Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Patrick Mandroyan est introduit.

M. le Président : Dans le cadre de l’enquête à laquelle nous nous livrons, il nous est apparu utile de recueillir l’opinion de magistrats sur le fonctionnement général des services de sécurité. Nous souhaitons connaître leur avis sur les éventuels dysfonctionnements des services de police et de gendarmerie.

Comme ce qui touche aux services de sécurité est complexe et fait intervenir le SRPJ et la gendarmerie au plan local, les structures spécifiques de la lutte contre le terrorisme au plan national, vous serez sans doute à même, compte tenu de votre expérience, de nous donner votre point de vue sur les mécanismes qui prévalent en Corse. Nous serions également heureux de vous entendre proposer les modifications qui vous paraîtraient utiles non seulement à une bonne administration de la justice, mais aussi à l’élaboration d’une politique de sécurité sur l’île.

Depuis combien de temps êtes-vous procureur de la République adjoint ?

M. Patrick MANDROYAN : Depuis presque quinze mois. J’ai été installé le 5 juin 1998.

M. le Président : Vous êtes donc ici depuis assez peu de temps. Vous avez connu la dernière période ?

M. Patrick MANDROYAN : Je suis post-Erignac.

M. le Président : Où étiez-vous en poste auparavant ?

M. Patrick MANDROYAN : J’étais juge d’instruction à Valence. J’ai fait un parcours de pénaliste. J’ai été substitut à Evry, puis, je suis allé à la chancellerie ; j’ai ensuite été juge d’application des peines à Valence avant d’y devenir juge d’instruction.

M. le Président : Pouvez-vous nous parler tout d’abord de votre expérience sur les liens entre services judiciaires et forces de police en Corse.

M. Patrick MANDROYAN : La question est vaste. Je ne pourrai parler que de ce que j’ai pu voir depuis quinze mois. Avant moi, la fonction de procureur de la République était exercée par M. Vogt, actuellement en poste à Pointe-à-Pitre. Avant lui, le procureur était M. Mahy, actuellement avocat général à Dijon. MM. Mahy et Vogt ont donc l’expérience du parquet depuis 1993.

A mon arrivée, j’ai beaucoup entendu parler de dysfonctionnements : c’est l’image de la Corse. Il y a beaucoup de bruit et beaucoup de silence à la fois. Il existe une dialectique du silence et de la rumeur. On m’a dit qu’il y avait eu de très graves difficultés entre les juges d’instruction et les différents services de police et de gendarmerie, mais je ne pourrai pas vous en dire plus, puisque je n’en ai pas été le témoin.

Je puis dire que depuis mon arrivée en Corse, il est manifeste que des changements sont intervenus. Plus particulièrement chargé des affaires financières et du pôle économique et financier, je constate une parfaitement collaboration entre le parquet, les juges d’instruction, les services d’enquête, notamment la gendarmerie, la police judiciaire et les services qui peuvent apporter des informations : fisc et services de contrôle. Cette collaboration s’effectue lors de réunions régulières entre les magistrats et les enquêteurs, où chacun fait le point de la situation. Des comptes rendus sont établis en fonction d’orientations et de calendriers fixés. Cette situation privilégiée tient peut-être à la matière, puisque dans le domaine économique et financier, on recherche surtout les preuves des dysfonctionnements. On connaît à peu près les auteurs : un abus de bien social ne peut être que le fait des dirigeants.

De nombreux changements sont intervenus après l’assassinat du préfet Erignac. J’ai pu constater que les nouveaux enquêteurs, gendarmes et policiers, en ont remplacé d’autres qui avaient une expérience de la Corse. Cette expérience était-elle utile ou pas ? Etait-elle un peu obérée par des relations trop privilégiées ? Je l’ignore. En tout cas, il y a eu une volonté manifeste de changement. A mon sens, ce changement est intervenu un peu trop brutalement, alors que les problèmes antérieurs restaient posés. Les nouveaux ont dû recueillir l’expérience des anciens, ne serait-ce que pour savoir qui est qui. En Corse, il faut connaître les gens non seulement par leur nom mais aussi par leur prénom, car les relations sont très individualisées. La population étant relativement restreinte, les liens sont très forts. Quelqu’un a rarement le même profil que son frère. On peut trouver dans la même famille un délinquant important et un honorable avocat. Cette situation nécessite une connaissance très approfondie. Quelles que soient la compétence et la bonne volonté des gens, arriver dans un milieu aussi structuré, sans le connaître, risque d’entraîner une déperdition dans l’action.

S’agissant des forces de sécurité proprement dites, je n’ai pas eu connaissance de dysfonctionnements directs. A ma connaissance, le GPS n’est intervenu qu’en appui des officiers de police judiciaire locaux pour certaines opérations physiques d’interpellation. Les dispositions du code de procédure pénale étaient respectées puisque les OPJ locaux avaient la haute main sur les opérations, le GPS n’apportant qu’un appui logistique.

La police judiciaire a été considérablement renforcée par l’implantation à Bastia d’une antenne de la section de recherches de la gendarmerie d’Ajaccio, avec laquelle les rapports sont quasiment constants et quotidiens.

Les dysfonctionnements que l’on peut constater ici ne sont pas spécifiques à la Corse même s’ils ont une connotation particulière. Ce sont des fuites, une certaine lenteur à faire ce que l’on demande. Cela est accentué par la spécificité locale, mais cela correspond à une situation nationale. Tant qu’un officier de police judiciaire subira un conflit de rôle et de statut - il est à la disposition de la justice, mais il est sous la hiérarchie du ministère de l’intérieur ou du ministère de la défense -, quelle que soit la situation, on rencontrera des difficultés. C’est l’éternel problème du rattachement de la police judiciaire à la justice, peut-être un peu plus accentué ici mais qui se retrouve partout.

A la suite de l’incarcération du colonel Mazères, les membres du parquet ont pris leur bâton de pèlerin. Chaque parquetier est allé dans les compagnies de gendarmerie pour leur dire que quoi qu’il ait pu se passer à Ajaccio, le parquet de Bastia gardait son entière confiance envers les gendarmes locaux qui ont toujours travaillé dans de bonnes conditions. Cela a joué un rôle important dans la relation que les OPJ ont pu avoir avec le parquet, puisque pendant une période ils sont restés dans un silence relativement absolu. Ils n’étaient informés de rien par leur hiérarchie. Ce qu’ils savaient, ils l’avaient appris par la presse, de sorte qu’ils avaient l’impression d’être un peu abandonnés. Le parquet est venu les voir sur place en leur disant qu’ils n’étaient pas responsables, que leur situation déjà difficile s’était encore aggravée, mais qu’il n’était pas question de leur tourner le dos. J’étais de permanence à l’époque et j’ai tout de même ressenti une sorte de coup de massue. Les gendarmes ont eu l’impression d’une sorte de trahison.

M. le Président : Monsieur le procureur, le fait de privilégier le GPS au détriment des forces de gendarmerie traditionnelles ne constitue-t-il pas un dysfonctionnement dans la mesure où il y a eu une sur-utilisation du GPS et une sous-utilisation des effectifs classiques de gendarmerie nationale ?

M. Patrick MANDROYAN : Je ne sais pas si l’on doit raisonner en terme d’effectifs.

M. le Président : Non, en terme de missions confiées, car en terme d’effectifs, il est difficile de faire plus : il y a déjà beaucoup de fonctionnaires sur l’île.

M. Patrick MANDROYAN : Il y a un sur-effectif certain en région parisienne, mais je peux difficilement répondre à votre question pour la Corse. Je suis un pénaliste formé au respect du code pénal et surtout du code de procédure pénale. En répondant aux contraintes du code de procédure pénale, on bénéfice également des garanties du code de procédure pénale. Les officiers de police judiciaire ont un guide, dès lors qu’ils appliquent, sous contrôle du parquet ou du juge d’instruction, le code de procédure pénale. Quand on confie à d’autres fonctionnaires des missions qui n’entrent pas dans ce cadre, il est difficile pour moi de répondre à la question.

M. le Président : On nous a dit que la justice donnait le sentiment d’une forme de laxisme. Vous avez entendu parler des fameuses instructions consistant à demander aux magistrats d’agir avec circonspection. Tout cela a perduré pendant un certain temps. L’attitude est-elle aujourd’hui radicalement différente ou bien les pesanteurs de cette politique ont-elles laissé des traces dans le fonctionnement de l’appareil judiciaire ?

M. Patrick MANDROYAN : J’ai le sentiment que non. Je n’ai jamais eu à appliquer la fameuse lettre du procureur général Couturier qui demandait d’agir avec circonspection, puisque j’ai été nommé quasiment en même temps que le procureur Legras.

Pour ce qui est de mon activité depuis quinze mois, je puis vous dire que je n’ai fait l’objet de la part, de qui que ce soit d’aucune pression ni dans un sens ni dans l’autre. J’ai toujours exercé du mieux que je pouvais mais toujours en conscience et sans aucune orientation du genre : " il faut vous montrer circonspect dans ce dossier ou sévère dans tel autre ". Les procédures avancent avec plus ou moins de difficulté selon les personnes et la matière. Nous rendons compte parce que le parquet est hiérarchisé et qu’il faut que l’on sache ce qui se passe, mais on ne m’a jamais demandé de faire ceci ou, surtout, de ne pas faire cela.

M. le Président : A côté de cette forme d’intervention directe qui a pu être de mise à un moment donné, il y a une forme plus subtile qui consiste, notamment compte tenu de l’existence de structures spécialisées au plan national, à dessaisir les juridictions locales. En tant que magistrat en Corse, ressentez-vous cela comme une façon de voir désavoué le travail que vous accomplissez ? Vous paraîtrait-il plus judicieux de chercher à utiliser les institutions locales dans tous les domaines, y compris dans le domaine antiterroriste ? Je pense à la DNAT, à la section spéciale du parquet de Paris, aux juges d’instruction spécialisés. Quel regard portez-vous sur ces structures, même si ce n’est sans doute pas dans le domaine financier que l’on a le plus à souffrir de cette délocalisation ?

M. Patrick MANDROYAN : Dans le domaine financier, le plus difficile à subir est la médiatisation. Dans le domaine du terrorisme, depuis mon entrée en fonction, j’ai toujours eu d’excellentes relations personnelles avec mes collègues de la 14ème section avec lesquels nous discutons quasi quotidiennement de la situation. Je sais qu’il y a quelques années, les magistrats instructeurs ont douloureusement vécu leur dessaisissement, d’autant que les enquêteurs sont restés les mêmes. Comme le juge d’instruction ne peut agir qu’à travers l’enquêteur, si l’enquêteur reste le même, c’est une sorte de camouflet.

Que la 14ème section se saisisse d’un certain nombre de procédures à caractère véritablement terroriste et pas seulement nationaliste, nous ne le vivons pas comme un dépouillement, au contraire. Ils ont une façon plus distanciée d’intervenir que celle nous pourrions avoir. En revanche, il est regrettable qu’ensuite, nous ayons l’impression d’être traités un peu cavalièrement. Quand ils ont été saisis de procédures, d’un accord commun - nous sommes compétents localement et eux le sont matériellement -, il n’y a jamais eu de litige. Le partage a toujours été opéré équitablement, mais lorsqu’ensuite les autorités parisiennes interviennent en Corse, elles ont tendance à le faire sans nous tenir informés, ce qui peut être considéré comme désinvolte et peut entraîner des conséquences.

Quand la chambre d’accusation de Paris libère ou examine la situation d’un leader nationaliste, il serait bon qu’on nous le dise car il fut une époque - cela n’est plus le cas aujourd’hui - où cela " pétait " régulièrement. Cela nous permettrait de prendre certaines précautions. Quand ils viennent et placent des gens en garde à vue en exécution de commissions rogatoires, il serait bien qu’ils nous le disent aussi rapidement que possible, même s’ils ont le sentiment qu’il peut y avoir des fuites.

M. le Président : Pas du côté des magistrats !

M. Patrick MANDROYAN : Non pas de la part des magistrats mais de l’environnement.

Ce n’est donc pas dans le dessaisissement ou dans le partage des compétences qu’apparaît le litige. C’est plutôt une sorte de frustration dans l’exécution d’interventions locales.

M. le Président : Vous dites que l’on vous traite cavalièrement...

M. Patrick MANDROYAN : Un peu.

M. le Président : Je simplifie mais c’est un des motifs de mécontentement sur place. Ne pensez-vous pas qu’au-delà du cercle des magistrats, pour l’opinion publique corse, le dessaisissement n’a pas d’effets mesurables, c’est-à-dire d’affaires qui aboutissent ? Les résultats plus que discutables des sections spécialisées dans la poursuite des terroristes ne sont-ils pas, aussi, un motif de mécontentement de l’opinion en Corse ? Ces actions qui ont fait l’objet d’une médiatisation excessive ont donné des résultats assez piètres dans la poursuite des terroristes.

M. Patrick MANDROYAN : Je ne sais si les résultats sont piètres. Il y a tout de même eu l’arrestation du groupe Colonna, ce qui était loin d’être évident, même si Colonna lui-même y a échappé.

M. le Président : Je ne disconviens pas que cette affaire était spectaculaire, même si certains informateurs avaient donné les noms des assassins bien avant que la section antiterroristes ne les découvre.

M. Patrick MANDROYAN : Je ne connais du dossier que ce que j’en ai lu dans la presse.

M. le Président : Nous connaissons ce que nous avons entendu.

M. Patrick MANDROYAN : Vous en savez plus que moi.

M. le Président : C’est un avantage qui ne durera pas. Vous reprendrez très vite le dessus dans le domaine de l’information.

Mis à part cette affaire qui a conduit à la décoration de moult responsables de sections diverses et variées, n’avez-vous pas le sentiment que les résultats sont tout de même assez piètres dans l’élucidation des dossiers ?

M. Patrick MANDROYAN : Beaucoup d’affaires restent non élucidées, mais les parquets ou les juges d’instruction locaux n’obtiendraient pas beaucoup plus de résultats que Paris.

M. le Président : Pourquoi n’auriez-vous pas plus de résultats au plan local que l’on en obtient au plan national ?

M. Patrick MANDROYAN : C’est une opinion purement personnelle que je me suis forgée. Je crois que l’on est ici dans une société complètement effondrée où la réponse de l’Etat est quasiment absente. Pourquoi, sur une île comptant 250 000 habitants, y a-t-il autant de violence depuis vingt-cinq ans et une sorte d’apologie de la violence ? Colonna est considéré par certains comme un héros.

M. le Président : Nous l’avons constaté sur les murs.

M. Patrick MANDROYAN : Pourquoi certains se retrouvent-ils dans la violence physique et les attentats terroristes ? On ne répond peut-être pas à cette question. La seule réponse proposée est d’ordre judiciaire ou juridique. Le rétablissement de l’Etat de droit passe complètement à côté de problèmes beaucoup plus fondamentaux auxquels on ne répond pas. " Rétablissement de l’Etat de droit " était sans doute un slogan utile mais nettement insuffisant d’autant qu’il sous-entend qu’il n’y avait pas d’Etat de droit auparavant, ce qui n’était pas entièrement vrai.

Si seule la justice doit favoriser le rétablissement de l’Etat de droit, cela me paraît encore plus insuffisant. Quand ceux qui doivent participer au rétablissement de l’Etat de droit commettent, d’après certains, des infractions graves, c’est encore pire. Un préfet est le représentant de l’Etat dans un département ; s’il est suspecté d’avoir participé à des actions illégales, c’est l’effondrement de l’Etat de droit. Or en face il n’y a pas de réponses particulières, spécifiques à la Corse. Les Corses attendent de pouvoir vivre décemment alors que le pays est quasiment sans avenir. Il n’y a pas de travail pour la jeunesse. Aucune perspective n’est offerte. La plupart des jeunes vont sur le continent et ne reviennent pas. C’est un pays sous-développé qui vit de subventions. Dans la pratique de l’obtention des subventions, en faisant monter les enchères, les Corses sont très forts. Pour ce qui est de produire, d’avoir une industrie, même hôtelière, rien n’est fait.

Tout cela peut expliquer le nombre considérable d’actions de violence commis, même s’il s’agit de mitraillages de gendarmeries, et l’absence de réponses. Pourquoi donner des renseignements aux enquêteurs alors qu’au fond, même si l’on n’approuve pas, on ne désapprouve pas ce qui s’est passé. J’ai le sentiment que c’est un cri, un appel au secours maladroit, violent, dépassé mais auquel on ne répond pas. La réponse par le simple slogan du rétablissement de l’Etat de droit n’est pas suffisante. C’est comme si on établissait un code de la route pour améliorer la circulation dans une ville très embouteillée. On en est là : on dit qu’il faut mettre en place un code de la route, c’est vrai, mais ça ne réglera pas le problème pour autant.

Donc localement ou de Paris, le résultat serait identique. Il est facile de mobiliser quelques jeunes un peu désespérés pour aller tirer sur une gendarmerie. On se cagoule, on y va de nuit, de préférence dans un endroit où personne ne peut vous repérer. On disparaît dans la nature quelques instants plus tard et personne ne dira qui est qui, alors que tout le monde le sait. C’est la même chose pour les incendies.

M. le Président : Selon vous, l’omerta est-elle plus le résultat d’une situation actuelle qui conduit à un certain fatalisme par rapport au rôle de l’Etat que d’une tradition historique ? Quand cent personnes assistent à un assassinat, on ne trouve aucun témoin pour dire qui l’a commis.

M. Patrick MANDROYAN : On sait à peu près qui c’est en général. Les deux sont liés. On est dans une société méditerranéenne, insulaire et qui n’est pas dans la modernité économique.

M. le Président : N’avez-vous pas de réponse à cela, monsieur le procureur ? Vous nous dites que lorsqu’un assassinat est commis, on en connaît l’auteur.

M. Patrick MANDROYAN : Oui, mais il faut l’établir judiciairement. Il faut apporter la preuve selon les règles de procédure. Ensuite, il faut que cette preuve entraîne la conviction de la juridiction de jugement.

M. le Président : La preuve, ce n’est pas seulement les témoignages, cela peut être une série d’autres choses. Dans l’affaire du jeune assassiné dans une fête de village...

M. Patrick MANDROYAN : Garelli.

M. le Président : ...qu’a-t-on mis en œuvre ? A-t-on ouvert une instruction ?

M. Patrick MANDROYAN : Oui, bien entendu. Et le juge d’instruction suit ce dossier avec beaucoup d’attention. Il consulte régulièrement la police judiciaire. L’arme du crime n’a pas été retrouvée, même à l’occasion de diverses perquisitions faites dans d’autres dossiers. On sait seulement qu’il a été tué de plusieurs balles dans une petite rue. Ceux qui l’ont vu peuvent le dire, mais un témoin prendra-t-il le risque de dire à un juge d’instruction qu’il s’agit d’untel ? Car s’il s’agit d’un véritable voyou, il n’hésitera pas à faire pression sur le témoin ou sur sa famille. Le témoin court un risque réel.

M. le Président : Sentez-vous cette menace peser sur vous en tant que magistrat ?

M. Patrick MANDROYAN : Personnellement, non. De même que je vous ai dit tout à l’heure que je ne faisais l’objet d’aucune orientation ou directive, je ne la ressens pas. Elle existe peut-être. Je ne regarde pas sans cesse dans mon rétroviseur en conduisant, je ne me retourne pas en marchant dans la rue.

M. le Président : Vous n’êtes pas gardé ?

M. Patrick MANDROYAN : Non.

M. le Président : Pourquoi certains magistrats le sont-ils ?

M. Patrick MANDROYAN : En ce qui concerne le procureur général, c’est un symbole. C’est, avec le président, le plus important représentant de la justice pénale. Ici, la justice a surtout une connotation pénale, bien que sur le plan civil, le problème de l’indivision, dont on ne parle pas, soit fondamental. Cette société est non seulement complètement effondrée, mais elle est aussi complètement bloquée. A cause de l’indivision, il n’y a pas de circulation de biens et de richesses. Donc, pour le procureur général, cela peut se concevoir ès qualité. Quant aux autres, le président du tribunal et l’ancien procureur de Bastia, ils avaient peut-être le sentiment d’avoir besoin d’être protégés. Je ne sais pas si c’est très utile, mais s’il se produisait quelque chose, on dira que l’on aurait dû prendre des précautions.

M. le Rapporteur : Quelle est votre appréciation de la criminalité financière ? Quelle est son importance et quelles en sont les caractéristiques ?

Vous avez par ailleurs été saisis d’un certain nombre d’affaire sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale par le préfet Bonnet et le préfet Lemaire. Quel est votre point de vue sur l’importance et le nombre des affaires qui vous ont été transmises dans ce cadre ?

Ce matin, le préfet Lemaire nous disait que les affaires judiciaires ne font que se stratifier, c’est-à-dire que l’on engrange un certain nombre d’affaires qui s’empilent et dont le traitement demande beaucoup de temps. Comment remédier à cette situation ?

M. Patrick MANDROYAN : Je n’ai pas le sentiment que les affaires financières en Corse diffèrent fondamentalement de la délinquance financière que l’on trouve sur le continent. Ce qui se passe ici est comparable à ce qui peut se passer dans le Var. C’est essentiellement une délinquance liée au pouvoir politique local. Le tissu économique n’est pas suffisamment important pour que l’on puisse trouver des infractions financières classiques avec des détournements importants. Il y a relativement peu de grosses entreprises avec beaucoup de salariés. Le tissu économique est essentiellement formé d’artisans et de petits commerçants qui emploient relativement peu de personnes. Ce n’est donc pas ici que l’on peut trouver de gros détournements.

Avec la décentralisation et les pouvoirs transférés aux élus locaux, immanquablement sont apparues des infractions liées à l’utilisation des fonds publics, mais pas plus ici qu’ailleurs. Après mon arrivée, on m’a parlé de la deuxième tranche du port de Centuri qui comprenait la construction d’une digue afin de permettre le mouillage de bateaux de plaisance. Je suis allé à Centuri : c’est un très petit port où ne peuvent guère accoster plus de quatre bateaux et sur sa route d’accès, les voitures ne peuvent se croiser. Seule une entreprise locale peut avoir ce marché. Il ne peut pas intéresser Bouygues ou une autre grosse entreprise. Il faut remettre les choses en perspective par rapport au volume des affaires. Les masses financières qui peuvent être détournées sont parfois importantes, mais elles ne peuvent pas être considérables. Même la plus grosse affaire, le Crédit agricole, ne représente quasiment rien en comparaison du Crédit lyonnais.

M. le Président : Heureusement, quand même !

M. Patrick MANDROYAN : Oui, mais comme c’est la banque de la Corse, tout se sait et tout prend des proportions importantes.

L’une des spécificités de la délinquance corse est due à l’importance relative des fonds publics dans l’économie. Comme il manque un tissu économique privé, l’activité est essentiellement liée à la manne publique. Il faut donc obtenir des subventions ou, quand on est élu, des marchés, ce qui permet d’avoir du travail et éventuellement de rendre des services en retour. Le pouvoir politique local est la source du pouvoir économique et réciproquement. Si l’on pouvait vivre honorablement sans avoir à passer par les marchés publics et par une saison touristique qui dure deux à quatre mois, on n’aurait peut-être pas besoin de tomber dans ce travers.

L’autre spécificité qui me paraît essentielle et dont on ne parle jamais, c’est que la véritable délinquance financière, celle des vrais voyous, est totalement occultée. Elle est tellement bien dissimulée que personne n’en parle. A mon arrivée, j’ai été frappé d’entendre parler de certains élus dont les noms sont connus, de la banque verte, des nationalistes, mais on ne parle absolument pas - et pour cause - des vrais voyous que l’on désigne sous l’appellation de brise de mer.

Ce sont de véritables voyous qui recyclent l’argent, qui font fonctionner certaines activités, qui ne paient pas d’impôts, qui ne paient rien et qui sont, eux, la gangrène de la société corse. Certains noms font trembler les Corses, sans même qu’il se passe quoi que ce soit. J’ai vu le cas de la vente aux enchères d’un fonds de commerce sans aucun intérêt, à laquelle personne ne s’est présenté, sauf une personne, qui était honorablement connue, parce que le bruit avait couru que cette personne honorablement connue achetait pour le compte d’un voyou. Il n’y avait aucune infraction, ce n’était que du bruit, mais le bruit était tel que l’on savait qu’il ne fallait pas venir surenchérir, parce qu’un éventuel voyou véritable, un flingueur qui ne craint personne et qui est intouchable, était éventuellement intéressé. C’est la véritable gangrène de la société corse, ce qui peut expliquer que les témoins ne parlent pas. Ces gens ne sont pas du tout inquiétés et ont une image de tueurs.

M. le Président : Monsieur le procureur, comment pouvez-vous dire que quelqu’un est intouchable ? Je comprendrais que vous me disiez : " Je reçois des instructions, on me donne des ordres, je les exécute ". Dans un tel système, on peut comprendre que l’on tienne ce genre de discours, mais vous dites vous-même que la justice ne reçoit pas d’instructions, que vous ne recevez aucun ordre et que vous êtes totalement indépendant du pouvoir politique, ce qui je crois est actuellement le cas. Pour être clair, cela dure depuis 1997, depuis l’attentat de Bordeaux, où l’on s’est rendu compte que la politique de compromission n’était sans doute pas la meilleure qui soit en Corse. Comment peut-on dire, lorsqu’on est magistrat en Corse, qu’untel est intouchable ?

M. Patrick MANDROYAN : Parce qu’une somme de bruits revient sur telle et telle personne et qu’aucune enquête n’a été menée. L’avantage de la création du pôle économique et financier sera de permettre au parquet de prendre des initiatives pour qu’enfin, au lieu de se limiter à la conduite en état alcoolique, aux détournements ou aux banqueroutes, on puisse aller enquêter.

M. le Rapporteur : Avez-vous des cibles ?

M. Patrick MANDROYAN : Notre action est en train de se décanter. Personnellement, j’en ai assez d’un certain nombre de ragots qui me reviennent régulièrement ! Chaque fois que je demande de quoi il s’agit, on me répond que l’on ne sait pas, qu’il n’y a rien. Alors, on va aller voir.

M. le Président : J’ai la certitude que s’attaquer à la délinquance financière en Corse, c’est tarir la source du terrorisme et d’une forme de nationalisme qui mélange allègrement la revendication politique avec les affaires crapuleuses. C’est également faire la part des choses entre la vraie revendication politique - il y a sans doute quelques dizaines ou quelques centaines de personnes en Corse qui revendiquent l’indépendance de l’île - et les affaires crapuleuses. Je suis surpris de savoir que François Santoni a été libéré et qu’Armata Corsa donne une conférence de presse. Tout le monde sait qu’Armata Corsa, c’est François Santoni et personne ne semble s’émouvoir beaucoup, pas plus du côté judiciaire qu’ailleurs. Pourtant chacun sait que François Santoni est plus ou moins lié à des affaires crapuleuses. Des émissions de télévision le montrent devant des bateaux qui lui appartiendraient. L’administration d’Etat et la justice ont un rôle particulier à jouer dans le domaine économique et financier. On ne peut que se réjouir de la mise en place de ces structures. Si vous réussissez dans le domaine financier, à mon sens, le reste suivra.

M. Patrick MANDROYAN : Je ne sais pas si le reste suivra, mais cela mérite que l’on s’y penche, d’autant qu’aujourd’hui, nous en avons les moyens.

M. le Rapporteur : Les personnes sont vous parlez sont assez peu nombreuses.

M. Patrick MANDROYAN : Oui, on les compte sur les doigts de la main.

M. le Rapporteur : La famille Filippi, par exemple.

M. Patrick MANDROYAN : On les connaît tous. Il suffit de reprendre le précédent rapport.

M. le Rapporteur : Elle était liée par ailleurs au FNLC-Canal historique.

M. Patrick MANDROYAN : On a toujours l’impression de surfer là-dessus, que, par manque de temps ou par manque d’orientation ou de volonté, on est passé un peu vite et que l’on s’est contenté de on-dit. Puisque le pôle est en place, on peut et on devrait mener des investigations.

M. le Président : Vous dites que l’on surfe, que l’on passe un peu rapidement. Ne peut-on pas tout simplement dire que c’est aussi un manque de courage ? Je ne parle évidemment pas de vous.

M. Patrick MANDROYAN : De la part des enquêteurs ou des magistrats ? Je ne le crois pas.

M. le Président : Dans n’importe quelle partie du territoire français, avec les moyens qui sont les vôtres, on aurait obtenu des résultats. L’Etat n’a pas rechigné, hier comme aujourd’hui, à donner à l’administration corse des moyens pour être efficace. Vous avez les plus forts coefficients de couverture en matière judiciaire et en matière de sécurité, vous avez donc les moyens de faire ce travail. Mais cette forme de fatalisme qui semble s’être abattue à un moment donné sur la Corse - aujourd’hui heureusement en voie de redressement - fait dire qu’il y a sans doute eu un manque de courage, auquel se joignait d’ailleurs le laxisme politique qui consistait à laisser faire n’importe quoi. Il est sans doute difficile d’agir au plan local quand au plan national, on mène des négociations dont on ne voit pas très bien l’intérêt ni à quoi elles peuvent mener, hier comme aujourd’hui. J’essaie de ne pas faire de politique politicienne, je ne vise personne et j’englobe tout le monde.

M. Patrick MANDROYAN : On peut s’étonner de ce que l’on ne se soit pas davantage préoccupé de cette marge de population relativement minime. Il est inutile d’être plus nombreux. Est-ce par manque de courage ? Je ne le sais pas.

M. le Président : Monsieur le procureur, je suis avocat et j’en ai assez d’entendre depuis ce matin des gens nous dire que les avocats en Corse ont un comportement limite, pour ne pas dire plus. Ce matin, on nous a dit que trois avocats avaient déclaré à l’occasion d’une conférence de presse avoir procédé à des exécutions sommaires. Je rappelle, au cas où on l’aurait oublié en Corse, qu’il existe des procédures qui font que lorsqu’un avocat se comporte d’une manière contraire aux règles déontologiques, non seulement les règles du barreau s’appliquent - on peut toujours se dire que le barreau a certaines connivences ou complicités, encore que la confraternité soit le plus souvent une haine vigilante - mais il existe aussi des règles de poursuite devant le parquet et devant la cour d’appel. Qu’est-ce qui empêche de les mettre en œuvre en Corse ? S’il y a des avocats véreux qui donnent une image déplorable de cette profession par ailleurs honorable, je trouve tout à fait regrettable qu’ici, en Corse, on n’ait jamais assisté à une seule poursuite d’avocat. Je suis stupéfait d’entendre les déclarations de certains confrères ici, à Bastia, ou à Ajaccio. Il y a des règles : c’est tout de même le rôle des magistrats de les faire respecter. L’application du droit, c’est vous.

M. Patrick MANDROYAN : Je ne peux que constater la carence.

M. le Président : Il est un peu trop facile de montrer du doigt des boucs émissaires, de dire que c’est la faute d’untel, la faute d’un autre, la faute de ceci ou de cela. Il y a tout de même des possibilités d’agir !

M. Patrick MANDROYAN : Certainement.

M. le Président : Maître Mattei, la compagne de M. Santoni, est toujours en exercice.

M. Patrick MANDROYAN : Elle est suspendue dans le cadre du contrôle judiciaire.

M. le Président : Tout de même !

M. le Rapporteur : Actuellement, avec la constitution du pôle économique et financier, où en êtes-vous ? L’autorité préfectorale vous a-t-elle saisi d’un certain nombre de dossiers au titre de l’article 40 ?

M. Patrick MANDROYAN : En ce qui concerne les pistes, j’attends le mois de septembre pour faire le point. Les assistants spécialisés sont arrivés en juin et juillet. Le pôle économique et financier pourrait prendre des initiatives d’investigations sur deux axes principaux : le blanchiment d’argent provenant des fonds européens - puisque l’on sait d’où l’argent part, on doit pouvoir en retrouver des traces, et c’est une rivière plus que poissonneuse - et l’inadéquation entre les revenus déclarés et les biens affichés. Ce sont des évidences que l’on peut aller vérifier. C’est une attente des citoyens qui paient leurs impôts. Ils se demandent pourquoi untel, dont on sait qu’il a de l’argent mal gagné et qui a pignon sur rue, est intouchable.

M. le Rapporteur : L’affaire du Crédit agricole est instruite ici.

M. Patrick MANDROYAN : Elle fait partie des articles 40. Ceux-ci se répartissent en deux catégories : les utiles et les folkloriques. Les véritables dénonciations au titre de l’article 40 découlaient des inspections des services centraux des finances ou des affaires sociales. Ils ont dénoncé des dysfonctionnements du Crédit agricole, des chambres d’agriculture, des chambres de commerce et de différents hôpitaux, parce qu’ils avaient fait l’objet d’investigations approfondies.

Les autres affaires, transmises par l’autorité préfectorale - la pratique a commencé d’avoir cours avec l’arrivée du préfet Bonnet, car avant il n’y avait pas de recours fondés sur l’article 40 tandis qu’après ils ont été nombreux et qu’il y en avait même parfois plusieurs sur la même affaire -, relevaient de tout et n’importe quoi. Tout ce qui était dénoncé auprès de l’autorité préfectorale comme étant susceptible d’être une infraction était systématiquement renvoyé aux différents parquets pour enquête.

J’en prendrai deux exemples caractéristiques. Un des dirigeants du Crédit agricole, M. François Musso, a été incarcéré au début de l’examen du dossier. J’ai reçu récemment une dénonciation au titre de l’article 40 affirmant que Musso utilise les biens vendus aux enchères par les clients du Crédit agricole qui ne peuvent pas payer pour se constituer un patrimoine personnel. Après vérification, il est apparu qu’il s’agissait en réalité de Léon Musso, homonyme sans aucun lien avec François Musso. Une simple vérification aurait permis de l’établir. Une autre affaire concernait quelqu’un dont on pensait qu’il touchait indûment 18 000 francs par an au noir, alors que cela correspondait à ses indemnités de premier adjoint dans une petite commune. Un coup de fil passé aux services de la trésorerie de la commune m’a permis de vérifier instantanément que cette dénonciation d’un élu supposé corrompu correspondait en fait à ses indemnités de premier adjoint. On a ainsi encombré le parquet de dossiers qui ne présentaient strictement aucun intérêt. C’était presque de la délation, des lettres anonymes, n’importe quoi.

Le dossier du Crédit agricole est venu d’Ajaccio puisqu’il a son siège dans cette ville. Après enquête des services de l’inspection des finances, il est remonté à Bastia qui possède la juridiction spécialisée en matière économique et financière pour la cour d’appel. C’est un monstre, caractéristique des dysfonctionnements de la Corse : il révèle la collusion entre la banque et la population pour obtenir de l’argent des pouvoirs publics, mais il ne traite pas du tout de l’autre aspect du problème agricole corse qui est la nécessité d’avoir des produits et un marché à condition d’avoir des biens fonciers. La plupart des exploitants travaillent avec un vieux tracteur " kosovar " sur un produit aléatoire, qui n’est pas toujours livré à cause des grèves de la SNCM, et sur des terres en indivision. Dans ces conditions, on ne peut pas parler d’exploitation. C’est de l’agriculture, parce que l’on pousse la charrue, mais on ne produit rien.

Parmi les articles 40, il y en a eu d’utiles et d’autres qui ne l’étaient pas. Cela rejoint une de vos observations. Ce que l’on a dénoncé au titre de l’article 40 était su et connu depuis des lustres. Tout le monde savait que le Crédit agricole faisait un certain nombre de choses. Comme quoi il ne faut pas désespérer !

M. le Président : Est-ce que le fait d’être un membre du parquet avec pour autorité hiérarchique le ministre de la justice, donc une certaine garantie de l’Etat, ne rend pas l’exercice du métier plus facile en Corse que si vous étiez totalement indépendant du pouvoir ministériel ? Autrement dit, est-ce que les projets actuels satisfont les magistrats de Corse ?

M. Patrick MANDROYAN : Je ne puis répondre au nom des magistrats de Corse.

M. le Président : Quel est votre opinion personnelle ?

M. Patrick MANDROYAN : Que je sois en poste en Corse ou ailleurs, cela ne change pas grand chose. Personnellement, j’ai l’impression que l’on va, pour la ènième fois, réformer le code de procédure pénale et que l’on va passer à côté de choses essentielles. Il y avait eu un frémissement qui me paraissait intéressant lorsque le Président de la République, l’autorité politique la plus importante de France, c’était enfin - fait rare - intéressé à la magistrature. Cela s’est traduit par une sorte de " gué-guerre " sur l’indépendance des parquets au travers d’autres réformes comme celle sur la présomption d’innocence. Si on doit réformer la procédure pénale, il faut non pas modifier une nouvelle fois une pièce de l’édifice qui est déjà bien brinquebalant, mais engager une réflexion de fond sur la nature et sur le rôle de la justice pénale afin de pouvoir, peut-être, se débarrasser totalement du passé et prévoir quelque chose de nouveau.

Il existe des exemples. On introduit de plus en plus de la philosophie de procédure anglaise dans les structures inquisitoriales françaises. On pourrait tirer profit de certaines expériences italiennes et espagnoles. Je ne pense pas que le problème de l’indépendance du parquet soit déterminant. Vous aurez des gens pusillanimes, indépendants ou pas, et des gens qui feront ou non leur travail, même en contradiction, sous une hiérarchie. La question est de savoir quelle est la légitimité d’un parquetier indépendant.

Les magistrats poursuivent et jugent au nom du peuple français. Le seul détenteur du pouvoir souverain est le peuple lui-même. C’est pourquoi je ne vois pas comment on peut motiver une décision d’assises, contrairement à ce que l’on a pu penser dans certains projets. Si c’est le peuple souverain qui juge, il juge souverainement, il n’a de comptes à rendre à personne. Si nous agissons de façon autonome, nous devons agir sous l’autorité d’un représentant du peuple. Or le parquet n’est pas un représentant du peuple. Le pouvoir politique est un représentant du peuple.

La question est de savoir quel rapport doit exister entre la justice pénale et le pouvoir politique. Des perversions nous ont conduits à être trop soumis ou trop dominés. Il faut peut-être trouver une autre solution, sans couper complètement le cordon ombilical. Moyennant quoi un parquetier, sous prétexte qu’il est désigné dans une juridiction, en serait le " Zorro ". S’il fait bien son travail, tant mieux, mais s’il ne le fait pas bien, cela ne va pas.

M. le Président : Vous allez être réconforté, monsieur le procureur. La réponse que vous apportez correspond exactement à ce que je pense. Je parlais de la Corse parce que je pense que l’autorité de l’Etat y a besoin plus qu’ailleurs d’être affirmée. Le fait d’avoir une certaine garantie de la part de l’Etat, y compris dans l’exercice du pouvoir judiciaire, est à mon sens quelque chose d’utile. C’est une opinion personnelle.

M. Patrick MANDROYAN : L’autorité, je ne sais pas. Je pense que son rôle et surtout sa place doivent être clarifiés. Quelle est la place de la République en Corse au travers de ses représentants ? Tant qu’on aura pas répondu à cette question...

M. Roger FRANZONI : Qu’en pensez-vous ?

M. Patrick MANDROYAN : Je pense qu’il faudrait poser clairement la question à nos concitoyens corses. Il faudrait enfin poser la question de savoir si la majorité des Corses...

M. le Rapporteur : On connaît la réponse !

M. Patrick MANDROYAN : On n’a jamais posé la question.

M. le Rapporteur : Même les nationalistes ne croient pas à l’indépendance de la Corse.

M. Patrick MANDROYAN : Je souhaiterais que l’on pose la question, en ouvrant un débat : est-ce que vous voulez rester attachés à la République ou pas ? L’indépendance, ce serait la guerre civile parce que la majorité des Corses ne le supporterait pas. Comme le pouvoir a horreur du vide, les mafieux prendraient le pouvoir.

M. Roger FRANZONI : La question ne peut donc pas être posée. On ne veut pas du pouvoir de la mafia. La Corse est partie intégrante de la République française, elle y est et elle y reste. Les lois de la République doivent s’imposer en Corse comme ailleurs. Parvient-on à les imposer ?

M. Patrick MANDROYAN : Certainement plus difficilement qu’ailleurs.

M. Roger FRANZONI : J’ai connu une époque où il n’y avait pas de difficultés. La loi de la République s’appliquait en Corse comme ailleurs.

M. le Président : On nous parle souvent des difficultés d’appliquer la loi en Corse. En fait, ces difficultés datent de l’affaire d’Aléria, des années 1970-1974. Auparavant, sans doute y avait-il plus d’accommodements, peut-être une application à la mode corse, mais je ne suis pas sûr que l’on subissait les difficultés que l’on rencontre aujourd’hui. Il y a une telle exacerbation de ces phénomènes que cela devient insupportable pour n’importe lequel de nos concitoyens, qu’il soit corse ou continental. De nombreux Français commencent à se poser des questions sur l’utilité de maintenir ou non dans la République une île qui coûte fort cher aux contribuables. On en est là, ce qui est grave.

M. Patrick MANDROYAN : Si la République se retire, j’ai le sentiment que ce sera la guerre civile.

Cela dit, il faut peut-être relativiser. En retournant sur le continent pendant mes congés, j’ai eu le sentiment, d’après ce que l’on me disait, de revenir du Kosovo. Or il y a ici une douceur de vivre extraordinaire. Même s’il y a beaucoup plus de meurtres, d’assassinat et d’attentats qu’ailleurs, il y a très peu de vols avec violence, de vols à l’arraché. Une femme peut se promener seule, la nuit, sur la place Saint-Nicolas, sans être agressée. Si elle a des difficultés, les personnes présentes interviendront. On vit dans une société presque antérieure à l’urbanisation. C’est le paradoxe de cette île. Les habitants vivent sur un trésor mais comme nul ne veut le partager, personne n’y touche. C’est un pays de Cocagne, à 1 500 kilomètres de toutes les grandes villes d’Europe. Il fait beau de mars à octobre, les paysages sont splendides. Il suffit de faire venir du monde pour gagner de l’argent. Il n’y a pas un kilomètre d’autoroute !

M. le Président : Le problème, c’est qu’ils ne font venir personne, mais qu’ils prennent l’argent quand même !

M. le Rapporteur : L’économie corse tourne au ralenti. Je ne crois pas trop à la thèse d’une dérive mafieuse, au sens international, de la Corse. Le problème de la Corse, c’est qu’elle est marginalisée par rapport à l’économie mondiale.

M. Patrick MANDROYAN : C’est un problème de modernité.

M. le Rapporteur : Même la mafia internationale ne vient pas en Corse.

M. Patrick MANDROYAN : Il y a un problème démographique : tant que nous resterons avec 250 000 habitants, le développement sera difficile. La Sardaigne vit avec deux millions de personnes et on n’entend pas parler des Sardes. C’est aussi une réserve naturelle. C’était une île très pauvre qui, par un retournement de l’histoire, a acquis une situation privilégiée.

M. Bernard DEFLESSELLES : Je ne veux pas faire de la politique-fiction mais de la justice-fiction. Vous nous avez décrit avec beaucoup d’acuité ce que vous ressentiez après avoir vécu quinze mois ici : une activité économique en péril, le problème du partage des terres, le peu d’échanges de biens, le chômage des jeunes, l’omerta, les limites du slogan du rétablissement de l’Etat de droit. Je vous sens un peu désabusé, ou du moins très réaliste. Des indices vous permettent-ils de prévoir une amélioration ? Posez-vous un regard objectif positif sur les mois à venir en ce qui concerne le grand banditisme, les problèmes fiscaux ? On a parlé du passé mais y a-t-il des raisons d’espérer ? Est-ce que les moyens mis à la disposition de la Corse, des institutions judiciaires, de la police, de la gendarmerie par l’Etat, laissent espérer une amélioration dans les mois ou les années à venir ?

M. Patrick MANDROYAN : Oui et non.

Oui, dans la mesure où la plupart des dossiers en cours d’instruction ou d’enquête depuis l’assassinat du préfet Erignac vont finir par être jugés. Les personnes retenues dans les dernières préventions seront sans doute condamnées. On pourra enfin dire que des dysfonctionnements ont été constatés, jugés et sanctionnés. Le sentiment de stratification ressenti par le préfet Lemaire vient du fait qu’il faut imputer à des personnes des faits susceptibles de qualifications pénales selon la procédure pénale, ce qui ne peut pas être fait du jour au lendemain. Des gros et des petits dossiers vont peu à peu sortir. Ce n’est pas une question de personnes, mais la constitution du pôle économique et financier est une initiative extrêmement positive. Il est beaucoup plus important de mettre en place un pôle économique et financier avec des officiers de police judiciaire détachés auprès des juridictions, que de ratiociner sur l’indépendance du parquet. On peut le faire mais il convient d’avoir des gens dans le bureau d’à côté à qui l’on puisse demander de vérifier tel ou tel point. L’impulsion est donnée, on aboutira nécessairement à des décisions de justice.

Non, dans la mesure où, à mon retour du continent, en lisant en dernière page du Monde la revendication du meurtre de Savelli par Armata Corsa, je me suis dit que l’on repartait pour un tour. Comme on n’est pas dans un système structurellement démocratique mais dans un système terroriste, violent, si quinze personnes se mettent d’accord pour arrêter la violence, il y aura toujours un seizième pour traiter les autres de poules mouillées et pour reprendre l’action. Ils en ont fait plus ou moins leur fonds de commerce. Certains ne vivent que de cela. L’effort qui est fait politiquement, très difficilement, par l’ETA ou par l’IRA, je le vois mal se faire en Corse. Le mouvement nationaliste, qui n’arrive pas à savoir s’il faut condamner le terrorisme ou, du moins, la clandestinité, risque de reprendre. De ce point de vue, je suis assez pessimiste. Pour ce qui est du rétablissement de l’Etat de droit, je suis optimiste. On finira par condamner un certain nombre de personnes qui commettent des infractions.

M. le Président : Merci, monsieur le procureur.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr