerie, je vous répondrai : qu’y puis-je ?

M. le Président : L’essentiel est que vous ne les contestiez pas !

M. le Rapporteur : Vous les avez constatés ?

M. le Président : Vous les avez constatés comme nous ?

M. Bernard LEGRAS : Je les ai constatés, mais comme vous, c’est-à-dire en lisant tous les matins la presse nationale et en écoutant un certain nombre d’interventions.

M. le Président : Excusez-moi de vous avoir interpellé de manière un peu forte sur la gendarmerie mais vous nous avez parlé de l’utilité de créer un GPS, une structure spécialisée adaptée à la situation en Corse - tout cela nous a été dit puisque l’on est parti de ce qui existe dans les territoires et départements d’outre-mer en le qualifiant différemment -du professionnalisme de ces gens, du colonel Mazères en qui vous aviez toute confiance... Tout cela a fini de telle sorte qu’il est permis de s’interroger sur le fait de savoir si la confiance que l’on avait en eux, à la fois quant à leur professionnalisme et à leur comportement, était justifiée.

M. Bernard LEGRAS : Je répondrai encore une fois sans langue de bois, d’une manière tout à fait directe et sereine en termes de jeu normal des institutions.

A la suite de ce qui s’est passé, un certain nombre d’interlocuteurs et de décideurs m’ont interviewé en me demandant quelles seraient, à mon avis, les mesures qui pourraient être prises pour éviter la réitération de ce genre de dérives, chacun proposant telle mesure, telle commission, tel comité, telle usine à gaz...

Moi, ma position est tout à fait claire : si l’on veut éviter le renouvellement de ce genre de dérives, il n’y a qu’une solution qui est le jeu normal des institutions ! Il faut que chacun tienne sa place et joue son rôle à la place qui est la sienne.

J’aborde, à cet égard, une question précise parce que je sais qu’une autre commission qui va s’intéresser à moi dans quelques jours s’attache beaucoup à cet aspect des choses : les relations entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative en Corse durant cette période.

Avant tout, je tiens à dire que, là aussi, il y a eu beaucoup d’exagérations et de caricatures. A mon arrivée, j’ai constaté que, d’une manière évidente, il y avait une immixtion de l’administratif dans le judiciaire et que, là aussi certainement en toute bonne foi et dans le souci de bien faire, l’autorité administrative à l’époque considérait que, d’une certaine manière, le judiciaire faisait partie de son domaine normal d’intervention, compte tenu des spécificités de la situation locale.

L’autorité administrative, le préfet de l’époque, souhaitait en quelque sorte avoir, à côté d’un préfet adjoint pour la sécurité, un préfet adjoint pour les affaires judiciaires. Cela s’est traduit par un certain nombre de choses et en particulier par le fait que l’autorité administrative privilégiait la gendarmerie et se tenait très régulièrement informée - et quand je dis très régulièrement c’est au jour le jour - de l’évolution des affaires qu’elle avait initiées d’une certaine manière avec la pratique, sui generis ou, peut-on dire, adaptée à la situation locale, de l’article 40 du code de procédure pénale.

Mon souci a été de faire comprendre à l’autorité administrative que son approche n’était peut-être pas conforme aux règles de fonctionnement normal des institutions. Dans un premier temps, j’ai tenté de procéder de manière pédagogique et discrète mais, devant certaines manifestations qui ont été à la limite du folklore, j’ai dû, dans un second temps, me placer également sur le terrain médiatique pour essayer de rétablir les équilibres.

S’agissant - et j’insiste sur ce point - de la délinquance locale demeurant de la compétence de l’institution judiciaire locale, à partir du 15 septembre 1998, les choses étaient rentrées dans l’ordre : à compter de cette date, il n’y a plus eu immixtion de l’administratif dans le judiciaire.

Sur des procédures échappant au contrôle de l’institution judiciaire locale, confiées à l’institution judiciaire parisienne, ce contrôle n’a peut-être pas été le même et certaines dérives ont alors pu se pérenniser.

Je parlais de jeu normal des institutions ! Chaque jour, chaque après-midi, pratiquement, le colonel de gendarmerie participait, à la préfecture de région, à des réunions de travail et de réflexion au cours desquelles la chose judiciaire était en permanence au centre des débats. Au cours de ces réunions, se sont certainement créées des relations que je ne pouvais pas maîtriser mais je répète que si l’on respecte le jeu normal des institutions, si chaque structure reste dans le cadre strict de ses prérogatives, on évitera bien évidemment le renouvellement de ce type de dérives. Je dois dire d’ailleurs qu’avec la préfecture de Haute-Corse, il n’y a jamais eu le moindre problème et que les " articles 40 " ont été gérés d’une toute autre manière !

Sur ce dernier point, je peux affirmer qu’à aucun moment, contrairement à ce qui a été dit, la justice n’a voulu refuser ou contester l’utilisation de l’article 40 du code de procédure pénale. Depuis que j’exerce ce beau métier, je me bats justement pour obtenir l’application de cet article, car il n’est absolument pas utilisé sur le reste du territoire national !

Ce que j’ai dénoncé d’une manière vigoureuse, c’est son utilisation médiatique. En effet, pour un certain nombre d’affaires, et d’affaires de première importance, j’ai découvert qu’il était fait application de l’article 40 en lisant, le matin, Libération, Le Monde, Le Figaro, voire Le Journal du dimanche, les parquets n’ayant été destinataires des mêmes éléments que dans un deuxième temps. Mon combat de l’époque - parce qu’il y a effectivement eu un combat sur ce terrain - a été d’obtenir la fin de cette médiatisation car on a ainsi jeté en pâture à l’opinion publique locale et nationale un certain nombre de noms, de noms d’élus en particulier, pour s’apercevoir avec le recul que ces mises en cause n’étaient pas justifiées ou que, du moins, ces mises en cause devaient être très largement nuancées. Or, compte tenu de l’état actuel des enquêtes engagées, il s’avère que dans un nombre très important de ces dossiers il y aura, ou il y a déjà eu, classement sans suite ou non-lieu : il n’empêche que le mal a été fait, que les intéressés se sont trouvés brutalement jetés en pâture à l’opinion publique et que cela a alimenté tout un discours populiste et démagogique sur lequel, naturellement, les mouvements clandestins, aujourd’hui, bâtissent l’essentiel de leur argumentation.

Pour me résumer, je dirai que, s’agissant de l’article 40, je suis tout à fait demandeur, et les parquets avec moi, mais que, pour ce qui est de son utilisation à des fins médiatiques - pédagogiques disait-on -, je considère qu’elle a été très dangereuse et qu’elle a produit des effets extrêmement néfastes.

M. le Président : Je crois avoir compris votre propos, monsieur le procureur général, mais vous allez nous dire s’il est exact ou non, que les relations que vous entreteniez avec M. Bonnet étaient assez exécrables et que vous aviez des approches différentes des questions - il ne s’agit pas de savoir qui avait tort ou raison mais simplement d’examiner les faits. Est-ce que cela ne compliquait pas encore la lisibilité de la politique mise en œuvre que d’avoir ces affrontements médiatiques ? Vous avez notamment évoqué l’article 40 et je comprends bien que vous ayez eu à vous plaindre de son utilisation trop médiatisée, mais il n’empêche que l’affaire du Crédit agricole, un certain nombre de dossiers financiers, sont venus à jour grâce à cela. Quand on est préfet de Corse et que l’on arrive dans un département ou dans une région où l’on se rend compte que, jusqu’alors, personne n’a jamais bougé pour essayer de faire avancer des dossiers qui, manifestement, auraient mérité l’attention de la justice, n’y a-t-il pas là de manière sans doute un peu exagérée - je ne cherche pas prendre la défense de M. Bonnet - une réaction normale de la part d’un fonctionnaire qui doit accomplir jusqu’au bout la mission qui lui a été confiée ?

M. Bernard LEGRAS : Je précise à nouveau que nos rapports n’ont jamais été exécrables - c’est là une fabrication médiatique - et que j’avais des rapports tout à fait normaux avec M. Bonnet !

M. le Président : Il ne s’agit pas seulement d’allégations médiatiques : c’est ce qu’il nous a dit !

M. Bernard LEGRAS : En fait, on a présenté nos rapports comme ceux de deux coquelets en rivalité dans un poulailler. Il ne s’agissait pas du tout de cela mais d’un problème de conception de l’action de l’Etat en Corse et, pour ce qui me concerne, de l’action de la justice. Lorsque l’on m’a demandé si j’acceptais ce poste, on ne m’a pas proposé un poste de préfet adjoint pour les affaires judiciaires, ni un poste de colonel de la légion étrangère : j’aurais refusé l’un et l’autre. On m’a proposé un poste de procureur général en me disant qu’il y avait un travail de restructuration et un travail sur la justice et sa crédibilité. C’est donc ce poste que j’ai accepté et j’ai limité mes interventions extérieures au strict minimum pour rétablir un certain équilibre qui avait été complètement brisé.

Je n’en citerai qu’un exemple.

Je vous parlais, tout à l’heure, de cette réunion qui s’est tenue à Bastia entre les magistrats parisiens et les magistrats corses pour établir, pour l’avenir, des relations normales. Il ne s’agissait pas d’une initiative pédagogique, ni folklorique, ni médiatique de ma part. C’était une action que nous avions longuement préparée avec le procureur de la République de Paris, pour permettre à l’avenir aux deux institutions corse et parisienne, encore une fois, de fonctionner d’une manière normale. Nous voulions tenir cette réunion en Corse pour des raisons symboliques afin de prouver que l’on pouvait travailler normalement en Corse et non pas, encore une fois, pour monter une opération folklorique.

Il y a eu des fuites et la presse a annoncé cette opération.

Le soir même, sur FR3, M. Bonnet, à propos de cette réunion, parlait de " non-événement " et de " bulle de l’été ", discréditant ainsi cette initiative qui était à vocation exclusivement interne et qui, n’associant que des magistrats à l’exclusion de fonctionnaires de police et de gendarmerie, ne répondait pas à une volonté de la justice d’apparaître en phase de reconquête de quoi que ce soit : c’était une réunion de magistrats entre eux !

A la suite de ces déclarations, logiquement, on est venu me demander ce que je pensais de la " bulle de l’été " et du " non-événement ". Je ne pouvais pas dire que j’appréciais l’humour de M. Bonnet et que, finalement, son analyse, au nom de l’image lisse de l’Etat, était la bonne approche. J’ai donc pris mes distances par rapport à cette appréciation.

M. le Président : Et vous avez sans doute ouvert une enquête pour savoir d’où venait la fuite puisqu’apparemment c’était un magistrat qui avait parlé.

M. Bernard LEGRAS : Mais les faits ont peut-être été commis en-dehors de mon ressort...

M. le Président : Je suis sans doute dur à votre égard mais je suis un peu las d’entendre sans cesse le discours qui consiste à renvoyer la responsabilité au législateur. Le législateur assume pleinement les responsabilités qui sont les siennes et je vais vous dire pourquoi : lorsque le législateur a décidé de confier à des sections spécialisées la lutte contre le terrorisme, je crois qu’il a fort bien fait et c’était à une époque où l’on parlait d’autres terrorismes que le terrorisme corse : il y avait le terrorisme basque, international, islamiste, etc... Pour autant, le législateur lorsqu’il en a ainsi décidé, ne vous a pas délivré une espèce de blanc-seing qui consiste, dans ce cadre-là, à faire n’importe quoi...

Lorsque vous dépaysez des dossiers qui n’ont manifestement pas lieu de l’être, ne considérez-vous pas que vous trahissez, d’une certaine manière l’esprit de la loi ?

Lorsque l’on ne parvient pas à cerner auprès des magistrats corses la définition même du terrorisme corse - et je crois que vous serez d’accord avec moi pour convenir que ce terrorisme est divers et qu’il n’a pas simplement une connotation politique : on le voit bien à travers tout ce qui se passe aujourd’hui - comment faites-vous les choix ? En effet, le législateur ne vous a jamais imposé une règle absolue consistant à dire qu’à chaque fois qu’il y a plus de cent grammes de TNT, Paris serait saisi... Il y a un pouvoir d’appréciation qui vous est donné.

Je vais vous fournir un deuxième élément. Vous nous dites qu’il est très difficile de rendre la justice dans le domaine criminel parce que l’on n’arrive pas à constituer les cours d’assises. Je le comprends, mais il y a des dispositions dans le code de procédure pénale qui vous permettent de dépayser les juridictions de jugement, de constater - et c’est votre rôle à vous, procureur général - qu’il est impossible de rendre, à tel endroit, la justice de manière sereine. Mais, si je descends dans la hiérarchie, qu’est-ce qui s’impose aux magistrats qui rendent, par exemple, les décisions en matière pénale au regard des délits qui sont commis en Corse ?

Est-ce que vous n’observez pas, monsieur le procureur général - ce que je vais dire est sans doute un peu dur, mais je mesure le propos à l’aune de ce que j’ai observé même si ma vision est sans doute incomplète, je vous l’accorde... - qu’il y a parfois, de la part des magistrats qui rendent la justice au quotidien dans les juridictions correctionnelles en Corse, un manque de courage par rapport à l’environnement général qui est le leur. On peut, bien entendu, l’expliquer, car manquer de courage peut signifier ne pas être apte à exercer un métier, mais aussi être soumis à une pression quotidienne permanente qui rend les choses extrêmement difficiles : je suis prêt à accepter toutes les explications, mais à condition qu’on ne cherche pas systématiquement un bouc émissaire. Or, je trouve là quelque chose qui est un peu gênant dans cette répartition des tâches.

J’ajoute - et ce sera le troisième élément de réflexion - que la médiatisation à laquelle on a assisté ces temps derniers, depuis un an et demi environ, n’a sans doute pas servi les intérêts de la politique de l’Etat. Qui est responsable de cette médiatisation ? C’est à nous de le dire ! Sans doute, du côté de l’autorité administrative y a-t-il une part de responsabilité non négligeable, je vous l’accorde, mais si l’on tombe dans la surenchère et dans l’escalade, cela rend quand même difficile la mise en œuvre d’une politique relativement sereine sur le territoire corse...

J’assume mes responsabilités mais je suis un peu fatigué - et je pense que tous mes collègues parlementaires sont comme moi - d’entendre sans arrêt ce discours répandu actuellement de façon assez générale au sein de la magistrature et qui tend à se débarrasser des problèmes en les rejetant sur le pouvoir législatif : je trouve que cet affrontement n’est pas sain et qu’il finira mal un jour ou l’autre. Il met en jeu des équilibres démocratiques avec lesquels il ne faut pas jouer...

M. Bernard LEGRAS : Sur ce dernier point concernant l’état actuel de la magistrature française, je ne prendrai pas position. S’agissant des boucs émissaires et de savoir qui est le bouc émissaire de l’autre, je crois que l’on pourrait en débattre.

Pour ce qui est de la spécialisation parisienne en matière de terrorisme, le législateur a effectivement décidé, non pas pour la Corse, mais pour les problèmes généraux du terrorisme, de créer, à la suite d’ailleurs de dysfonctionnements majeurs au niveau des juridictions " naturelles "...

M. Robert PANDRAUD : A la suite de la suppression de la cour de sûreté et du vide juridique ainsi créé...

M. Bernard LEGRAS : ... durant lequel on a assisté...

M. Robert PANDRAUD : ... à une dérive prodigieuse !

M. Bernard LEGRAS : ... à une dérive grave !

M. Robert PANDRAUD : Je me permets de le dire ayant été à l’origine de la modification législative.

M. Bernard LEGRAS : Le législateur a donc créé ce dispositif spécial et chargé les magistrats de l’appliquer. Nous avons l’habitude d’analyser l’esprit de la loi et d’essayer de déterminer la volonté du législateur.

Un consensus s’est dégagé pour considérer que les affaires de violence politique, les affaires de terrorisme politique devaient être confiées à Paris car la loi aurait été vidée de sa substance s’il y avait eu une répartition faite au hasard entre Paris et la Corse.

M. le Président : Si vous me permettez une parenthèse pour éclairer les collègues, sur les dernières affaires qui se sont produites ces jours-ci...

M. Bernard LEGRAS : Paris a pris !

M. le Président : Tout ? Y compris l’affaire de Porto-Vecchio et de ces malheureux Bretons ?

M. Bernard LEGRAS : ... qui a été revendiquée par le FNLC-Canal historique, oui !

J’ai trois chiffres et je vous demanderai de me permettre de m’y référer. J’ai pris la dernière production de la PJ en ce qui concerne les attentats commis en Corse.

Depuis le début de l’année, nous avons enregistré 186 attentats en Corse, contre 198 pour toute l’année 1998. A la même date, l’an dernier, nous avions enregistré 136 attentats. Donc, par référence à l’an dernier, il y a 50 attentats de plus. Par conséquent

 et encore une fois, ce n’est pas un alibi - les attentats sont, en Corse, un contentieux de masse comme ailleurs, à Tulle, les vols à la roulotte... Je ne plaisante pas : c’est un contentieux de masse ! C’est-à-dire que, chaque semaine, les parquets ont à gérer ces procédures, de nuit car il faut savoir que les substituts ne dorment pas durant leurs permanences...

Face à un contentieux de masse - c’est du moins ce que l’on m’a appris et ce que j’ai appris sur le terrain - il faut définir une politique pénale cohérente et une politique pénale cohérente repose sur la définition de critères. En conséquence, nous avons considéré que les attentats commis sur des bâtiments publics, revendiqués par des organisations clandestines, ou commis avec des moyens très exceptionnels, relevaient naturellement de la compétence de Paris. Pourquoi ? Parce que, à deux heures du matin, lorsque l’attentat se produit, le procureur de la République de Bastia ou d’Ajaccio, gère l’affaire ; il peut imaginer de la confier à la section des recherches de gendarmerie de Corse ; le lendemain, ou trois ou quatre jours après, on va constater qu’il s’agit effectivement d’une affaire terroriste et le dossier va être transmis à Paris ; à ce moment-là, la section antiterroriste va considérer qu’il faut plutôt saisir le SRPJ ou la DNAT et il va donc y avoir une cacophonie en ce qui concerne la gestion de ces affaires !

Nous avons donc élaboré des critères que nous appliquons d’une manière systématique pour que, dès la commission de l’acte, on puisse donner à l’affaire la destination qui sera ensuite la sienne !

Maintenant, pour répondre à la question concernant les derniers attentats, je dirai que les différents attentats qui ont été commis immédiatement avant ou immédiatement après la visite du Premier ministre, sur des bâtiments de l’éducation nationale en particulier, ont été transmis à Paris. Concernant le dossier relatif à l’attaque de la famille bretonne - le tract du FLNC que vous avez peut-être eu est particulièrement éclairant à ce sujet puisqu’il se termine de la manière suivante : " revendiquons opération commando Launay Porto-Vecchio. Que les allogènes sachent que cette terre ne leur appartiendra jamais et qu’ils n’auront jamais les moyens de décider sa transmission. FLNC ", vous émettiez des réserves quant à sa transmission à Paris...

M. le Président : Parce que j’ai lu un certain nombre de choses et notamment, si j’ai bien compris ce qui s’écrit, que ces terres appartenaient à un pied-noir qui refusait de les vendre à des Corses. Or il y avait, paraît-il, à Porto-Vecchio, toujours d’après ce qu’en rapporte la presse, quelques individus qui avaient quelques visées sur ces terrains...

On peut penser que la revendication politique cache une affaire qui n’a strictement rien à voir avec les revendications habituelles...

M. Bernard LEGRAS : Oui, mais dans la mesure où le parquet de Paris a confié l’enquête au SRPJ d’Ajaccio, il est bien évident que cette dimension éventuellement locale, et économique du problème sera prise en compte par les enquêteurs. Donc votre interpellation disant : " ne mettez pas en cause le législateur dans la mesure où vous faites n’importe quoi au quotidien en ce qui concerne l’affectation des dossiers ".

M. le Président : Vous raccourcissez encore plus que moi... (Rires.)

M. Jean MICHEL : Il faut des critères objectifs !

M. Bernard LEGRAS : L’affectation des dossiers, c’est le contraire du bricolage...

M. le Rapporteur : Mais c’est nouveau à ma connaissance... Etait-ce le cas avant votre arrivée ?

M. Bernard LEGRAS : J’ai dit que ce qui a provoqué la prise de conscience sur ce problème comme sur d’autres, c’est la position du garde des sceaux consistant à ne plus donner d’instructions dans les affaires individuelles. C’est-à-dire que, jusque là, face à un problème de terrorisme, si les deux parquets n’étaient pas d’accord entre eux, on téléphonait à la chancellerie qui arbitrait ce qui était d’ailleurs considéré comme étant la norme...

A partir du moment où la chancellerie a dit " désormais, ce sont des affaires individuelles et les parquets doivent arbitrer entre eux ", nous avons effectivement conforté un système qui existait déjà mais d’une manière moins claire, c’est-à-dire que nous avons mis en place une procédure très stricte d’attribution des dossiers qui fait que, maintenant, il n’y a plus de problèmes. Je crois, sans faire référence à d’autres débats, que nous avons prouvé dans cette affaire que, sans instructions de la chancellerie, nous pouvions gérer d’une manière relativement efficace des problèmes qui pourtant sont des problèmes d’envergure nationale.

M. le Président : Vous décidez avec Mme Stoller ? Comment les choses se passent-elles concrètement ?

M. Bernard LEGRAS : Les deux procureurs de la République sont en contact permanent avec Paris, la 14ème section, laquelle, ainsi que chaque parquet, a un magistrat de permanence. Sur chaque attentat, le substitut local, qui est le premier informé, se rapproche du substitut parisien et ils mettent en application les critères. En cas d’hésitation, les procureurs sont saisis et en cas d’hésitation de leur part, les procureurs généraux sont saisis ce qui, je crois, ne s’est produit qu’à deux reprises en un an et demi...

M. Robert PANDRAUD : Premièrement, monsieur le procureur général, ne pouvez-vous pas retrouver des informations sur des reconstitutions de ligues dissoutes puisque, pratiquement, tous ces organismes ont été dissous au gré des vicissitudes historiques ?

Deuxièmement, cet organisme FLNC me paraît totalement tomber sous le coup de la loi dite " Gayssot "... En effet, vous feriez un tel tract en Seine-Saint-Denis contre les Français ou les arabophones, votre collègue de Paris engagerait immédiatement des poursuites pour infraction à la loi Gayssot.

Par ailleurs, j’ai été très intéressé par tout ce que vous avez dit mais, depuis que nous siégeons dans cette commission, le terrorisme corse me fait un peu penser à l’histoire du canard de Robert Lamoureux que vous connaissez certainement : on a tout essayé, tous les gouvernements successifs ont sans doute fait preuve de la même bonne volonté, les services ont changé ainsi que les pratiques judiciaires mais le terrorisme est toujours là...

Estimez-vous - il vous est sans doute difficile de me répondre mais c’est une question que j’ai posée à plusieurs de nos interlocuteurs -, comme je le pense depuis longtemps, que dans un territoire où l’on se heurte à de très grandes difficultés pour recueillir des témoignages - vous l’avez très justement dit -, où les procès de cours d’assises intéressant les indigènes pour reprendre la terminologie qui fait pendant à celle d’allogènes et en m’excusant du terme -, sont pratiquement impossibles, estimez-vous que l’on pourra vaincre le terrorisme par des voies judiciaires ? A ce propos, je me tourne vers M. Forni pour dire que le dépaysement c’est très bien, mais qu’il pourrait donner de mauvais exemples aux autres car les pressions sur les jurés vous les auriez à Agen ou ailleurs, comme on les a eues à Dijon : je ne suis pas sûr, du tout, que nos jurés métropolitains seraient plus courageux que les jurés corses...

Enfin, puisque vous avez fait appel au législateur, ne pensez-vous pas qu’un jour, il faudra que l’on en arrive, hélas - mais c’est une forme de l’Etat de droit à condition qu’elle soit bien encadrée -, à des internements administratifs ? Je vous ai dit qu’il vous serait difficile de répondre à ma question et je comprendrais fort bien que vous n’y répondiez pas...

Cela étant, je ne formule pas de critique sur les magistrats : je fais référence à l’inapplicabilité et à l’inefficacité des procédures actuelles, dans la mesure où il existe un groupuscule qui n’a pas de représentativité politique, qui n’a de représentativité que par les explosifs, dont tout le monde nous dit que ses membres sont connus - la gendarmerie et la police peuvent dresser des listes qui se recoupent de cent à cent cinquante personnes, de même que vous pouvez le faire tout comme les préfets - mais qui est toujours là comme le canard de l’histoire de Robert Lamoureux...

M. Bernard LEGRAS : Sur le problème du terrorisme, je peux dire que le canard a l’air de se porter de mieux en mieux...

M. Robert PANDRAUD : Eh oui !

M. Bernard LEGRAS : ... et en particulier depuis quelques semaines puisque, avant les journées de Corte, c’est-à-dire avant le mois d’août, avant les 5, 6 et 7 août, on annonçait que le FLNC-Canal historique était sur le point de proclamer finalement une trêve au long cours et en tout cas avait annoncé une initiative majeure.

A ce moment-là, on a vu se développer une forme de surenchère puisque cette annonce du FLNC a provoqué l’émergence, dans un premier temps d’Armata Corsa, et depuis quelques jours du FLNC III - FLNC du 8 mai 1996.

Le FLNC-Canal historique existe sur le terrain depuis maintenant de longues années. Armata Corsa reste difficile à situer, son discours étant très contradictoire. Le FLNC III, Corsica Viva, est une émanation du MPA, ennemi héréditaire du FLNC-Canal historique.

Donc, depuis quelques semaines et quelques jours, on assiste à une surenchère sur le terrain entre ces groupuscules. Les attentats concernant les bâtiments publics

 éducation nationale - et la prise d’otages de la famille Launay...

M. Robert PANDRAUD : ... et les bâtiments de l’équipement !..

M. Bernard LEGRAS : ... ont été revendiqués par le FLNC-Canal historique alors qu’Armata Corsa vient de revendiquer les attentats contre les DDE, à l’exception d’une seule parce que l’on ne revendique pas les attentats qui ont provoqué des blessures sur des Corses ou les attentats qui auraient pu provoquer des catastrophes. Or, on a découvert, hier, devant la DDE de Bastia, en plein milieu d’un quartier très habité, à côté d’une école, une charge de 25 kilos de nitrate-fuel qui n’avait pas explosé, qui aurait pu provoquer des dégâts considérables et qui aurait dû exploser, a priori, d’après les premières constatations, en même temps que les cinq autres charges...

M. Robert PANDRAUD : La police urbaine est occupée à mettre des contraventions sur les pare-brise des voitures ? Que fait-elle ?

M. Bernard LEGRAS : La charge était dissimulée...

M. Robert PANDRAUD : On a l’impression que tous ces centres sont très vulnérables et on se demande où est toute cette quantité de policiers qui est très supérieure à celle de tous les autres départements.

M. Bernard LEGRAS : Pourquoi cette inefficacité des services de police et de gendarmerie face à ce phénomène de violence clandestine ?

Parce que d’abord - et ce n’est pas un alibi - règne la loi du silence. Ces gens-là se noient dans le corps social, se protègent au sein du corps social et je dirai que, sur place, les médias lorsqu’ils sont associés à certaines opérations folkloriques, prennent des précautions pour ne jamais fournir d’éléments qui pourraient permettre de les identifier.

Les réactions de la population face à ces attentats sont des réactions de pur fatalisme. Ces attentats ne sont jamais condamnés, en tout cas pas par la population. Pour ma part, à chaque audience solennelle, lorsque j’ai devant moi des représentants du corps social, des représentants des élus et autres, d’une manière systématique, je leur fais savoir que la simple dénonciation claire et nette de ces agissements est un encouragement pour tous ceux qui participent à la lutte ou qui essaient de lutter contre ces dérives et pourrait peut-être inciter à la population à réagir elle-même. Donc, il y a ces réalités locales qui font que, effectivement, les services sont inefficaces.

Je voudrais maintenant affiner l’analyse : en matière de vols à main armée

 certains de ces vols étant désormais des vols hautement professionnels commis par des individus qui, manifestement, connaissent très bien de l’intérieur le fonctionnement des établissements bancaires et les circuits de transferts de fonds... - du 1er janvier au 12 septembre 1999, nous avons enregistré 106 vols à main armée, contre 39 à la même date de l’an dernier, et 63 pour toute l’année 1998.

Il semble qu’il y ait une explosion des chiffres par rapport à l’année 1998 mais quand on analyse les choses de manière plus globale, on rejoint, sans vraiment les rejoindre, les chiffres des années précédentes, c’est-à-dire qu’on renoue en 1999 avec les chiffres des années 1997, 1996 etc. Certains disent : " Voilà,... il y avait un préfet, le préfet est parti... ".

M. Jean MICHEL : C’est ce que l’on nous a dit !

M. Bernard LEGRAS : C’est évident !

M. le Rapporteur : Vous pensez que c’est plutôt un legs du préfet en question ?

M. Bernard LEGRAS : Ah non ! Pas du tout !

M. Robert PANDRAUD : Y a-t-il, d’après vous, moins de délits sur le continent ?

M. Bernard LEGRAS : Nos chiffres sont sept fois supérieurs à la moyenne nationale !

Voilà l’analyse que je propose. Après l’assassinat du préfet Erignac, des moyens exceptionnels - on rejoint l’application de la loi ici comme ailleurs et les spécificités locales - ont été mis en place sur le terrain avec, en particulier, des renforts très importants de gendarmerie mobile et de brigades anticriminalité : le terrain a été effectivement maillé à cette époque-là ! En plaisantant, un fonctionnaire de police me disait, en juillet 1998 : " Aujourd’hui, même le Mossad ne pourrait pas voler une voiture à Bastia ! " C’était donc une chape policière qui pesait sur la Corse avec des contrôles permanents, y compris de nuit, dans les rues etc.

Par ailleurs, après l’assassinat du préfet Erignac, tous les discours valorisant, glorifiant et justifiant la violence se sont tus. Tous les leaders du nationalisme - je pense, entre autres, à M. Talamoni - qui, depuis, ont refait surface se sont tus et la société corse, d’une manière globale, pendant cette première période de l’année 1998, a baissé la tête. Je suis, en ce qui me concerne, intimement persuadé que les discours de valorisation de la violence, les discours exhortant à la violence la favorisent naturellement.

A la suite de certains événements, d’une certaine évolution de l’opinion publique, pour les observateurs avisés, il était évident que les Corses n’allaient pas continuer à baisser la tête comme ils l’avaient fait après l’assassinat du préfet Erignac et que, tôt ou tard, ils reprendraient la parole.

Certains ne l’ont peut-être pas compris et ont cru que, désormais, les Corses baisseraient la tête. Or, plusieurs événements ont fait basculer l’opinion publique et l’ont repoussée vers ses anciens démons. Parmi eux - là encore, je vous parle très librement - l’abrogation des arrêtés Miot qui a été surexploitée localement par la plupart des responsables, toutes tendances confondues, qui ont convaincu les Corses que c’était une mesure de représailles, une mesure injuste prise à leur encontre. A partir de ce moment-là, on a senti un basculement - nous l’avons vécu en direct autour de nous - les discours ont repris et se sont accentués avec un point fort qui, à mon sens, a été l’intervention du bâtonnier Sollacaro à l’audience solennelle de rentrée du tribunal d’Ajaccio.

M. Jean MICHEL : Comment se fait-il qu’il ait pu prendre la parole puisque les audiences solennelles sont régies par la législation de manière très précise ? Je ne connais pas d’autres tribunaux où un bâtonnier prend la parole...

M. Bernard LEGRAS : Si ! C’est une pratique assez courante. Il y a des traditions qui ont été instaurées dans un certain nombre de juridictions. J’ai connu cela ailleurs. Cela existe dans de nombreuses juridictions... Disons que, dans le cadre d’une vie judiciaire normale, on donne la parole au barreau, à l’occasion de l’audience solennelle. Je l’ai vu faire dans des régions telles que la Dordogne, par exemple, où l’on donnait toujours la parole au bâtonnier depuis des générations...

Cette tradition s’est instaurée à Ajaccio et les chefs de juridiction dont c’était la responsabilité, pensaient que l’on pouvait continuer dans cette tradition et que, compte tenu des circonstances, l’avocat en question ferait preuve d’un minimum de " savoir-vivre ". Il a exploité cette audience pour marquer un acte lourd avec les conséquences que l’on sait...

Donc, parmi les causes qui expliquent cette augmentation de certaines formes de délinquance, il y a la reprise de ces discours de valorisation de la violence au quotidien : aujourd’hui, lorsque vous circulez en Corse, vous voyez tous les cinq cents mètres inscrite la formule " Gloire à toi Yvan ! " qui n’est pas effacée...

En outre, sur le terrain, on en est revenu à une gestion des effectifs beaucoup plus classique puisque le maillage très lourd qui existait a disparu. Or, malheureusement, bien que j’aie beaucoup investi sur le terrain de la prévention, je sais d’expérience qu’il existe des effets mécaniques : lorsque vous mettez des forces de l’ordre en quantité suffisante, vous obtenez mécaniquement une baisse de la délinquance et lorsque vous levez le dispositif vous retrouvez la délinquance qui existait avant sa mise en place...

Vous avez évoqué un point que je retrouve dans un rapport précédent, à savoir le manque de courage des magistrats. Cela fait partie des leitmotivs. Moi, j’aimerais que l’on me donne des exemples, parce que j’ai constaté, au contraire, de la part des magistrats, des comportements extrêmement courageux, aussi bien par rapport à la peur physique qu’aux conséquences de leurs décisions.

Par exemple, quand le tribunal d’instance de Corte explose complètement, au mois de juillet 1998, le juge d’instance de Corte, sorti depuis deux ans de l’école de la magistrature, se transporte immédiatement sur les lieux et tente de déblayer un petit espace pour continuer à recevoir du public et montrer que la justice continue à fonctionner.

Au mois de décembre 1998, sur la base d’une bonne vieille tradition, les adhérents du STC - le syndicat des travailleurs corses - décident de s’attaquer à un bureau électoral professionnel à Ajaccio. Ils attaquent le directeur régional des affaires sanitaires et sociales, qui était sur place. Ils volent les urnes et les détruisent et, naturellement, font monter la pression. Le procureur de la République d’Ajaccio me dit : " Monsieur le procureur général, j’envisage de faire interpeller le secrétaire général de ce syndicat, auteur des faits : garde à vue, procédure normale ! " ce à quoi je réponds : " Bien sûr ! ". Il y a eu interpellation, garde à vue, comparution immédiate, condamnation à une peine d’emprisonnement sèche, ferme et lourde qui n’aurait pas, je pense, été prononcée ailleurs pour des faits de cette nature ! Les magistrats ont donc tenu bon et, finalement, face à cette attitude, le STC a reculé et est venu négocier une sortie humanitaire pour les fêtes de Noël ! Donc, encore une fois, citez-moi, depuis un an et demi, des cas dans lesquels les magistrats auraient fait preuve de lâcheté...

M. le Président : Monsieur le procureur général, nous avons pour charge d’examiner la période 1993-1999 et ce n’est pas moi qui ai écrit à mes collègues magistrats qu’il fallait, en ce qui concerne les nationalistes, agir à leur égard " avec circonspection "...

M. Bernard LEGRAS : C’est un peu grâce à cette formule que j’occupe les fonctions qui sont les miennes aujourd’hui, donc... (Rires.)

M. le Président : Comprenez bien : ce n’est évidemment pas vous dont chacun connaît les mérites et les qualités professionnelles que je vise et si vous avez été choisi pour occuper ces fonctions, j’imagine que ce n’est pas l’effet du hasard. Je tiens à vous rassurer mais nous sommes chargés d’examiner les faits sur une période plus longue que la vôtre. Vous êtes arrivé, dans des circonstances difficiles, qui coïncidaient malheureusement avec les errements auxquels on s’est livré sur le plan administratif, donc tout cela complique la vision que l’on peut avoir de la situation en Corse. C’est pourquoi nous tentons, nous, de dégager des pistes pour l’avenir.

Précisément, je voudrais vous poser une question très simple à laquelle il est possible de répondre par oui ou par non : êtes-vous favorable au maintien de l’institution du préfet adjoint chargé de la sécurité ?

M. Bernard LEGRAS : Oui mais !

M. le Président : A condition qu’il fasse son travail ?

M. Bernard LEGRAS : A condition qu’il reste dans le cadre de ses prérogatives, qu’il joue le rôle majeur qui peut être le sien, c’est-à-dire un rôle de coordination entre les différents services de police et qu’il ne s’immisce pas sur le terrain judiciaire...

M. le Président : Ne pensez-vous pas, monsieur le procureur général, que le fait d’être à Ajaccio, sous la coupe, si j’ose dire, du préfet de Corse et du préfet de Haute-Corse, ne complique pas un peu les choses ? Est-ce que, finalement, dans le cadre de ce que l’on pourrait définir comme une politique de droit commun conduite en Corse pour éviter, autant que faire se peut, des mesures d’exception, une telle institution trouve vraiment sa place ?

M. Bernard LEGRAS : Je pense qu’elle est justifiée en Corse compte tenu des spécificités locales, compte tenu de ces problèmes de violence, compte tenu de ces problèmes massifs de délinquance qui nécessitent une gestion particulière des services de police, une gestion particulière au niveau de l’ordre public. En effet, si ces tâches revenaient aux préfets territoriaux, au préfet de région et au préfet de Haute-Corse, les intéressés, à mon avis, pourraient s’y absorber alors que, selon moi, aujourd’hui - mais ce n’est pas mon problème - les préfets devraient plutôt investir sur le terrain économique. Je pense donc qu’il faut les libérer de ces tâches qui sont résiduelles dans un département classique mais qui sont massives en Corse. Tel est mon sentiment, indépendamment d’ailleurs de la personnalité du titulaire du poste : je pense que l’on ne doit pas juger d’une institution par référence au titulaire !

M. le Président : Tout à fait !

M. Jean MICHEL : Les institutions ne vivent que par les titulaires, malheureusement !

M. le Président : Est-ce que le fait que le SRPJ soit à Ajaccio et vous-même à Bastia n’est pas gênant pour une bonne administration de la justice ?

M. Bernard LEGRAS : Si, et je voudrais pouvoir détailler ce point parce qu’il me tient à cœur...

M. le Président : Bien volontiers ! Nous avons rencontré M. Veaux et visité le SRPJ d’Ajaccio et il est vrai que cela doit poser problème.

M. Bernard LEGRAS : Toutes les institutions régionales sont implantées à Ajaccio. Seule la justice, dans ses trois composantes - justice judiciaire, justice administrative et chambre régionale des comptes - est implantée à Bastia, au nom d’une tradition séculaire.

Je sais que certains élus de Bastia pourraient peut-être mal prendre ce que je vais dire, mais cela crée un déséquilibre dans la mesure où mes interlocuteurs sont des responsables départementaux et où les responsables régionaux ont pour interlocuteurs les représentants départementaux de la justice en Corse-du-Sud. Il convient encore d’insister sur les conditions particulières de circulation en Corse : il faut, au moins, deux heures et demie pour faire Bastia-Ajaccio en voiture et sauf à être d’une constitution particulière, on arrive dans " un sale état ".

Nous évitons donc au maximum d’organiser des réunions de travail et nous sommes en train de réfléchir à des systèmes de vidéoconférences pour essayer de pallier ces difficultés. Mais, et je le dis d’une manière tout à fait nette, je pense que si la structure régionale justice avait été implantée à Ajaccio, au cours de ces derniers mois, certaines dérives auraient certainement pu être évitées...

M. Roger FRANZONI : Et si l’on faisait l’inverse, monsieur le procureur général ? A partir du moment où il y a totale séparation des pouvoirs entre le préfet et la justice, rien ne s’opposerait à ce que le SRPJ vienne à Bastia...

M. Bernard LEGRAS : Il faudrait aussi amener la préfecture de région...

M. Roger FRANZONI : Le cas échéant pourquoi pas ? De toute façon, je peux vous dire que si, par malheur, on touche à ce problème, ce sera pire que l’affaire des arrêtés Miot... Soyez prudents !

M. Bernard LEGRAS : Je n’aurais jamais abordé cette question en Corse où le sujet est tabou et blasphématoire. Mais, si l’on veut faire une analyse raisonnable du fonctionnement des institutions, cette situation n’est pas bonne et favorise des dérives et des dysfonctionnements : je pense à un exemple, mais je ne vous le citerai pas, car je violerais le secret de l’instruction...

M. le Président : J’ai encore une petite question à laquelle il vous sera sans doute difficile de répondre même si vous avez eu connaissance du dossier : quelle appréciation portez-vous, en tant que magistrat et procureur général aujourd’hui en Corse, sur les réponses apportées en termes d’action publique et d’investigation judiciaire dans les affaires de Spérone et de Tralonca ?

M. Bernard LEGRAS : C’est simple : il n’y a pas eu de réponse judiciaire. Dans l’affaire de Tralonca, en tout cas, qui est considérée par tous les fonctionnaires et magistrats exerçant en Corse comme une blessure, une atteinte à leur honneur et à leur image, il n’y a pas eu de réaction de l’institution judiciaire.

M. le Président : Quand je parle de manque de courage, monsieur le procureur général, vous comprenez que l’on puisse se poser des questions par rapport à de tels comportements : sur Tralonca et sur Spérone, qu’est-ce qui empêchait l’autorité judiciaire d’agir ?

M. Jean MICHEL : Les ordres !

M. Bernard LEGRAS : Monsieur le président, magistrat du ministère public depuis de longues années, j’appartiens, moi aussi, à un peuple qui a beaucoup souffert ! La situation que nous connaissons aujourd’hui n’était peut-être pas celle que mes prédécesseurs ou moi-même connaissions, il y a cinq, dix, quinze ou vingt-cinq ans...

M. le Président : Tralonca remonte à moins loin !

M. Bernard LEGRAS : Oui, mais...

M. le Président : Je comprends bien ! Merci, monsieur le procureur général, pour les renseignements fort utiles que vous nous avez fournis. Vous nous pardonnerez l’impertinence dont nous avons fait preuve à votre égard, mais je pense que vous comprenez qu’il nous importe de bien saisir ce qu’est la réalité et ce n’est pas simple. Vous-même, au bout de presque dix-huit mois, vous avez sans doute encore des choses à apprendre sur la Corse et donc le fait de travailler seulement sur six mois et à Paris suppose que nous provoquions quelque peu nos interlocuteurs pour qu’ils se livrent et nous livrent surtout le fond de leur pensée.

Quoi qu’il en soit, je tiens personnellement et, je pense, au nom de mes collègues, à vous rendre hommage pour le travail que vous accomplissez en Corse. Il est difficile. Nous savons que si les choses ne sont pas simples sur le plan professionnel, elles ne le sont pas, non plus, sur le plan personnel et qu’il est pénible de vivre en permanence sous des pressions de toutes natures et exercées de toutes parts...

Nous espérons que vous contribuerez à apporter une réponse lisible aux problèmes qui se posent aujourd’hui en Corse et cela le plus rapidement possible : c’est l’intérêt de tous...

M. Bernard LEGRAS : Effectivement, les conditions d’exercice sont particulières, surtout - vous avez posé une question au départ et je ne veux pas l’esquiver - lorsque l’on est rattrapé par une affaire datant de 1994, gérée ailleurs, et qui resurgit à bon escient dans des conditions un peu spéciales. Il s’agit d’une affaire tout à fait banale, d’une affaire de maintien de l’ordre qui a dégénéré, qui a mal tourné. Une information a été immédiatement ouverte. La justice s’est heurtée - à l’époque, je n’employais pas ce vocabulaire mais je le fais maintenant - à une véritable omerta de la part de la gendarmerie nationale qui a tenté d’étouffer l’affaire par tous les moyens : disparition de preuves et autres... Un registre de sortie d’armes avait, par exemple, disparu mais nous avons tenu bon. Le juge d’instruction a fait des perquisitions. Trois juges d’instruction se sont succédé dans ce dossier.

Finalement, l’auteur des faits a été identifié. L’officier qui avait donné l’ordre de tirer a été identifié et le juge d’instruction a entendu, il y a quelques jours, le colonel qui commandait, à l’époque, le groupement de gendarmerie. Il reconnu qu’il avait étouffé cette affaire, mais il a tout de même tenu à préciser qu’il en avait informé les autorités locales, c’est-à-dire le préfet, M. Fournier, sans citer son nom, le directeur de cabinet, le procureur de la République, M. Legras, le procureur général et le juge d’instruction lui-même, sans en aviser naturellement sa hiérarchie parisienne car il considérait qu’il s’agissait d’une affaire d’hommes alors qu’il était lui-même porteur de la commission rogatoire qui l’invitait à faire toute la vérité sur cette affaire...

Immédiatement, la presse locale, dans le contexte un peu particulier de la Réunion - la commission des lois, qui doit s’y rendre, sera sûrement confrontée, sur ce problème à un risque de désinformation, je me permets de le dire, mais je serai à ce moment-là tout prêt à fournir tous les renseignements utiles - s’est emparée de déclarations assez fantaisistes qui, ailleurs, auraient été tout simplement négligées et a immédiatement fait le lien avec la Corse, a parlé de l’ancien procureur de la République, du procureur général, de règlements de comptes des gendarmes, ce qui donne à l’affaire une certaine envergure qui, effectivement, ne favorise pas l’action sur le terrain.

Pour terminer, sans vouloir paraître obsessionnel, je dirai que le rapport précédent, dont nous reconnaissons toutes les qualités, a provoqué au sein de certaines institutions, et, en particulier, au sein de l’institution judiciaire, des réactions extrêmement difficiles à gérer pour les responsables. Je pense qu’il s’agissait plus d’un problème de forme que d’un problème de fond. En effet, sur le fond, il y avait un quasi-consensus, ou, du moins, on aurait assez facilement pu parvenir à un consensus, alors que la forme a provoqué des réactions extrêmement vives.

M. Jean MICHEL : Je faisais partie, ainsi que quelques-uns de mes collègues, de la précédente commission d’enquête sur la Corse. Dans ce cadre, nous nous sommes rendus à Ajaccio et à Bastia et je dois dire que le rapport tel qu’il a été fait ne traduit pas la réalité car j’étais très peiné - et je le dis à titre confidentiel, devant vous, aujourd’hui - ainsi que tous les membres de la commission qui s’étaient rendus à Bastia, de trouver une magistrature dans un tel état de décomposition que le président lui-même n’en revenait pas ! C’est la seule fois où nos interlocuteurs nous ont demandé à être reçus individuellement et où nous avons entendu de tels propos prononcés par un juge d’instruction sur le procureur de la République, par le procureur de la République sur la chambre d’accusation, par des magistrats non Corses sur des magistrats Corses, l’un d’entre eux nous ayant même dit qu’il était, lui, un vrai magistrat, qu’il n’était pas Corse et ainsi de suite...

Ce qui transparaît donc à travers le rapport n’est qu’une toute petite part de la réalité et les termes employés sont véritablement mesurés par rapport à ce que nous avons entendu et vu !

M. le Président : N’effrayez pas M. le procureur général !

M. le Rapporteur : Le voyage que nous avons fait ne nous a pas laissé la même impression !

M. Bernard LEGRAS : Ce sont 80 % des magistrats qui ont changé et, encore une fois, sans vouloir caricaturer les choses, un certain nombre d’institutions ont su préparer en interne la venue de la commission, y compris au niveau des syndicats, pour lui donner une image lisse d’institution fonctionnant correctement... Je pourrais donner des exemples car j’ai des éléments sur ce point. En revanche, effectivement, l’institution judiciaire s’est livrée benoîtement à la commission en pensant - pauvre institution judiciaire ! - que ses membres venaient pour l’aider à se sortir de cette galère et, en particulier, à obtenir les moyens, les statuts etc. Aussi, lorsque ces magistrats, qui s’étaient ainsi confiés à des personnes venues les aider, ont vu la transformation de leurs propos, je dois vous dire que cela a été le choc !

M. le Président : Merci, mais cette fois, nous n’avons pas eu le même sentiment...

M. Roger FRANZONI : Mais les choses ont changé, monsieur le Président ! Vous avez le sentiment d’être magistrat de la République ?

M. Bernard LEGRAS : Oui !

M. Roger FRANZONI : Cela n’a pas toujours été le cas, et c’est important !

M. le Président : Et c’est un Corse qui le dit ! Je vous remercie.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr