Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-Président

M. Jacques Coëffé est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jacques Coëffé prête serment.

M. Jacques COËFFÉ : J’ai essayé de rassembler mes souvenirs à propos des trois thèmes d’enquête qui ont été assignés à votre commission.

Concernant le premier, c’est-à-dire l’organisation des forces de sécurité dépendant de l’Etat en Corse, à vrai dire, je n’ai rien à vous apprendre de spécial dans la mesure où cette organisation était, à l’époque où je me trouvais en Corse, tout à fait classique tant pour la police que pour la gendarmerie.

Pour ce qui a trait aux conditions de fonctionnement de ces forces de sécurité, je dirai que, quantitativement, les effectifs de gendarmerie et de police m’ont paru, à l’époque, suffisants et je n’ai jamais demandé de renforts. J’ai simplement noté, qualitativement, une certaine insuffisance au SRPJ en matière de spécialistes de la délinquance financière.

D’une façon générale, j’ai le souvenir de cadres de police et de gendarmerie fortement motivés, passionnés par leur métier et désireux d’obtenir des résultats ; la motivation était certainement moindre à la base des services de police qui sont, comme vous le savez, essentiellement composés de Corses pour lesquels la situation est probablement plus difficile à vivre puisqu’elle suppose de sévir à l’égard de personnes qui leur sont souvent très proches.

Deux petits problèmes matériels me sont revenus à la mémoire : d’abord, celui, non résolu au moment où je suis parti, de la création d’un nouveau commissariat central à Ajaccio qui était prévue dans une banlieue un peu excentrée, ce qui me paraissait une très mauvaise idée ; ensuite, celui de la création d’un centre de rétention. Cette question peut paraître secondaire mais elle est importante parce que, même si l’on n’en parle jamais, il y a, en Corse, beaucoup de travailleurs étrangers en situation irrégulière, notamment dans l’agriculture et faute d’avoir un centre de rétention, les gens sont immédiatement relâchés dans la nature sans qu’on puisse les retrouver ; j’ignore si cette question a été résolue.

Je serai peut-être un peu plus précis sur le troisième thème, qui vous intéresse d’ailleurs davantage, à savoir celui des modalités de coordination des interventions des différents services compétents. Sur ce sujet, j’aborderai deux problèmes très différents.

Le premier est celui de la coordination entre le préfet et le procureur de la République qui n’est pas un problème spécifiquement corse mais qui peut y avoir des conséquences importantes s’il n’est pas convenablement traité. Dans ce domaine, en effet, si la règle qui est claire et connue de tous - en matière de police judiciaire, c’est la procureur de la République qui est le patron, et le préfet n’a pas à intervenir - la réalité est un peu plus complexe. J’en donnerai deux exemples.

Quand on vous annonce le matin, et c’est malheureusement souvent le cas, qu’un établissement commercial a sauté dans la nuit, c’est a priori un problème de police judiciaire, mais si l’attentat est assorti d’une revendication d’un groupe politique, il devient une affaire politique et de renseignement qui mobilise aussi le préfet et ses services.

Je peux vous donner un second exemple très banal : nous nous sommes souvent retrouvés, le procureur et moi, nuitamment, dans les décombres de bâtiments publics qui avaient sauté et où notre présence à tous les deux était naturelle.

En réalité je n’ai pas ressenti de difficultés particulières parce que j’ai entretenu avec le procureur de la République de l’époque des rapports très étroits et surtout parce que j’ai eu recours à un moyen administratif qui est le conseil départemental de sécurité - je ne garantis pas l’exactitude de la dénomination car je n’en conserve pas le souvenir très précis. C’est une commission présidée par le préfet de département, dont le vice-président est le procureur, et qui réunit tous les responsables des services de sécurité. Je crois que l’on peut y faire venir aussi, le cas échéant, des militaires. J’ai utilisé ce moyen qui nous permettait de nous retrouver dans mon bureau tous les deux mois environ, de manière à examiner la situation, à prévoir les événements et à décider ensemble les priorités à donner aux services de police et de gendarmerie.

Il est un second problème qui s’est avéré difficile : celui de la coordination avec le préfet adjoint pour la sécurité. Il ne s’agissait pas d’un problème d’hommes parce que je me suis très bien entendu avec les deux titulaires de cette fonction - successivement M. Lacave et M. Guerrier de Dumast - mais d’un problème structurel. Pourquoi ?

Parce que lorsque la situation est calme - et cela se produit heureusement en Corse où il n’y a pas la guerre tous les jours - le préfet dit " de police " n’a pas grand-chose à faire, s’ennuie même un peu et a tendance à chercher d’autres activités - il se rend notamment fréquemment à Paris, ce qui agace un peu le préfet - bref, il est sous-employé ; en revanche, lorsque les choses vont très mal, notamment en cas de conflits sociaux qui, en Corse, prennent souvent un tour très violent, le problème se déplace tout naturellement en direction du préfet vers qui tout le monde se tourne, depuis les responsables syndicaux jusqu’aux chefs d’entreprise en passant par le président de la chambre de commerce, et qui se trouve assailli de demandes de rendez-vous et d’audiences, alors que le préfet de police est présent mais ne se trouve pas en première ligne.

C’est donc là une situation qui, à mon sens, n’est pas satisfaisante, d’autant qu’elle pose aussi un problème de relations avec le directeur de cabinet du préfet qui a du mal à trouver sa place entre le préfet de département et le préfet de police, et un problème pour les services de gendarmerie et de police qui ne savent pas exactement qui est leur patron. C’est pourquoi, à l’époque j’avais proposé que l’on supprimât la fonction et on m’avait répondu que ce n’était pas le moment, mais je crois que ce n’est jamais le moment pour prendre ce genre de décision...

Je terminerai, si vous le permettez, monsieur le Président, par une remarque un peu plus générale : l’action de l’Etat, notamment celle des services de sécurité, y compris celle de la préfecture dans le domaine du contrôle des armes et des explosifs, a été rigoureuse et persévérante, je crois pouvoir le dire, durant mon séjour en Corse mais c’était aussi le cas auparavant, et elle a permis d’obtenir des résultats. qui ont été chiffrés - j’ai rédigé un rapport sur le sujet et j’en ai aussi parlé devant l’assemblée de Corse, lorsque je suis venu présenter, en septembre 1995, l’action de l’Etat sur l’île. Pour autant, cette action, aussi persévérante qu’elle ait été, n’était pas suffisante pour corriger une image qui, sur le continent mais surtout en Corse, était et restait très négative quant à l’action de l’Etat.

Cette insuffisance, que nous ressentions tous comme un vrai problème, a constitué par moment un motif de découragement pour les services de police et de gendarmerie qui, croyant bien faire leur travail et n’étant pas suspects de laxisme, se voyaient reprocher la situation. Cela nous avait conduits, M. Viau, préfet de la Haute-Corse et moi-même, en septembre 1995 si je me souviens bien, à proposer que l’on élargisse le champ de l’action des services de sécurité un peu trop centrée - j’y reviens - sur les problèmes de terrorisme et de violence nationaliste, en leur demandant de se montrer plus attentifs à d’autres problèmes : bien sûr, le contrôle de la détention et du port illégal des armes, mais aussi de la délinquance financière et celui - nous l’avions mentionné par écrit avec le préfet de la Haute-Corse - du respect par les agriculteurs de certaines règles essentielles.

En un mot de conclusion, nous souhaitions que l’on se focalise moins sur les problèmes graves de la violence nationaliste et davantage sur un environnement qui nous semblait mériter aussi beaucoup d’attention.

M. le Président : Votre intervention appelle une première réflexion de ma part. Nous avons entendu à plusieurs reprises que des difficultés de coordination existaient entre les différents services chargés de la police et de la justice.

Or, je suis un peu surpris car, si j’ai compris vos propos - et vous me reprendrez si ce n’est pas le cas - les relations que vous entreteniez, pendant que vous étiez en poste en tant que préfet de Corse, avec les différents services de police, ou de justice à travers le procureur, paraissaient satisfaisantes, toutes les réunions que vous organisiez avec l’ensemble de ces services n’ont pas fait l’objet, de votre part, de remarques particulières, indépendamment de ce que vous nous avez dit au sujet du préfet de police, et cependant, ce que nous retenons des auditions auxquelles nous avons procédé, c’est le constat de l’existence de difficultés majeures - c’est un euphémisme - au niveau de la coordination de l’ensemble de ces services.

En conséquence, je souhaiterais que vous entriez un peu plus dans le détail de ce travail de coordination. Nous avons compris - la presse en a fait état mais cela s’est également dit ici - qu’il y a eu des affrontements ou, pour le moins, des rivalités et une absence de coopération entre la police et la gendarmerie, des insuffisances du côté des services de justice, des problèmes entre les magistrats du siège et ceux du parquet. J’aimerais recueillir votre opinion sur la base de l’expérience courte, certes, mais importante qui a été la vôtre entre la fin de l’année 1994 et le début de l’année 1996.

M. Jacques COËFFÉ : Sur les rapports entre magistrats, je n’ai pas grand-chose à vous dire dans la mesure où cela ne relevait pas de ma compétence.

M. le Président : Mais vous rencontriez le procureur ?

M. Jacques COËFFÉ : Je le rencontrais très souvent, mais jamais les juges d’instruction : c’est la règle et je la respectais totalement !

J’ai eu des contacts, de temps en temps, protocolairement avec le président du tribunal de grande instance mais très fréquemment le procureur. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu le moindre problème ni même d’en avoir évoqué avec lui, sinon dans certains cas au moment où le procureur saisit ou dessaisit un service - c’est lui qui décide si, pour telle ou telle affaire, l’enquête sera confiée à la gendarmerie ou la police urbaine - car, à chaque fois, le service qui n’est pas saisi en est un peu chiffonné sur le moment. En-dehors de ces cas, très honnêtement, je n’ai pas vécu " d’affrontements " pour reprendre votre terme et je dois même dire qu’entre les responsables, les commissaires et les officiers, que je réunissais fréquemment et conviais même à déjeuner ensemble, j’ai toujours constaté, sinon un amour angélique du moins une collaboration raisonnable, telle que celle que j’ai vécue dans d’autres départements.

Je n’ai franchement pas le souvenir de ce que l’on appelle la " guerre des polices " ou la " guerre des boutons ", ou quelque chose d’approchant !

M. le Président : Entre les services de police et les services de justice - sans que vous en ayez été le témoin principal - les choses se passaient-elles comme il est souhaitable qu’elles se passent ?

M. Jacques COËFFÉ : Je n’ai pas le souvenir qu’un responsable de service de police ou de gendarmerie se soit ouvert à moi de difficultés avec la justice. D’ailleurs, la personnalité du procureur faisait que c’était peu vraisemblable ! Je suis très surpris d’apprendre qu’il y a eu une guerre des polices et que je l’ai ignorée... Dieu sait si nous avons vécu ensemble des moments difficiles, des moments graves, des moments durs, des périodes agitées, mais elles n’ont jamais été agitées entre nous.

M. le Rapporteur : Monsieur le préfet, vous avez été en Corse à une période assez particulière, c’est-à-dire à un moment où le gouvernement menait des discussions, sinon ouvertes, du moins parallèles, avec un certain nombre de mouvements nationalistes.

Vous-même, dans un article du journal Le Monde que je n’ai pas sous les yeux, aussi vous demanderai-je de me pardonner de ne pas vous citer exactement, expliquiez que vous aviez le sentiment d’être un peu " court-circuité "...

M. Jacques COËFFÉ : Pas un peu...

M. le Rapporteur : ... je vous demanderai, d’entrée de jeu, comment vous avez vécu cette période en tant que préfet : avez-vous eu connaissance de ces négociations parallèles ? Avez-vous été amené à interroger votre hiérarchie à ce sujet ? Quelles ont été les conséquences sur les services locaux, à commencer par vous, de cette " diplomatie " secrète ?

M. Jacques COËFFÉ : Je suis de ceux qui considèrent que le préfet est là pour appliquer les instructions que le gouvernement lui donne. Les gouvernements successifs - j’en ai connu deux - m’ont donné des instructions claires et précises qui revenaient à dire : " Faites votre métier ! ". Je n’ai jamais reçu d’instructions écrites puisque cela fait longtemps que les préfets ne reçoivent plus de lettres de mission, ces dernières ont d’ailleurs eu une existence éphémère. J’ai donc fait mon travail qui était, en autres tâches, d’appliquer la loi en Corse et ce qui se passait ailleurs ne me concernait pas. J’étais à mon poste, mon collègue de Bastia aussi, et nous avions suffisamment à faire pour ne pas aller chercher ailleurs.

M. le Rapporteur : Cependant, votre déclaration au journal Le Monde reflète une manifestation de dépit et un sentiment d’amertume. N’est-ce pas ainsi qu’il faut l’interpréter ?

M. Jacques COËFFÉ : Vous savez, j’ai été réveillé par le coup de téléphone d’une journaliste du quotidien Le Monde un dimanche matin - j’étais encore au lit - ; elle m’a dit qu’elle devait avoir écrit son papier pour midi ; soit dit en passant, il est sorti trois jours plus tard. Nous nous sommes entretenus pendant un quart d’heure au téléphone et elle m’a essentiellement demandé comment j’avais appris l’existence de la conférence de presse de Tralonca : c’est tout ! Je n’ai donc guère fait d’autres commentaires et l’article a été écrit après. Je n’ai pas fait une " déclaration " au journal Le Monde.

M. le Rapporteur : Vos propos sont néanmoins cités...

M. Jacques COËFFÉ : Je le sais bien !

M. le Rapporteur : Justement, concernant cette conférence de presse, pouvez-vous nous dire comment les choses se sont déroulées ?

M. Jacques COËFFÉ : C’est fort simple ! Comme vous le savez Tralonca se situe en Haute-Corse et j’ai été informé, le matin que cette conférence de presse s’était tenue, comme j’étais informé trois ou quatre fois dans l’année du déroulement de conférences de presse nocturnes, toujours à peu près suivant le même scénario, si ce n’est que pour Tralonca, le spectacle était plus " grandiose ".

Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire de Tralonca.

M. le Rapporteur : Le ministre arrivait le matin...

M. Jacques COËFFÉ : Oui, il arrivait ce jour-là.

M. le Rapporteur : Et vous avez eu une conversation avec le ministre à ce sujet à son arrivée en Corse ?

M. Jacques COËFFÉ : Non, nous en avons fort peu parlé.

M. le Rapporteur : J’imagine pourtant qu’à son arrivée, compte tenu du retentissement de l’affaire, la question devait être à l’ordre du jour ! Est-ce que vous-même ou le ministre l’avez analysée ?

M. Jacques COËFFÉ : Non, le ministre venait pour faire une déclaration qu’il avait préparée, qui était écrite et qu’il a prononcée à la préfecture une heure après son arrivée. C’est donc de cela que nous avons parlé : de la manière dont les choses allaient se faire, de l’organisation etc. ; c’était cela l’urgence à son arrivée et c’est ce dont nous avons parlé.

M. le Rapporteur : M. Guerrier de Dumast nous a dit qu’il avait eu, avant cette conférence de presse, un certain nombre d’indices, d’informations qui pouvaient laisser penser qu’un événement de ce type allait se dérouler, sans savoir exactement où ; c’était peu de temps avant la conférence de presse : avez-vous également été informé à ce moment-là ?

M. Jacques COËFFÉ : Ce que nous savions, c’est que l’organisation en question - je crois que c’était la Cuncolta - devait faire une déclaration. Cette déclaration était donc attendue ; elle pouvait prendre la forme d’un communiqué alors qu’elle a pris la forme d’une conférence de presse : les deux formules sont souvent utilisées par les mêmes interlocuteurs.

M. le Rapporteur : Mais, dans la nuit, lorsque se tient la conférence de presse, vous n’êtes pas, vous, informé de quoi que ce soit ? Les gendarmes ne vous en informent pas ?

M. Jacques COËFFÉ : Lorsque l’événement se déroule dans le département dont on a la charge, on est réveillé la nuit. Je vous avoue franchement qu’à cette période, c’est-à-dire début 1996, nous venions de vivre des semaines d’explosions nocturnes successives qui nous conduisaient à être constamment dehors, de telle sorte que j’avais demandé à mon chef de cabinet, lorsque des événements se produisaient dans l’autre département, de ne pas me réveiller, car la situation était vraiment très difficile, au point qu’après avoir quitté la Corse, j’ai dormi pendant huit jours !

M. le Rapporteur : A l’époque, les attentats étaient-ils liés à des règlements de comptes entre mouvements nationalistes ?

M. Jacques COËFFÉ : Non. Si je fais un rapide panorama de l’année 1995 et du début de l’année 1996, je peux dire que le premier semestre fut marqué par un énorme conflit social : la " grève quinquennale " des fonctionnaires corses qui, d’ailleurs, ne devrait pas tarder à resurgir... entraînant la désorganisation générale de l’économie insulaire, des coupures de courant etc. C’était une situation de crise assez classique mais très dure.

C’est durant l’été qu’a commencé l’affrontement meurtrier entre le MPA et la Cuncolta faisant un certain nombre de victimes ; assez logiquement d’ailleurs, puisqu’il fallait bien que cela s’arrête, les organisateurs ou les instigateurs de ces règlements de comptes se sont tournés vers l’Etat - d’une façon ou d’une autre, c’est toujours vers lui que l’on se tourne - en commettant une série d’attentats allant crescendo et dont l’apothéose fut l’explosion, à l’aide de 70 kilogrammes de dynamite, de la cité administrative de Sartène. Les bâtiments du Conseil exécutif de Corse ont également sauté, de même que ceux du conseil général, et toutes les nuits, ou presque, des bâtiments de l’Etat étaient détruits.

Voilà comment s’est achevée l’année 1995. J’ajoute que, dans la nuit de Noël, un quart d’heure après l’homélie radiotélévisée de l’évêque, le centre des impôts d’Ajaccio sautait lors d’un attentat qui a soufflé toutes les vitres du quartier : c’était cela les nuits ajacciennes auxquelles je faisais allusion tout à l’heure.

M. Le Rapporteur : Et les forces de sécurité, comment réagissaient-elles à cette situation ? Certains attentats ont-ils été élucidés ?

M. Jacques COËFFÉ : Non, parce que je pense que vous savez comment cela se passe : les gens utilisent de la dynamite volée, un cordon et souvent un " tampax " en guise de ralentisseur. Il se trouve que l’on a pu filmer l’auteur de l’attentat contre le centre des impôts : on le voit sortir de l’ombre, poser son paquet, allumer la mèche et repartir, le tout durant trois secondes... Au moment de l’explosion, le type est déjà reparti dans sa voiture. On ne retrouve jamais une empreinte si bien qu’il est absolument impossible, sauf à le prendre sur le fait, d’attraper qui que ce soit.

L’année 1995 fut aussi marquée par les attentats de la bande de Kelkhal, ce qui a fait dire à certains - et les services de police l’ont très mal vécu : " vous voyez, lorsqu’on le veut, on peut attraper les terroristes ! ". Or, dans ce cas, on avait affaire à des apprentis qui avaient laissé des empreintes sur des bonbonnes de gaz et qui se promenaient avec des carnets d’adresses où figuraient les numéros de téléphone de tous leurs copains. Dans ce cas, il est assez facile de retrouver les auteurs, mais en Corse ça l’est beaucoup moins et je dois dire que ce n’est pas faute de mobilisation. A ce propos, je tiens d’ailleurs à rendre hommage à l’équipe de Mireille Ballestrazzi qui a accompli un très bon travail mais qui n’a pas eu les résultats attendus, précisément parce qu’il s’agit d’une mission quasiment impossible.

M. le Rapporteur : On vient de me communiquer le compte rendu exact de l’audition de M. Guerrier de Dumast sur l’affaire de Tralonca. A la question " Comment avez-vous été informé que cette conférence de presse se tiendrait la nuit ? " sa réponse a été la suivante : " Par le préfet de région et les renseignements généraux. J’avais eu une réunion avec le préfet de région qui m’avait dit que le ministre de l’époque - qui ne s’en est pas caché puisqu’il l’a déclaré lui-même au journal Le Monde - souhaitait que cette conférence de presse se déroule sans incidents... ".

Il semble que le préfet adjoint pour la sécurité n’ait pas la même version des faits que vous !

M. Jacques COËFFÉ : Eh bien, il n’a pas le même souvenir que moi, effectivement ! Moi, je n’ai pas le souvenir que l’on m’ait parlé d’une conférence de presse, je répète qu’on attendait une déclaration du FLNC. Une déclaration peut prendre d’autres formes qu’une conférence de presse et même une conférence de presse n’est pas forcément de la nature de celle qui s’est déroulée à Tralonca.

M. le Rapporteur : Vous nous avez parlé d’une grève importante de fonctionnaires ; comment vous en êtes-vous sorti ?

M. Jacques COËFFÉ : J’ai été mandaté par le gouvernement pour négocier les conditions d’un accord salarial et nous avons négocié, plusieurs nuits durant, sur trois ou quatre semaines.

Je rendais compte au ministre de la Fonction publique de l’époque de l’évolution de la situation, de ce qui était considéré comme acceptable ou insuffisant par mes partenaires, et nous sommes finalement parvenus à un accord qui a permis aux fonctionnaires de Corse d’obtenir des avantages assez importants, en matière d’indemnités de résidence notamment.

M. Le Rapporteur : Et entre qui se déroulaient les négociations ?

M. Jacques COËFFÉ : Entre les organisations syndicales de fonctionnaires et moi-même.

M. le Rapporteur : Y compris les organisations d’obédience nationaliste ?

M. Jacques COËFFÉ : Non, il n’y avait pas d’organisations de fonctionnaires d’obédience clandestine si c’est ce que vous voulez dire...

M. le Rapporteur : Non...

M. Jacques COËFFÉ : Il y avait simplement, parmi les syndicats qui se trouvaient autour de la table, le syndicat des travailleurs corses.

M. le Rapporteur : C’est cela ! A la suite de ce mouvement, sont intervenues toute une série de mesures gouvernementales, notamment des mesures fiscales, je crois : avez-vous été associé au processus de décision et où se déroulaient les discussions ?

M. Jacques COËFFÉ : A la suite de ce grand mouvement qui avait désorganisé l’économie, les organisations socioprofessionnelles ont, à leur tour, exprimé un certain nombre de revendications. J’ai reçu beaucoup de personnes, bien sûr, ainsi que je l’avais fait précédemment ; j’ai transmis les demandes des organisations aux différents ministères concernés, mais, cette fois, les décisions ont été prises à Paris : c’est moi qui les ai mises en œuvre, mais il s’agissait de décisions d’ordre fiscal ou financier qui ne pouvaient être prises qu’à Paris.

M. le Rapporteur : Etiez-vous informé des discussions qui se déroulaient à Paris ?

M. Jacques COËFFÉ : J’étais en liaison avec les ministères concernés et notamment le ministère de l’Intérieur qui était le chef de file dans cette affaire.

M. le Rapporteur : Et qui était votre interlocuteur au ministère de l’Intérieur ?

M. Jacques COËFFÉ : A l’époque, pendant le premier semestre, c’était essentiellement Pierre-Etienne Bisch.

M. le Rapporteur : M. Bisch se rendait souvent en Corse ?

M. Jacques COËFFÉ : Non, pas souvent mais on se téléphonait beaucoup !

M. le Rapporteur : Il travaillait essentiellement sur ce dossier ?

M. Jacques COËFFÉ : Oui. C’est lui qui, au cabinet du ministre de l’Intérieur de l’époque, était chargé du dossier de la Corse.

M. le Rapporteur : Il vous rendait compte de ses contacts ?

M. Jacques COËFFÉ : Le conseiller technique d’un ministre ne rend pas compte à un préfet de ses contacts !`

M. le Rapporteur : Cela peut se discuter...

M. Jacques COËFFÉ : Ce n’est pas l’habitude en tout cas...

M. Robert PANDRAUD : Nous avons entendu des appréciations extrêmement diverses, voire radicalement opposées, quant à l’institution du préfet adjoint pour la sécurité.

Ne pensez-vous pas que cette institution bancale - j’en conviens volontiers - tente de pallier maladroitement une insuffisance que nous constatons sur l’île ? Je m’explique : les procureurs généraux nous ont tous dit qu’ils avaient un pouvoir hiérarchique sur les deux procureurs des deux départements ; du côté de la police administrative et du maintien de l’ordre en particulier, l’égalité des deux préfets de département n’est-elle pas de nature à poser problème et ne pensez-vous pas qu’il serait bon de donner, comme cela existe dans la région Ile-de-France au profit du préfet de police, un pouvoir hiérarchique au préfet de région sur le préfet de la Haute-Corse pour qu’il y ait une coordination ?

Je ne vous aurais sans doute pas posé cette question si vous ne m’y aviez pas incité en disant que Tralonca s’était passé ailleurs, quelque part de l’autre côté de la frontière du département, ce que je conçois très bien. Toutefois, pensez-vous que les autonomistes, les indépendantistes reconnaissent cette frontière ? N’y a-t-il pas des incidences de ce qui se trame à Corte sur la vie à Ajaccio et peut-on, sans modifier les règles institutionnelles et hiérarchiques, jouer de la camaraderie dont je suis obligé de constater qu’elle existe de moins en moins dans tous les corps ?

Nous avons, en effet, entendu des choses horribles entre préfets, notamment entre M. Pomel et M. Bonnet et réciproquement, des choses horribles entre policiers, notamment entre M. Dragacci et M. Marion, des choses horribles concernant la période où vous étiez en poste d’ailleurs entre le procureur général et le préfet adjoint pour la sécurité, M. Lacave, entre le procureur général et le directeur régional des renseignements généraux etc.

On a l’impression qu’il manque un patron et que l’ensemble est composé d’électrons un peu libres...

Je sais bien qu’il y a l’autorité judiciaire et l’autorité administrative, mais ne pensez-vous pas qu’il en irait différemment s’il y avait une autorité administrative plus ferme ? Il faudrait pour cela procéder à une modification institutionnelle en supprimant le préfet adjoint pour la sécurité et en confiant au préfet de région le soin d’assurer la coordination, assisté de son directeur de cabinet à qui il ne resterait plus qu’à donner le grade de préfet, comme cela s’est vu à Paris dans certains secteurs.

On aurait ainsi, pour le moins, une logique et un correspondant. Alors qu’il n’est déjà pas facile d’établir une coordination entre le procureur général qui se trouve à Bastia et le préfet de région qui est à Ajaccio, il faudrait au moins que chacun ait le même ressort et le même pouvoir hiérarchique sur ses collaborateurs. Ce n’est nullement une question d’hommes, mais on a l’impression que cette absence de pouvoir hiérarchique crée un peu, ce qui est d’ailleurs normal, des îlots d’indépendance ou de flou.

M. Jacques COËFFÉ : Je pense que vous avez en grande partie raison : le fait que le préfet de Corse soit à Ajaccio et le procureur général à Bastia explique qu’ils ne se voient pas beaucoup ; ils se téléphonent, bien sûr, mais ils n’ont pas les mêmes rapports que s’ils étaient côte à côte. Les contacts que j’ai eus avec le procureur de la République d’Ajaccio, j’aurais dû les avoir de façon aussi étroite avec le procureur général... Cela n’a l’air de rien vu d’ici, mais il faut savoir que la distance entre Ajaccio et Bastia est considérable - la montagne les sépare - et, à chaque fois que l’on veut aller d’une ville à l’autre, il faut prendre l’hélicoptère car le voyage par la route prend une journée. Il y a donc un véritable problème physique !

L’idée de ne conserver qu’une entité administrative réglerait sans doute une partie des problèmes - cela a été le cas autrefois puisqu’il n’y avait qu’un seul département, avec un sous-préfet à Bastia. Je n’ai pas d’opinion personnelle sur ce point, si ce n’est qu’il faudrait, à ce moment-là, mettre tout le monde au même endroit, car ne faire qu’un seul département en laissant le procureur général à Bastia et le préfet de Corse à Ajaccio ne réglerait en rien la question.

Pour ce qui est du préfet adjoint pour la sécurité, il n’assure absolument pas la coordination entre les préfets du département. Peut-être certains collègues se sont-ils disputés mais j’ai eu, pour ce qui me concerne, les meilleures relations avec MM. Goudard d’abord et Viau ensuite. Nous nous concertions quotidiennement au téléphone et travaillions donc ensemble comme si nous étions côte à côte.

M. Robert PANDRAUD : Quand j’étais jeune fonctionnaire, le préfet de Corse avait une résidence d’été à Vizzavona : qu’est-elle devenue ? Ne pensez pas que c’était une bonne manière d’échapper au bunker du palais Lantivy dont certains de vos successeurs ont pu pâtir ?

M. Jacques COËFFÉ : Elle appartenait au département qui, je crois, l’a vendue. Il n’y a plus de résidence pour qui que ce soit, pas même pour le président du conseil général, à Vizzavona. Le préfet adjoint pour la sécurité disposait d’une villa sur la route des Sanguinaires. Cela posait évidemment des problèmes de gardiennage et de sécurité et mobilisait une section de CRS en permanence, ce qui était tout à fait déraisonnable ! Je crois qu’il faut éviter de se disperser dans la nature compte tenu des problèmes que l’on rencontre en Corse.

M. Roger FRANZONI : La résidence de Venaco est propriété du département de la Haute-Corse qui l’utilise pour les vacances de ses fonctionnaires ; il fallait bien l’utiliser...

M. Robert PANDRAUD : Je n’en discute pas l’utilisation...

M. Roger FRANZONI : La villa de Vizzavona n’est plus résidence du préfet de la Corse-du-Sud alors que, du temps où il n’y avait qu’un seul préfet, elle était résidence d’été du préfet de la Corse.

M. Yves FROMION : Monsieur le préfet, j’aurai deux questions à vous poser.

Premièrement, quel regard portez-vous sur les résultats de l’action des forces de sécurité durant l’époque où vous étiez préfet de Corse ? Vous nous avez parlé, dans votre préambule, des problèmes de coordination et des difficultés techniques que vous avez rencontrés mais, globalement, estimez-vous les résultats positifs ou insignifiants comme d’aucuns l’ont dit ?

Deuxièmement, avez-vous été tenté d’utiliser ou avez-vous eu recours à l’article 40 du code de procédure pénale ?

M. Jacques COËFFÉ : Pour ce qui est des résultats, je dirai qu’ils ont été très mauvais s’agissant de la recherche des assassins - je parle des meurtres politiques car pour le droit commun, les résultats ont été à peu près les mêmes que partout ailleurs. C’est donc un constat d’échec que je dresse. C’est là-dessus que l’opinion fonde son impression première car elle estime que l’on sait qui sont les assassins.

En revanche, pour ce qui est de la délinquance " normale " et de l’action menée en matière de contrôle de la détention d’armes, - j’y reviendrai un peu tout à l’heure - je peux dire que nous avons considérablement serré la vis et que, pratiquement je n’autorisais plus aucune détention d’armes - je ne parle pas des ports d’armes - contrairement au passé où l’on en accordait assez volontiers, ne serait-ce que pour des activités dites " de tir sportif ".

En matière de port d’armes, nous avons marqué des points significatifs puisque, pour la première fois, nous avons exercé des contrôles, arrêté des gens dans la rue, que nous avons déférés à la justice, et qui ont été condamnés en flagrant délit à des peines de prison ferme. Cela a tellement surpris que nous nous sommes fait " arroser " au fusil mitrailleur la nuit suivante... C’était quelque chose de nouveau et je me souviens bien du staccato du pistolet mitrailleur, mais c’est une aventure qui nous est arrivée à plusieurs reprises !

Je crois pouvoir dire que la police et la gendarmerie ont fait du bon travail mais un travail à la fois ingrat et peu spectaculaire ou insuffisamment spectaculaire, ce qui a laissé cette image d’un Etat un peu absent ou " au balcon " comme l’ont dit certains à l’époque, sous-entendant qu’il regardait mais ne faisait rien. Selon moi, cette accusation-là était profondément injuste !

Quant à l’article 40 du code de procédure pénale, je ne l’ai jamais utilisé : je vous parle très franchement, je crois même que je ne savais pas ce que c’était et je n’avais jamais vu, dans ma carrière quand même assez longue, un préfet l’utiliser. En revanche, j’ai déféré au tribunal administratif et à la chambre régionale des comptes tout ce que j’ai vu passer et pu déceler. Il est possible que mes services n’aient pas découvert un certain nombre de choses, mais nous n’avons rien laissé passer. Cela se voit d’ailleurs bien à travers les chiffres et les statistiques : il suffit de les consulter... J’ai fait annuler des décisions très importantes, y compris le régime indemnitaire des personnels du département de la Corse-du-Sud à une époque où, je le rappelle, le président du conseil général était ministre en exercice !

M. Robert PANDRAUD : Monsieur le préfet, en cas de règlements de comptes entre truands, ce qui arrive régulièrement à Marseille, Nîmes ou ailleurs, on peut avoir deux réactions : mettre énormément de moyens ou se dire qu’après tout Dieu reconnaîtra les siens et que cette justice expéditive coûte moins cher aux contribuables.

Est-ce que ce réflexe n’a pas joué un peu lors des règlements de comptes entre diverses factions du mouvement nationaliste, réaction qu’en fin de compte je ne saurai critiquer puisque, historiquement, c’est celle que, très volontairement, en 1956 ou 1957, nous avons tolérée face aux règlements de comptes entre Algériens, en France, notamment entre le FLN et le MNA : tant que les choses ne débordaient pas et qu’il n’y avait pas de bavures sur la population métropolitaine, on laissait un peu courir - d’autant que l’on ne pouvait d’ailleurs pas faire autrement. N’y avait-il pas un peu de cela en Corse ? Après tout, cela ne m’étonnerait pas...

M. Jacques COËFFÉ : Très honnêtement, je vous réponds non ! D’abord, parce que, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, je crois que la motivation des responsables de la gendarmerie et de la police était entière, ensuite, parce qu’ils avaient besoin d’obtenir un résultat, précisément pour prouver qu’ils n’étaient pas nuls ou complices. Ils rêvaient d’obtenir un résultat et si la situation a évolué comme vous le savez, ce n’est pas faute d’avoir travaillé et cherché...

M. le Président : Monsieur le préfet, j’aurai une dernière question : vous êtes arrivé en Corse en décembre 1994, pour Noël...

M. Jacques COËFFÉ : Oui, pour Noël.

M. le Président : Et vous êtes reparti après Noël, en 1995 ?

M. Jacques COËFFÉ : Très exactement, en février 1996...

M. le Président : Comment se fait-il que vous soyez resté sur une période aussi courte ?

M. Jacques COËFFÉ : Vous savez, dans la carrière d’un préfet ou d’un sous-préfet, les périodes d’activité sont très variables : je suis resté quatre ans dans le même poste à plusieurs reprises et beaucoup moins dans d’autres... C’est le gouvernement qui décide : c’est comme cela, c’est la règle et nous l’acceptons quand nous exerçons cette fonction..

M. le Rapporteur : Vous aviez manifesté la volonté de repartir ?

M. Jacques COËFFÉ : Non monsieur !

M. Yves FROMION : Monsieur le préfet, vous avez évoqué au début de votre intervention la différence de motivation que vous aviez observée entre les cadres de la police et de la gendarmerie et la " base ". Pensez-vous que la corsisation de la fonction publique de contact peut constituer un obstacle à un bon fonctionnement de l’institution - ou des institutions s’agissant de la police et des forces de sécurité - ou êtes-vous plutôt partisan d’une régionalisation comme cela se fait dans d’autres régions ou départements ? Voyez-vous là un problème et pensez-vous qu’il faudrait un contingentement, un malthusianisme ou des mesures spécifiques, plus restrictives ou contraignantes en Corse, pour éviter la porosité dont nous ont parlé certaines personnes que nous avons entendues avant vous ?

M. Jacques COËFFÉ : Le fait que les policiers de base soient des Corses présente le petit inconvénient que j’ai signalé tout à l’heure, à savoir qu’ils rencontrent quelques difficultés, ne serait-ce que pour contrôler les jeunes qui circulent en scooter, sans casque, sur le cours Napoléon, dans la mesure où il s’agit souvent de leurs cousins, leurs parents ou leurs amis...

Par ailleurs, je n’ai pas l’impression que les remplacer par des continentaux constituerait un progrès parce que, à ce moment-là, on assisterait à un rejet de la population et on créerait des problèmes qui n’existent pas. Par conséquent, je ne pense pas que ce serait une bonne formule et, en fin de compte, j’estime que, dans de nombreux domaines, il faut que la Corse obéisse au droit commun. On a promulgué trop de règles d’exception pour la Corse et je crois qu’il faut, en la matière, que la régionalisation s’applique comme ailleurs, avec peut-être ses inconvénients mais aussi ses avantages.

M. Yves FROMION : On a quand même le sentiment qu’en Corse la régionalisation des personnels est plus forte qu’en Bretagne, dans le Berry ou ailleurs. Vous ne pensez pas que c’est un élément qui peut induire des dysfonctionnements liés à ce qu’on appelle " la porosité ", c’est-à-dire l’incapacité des services à travailler dans la confidentialité, et donc expliquer certaines dérives ?

M. Jacques COËFFÉ : Non. La préfecture où le personnel est corse, y compris les chefs de division que l’on appelait autrefois les directeurs - je ne parle pas du préfet, du sous-préfet ou du secrétaire général - est une préfecture qui marche bien et qui fait son travail, y compris en matière de contrôle de légalité. Par conséquent, je ne pense pas que ce soit un handicap.

M. Jean-Yves CAULLET : Pour revenir à un thème évoqué précédemment, quelle est pour vous, monsieur le préfet, la place qu’occupe une nomination en Corse dans la carrière d’un fonctionnaire ? On a parlé d’un état d’esprit différent - vous-même l’avez évoqué - entre l’encadrement des services de police et de gendarmerie extrêmement motivés et une troupe peut-être un peu plus blasée, mais je crois savoir, qu’il s’agisse d’un préfet, d’un commissaire de police, d’un procureur ou d’un directeur des impôts, qu’une affectation en Corse n’est pas une affectation banale.

Est-ce que cette particularité, ce sentiment d’être affecté dans une région à problèmes spécifiques n’a pas un impact sur le comportement de chacun, les uns souhaitant y acquérir des lettres de noblesse, les autres souhaitant s’en tirer sans problèmes délicats susceptibles de ternir la suite de leur carrière et est-ce que l’on ne ressent pas, lorsque l’on est sur place, cette espèce d’ambiguïté dans le positionnement de chacun par rapport à sa tâche et à son avenir ? Que devient-on quand on quitte la Corse ?

M. Jacques COËFFÉ : Je comprends très bien votre question, mais je n’ai pas vraiment eu ce sentiment-là.

Dans la plupart des corps, on est nommé selon des règles ou des habitudes

 s’agissant du corps préfectoral il s’agit plus d’habitudes que de règles - qui font qu’un jour vous allez en Corse, le lendemain vous serez ailleurs et le surlendemain encore ailleurs ! Je tente, en même temps que je vous parle, de me remémorer les chefs de service

 le recteur, l’inspecteur d’académie, le directeur départemental et régional de l’équipement, celui de l’agriculture - c’étaient des fonctionnaires qui étaient là sans avoir, je crois, spécialement demandé à venir, qui n’avaient pas refusé non plus de le faire, qui savaient qu’ils seraient mutés après et qui avaient des comportements identiques à ceux que j’ai constatés dans d’autres départements.

Je pense que l’on surestime peut-être la spécificité de la situation corse. C’est vrai qu’il y a des côtés un peu plus désagréables qu’ailleurs par moments, notamment le fait que l’entrée du rectorat - seule l’entrée, heureusement - sautait régulièrement ; c’est vrai que les chefs de service sont soumis à un régime local qui est un peu rude, mais il ne m’a pas paru peser sur le comportement de ces cadres de l’administration, excepté peut-être sur certains - et je pense à quelques policiers - qui avaient été l’objet de menaces personnelles, généralement par le biais de tracts, ce qui est stressant pour l’intéressé et sa famille.

M. Georges LEMOINE : Monsieur le préfet, je souhaite rebondir un peu sur la question précédente : ce matin, quelqu’un, à votre place, disait, concernant les gendarmes et notamment deux d’entre eux qui ont été sur le devant de la scène au cours des derniers mois - un colonel de gendarmerie et un lieutenant-colonel - que l’un pensait à ses étoiles de général et l’autre à sa cinquième barrette. Par conséquent, est-ce que, dans les motivations dont vous avez fait état, la Corse n’entre pas dans ce que l’on appelle communément " un plan de carrière " ?

M. Jacques COËFFÉ : C’est vrai, mais c’est vrai partout : je n’ai jamais connu un colonel qui ne rêve pas de ses étoiles, un commandant qui ne rêve pas de sa cinquième barrette ou un sous-préfet qui ne rêve pas, à un certain moment de sa carrière, de devenir préfet ! C’est humain ! Encore une fois, j’ai beau tenter de rassembler mes souvenirs, je n’ai pas constaté que cela ait influencé la façon de servir de ces gens-là, à l’époque où je me trouvais en Corse. Je n’en ai honnêtement pas le souvenir.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr