Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Bernard Lemaire est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Bernard Lemaire prête serment.

M. le Président : Monsieur le préfet, vous quittez la Haute-Corse demain. Votre expérience est pour nous une source de renseignements fort utile. Nous avons entendu d’autres responsables, notamment d’anciens préfets de Haute-Corse. Nous avons ainsi procédé hier aux auditions de M. Viau et de M. Pomel, auquel vous avez succédé. Je vous propose de nous donner votre sentiment sur les problèmes relatifs au fonctionnement des forces de sécurité.

M. Bernard LEMAIRE : Je vous rappelle que j’ai été nommé préfet adjoint pour la sécurité en décembre 1997. Cela me rapproche de Bernard Bonnet.

Je ferai une analyse chronologique car cela a une incidence non négligeable sur le fonctionnement des forces de sécurité et sur l’exercice des compétences des deux préfets de département et du préfet adjoint pour la sécurité.

En décembre 1997, le contexte était celui d’une crise agricole forte avec l’occupation de l’Office de développement agricole. S’agissant du terrorisme, on constatait un éclatement du mouvement et un manque de lisibilité très important, avec la concomitance des actions du FLNC-Canal historique et des actions telles que l’attentat de Strasbourg, revendiquées par un mouvement dit " de la troisième voie ". Un leader charismatique du FLNC-Canal historique était incarcéré, et un autre, Charles Pieri, devint, de ce fait, omnipotent. La lutte entre les groupes terroristes s’était alors fortement ralentie. Il n’y avait plus, au cours de ce trimestre, d’assassinats entre MPA et FLNC. On était dans un contexte de préparation électorale, dans la perspective des élections territoriales, des élections cantonales et au-delà, des élections sénatoriales.

En matière de sécurité, on sortait d’une période où les services tentaient, à partir de directives, d’exercer une action répressive équilibrée par rapport aux différentes mouvances nationalistes. Il faut savoir qu’à une certaine époque, au moment où je participais aux réunions de coordination de la lutte anti-terroriste, la politique menée consistait, lorsque l’on avait arrêté quelqu’un du MPA, à chercher quelqu’un du FLNC-Canal historique. C’est assez important car les services de police avaient quelque réticence à agir dès lors qu’on leur parlait d’équilibre.

En décembre 1997, mon prédécesseur a remis au ministère une note, dite note Bougrier, qui consistait tout simplement à afficher sur une page quelques cibles fortes, essentiellement à caractère économique, en matière d’action des services de police et de gendarmerie. Dans le droit fil, j’ai repris ces orientations en communiquant assez rapidement, notamment par la presse, sur la volonté de s’attaquer aux turpitudes dans les domaines économique, bancaire et agricole. J’ai été assez vite confronté à la publication de la note Bougrier que Claude Erignac a perçue comme un événement important, c’est-à-dire de nature à susciter des risques nouveaux. D’ailleurs, pendant les quinze premiers jours, j’ai été surpris parce que mes propres communications l’effrayaient aussi. Il recevait des visiteurs, notamment des responsables du Crédit agricole, qui lui disaient leur inquiétude. Il m’en a fait part en janvier en me disant : " Il faudra faire attention ".

Au niveau des services, la situation était assez claire, assez simple. On constatait une porosité totale des services de police. Les services étaient soit infiltrés, soit en relation avec les mouvements nationalistes ou même avec le grand banditisme. Donc, toute action devait tenir compte de cette porosité. Je vous en donnerai un exemple lorsque je traiterai de la période ouverte avec la désignation de Bernard Bonnet.

On constatait dans le même temps un clivage très fort entre services. Il existait une guerre des saisines judiciaires. Chaque fois que se produisait un attentat ou un fait délictueux, le problème était de savoir quel service allait être désigné par la justice. On trouvait ainsi des filiations privilégiées : les juges Bruguière, Le Vert et Ricard se tournaient systématiquement tantôt vers le SRPJ, tantôt vers la 6ème division de M. Marion ; M. Thiel, au contraire, s’orientait plus naturellement vers le SRPJ local et la gendarmerie.

L’autre clivage s’opérait naturellement entre police judiciaire et gendarmerie. A l’époque, la gendarmerie avait très peu de moyens. La section de recherche était peu étoffée. Les affaires dont elle était chargée progressaient donc peu.

A l’intérieur des services existait un autre clivage très important entre Corses et non-Corses. La gendarmerie se targuait d’avoir un taux de corsisation inférieur à 6 %. Elle me présentait cela, en tant que préfet adjoint pour la sécurité, comme un gage de non-porosité et de loyalisme. L’organisation de la police tenait compte de ce phénomène. Au SRPJ, par exemple, en particulier à l’antenne de Bastia, il y avait des équipes qui n’étaient pas mixtes, avec d’un côté des équipes corses, de l’autre, des équipes non corses.

La deuxième phase s’ouvre avec l’assassinat de Claude Erignac. L’organisation des forces et des priorités connaît alors une forte évolution.

Tout d’abord, il y a un fort engagement des autorités de l’Etat, qu’il s’agisse du chef de l’Etat, du Premier ministre ou du ministre de l’Intérieur. Cela se ressent dans l’organisation. Tout à coup, Bernard Bonnet et moi avons pour mission prioritaire d’analyser les services poste par poste, c’est-à-dire policier par policier - tâche que j’accomplis avec les chefs de service - de façon à essayer de lutter contre la porosité que nous avions observée et contre l’inefficacité. J’établis des listes de personnes qui doivent changer d’affectation, soit qu’elles soient considérées comme peu loyales, soit comme inefficaces.

La deuxième tâche consiste à chercher à accroître l’efficacité en renforçant les services. Plusieurs actions sont engagées :

- Premièrement, nous demandons le renforcement des brigades anti-criminalité qui jusqu’alors ont été totalement inefficaces. A Bastia, ville peu étendue, la brigade anti-criminalité n’est pas capable de voir cinquante personnes collant des affiches avec des groupes armés. La brigade anti-criminalité ne voit pas les actions contre des banques. Il faut donc réagir.

- Deuxièmement, on renforce la BREC, dans le droit fil des annonces faites précédemment sur la volonté de s’attaquer à des cibles financières.

- Troisièmement, on renforce, très fortement cette fois, la section de recherche de la gendarmerie. On triple ou quadruple ses effectifs.

On essaie par ailleurs de compenser l’absence de renseignement qui, depuis le départ, limite considérablement l’action anti-terroriste. En Corse, les services sont aveugles. Quand nous avons des informations, on peut dire qu’elles sont le plus souvent données par le milieu nationaliste et non par des sources que l’on s’est procurées d’initiative. C’est une préoccupation forte dont je vous signale qu’elle demeure aujourd’hui. C’est une des raisons pour lesquelles Bernard Bonnet et moi-même, mais surtout Bernard Bonnet, nous nous sommes interrogés sur la façon de faire. On sait que l’on ne peut pas approcher les villages. Dès qu’un service un peu spécialisé tel que le RAID tente de s’approcher d’un village pour faire de l’observation, il est immédiatement repéré. On sait que la gendarmerie n’obtient pas d’informations, entre autres parce qu’il y a très peu de Corses chez elle. Comme elle est dispersée, comme le gendarme vit avec sa famille, il essaie de ne pas se montrer curieux pour ne pas avoir de problèmes. Vous le constaterez peut-être lors de vos visites dans les brigades.

C’est pourquoi Bernard Bonnet est tenté d’avoir recours à des modalités d’actions proches de celles de certaines unités militaires. On lui parle par exemple de gens capables de rester enterrés longtemps pour voir des choses. Je suis très sceptique sur ce type d’opération. Autant j’imagine que l’on puisse s’enterrer pour une action ponctuelle, autant j’imagine mal comment obtenir beaucoup d’informations dans différents villages en enterrant deux ou trois gendarmes dans la nature. Mais c’est une des options retenue parce que l’on n’en a pas eu d’autre.

On essaie également de traiter deux préoccupations en faisant des propositions qui ne relèvent pas du niveau préfectoral : l’efficacité judiciaire et la lutte contre le grand banditisme.

A l’époque, une des accusations relatives à l’efficacité judiciaire se fonde sur la lenteur du traitement des affaires, notamment en matière financière. Bernard Bonnet et moi élaborons une proposition consistant à mettre en place une plate-forme financière. Notre idée initiale est d’obtenir une force pour traiter une affaire, en concentrant l’activité sur cette affaire. Dans notre esprit, elle doit réunir des éléments du parquet, des éléments d’instruction et des experts. Pour tout vous dire, cette idée qui connaît initialement un certain succès est très vite mise à mal par la justice qui n’a aucune envie de voir arriver une sorte de pool indépendant. Les magistrats de la cour d’appel font ce qu’il faut auprès du garde des sceaux pour démontrer la perversité du système. Après avoir accepté l’idée dans un premier temps, le ministre de l’Intérieur revient sur cet accord sous la pression de la police judiciaire essentiellement - c’est après l’affaire Foll - qui estime que ce pool est une façon pour la justice de phagocyter la police judiciaire. On en arrivera ultérieurement à la mise en place d’une plate-forme financière auprès de la cour d’appel de Bastia, qui consiste en un renforcement des juridictions par l’arrivée d’un juge d’instruction spécialisé, d’un procureur adjoint spécialisé et depuis peu de temps, d’assistants venant des administrations financières.

Ce problème est assez important, car en Corse on constate que les affaires financières ne font que se stratifier. C’est-à-dire que des événements jugés comme lourds et conséquents à un moment donné perdent beaucoup de leur importance au fil du temps parce que les instructions n’avancent pas. Très vite, les services eux-mêmes, surtout s’ils n’ont pas les moyens, passent d’une affaire à une autre et ils perdent un peu le fil. C’est la raison pour laquelle nous souhaitions un pool. Il a d’ailleurs été mis en œuvre dans les faits, il y a très peu de temps, avec l’affaire des paillotes. Quand des juges se concentrent sur une affaire et la traitent en un temps très court, en bénéficiant du fait que des personnes mises en cause s’expriment, ce qui est très rarement le cas, l’efficacité peut être assez importante.

Quant au grand banditisme, c’est une de nos préoccupations. Pour tout vous dire, la situation a très peu évolué. Le grand banditisme a une prégnance totale en Corse et il gêne beaucoup tous les acteurs, en particulier les élus. Toute affaire qui comporte l’alignement de quelques zéros intéresse quelqu’un. Ici, par exemple, le seul fait de traiter d’un marché d’ordures ménagères, le seul fait de traiter d’une autorisation de casino, ou d’un marché de travaux publics entraîne immédiatement l’éveil de gens qui expriment leur intérêt. Ils le disent parfois d’une façon telle que les élus peuvent être particulièrement gênés. Encore récemment à Bastia, où nous avons des problèmes d’ordures ménagères, le président du district a reçu des menaces de mort parce qu’il ne faisait pas ce qui était attendu par certains.

A côté du grand banditisme, qui exerce ses talents auprès de la mafia russe ou celle de Miami, on trouve sur place des " seconds couteaux " qui s’intéressent aux affaires locales. Sur ces gens-là, l’efficacité des services est particulièrement réduite. C’est l’effet de proximité : ces gens sont sur un terrain qui leur est totalement favorable, ce qui n’est pas le cas des services de police. Nous n’avons pas de moyens d’observation valables, en particulier de moyens d’écoute. Ceux-ci sont très limités, notamment pour les portables. Le système est centralisé à Marseille où peu de gens entendent le corse. Pour suivre une bande sur laquelle la police judiciaire voudrait avoir une action forte, les moyens ne sont pas suffisants. Mais c’est sûrement vrai sur l’ensemble de la France.

J’en viens au dernier point. A partir de mon affectation en Haute-Corse, le 1er mai 1998, je suis obligé de parler du problème de l’articulation des pouvoirs du préfet adjoint pour la sécurité et des préfets. Tant que j’étais à Ajaccio, j’exerçais très normalement mes fonctions de coordination. Il ne se passait pas une réunion de Bernard Bonnet où je n’étais pas en fonction de mes compétences. Les seules réunions auxquelles je n’assistais pas étaient les entretiens personnalisés provoqués par M. Bonnet avec les juges anti-terroristes. Il a eu très vite des relations privilégiées avec M. Bruguière et avec le responsable de la 6ème division, M. Marion. Pour ma part, je n’avais pas ces relations téléphoniques et je n’avais pas droit à ces visites. Mais comme j’étais préfet de police depuis décembre, j’avais d’autres moyens d’obtenir des informations. Alors que Bernard Bonnet s’est orienté très vite vers la 6ème division d’un côté, et le tout gendarmerie de l’autre, je gardais, au contraire, des relations très privilégiées avec la police judiciaire. Cela me permettait d’obtenir toutes les informations nécessaires, en particulier dans l’enquête Claude Erignac.

J’ai été affecté en Haute-Corse à la demande de Bernard Bonnet, parce qu’il existait un décalage très important entre la politique que nous menions à Ajaccio et la politique menée par Bernard Pomel en Haute-Corse. Bernard Pomel est allé jusqu’à affirmer au ministre de l’Intérieur que la politique de rétablissement de l’Etat de droit médiatisée et hachée, était une très mauvaise politique et qu’avec Claude Erignac, ils avaient engagé une politique qui était bonne et qui commençait à porter ses fruits. Il est même allé jusqu’à écrire que l’assassinat de Claude Erignac était un accident qui ne devait pas remettre en cause ce qui avait été fait. Une gêne est donc apparue. Il y avait un décalage complet entre la politique menée en Haute-Corse et la politique menée en Corse-du-Sud, que ce soit en matière d’urbanisme, de contrôle de légalité, etc. La solution qui est apparue alors la plus simple était que j’aille en Haute-Corse. J’observe d’ailleurs, à titre personnel, que cela ne me satisfaisait pas beaucoup puisque je comptais rester une année en Corse comme préfet de police avant d’aller vers d’autres cieux, mais les suggestions du ministère de l’intérieur sont des suggestions fortes.

Arrivé en Haute-Corse, la collaboration fonctionne. Je fais exactement la politique pour laquelle je suis venu. Très vite, je m’attaque à des problèmes d’urbanisme : je fais détruire quarante bungalows sur la côte orientale. J’engage, comme Bernard Bonnet de son côté, des articles 40 en matière de marchés publics. La collaboration en matière de sécurité fonctionne à peu près normalement pendant quelques mois.

Puis, très vite, un décalage s’opère parce que Bernard Bonnet, et cela correspond au schéma qui a été arrêté, assure l’" unité de commandement " sur la Corse. On essaie de gommer le clivage administratif pour être plus efficace. Mais il traduit assez rapidement cette unité de commandement par la volonté de traiter de l’ensemble des sujets sur toute la Corse, en particulier des problèmes de sécurité. Il obtient ainsi une extension des pouvoirs reconnus aux préfets de zone de défense en matière de coordination en cas de crise. Ce qui initialement pourrait être banal ne l’est pas tout à fait, puisqu’il présente cela aux médias comme une décision extrêmement forte lui donnant tous les pouvoirs de police, alors que ce n’est pas le texte. Du côté de Paris, bien sûr, on me rassure en me disant que c’est simplement pour le cas où l’on aurait une crise extrêmement grave. En pareil cas, il faut bien une coordination, ce qui est assez évident.

Très vite je me heurte à une perversion du système. Je m’aperçois rapidement que M. Spitzer, le préfet adjoint pour la sécurité à qui, très naturellement, j’adresse les demandes de moyens - je lui fais savoir que j’ai besoin d’un ou deux escadrons de gendarmerie pour faire telle ou telle chose - ne fait rien sans obtenir la caution de Bernard Bonnet ce qui, pour le coup, n’est pas dans les textes. Cela m’oblige à appeler systématiquement Bernard Bonnet pour lui dire que j’ai besoin de ces forces pour telle ou telle action et je les obtiens, mais petit à petit. Le préfet adjoint n’est donc plus que l’" adjoint " du préfet de Corse-du-Sud et pas celui de la Haute-Corse. A tel point qu’il ne vient pratiquement pas aux réunions de police ici et qu’il n’y exerce aucun rôle, tout simplement parce que, de la même façon, je fais en sorte de le gommer de la géographie administrative. Je n’ai recours à lui que pour du formalisme administratif - réquisitions, etc. - mais en aucun cas, pour gérer les problèmes de sécurité en Haute-Corse.

Survient un premier incident, à la suite d’un attentat contre plusieurs bâtiments publics, dont l’hôtel des impôts à Bastia. Je découvre le lendemain que Bernard Bonnet a déjà annoncé à la presse qu’il avait tous les pouvoirs de police en Corse. Je demande au cabinet intéressé quelle crise justifie ces pouvoirs. Evidemment, pour un préfet de Haute-Corse comme de Corse-du-Sud, deux attentats au cours d’un week-end, ce n’est pas une crise. On me répond que l’on ne sait pas, que l’on n’a pas vu la demande, que l’on n’a jamais décidé qu’il y avait crise et donc que le préfet de Corse-du-Sud ne pouvait avoir de pouvoirs sur l’ensemble des deux départements. En réalité, il y a eu anticipation dans la communication par rapport à une décision qui n’est jamais intervenue. C’est l’un des premiers incidents majeurs dans nos relations sur la gestion des services de police et la lutte anti-terroriste.

La deuxième affaire a lieu à l’occasion des journées nationalistes de Corte d’août 1998. Toute l’organisation est fixée par relation directe entre le cabinet du ministre et Bernard Bonnet, alors que Corte est dans mon département. Bien entendu, je suis la préparation et j’ai des informations par mes services, mais je ne suis pas considéré comme l’interlocuteur direct dans cette affaire. Je ne pèse en aucun cas sur l’organisation du dispositif qui est extrêmement lourd parce que l’on craint l’apparition de personnes cagoulées, ce qui serait contraire à la politique de rétablissement de l’Etat de droit.

A partir de cette période, il y a une concentration des informations de tous les services sur Bernard Bonnet. L’action de M. Spitzer est ainsi totalement sous ses ordres. Pour ma part, je n’ai d’informations et je n’exerce d’action que parce que je garde très directement des relations assez privilégiées avec tous les services de police.

Voilà ce que je peux dire rapidement sur l’évolution dans le temps de cette organisation. Dans un premier temps, la gestion est assez normale ; dans un deuxième temps, la politique est claire et la collaboration existe entre les deux préfets de département ; dans un troisième temps, le préfet de Haute-Corse est obligé de corriger les glissements qui s’opèrent au fur et à mesure.

M. le Président : Comment expliquez-vous cette évolution dans l’attitude de Bernard Bonnet ? Selon vous, aurait-il été couvert par les cabinets ministériels dont il dépendait ou bien cette évolution est-elle liée à sa propre situation en Corse ? On a parlé de phénomène d’enfermement, de bunkérisation, d’isolement dus non seulement à l’insularité mais aussi à son mode de fonctionnement. Comme vous l’avez côtoyé dans toutes ces périodes, comment analysez-vous cette évolution ? Tient-elle au personnage ou aux consignes qui lui avaient été données ?

M. Bernard LEMAIRE : Trois éléments sont à prendre en compte. Le premier est la médiatisation. Pour que la politique engagée après l’assassinat de Claude Erignac soit forte, il fallait qu’elle soit médiatisée, parce que nous avions des interlocuteurs élus, mais aussi parce qu’il fallait gagner la confiance de la population et l’informer sur l’action menée. Cette médiatisation a eu des effets pervers ; elle a mis Bernard Bonnet très en avant parce que cette personnalisation était très bien accueillie par la presse. Elle était utile au gouvernement car elle permettait de singulariser la politique, de la concrétiser. Elle a eu un autre effet bénéfique pour Bernard Bonnet et moi, à l’époque ; en nous protégeant de revirements politiques, elle nous protégeait donc aussi du gouvernement.

M. le Président : Il est curieux d’entendre cela de la bouche d’un préfet !

M. Bernard LEMAIRE : Que s’est-il passé auparavant ? Pourquoi les préfets sont-ils considérés comme ayant été faibles en Corse ? Les préfets, c’est le service de l’Etat. S’ils sont faibles, c’est tout simplement, parce qu’ils sont systématiquement contournés. Tout simplement parce que, lorsque l’on fait une observation à un élu, il suffit à ce dernier d’appeler Paris pour que redescendent des directives qui demandent au préfet de lever le pied, avec souvent un argument choc : " Il ne faut pas gêner cet élu, vous faites le jeu des nationalistes ". Si vous portez atteinte à un élu local, si vous le mettez en cause dans une affaire, quelle qu’elle soit, vous donnez des arguments aux nationalistes qui le combattent.

M. le Président : L’explication était utile.

M. Bernard LEMAIRE : A partir de février 1998, ce type d’intervention n’existe plus. C’est très important en Corse. A partir de cette période, les préfets ont une politique claire et ils ne sont arrêtés par rien. Par exemple, lorsque Bernard Bonnet ou moi-même signons des articles 40, nous n’appelons pas Paris. Lorsque je signe un article 40 concernant un marché public en Haute-Corse et que je sais qu’il va gêner les membres de la majorité, en particulier M. Emile Zuccarelli, je n’appelle pas M. Emile Zuccarelli pour lui dire que je vais faire un article 40. Il l’apprend non pas par moi, mais par la presse qui a des moyens d’obtenir l’information au niveau du palais de justice. Il n’y a pas de frein politique à notre action. La médiatisation est donc un des éléments qui permet de préserver cet avantage.

M. Bernard DEROSIER : Ce n’est donc pas un effet pervers !

M. Bernard LEMAIRE : L’effet pervers, c’est que cette médiatisation doit être entretenue. Le glissement s’opère lorsque Bernard Bonnet devient trop médiatisé, à tel point que l’on peut finir par se demander si c’est le gouvernement qui suit une politique ou si c’est Bernard Bonnet lui-même. Il suffit de regarder la presse de toutes ces dernières années, y compris jusqu’à l’affaire des paillotes, pour voir que l’on oublie de dire que d’autres agissent en Corse. Je vous défie de trouver une seule ligne sur moi, par exemple. On oublie de dire que des administrations agissent dans l’île : entre les administrations fiscales, le Trésor, l’équipement, les affaires sociales, etc., des milliers de fonctionnaires s’attellent à la tâche. Lorsque l’on redresse les COTOREP, le RMI, évidemment, ce n’est pas Bernard Bonnet qui le fait, ce sont les deux préfets et toutes les administrations derrière eux. La médiatisation était totalement personnifiée. Au bout d’un moment, Bernard Bonnet en est la victime et il entre dans une ère de mégalomanie. Compte tenu des relations qu’il entretient avec tous les journalistes, il est obligé d’alimenter la médiatisation par des coups et des déclarations.

Sa personnalité a également joué un rôle. Il a deux grands traits de caractère : d’une part, il est à la fois très actif et très péremptoire, très dur, et, d’autre part, il adore cette médiatisation, en jouer, faire des mots. Cela a un effet non négligeable.

M. le Président : Cela explique, selon vous, cette dérive.

M. Bernard LEMAIRE : Quid des cabinets ministériels et quid des ministres ? Il y a là aussi très certainement une responsabilité, celle de laisser faire. Finalement, un gouvernement est très content quand, sur un terrain où les problèmes sont difficiles à appréhender, des préfets agissent. Il y a très peu de déclarations gouvernementales en comparaison des déclarations du préfet Bernard Bonnet. Lorsque se produisent des accidents comme celui dont je parlais tout à l’heure, c’est-à-dire une déclaration faite à la presse sur les pouvoirs de police alors que l’on a seulement déposé par écrit une demande auprès d’un cabinet qui ne l’a pas encore examiné, personne ensuite ne lui tape sur les doigts. Lorsque le préfet de Haute-Corse va à Paris et dit : " Attention, Bernard Bonnet est un peu comme un surfeur qui surfe sur une vague qu’il a besoin d’entretenir ", en exagérant l’importance de tel ou tel attentat ou incident, donc en trompant un peu ses interlocuteurs sur l’importance des événements, la réponse est : " Réglez vos affaires entre vous ". Il y a donc une responsabilité gouvernementale dans le fait de ne pas reprendre les rênes de temps en temps.

M. le Président : Pendant la période où vous avez senti ce glissement, avez-vous alerté le ministère de l’intérieur ? Des rapports ont-ils été transmis ? Des communications ont-elles été faites pour essayer d’appeler l’attention du pouvoir hiérarchique ?

M. Bernard LEMAIRE : Ayant été confronté à la publication de la note Bougrier trois jours après mon arrivée en Corse - je rappelle que c’était une note remise en un seul exemplaire au directeur adjoint du cabinet de M. Chevènement et qu’on l’a retrouvée, quelques semaines plus tard dans la nature, en particulier dans les mains des agriculteurs -, je n’ai pratiquement jamais rien écrit par la suite.

Je n’ai rédigé qu’une seule note d’ensemble pour le retour de M. Chevènement après son accident chirurgical, en janvier 1999. J’y fais une analyse en deux pages de la situation. J’indique, entre autres, que la personnalisation et la médiatisation ont été utiles, mais sont devenues perverses parce que, dis-je expressément, l’on fonde la politique de rétablissement de l’Etat de droit sur deux hommes seulement, Jean-Pierre Chevènement et Bernard Bonnet, de sorte que si quelque chose survient qui les met en cause, toute la politique de rétablissement de l’Etat de droit s’écroulera. Evidemment, à l’époque, je n’imaginais pas ce qui allait se produire, mais j’imaginais un Jean-Pierre Chevènement devenant ministre de l’agriculture et un Bernard Bonnet auquel on dirait le lendemain qu’il allait faire autre chose. On accréditait l’idée que seuls quelques hommes agissaient, alors que c’était toute une administration. J’indiquais aussi qu’il n’y avait pas de relais politique local et que les élus n’admettaient pas cette politique, même lorsqu’ils l’annonçaient dans leurs discours.

M. Roger FRANZONI : Monsieur le préfet, n’allez-vous pas un peu trop loin en affirmant que les élus étaient contre l’application de la loi en Corse ?

M. Bernard LEMAIRE : Monsieur le député, j’expliquais que même lorsqu’ils soutenaient la politique de rétablissement de l’Etat de droit dans leurs discours, les politiques ne l’admettaient pas, tout simplement parce qu’ici, les mandats sont plus assis sur les relations personnelles que sur les idées politiques ou sur les programmes. J’ai moi-même observé dans mes fonctions en Haute-Corse, que les élus ne soutenaient pas cette politique qu’ils trouvaient trop farouche, trop dure, sans nuance et surtout trop rapide. On considérait ici que cette politique devait prendre du temps et que l’on ne peut pas du jour au lendemain passer d’une situation à une autre. C’est le constat que j’ai fait.

M. le Président : Monsieur le préfet, entrons dans le détail des relations que vous avez eues avec les différents services de sécurité. Nous souhaitons connaître votre opinion sur les relations entre la gendarmerie et la police. Pourquoi à un moment donné a-t-on délibérément choisi de privilégier les services de police plutôt que d’utiliser conjointement, dans le cadre légal, à la fois les services de police judiciaire traditionnels dépendant du ministère de l’intérieur et les services de gendarmerie ?

Que pensez-vous de la pratique qui consiste à délocaliser les affaires, à charger la direction nationale anti-terroriste des enquêtes, à saisir la section du parquet de Paris et les juges d’instruction spécialisés ? Cela vous paraît-il bon ou cela vous paraît-il contraire à la volonté que vous affirmez vous-même d’appliquer le droit, rien que le droit, mais tout le droit sans spécificité ni particularisme ?

M. Bernard LEMAIRE : Il y a un particularisme en Corse dans les relations entre les services mais il n’est pas total. Dans n’importe quelle province française, vous ne pouvez pas faire travailler ensemble valablement gendarmerie et police judiciaire. La volonté d’appropriation des actions et des informations est systématique. Cela va loin, puisque l’on a encore du mal à régler la coordination des communications radio entre ces services. Un préfet qui veut intervenir en utilisant les deux forces est obligé de mettre en place un système de rapprochement de deux radios pour régler la coordination.

M. le Président : Vous êtes d’accord avec moi pour dire que cela dépend beaucoup plus des directions de ceux qui utilisent les services, notamment l’appareil judiciaire, que de la base elle-même. Je suis persuadé que les policiers ou les gendarmes de base sont prêts à coopérer, à condition bien entendu qu’on leur donne les instructions et les moyens pour le faire.

M. Bernard LEMAIRE : On sent tout de même bien la tendance à l’appropriation des affaires, même à la base. Un colonel de gendarmerie sera particulièrement content d’être le premier à obtenir une information sur une affaire.

M. le Président : Excusez-moi, un colonel, ce n’est pas la base.

M. Bernard LEMAIRE : Sa base y participe tout de même.

M. le Président : Mon sentiment est qu’il entretient ce discours, ce qui conduit à ces dérives. Je suis persuadé qu’à la base, les bonnes volontés sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit.

M. Bernard LEMAIRE : Sur ce point, l’exemple du renseignement est très important. Je m’étonnais à une époque que les gendarmes de base aient des informations qui n’étaient pas traitées par leur propre hiérarchie et qui n’étaient manifestement pas transmises au-delà. Je considérais comme impossible que les brigades de gendarmerie ne voient pas des choses dans tous les domaines : telle personne roulant en Maserati sans avoir d’emploi, tel nationaliste provoquant des réunions avec telle ou telle personne, etc.

C’est pourquoi j’ai suggéré aux commandants de groupement et aux commandants de légion de mettre en place un système d’exploitation des informations, c’est-à-dire de provoquer des réunions de la hiérarchie avec les brigades, de façon à obtenir que les gendarmes ne se contentent pas de faire un petit rapport sur les événements, mais que les informations puissent être exploitées au niveau du préfet chargé de la sécurité. Après mon arrivée en Haute-Corse, j’ai même demandé que le commandant de groupement puisse provoquer des réunions avec la police judiciaire, c’est-à-dire que des gens de la police judiciaire puissent aller dans les brigades s’entretenir très librement avec les gendarmes de base, sans qu’il y ait de compte rendu, afin de recueillir des informations et les exploiter. Il y a eu une, deux, trois tentatives de ce genre. Manifestement, cela n’a pas été poursuivi et, en tout cas, cela n’a jamais eu de résultat.

Ici, le clivage est très fort. Il va de la guerre des saisines jusqu’au renseignement. Il est même allé, à une époque antérieure à 1997, jusqu’au quasi sabotage d’actions. J’ai le souvenir que lors d’une intervention orchestrée par le préfet de police, M. Leclerc, je crois, à un enterrement où devaient apparaître des nationalistes armés, les gendarmes, qui étaient prévus pour venir en secours des policiers chargés d’aller chercher ces nationalistes au milieu de la foule, ne sont jamais venus. Vous imaginez que les policiers ont eu des difficultés ! Cette guerre-là n’est pas récente et on n’a pas réussi à la régler valablement.

Bernard Bonnet n’a pas favorisé la police judiciaire. Il a gardé de ce service une très grande méfiance. Dans un premier temps, il s’est méfié très fortement de M. Dragacci, le directeur du SRPJ. D’ailleurs, même après avoir réalisé une opération de " requalification ", il est resté très méfiant vis-à-vis de la police judiciaire. Il s’appuyait donc sur M. Marion et sur la gendarmerie.

M. le Président : Quelle est votre opinion sur les deux personnages-clés que vous venez de citer ? Vous parlez de la guerre des polices, il faut aussi parler de la guerre interne aux services de police. Les renseignements généraux, la DNAT, le SRPJ se font des crocs-en-jambe, de telle sorte que toute politique, même claire pour un gouvernement, a peu de chances d’être appliquée compte tenu des réticences locales et des comportements locaux ou nationaux.

M. Bernard LEMAIRE : Encore une fois, cela résulte d’une volonté d’appropriation. Cela part très certainement de la DNAT : M. Marion a la réputation auprès de ses policiers d’être quelqu’un qui réussit à se positionner auprès de chaque ministre, quelle que soit son étiquette politique. Il y arrive en s’appropriant les meilleures actions, même si elles sont dues en grande partie à l’activité des services locaux. Les chefs de ces services, qui le savent, essaient de s’en protéger en gardant le plus possible les informations ou en ayant des relations avec le juge anti-terroriste le moins susceptible de favoriser Marion. A l’époque, on a donc une équipe très soudée...

M. le Président : Il y en a au moins une qu’il faut éliminer !

M. Bernard LEMAIRE : ...Dragacci-Thiel, face à l’équipe Marion-Bruguière-Le Vert, M. Ricard étant largement inexistant sur ce dossier.

M. le Président : Quelle appréciation portez-vous sur l’efficacité de la section anti-terroriste du tribunal de Paris ? Dans l’affaire Erignac, M. Bonnet semblait avoir transmis des informations en novembre ou décembre 1998 avec des noms précis - il en manquait peut-être un -, mais il a fallu attendre le début de l’année 1999 pour que tout cela soit mis au crédit de M. Marion. Par ailleurs, alors que tous les ministres, à gauche comme à droite, nous présentent des résultats extraordinaires, le taux d’élucidation des dossiers d’attentats et d’actes de terrorisme en corse est un des plus faibles du territoire français.

M. Bernard LEMAIRE : Cela s’explique par ce sur quoi j’insiste depuis le départ, à savoir l’absence d’informations et de renseignements. En Corse, les services de renseignement sont très faibles.

M. le Rapporteur : Y compris les renseignements généraux ?

M. Bernard LEMAIRE : On est capable d’infiltrer les mouvements islamistes, on est incapable d’infiltrer les mouvements corses.

M. le Président : Quand on les infiltre, on donne des instructions politiques qui empêchent d’utiliser les renseignements dont on dispose. Tralonca en est un bon exemple.

M. Bernard LEMAIRE : Tralonca est un bon exemple que je n’ai pas connu. S’agissant de la période où j’étais présent, je n’ai vu aucune information valable, à aucun moment. Je n’ai jamais eu une seule information sur une conférence de presse du FLNC ou sur une quelconque action. La seule information que l’on ait obtenue, et encore elle était tellement imprécise que n’importe qui aurait pu la donner, concernait les mitraillages de gendarmeries. On savait que cela allait intervenir, mais c’est tout.

M. le Président : Il me semble que la porosité dont vous parlez est aussi le résultat d’un laxisme qui dure depuis des décennies. On n’a jamais mis en œuvre les moyens qui convenaient pour éviter cela. On ne peut envisager de solution dans le cadre de la République, en application des lois, sans spécificité aucune, que si on règle en préalable ce genre de question.

M. Bernard LEMAIRE : C’est très difficile à régler pour deux raisons : la proximité et le lien avec la Corse.

La proximité, car si vous avez en face de vous des gens capables de connaître l’adresse des policiers, la présence de leurs familles, leur action est hypothéquée. Je vous rappelle que lorsque j’étais sous-préfet de Bayonne, juste avant ma venue en Corse, j’ai eu affaire à un mouvement nationaliste basque qui a commis une série d’attentats contre les domiciles des policiers de la PAF dont ils avaient toutes les adresses. Ces attentats très légers n’ont jamais mis en cause la vie des gens. Ils consistaient en des jets de cocktails Molotov contre des portes de garage ou des voitures. Mais du jour au lendemain, tous les policiers, dont certains étaient très professionnels, très expérimentés et très anciens ont été déstabilisés. A tel point que nous avons dû organiser des séances de dédramatisation avec M. Guéant, alors directeur général de la police nationale, qui est venu sur place. Par chance, on a accroché le responsable de ce mouvement dans un contrôle de police inopiné à Bayonne, ce qui a immédiatement stoppé ces actions.

Ici, c’est exactement pareil. Que le policier soit corse ou non, il y a cet effet de proximité. Il craint pour lui. Donc, soit il ne fait rien, soit il rend des services et il donne des informations. C’est pourquoi on peut parler de porosité. Il n’y a guère de moyens de lutter contre cela. D’un côté, les services de police sont poreux, de nombreux policiers originaires de Corse pensent essentiellement à leur retraite, à protéger leur famille et font donc attention dans leurs actions. De l’autre, la gendarmerie est grandement inefficace parce que, au contraire, n’ayant pas de Corses dans les villages, elle ne voit rien. Corsisation et non-corsisation ont autant d’effet dans un sens que dans l’autre. Ou bien l’on ne voit rien, ou bien l’effet de proximité est très important.

Quant à Marion et à la coordination, je pense qu’en matière de lutte anti-terroriste, il faut impérativement une concentration. Si vous donnez certaines affaires au SRPJ local, d’autres à la gendarmerie, d’autres encore à la DNAT, cela pose problème parce qu’il peut y avoir des recoupements. On connaît très mal le mode opératoire du FLNC. Je défie un service de police de vous fournir un organigramme de ce mouvement. On vous donnera un organigramme de l’ETA ou du GIA, mais pas un organigramme du FLNC. On pourra vous dire quel est le véritable chef militaire parce que c’est évident et qu’il n’y a pas à chercher beaucoup, mais on ne vous dira pas qui a telle ou telle fonction, qui s’occupe de logistique, qui gère les fonds, qui gère les approvisionnements en armes. Je n’ai jamais vu d’organigramme : c’est la démonstration qu’il y a très peu d’informations ici.

M. le Président : En comparaison du terrorisme basque ou islamiste, le terrorisme corse est particulier dans la mesure où il mêle l’action " politique " et la criminalité ordinaire, celle de droit commun. Les empiétements sont nombreux. Avec cent cinquante attentats revendiqués sur quatre cents à quatre cent cinquante recensés chaque année, on peut penser qu’au moins les trois quarts sont des règlements de compte fondés sur des zéros alignés, comme vous l’avez dit vous-même. Est-il souhaitable de délocaliser ces affaires dites de terrorisme qui touchent en fait au banditisme ordinaire ? Si l’on veut connaître le milieu, ce n’est pas dans le bureau de M. Bruguière que l’on connaîtra le mode opératoire de ces bandes, la Brise de mer et quelques autres.

M. Bernard LEMAIRE : Tout n’est pas délocalisé. Nous établissons la distinction. Chaque matin, lorsque l’on m’annonce un attentat, on me dit s’il relève du conflit d’intérêts, du conflit commercial ou s’il s’agit d’un attentat terroriste.

M. le Président : Qu’en est-il de celui de cette nuit ?

M. Bernard LEMAIRE : C’était un attentat terroriste puisqu’il était dirigé contre une perception.

M. le Président : Il peut aussi être l’œuvre de quelqu’un qui se plaint de payer trop d’impôts. Actuellement, c’est très à la mode.

M. Bernard LEMAIRE : Ces cibles visant l’Etat sont assez propres au terrorisme politique. Lorsqu’une action est dirigée contre une boutique ou un véhicule de travaux publics, on considère immédiatement qu’il s’agit du traitement d’un conflits d’intérêts. On fait donc la distinction.

Quant au grand banditisme, les assassinats que l’on attribue assez vite au milieu ne sont pas délocalisés. Ils sont traités par le SRPJ ou la gendarmerie. La délocalisation ne s’opère qu’en cas de motif politique. Je considère qu’elle s’impose parce qu’une coordination est nécessaire.

Il est vrai que le terrorisme corse est spécifique. Les liens d’intérêt sont évidents. En outre, chaque responsable politique nationaliste a besoin d’avoir des troupes derrière lui. L’émergence récente d’Armata Corsa peut s’expliquer par le besoin pour M. Santoni et M. Rossi, qui sont sortis en quelque sorte de la Cuncolta, non seulement de peser sur les débats nationalistes, mais encore de gérer des intérêts en se constituant très rapidement une troupe capable de conduire des actions.

M. le Président : On s’apprête à délocaliser l’affaire d’Armata Corsa. J’ai lu dans la presse qu’elle allait être transmise à la section anti-terroriste.

M. Bernard LEMAIRE : Il y a une revendication politique, puisque les auteurs disent : " Nous sommes intervenus à titre préventif parce que ce monsieur avait un contrat contre un leader nationaliste. "

M. le Président : Dans le territoire de Belfort, il y a 135 000 habitants, en Corse, il y en a presque deux fois plus.

M. Roger FRANZONI : 250 000.

M. le Président : Il y a beaucoup d’individualités fortes dans le territoire de Belfort, puisqu’il y a même un ministre de l’Intérieur, mais on les compte tout de même sur les doigts de la main. On en trouve sans doute un peu plus en Corse, mais tout le monde sait de qui l’on parle. Armata Corsa, on sait que c’est François Santoni. Le nom de l’informateur du préfet Bonnet circule sans doute sur toutes les tables de bar d’Ajaccio et de Bastia. Même si Savelli est une crapule, il y a tout de même un assassinat. Or tout cela débouche sur l’absence d’action. Monsieur le préfet, la justice est-elle à la hauteur ?

M. Bernard LEMAIRE : Je vais vous donner un exemple très significatif de la façon dont cela se passe en Corse. L’année dernière a eu lieu l’assassinat d’un jeune nationaliste en pleine fête de village, devant environ une centaine de témoins. Je ne vous dirai pas quel est l’auteur de l’assassinat, bien que je le sache, car cela relève du secret de l’instruction, mais aucun témoin ne parle. C’est par un travail acharné de la police judiciaire que l’on peut espérer obtenir un résultat dans quelques mois, si le juge réussit à se convaincre que la mise en examen a des chances d’aboutir à une condamnation parce que les services de police auront pu obtenir des bribes de témoignages. Ici comme ailleurs, les juges n’aiment pas l’échec et ne procèdent à des mises en examen que lorsqu’ils possèdent des éléments déterminants. Au moment de son assassinat, le jeune était accompagné d’un ami. Cet ami n’a rien vu. Le lendemain, le mouvement A Cuncolta de M. Pieri a publié dans la presse un communiqué pour dire : " Attention aux collaborateurs, à ceux qui parlent de cette affaire. "

La Corse, c’est cela. Sauf à pouvoir protéger les témoins et à leur donner des compensations telles que leur vie ne soit pas brisée, les gens ne parlent pas. C’est une des grandes difficultés des services de police et de la justice.

Dans cette affaire, il y a assurément des gens qui savent. C’est un peu comme pour l’assassinat de Claude Erignac. Il y avait nécessairement des gens qui savaient. La preuve, il y en a un qui est venu nous le dire, mais il n’est probablement pas le seul. Mais en Corse, on ne parle pas. Avec le nationalisme comme avec le grand banditisme, les affaires peuvent être expéditives. Il y a eu des témoins dans certaines affaires, plusieurs d’entre eux n’ont pas survécu. Dans l’histoire de La brise de mer, des témoins ont été assassinés en pleine rue parce qu’on les connaissait. En matière de nationalisme, cela s’est également produit. Ici, on ne parle pas, même quand on sait.

M. le Président : Selon vous, les magistrats sont-ils motivés ?

M. Bernard LEMAIRE : Aujourd’hui, ils le sont. A mon arrivée en Haute-Corse, je n’aurais pas eu la même affirmation, pour deux raisons : premièrement, parce qu’ils ont très certainement subi une série de revirements politiques qui faisaient qu’ils n’avaient pas forcément de risques à prendre ; deuxièmement, parce qu’ils sont soumis au problème de la proximité et du risque personnel, qui est évident.

Dans le territoire de Belfort, le risque qui pèse sur vous est politique, et c’est bien. Il est subsidiairement pénal, parce que nous sommes tous plus ou moins susceptibles d’être mis en cause. Mais le risque physique n’est pas très grand. Ici, quand je m’adresse à un président de district ou à un maire au sujet de tel ou tel développement administratif concernant par exemple les ordures ménagères ou des affaires agricoles, j’ai en face de moi des gens qui, quelques mois ou quelques années plus tôt, ont vu un des leurs être tué. Un président de district, le président de la chambre d’agriculture de Corse-du-Sud ont été tués. Le risque physique est présent et il pèse sur le traitement de toutes ces affaires.

M. le Rapporteur : Vous avez dit que le préfet Erignac avait éprouvé des craintes après la publication de la note Bougrier. Bien que l’enquête semble prouver le contraire, estimez-vous que la publication de cette note ait pu avoir une incidence sur l’assassinat du préfet Erignac ?

M. Bernard LEMAIRE : Pas du tout. On pouvait imaginer que ce genre d’affaire ait eu une incidence. Claude Erignac m’a parlé de ses craintes pour moi, pas pour lui. On pouvait imaginer qu’à partir du moment où l’on désignait certaines cibles, celles-ci réagiraient d’une façon radicale. C’est le problème de la Corse. Mais en ce qui concerne son assassinat, il n’y a aucun doute : on a quand même tout examiné. Lorsque l’on dit que l’on s’est trompé de piste en partant sur une piste agricole, j’estime que c’est faux. Ce sont les journalistes qui l’ont qualifiée de " piste agricole ", en fait nous sommes partis sur la piste d’une dissidence, et l’on observe aujourd’hui que c’est bien une dissidence. Simplement, les hommes que l’on imaginait être dedans n’y sont peut-être pas.

M. le Rapporteur : Mathieu Filidori, Lorenzoni...

M. Bernard LEMAIRE : Ils n’y sont peut-être pas. Mais je reste persuadé qu’ils peuvent y être. Je vous signale que l’on a démantelé le commando de Corse-du-Sud, mais on sait qu’il y a un groupe de Haute-Corse dont on ne connaît pour l’instant qu’un élément. J’imagine mal les éléments que je connais en Haute-Corse ne pas être liés à cette affaire de près ou de loin. En revanche, on a regardé de près la piste mafieuse, les intérêts économiques - nous ne nous ne sommes pas engagés sur une piste à l’aveuglette - et j’ai la certitude qu’elle n’est pas pertinente mais on aurait pu l’imaginer. Si à l’époque, cela s’était développé, si Claude Erignac était resté vivant et si l’on s’en était pris au Crédit agricole, on aurait très bien pu imaginer que se produise un tel événement. Ici, des gens sont morts uniquement parce qu’ils avaient engagé une action en matière d’ordures ménagères par exemple.

M. le Président : L’administration, notamment fiscale, fait-elle son travail ? C’est un secret de Polichinelle que de dire que François Santoni semble avoir une action de type " politique " et quelques intérêts économiques protégés. A défaut d’agir contre ses activités nationalistes, ne peut on le confondre sur le plan économique ?

M. Bernard LEMAIRE : C’est la politique que nous avons mise en œuvre et poursuivie à partir de la note Bougrier. Je ne peux pas vous donner la liste de tous les contrôles fiscaux qui ont été effectués sur ces intérêts économiques, en particulier ceux de La brise de mer. Mais il faut savoir qu’aux dires même du directeur général des impôts, entre un contrôle fiscal long et contradictoire et sa pénalisation, il s’écoule cinq ans et pas un an de moins. Dans quelques années, vous devriez voir tout d’un coup survenir la traduction pénale d’un grand nombre de contrôles effectués sur des gens du milieu dans le secteur hôtelier de Corse-du-Sud, par exemple. Lorsque des gens pratiquement sans métier possèdent des propriétés gigantesques et disposent de moyens financiers énormes, il est évident qu’il suffit de procéder à des contrôles fiscaux pour vérifier qu’il y a là des signes de richesses sans déclaration, ni ressources. Ces contrôles ont été faits mais ils n’auront pas de conclusion avant environ cinq ans.

M. Roger FRANZONI : C’est ce que le peuple ne comprend pas.

M. le Rapporteur : Concernant les affaires financières, vous avez évoqué le projet de pool spécialisé que vous aviez conçu avec le préfet Bonnet. Quelle est la différence entre ce projet et ce qui est fait aujourd’hui avec la constitution d’un pôle financier ?

M. Bernard LEMAIRE : Cela rejoint ce que je vous disais sur la police. Comme il existe un effet de proximité non négligeable et un problème de dispersion et de manque de moyens, l’idée était de constituer un pool dans lequel le parquet, l’instruction et les experts travailleraient ensemble dès le départ.

Les affaires judiciaires prennent beaucoup de temps parce qu’il n’y a pas d’ingénierie judiciaire. L’enquête préliminaire est plus ou moins longue selon que le procureur rappelle ou non toutes les semaines qu’il attend quelque chose. Si les services considèrent que c’est une affaire d’extrême urgence, si le procureur ne dort plus, ils vont la traiter en laissant les autres de côté. Le procureur examinera ensuite les éléments et les transmettra au juge d’instruction. Tout cela prendra du temps, car le juge d’instruction reprendra toute l’affaire. De plus, il sera peut-être seul. Surtout, il n’aura pas de relations avec le parquet. Quand on arrivera au terme, c’est-à-dire à la mise en examen et au processus devant aboutir au jugement, le parquet surviendra de nouveau pour faire des réquisitions. La procédure est complètement hachée. Les gens ne participent pas à l’assemblage des mêmes éléments. C’est pourquoi nous avons eu l’idée de faire travailler ensemble et au jour le jour le parquet, les juges d’instruction et les experts.

C’est ce qui s’est produit pour l’affaire des paillotes. Le parquet et les juges d’instruction ont été en contact permanent. Le parquet assistait à toutes les auditions. Ils ont pratiquement collaboré. Des experts étaient également présents car le juge a beau être formé, si l’on veut aller très vite, il faut avoir des moyens. On charge donc des experts d’analyser les documents financiers ou autres. L’idée était de faire travailler une équipe, non pas locale, mais projetée de la capitale sur Grenoble, Marseille ou la Corse, car les besoins sont identiques dans ces régions. Cela rejoint malheureusement le processus de la 14ème section : j’avais proposé à l’époque de créer une section du TGI de Paris dans ce domaine. En fait, nous n’avons pas abouti à cela mais à un renforcement des juridictions locales.

M. le Rapporteur : Qui ont tout de même effectué un certain travail ?

M. Bernard LEMAIRE : Indéniablement. Il est certain que remplacer du jour au lendemain un juge d’instruction non spécialisé et qui a un peu peur de tout le monde, par un juge spécialisé, permet de travailler deux fois plus vite. Mais la partition parquet/instruction subsiste de façon non négligeable et la concentration sur les affaires demeure insuffisante. Le renforcement de la juridiction n’empêche pas la stratification des affaires. On se concentre un peu sur une affaire importante, en arrive une deuxième et pour peu qu’elle soit relayée médiatiquement, il faut la prendre aux dépens de la première, et ainsi de suite.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l’action des renseignements généraux en Corse ? Dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, leur investissement nous a été présenté comme important. Il semble que M. Squarcini, directeur central adjoint, ait réalisé un travail de qualité.

M. Bernard LEMAIRE : Je ne partage pas cette appréciation. Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu M. Squarcini m’annoncer par avance une conférence de presse ou un attentat du FLNC. Il a obtenu, du moins est-ce apparu comme tel, des informations dans le déroulement de l’enquête sur l’assassinat de Claude Erignac. D’abord, tout cela était très tardif. Je pense qu’il a tout de même des réseaux qui lui permettent d’obtenir des informations, sinon ce serait à désespérer de tout. En tout cas, localement, au niveau du préfet de département, les services de renseignements généraux sont totalement inefficaces. C’est clair. J’apprends davantage de choses par la presse ou par des relations personnelles.

M. le Rapporteur : On a le sentiment qu’après l’arrivée du préfet Bonnet, la gendarmerie a saisi la possibilité d’affirmer son rôle dans le domaine de l’investigation et de la police judiciaire, notamment avec la création du GPS. Ne considérez-vous pas que cette institution, qui souffre manifestement de ne pas être suffisamment saisie dans les affaires de terrorisme, ait vu là l’occasion de développer une stratégie propre ?

M. Bernard LEMAIRE : Je pense que la gendarmerie s’est vraiment ressaisie grâce aux renforts qui lui ont été apportés après l’assassinat de Claude Erignac, mais je fais la part des choses entre le GPS et les sections de recherche. La gendarmerie a surtout saisi l’occasion de vraiment s’atteler à ses enquêtes, avec le renfort conséquent de sa section de recherche. Elle avait la charge d’enquêtes avec des moyens extrêmement faibles et tout d’un coup, elle a vraiment eu les moyens.

M. le Rapporteur : Comment cette décision a-t-elle alors été prise ?

M. Bernard LEMAIRE : Sur notre suggestion. A l’époque, la demande de renforcement concernait tous les services. Ma préoccupation portait sur les brigades anti-criminalité, les brigades financières et la gendarmerie, dont la section de recherche était réduite comme peau de chagrin. Nous avons obtenu du gouvernement qu’il accorde une priorité totale à cette action ; il convient de le souligner. Le gouvernement a été très net sur ce point et je n’ai jamais rencontré de problème de la part d’aucun service central pour prendre les décisions qui s’imposaient en matière de renforcement des services de police ou de gendarmerie.

Pour ce qui est du GPS, c’est très différent. Cela concerne principalement le renseignement et subsidiairement l’assistance des autres services dans des actions à caractère judiciaire. Qu’après, il y ait eu des utilisations de cette unité que je ne connais pas, y compris la surveillance de certaines actions menées contre des brigades, je le subodore, mais je ne suis pas supposé le savoir officiellement. Le reste concerne essentiellement le domaine du renseignement ou le renforcement des services pour des actions judiciaires.

M. Roger FRANZONI : Vous avez parlé de la médiatisation et d’une presse qui vous informait avant les services spécialisés. La presse locale, qui est financièrement et politiquement très concentrée, vous aidait-elle dans l’application de la loi ? Quand je veux être informé, je préfère lire Le Figaro plutôt que Nice-Matin, sauf pour les avis de décès. Pour le reste, j’ai l’impression qu’elle n’apporte rien à la politique gouvernementale. Quel est votre sentiment sur ce point ?

M. Bernard LEMAIRE : La presse locale n’a pas eu pour caractéristique de soutenir la politique de rétablissement de l’Etat de droit. Nous nous sommes heurtés dès le départ à des éditoriaux assez vindicatifs, en particulier de M. Jean-René Laplayne. Quant aux journalistes secondaires, ils savent qu’ils évoluent dans un milieu où ils ont besoin de tout le monde et ils n’ont jamais pris le risque de soutenir la politique gouvernementale. En revanche, ils ont relayé, dans certains cas assez fidèlement, ce que nous leur disions.

M. le Président : On dit même que FR 3 est infiltré par les milieux nationalistes.

M. Bernard LEMAIRE : FR 3 n’a jamais soutenu l’Etat. Il s’est bien gardé de déplaire au milieu nationaliste comme à d’autres milieux. A Belfort, on annonce au journal la condamnation par un tribunal de M. Martin à quatre ans de prison pour avoir commis un braquage. Ici, non : il n’y a personne dans la salle d’audience à ce moment là, ni curieux, ni presse, et on ne l’annonce pas. On dit qu’une personne a été condamnée à quatre ans de prison pour braquage. Si un journaliste publiait un nom, il aurait immédiatement un problème car des amis du condamné viendraient lui dire leur préoccupation.

M. le Rapporteur : Et Radio France ?

M. Bernard LEMAIRE : Radio France est de plus grande qualité et très certainement plus objective parce qu’ils ont plus de facilités pour développer des sujets - ils ont plus de journaux, qui sont par ailleurs plus longs - et pour faire entendre un peu tout le monde. Je les ai tout de même vus prendre parti sur certaines affaires, mais jamais des affaires liées au nationalisme ou au grand banditisme.

M. le Président : Après ce que vous avez vécu dans vos différents postes, êtes-vous favorable au maintien en Corse du préfet adjoint pour la sécurité ?

M. Bernard LEMAIRE : Non. Je suis favorable à la disparition de ce poste. Je l’avais demandé quand j’en étais titulaire, avant l’assassinat de Claude Erignac, en considérant qu’il était vraiment d’une utilité réduite. Dans la mesure où à ce poste vous ne pouvez pas gérer les enquêtes judiciaires, il vous reste les relations avec les services pour en être informé malgré tout, savoir comment cela se passe, comment cela évolue ; il vous faut traiter les problèmes syndicaux des policiers et la gestion des services au niveau administratif, d’autant qu’ici, en plus, le SGAP est à Marseille. C’est une fonction dont je comprends pourquoi elle a été créée à une certaine époque : il fallait bien marquer le coup politiquement - on met alors en place un " shérif ", M. Broussard - mais je ne crois pas qu’elle reste utile aujourd’hui. On a vu qu’elle pouvait être perverse, dès lors qu’elle a perdu toute substance.

M. Bernard DEROSIER : Selon vous, quelles seraient les répercussions politiques de la suppression de ce poste ?

M. Bernard LEMAIRE : J’étais assez partisan que l’on supprime le poste après l’affaire des paillotes, que ce soit l’une des réactions du gouvernement, puisque le préfet adjoint n’avait pas servi à verrouiller les choses. En tant que préfet de police, je n’aurais pas un seul instant imaginé que M. Bonnet puisse tenir dix ou vingt réunions de police sans que j’y sois. Pour un préfet de police qui tient sa place c’est impossible.

M. le Président : Et pourtant !

M. Bernard LEMAIRE : Or là, M. Spitzer n’a pas tenu sa place. Cette fonction n’a donc aucunement servi à verrouiller les choses.

Sa suppression n’a pas été retenue mais je l’ai recommandée. M. Limodin l’a fait également dans son rapport au ministre, mais ni le changement du titulaire, ni la suppression du poste n’ont été considérés comme une priorité.

M. le Président : Quelles sont les relations entre l’administration préfectorale et les ministères ? A votre avis, qui dirigeait la politique en Corse durant vos fonctions dans l’île ? Aviez-vous des liens directs avec le ministère de l’intérieur et avec Matignon ? Quels étaient les conseillers qui s’adressaient à vous ? Quel était votre interlocuteur privilégié ? Aviez-vous un passage obligé par M. Bonnet à chaque fois que vous aviez à effectuer une transmission au niveau ministériel ? Vous avez en outre vécu la période de l’absence de M. Chevènement, ce qui est sans doute un élément important.

M. Bernard LEMAIRE : J’avais exactement les mêmes interlocuteurs que Bernard Bonnet, sauf à l’Elysée, où il avait pour interlocuteur M. de Villepin et moi M. Landrieu. Je faisais exactement la même chose. Chaque fois que je montais à Paris, ce qui se produisait relativement souvent, j’allais à la fois voir les gens de l’intérieur, de Matignon et de l’Elysée. Il était très important, s’agissant de la Corse, que l’on puisse toujours s’appuyer sur une volonté ferme de la part de ces trois autorités. Le jour où un chef de gouvernement ou un chef de l’Etat ne sera plus convaincu que la politique de rétablissement de l’Etat de droit en Corse est la bonne, les préfets ne tiendront plus sur le terrain.

M. le Rapporteur : Y entendiez-vous le même discours ?

M. Bernard LEMAIRE : Oui.

M. le Président : Nommément, qui étaient ces interlocuteurs ?

M. Bernard LEMAIRE : Les mêmes, c’est-à-dire M. Barret et M. Bergougnoux ou le directeur de cabinet, mais bien moins souvent, sauf dans les derniers temps, en raison des dossiers spécifiques que j’ai traités ici, notamment l’interdiction de Bastia Securità. Je ne vous en ai pas parlé car il concerne la politique menée en Corse plutôt que les problèmes de police et de gendarmerie. On a ainsi porté un coup assez fort au FNLC. J’avais à ce sujet des relations directes avec le directeur de cabinet et, de temps en temps, avec le ministre. Sinon, M. Barret était mon interlocuteur privilégié. A Matignon, c’était Mme Valter et M. Christnacht - ce dernier un peu moins dans la période où il s’est occupé du dossier néo-calédonien. A l’Elysée, je voyais M. Landrieu. C’est là qu’est la distinction puisque Bernard Bonnet voyait essentiellement, mais moins fréquemment, M. de Villepin.

Nous avons toujours cherché à maintenir cette information, d’ailleurs sans en référer les uns aux autres. Je n’ai jamais demandé à l’intérieur si je pouvais aller voir l’Elysée. Je n’ai jamais dit à l’Intérieur que j’allais à Matignon. Ces interlocuteurs étaient assez naturels. Ils voulaient tous être informés.

M. le Président : Je ne vois pas très bien quel est le lien entre l’autorité préfectorale et l’Elysée. On n’est ni dans le cadre de la politique étrangère, ni dans celui de la politique de défense.

M. Bernard DEROSIER : C’est l’exécutif bicéphale.

M. Bernard LEMAIRE : Oui, c’est la cohabitation.

M. Roger FRANZONI : Le président de la République est le chef des armées.

M. le Président : Si nous n’étions pas en période de cohabitation, cela aurait sans doute été différent.

M. Bernard LEMAIRE : S’il n’y avait pas eu de cohabitation, je n’imagine pas que je serais allé à l’Elysée. Bonnet, peut-être. J’imagine que François Mitterrand ne se serait peut-être pas contenté de traiter du Kosovo ou du Golfe et qu’il aurait peut-être traité de l’affaire corse.

M. le Président : Tout à fait.

M. Bernard LEMAIRE : Il ne le faisait pas de son temps, mais dans le cas présent, il aurait pu le faire. Je n’aurais dès lors pas rendu compte à l’Elysée, sauf à ce que le chef de l’Etat le demande lui-même ou le fasse demander par ses collaborateurs. C’est différent en période de cohabitation.

Je disais tout à l’heure en réponse à M. Franzoni que l’un des nos problèmes est l’absence de relais politique local. Je suis très affirmatif en le disant. Certes, dans les discours, on a le soutien de quelques-uns, mais pas dans les faits. C’est une des limites politiques majeures de l’action engagée par l’Etat en Corse. Ce sera une limite quel que soit le gouvernement. L’un de nos problèmes était de pouvoir peser sur les relations avec les élus de droite, comme avec les élus de gauche, parce que les élus locaux conduisent ici une politique et incitent ainsi des gens à soutenir une politique plutôt qu’une autre.

M. Roger FRANZONI : Monsieur le préfet, comment concevez-vous le relais politique ? Je ne vois que deux politiques : celle de ceux qui soutiennent le gouvernement et celle de ceux qui sont contre le gouvernement.

M. le Président : C’est sans doute un peu plus compliqué que cela.

M. Roger FRANZONI : Depuis cinquante ans, tous les gouvernements se sont trompés.

M. le Président : Monsieur le préfet, nous avons la chance d’avoir deux membres de la commission qui sont corses.

M. Roger FRANZONI : Monsieur le préfet, quand je tirais à la mitraillette sur les moineaux, le chef de gendarmerie guidait mon tir. Aujourd’hui, quand je tire avec une fléchette, on m’arrête. Il y a là un changement brutal. J’ai été plastiqué le 1er février 1990, à deux heures du matin. On avait placé 1,2 kilo de dynamite devant mon appartement habité.

M. le Président : On a même crevé les pneus de votre voiture cette nuit !

M. Roger FRANZONI : Ce n’est pas une Rolls, c’est une Twingo !

M. Bernard LEMAIRE : Il est très important pour nous que les politiques au niveau national, qu’il s’agisse du Président de la République, du Premier ministre ou du ministre de l’Intérieur restent bien sur la même ligne concernant la Corse. Pour cela, il fallait qu’ils aient les mêmes informations sur les actions engagées et l’efficacité des résultats obtenus. Si nous nous étions contentés du relais de la presse ou des élus, je ne suis pas sûr que cette unité de vues aurait été préservée très longtemps. Nous avons été très vite critiqués de tous côtés et je pense qu’alors les informations qui sont remontées au niveau central étaient tout autres que celles dont nous rendions compte.

Je suis absolument persuadé que nous faisons la bonne politique et que nous obtiendrons des résultats. Le problème, c’est qu’il faudra tenir très longtemps, parce que nous ne serons pas relayés. Dès qu’on lâchera, cela retombera. Il faut maintenir cette politique car c’est la seule. Ce qui m’a beaucoup gêné, c’est le fait qu’il y a très peu de projets en Corse. On conduit donc une action qui a un caractère très largement négatif, alors qu’on voudrait bien qu’elle soit positive.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr