Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Yves Capdepont est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Yves Capdepont prête serment.

M. Yves CAPDEPONT : Monsieur le Président, avant de vous présenter les grandes lignes de mon rapport, je voudrais vous dire au préalable que je ne suis pas un spécialiste de la Corse, puisque je n’ai jamais séjourné aussi longtemps dans l’île que pour cette mission. Par ailleurs, en tant que major général, fonction que j’ai exercée, de septembre 1996 à avril 1998, je n’avais pas eu non plus à m’occuper de la Corse puisque le major général a surtout pour rôle de faire fonctionner la direction générale et de coordonner l’action des différents services et n’a pas de responsabilité opérationnelle.

Dans mes fonctions antérieures, je ne connaissais de la Corse que les problèmes logistiques ou les problèmes de coordination qui étaient parfois évoqués à l’occasion des réunions de chefs de service. C’est donc " vierge " de la Corse que je suis parti il y a quelques semaines, à cette réserve près que mon actuel chef d’état major est le prédécesseur du colonel Henri Mazères en Corse.

Mon rapport porte sur la création du GPS (Groupe de pelotons de Sécurité) et sur les conditions de fonctionnement et de mise en œuvre de cette unité.

Je précise tout de suite que, dès mon arrivée en Corse, j’ai rencontré le juge d’instruction chargé de l’information, ainsi que le procureur de la République, et il était convenu avec eux que ma mission s’arrêtait au 19 avril à midi. Dès que l’une des personnes que j’ai entendues au cours de mon enquête évoquait l’incendie de la paillote, je lui faisais savoir que si elle me disait quoique ce soit, je serais obligé sur-le-champ d’aller voir le juge d’instruction ou de l’y envoyer. Donc, je n’ai eu aucun renseignement sur ce qui s’est passé le 19 avril.

Je crois qu’il faut démythifier le GPS : contrairement à ce qu’on a pu lire dans la presse, ce n’était pas une unité spéciale de super-gendarmes. Lorsque j’étais major général, j’avais déjà envisagé de dissoudre l’escadron d’Ajaccio qui ne fonctionnait pas comme les autres escadrons de France. D’abord, c’était un escadron de gendarmerie mobile mais qui était immobile, qui ne faisait jamais de déplacement ; en outre, c’était le seul escadron de gendarmerie mobile qui était à la disposition permanente d’un commandant de légion. Ce n’était donc pas un escadron de gendarmerie mobile tel qu’on l’entend habituellement.

Par contre, grâce à mon expérience d’outre-mer, je pensais qu’en Corse, comme dans les départements et territoires d’outre-mer, il pouvait être intéressant de disposer d’une unité conçue pour le département ou le territoire sur lequel elle était implantée, compte tenu des particularités de ce territoire ou département.

Pour des raisons diverses, notamment l’importance de l’activité de la gendarmerie en 1997, je n’ai jamais mis ce projet à exécution. L’assassinat du préfet Erignac a accéléré la réflexion engagée sur la réforme de l’escadron d’Ajaccio, en vue de mieux adapter les unités implantées en Corse aux missions qu’elles avaient à remplir.

En Corse, comme dans tous les départements français, les missions confiées au GPS doivent être remplies. Il s’agit d’arrestations parfois difficiles à accomplir, et nous y procédons sur le continent soit avec des escadrons de gendarmerie mobile, soit avec le GIGN. Quant aux missions d’observation à réaliser dans le cadre d’enquêtes judiciaires, ce sont des équipes spécialisées des sections de recherche qui les font. Nous avons également des missions de protection de personnalités, et en général c’est l’escadron de parachutistes implanté à Satory qui s’en charge.

Le problème en Corse, c’est que ces missions sont beaucoup plus fréquentes que dans n’importe quel autre département. Pour accomplir certaines d’entre elles, on mobilisait des personnels en déplacement. Comme, par ailleurs, l’escadron d’Ajaccio remplissait une partie de ces missions et n’était pas très adapté pour le reste, la direction générale de la gendarmerie nationale a proposé une réorganisation. Elle avait été évoquée avant mon départ de la direction générale et c’est mon successeur, le général Marcille, qui l’a réalisée au mois de mai 1998.

Pour bien montrer que le GPS est une unité de droit commun, je précise que dans tous les DOM-TOM existe un GPM (groupe de pelotons mobile), c’est-à-dire une unité, dont l’effectif varie de 60 à 100 hommes, adaptée au territoire ou département sur lequel elle est implantée. Ainsi, en Nouvelle Calédonie où le GIGN peut être trop long à intervenir compte tenu de la distance par rapport à la métropole, on a une dizaine de gendarmes qui peuvent intervenir en cas de besoin, par exemple si un forcené se met à abattre des otages. Aux Antilles, le problème est un peu différent parce qu’en cas d’incident analogue, un avion peut décoller très rapidement, le trajet n’est pas long et surtout il n’y a aucune autorisation de survol à demander.

Quand on a décidé de créer le GPS, il avait été proposé à M. Bernard Prévost de l’appeler GPM donc de reprendre la terminologie usuelle outre-mer ; si le nom de GPS a été retenu, c’est uniquement pour ne pas vexer les Corses en les assimilant à un département d’outre-mer.

Le GPS est constitué de trois pelotons et remplit trois types de missions bien définies, qui n’ont rien d’originales et qui continuent actuellement à être remplies en Corse.

S’agissant de la constitution de l’unité, tous les gendarmes de l’escadron d’Ajaccio qui souhaitaient rester en Corse ont été intégrés au GPS, soit 59 gendarmes, dont la moitié environ a été affectée dans les pelotons opérationnels, le reste étant affecté dans un peloton qui assure des soutiens.

Le complément, 32 sous-officiers, a été recruté par un appel à candidatures au niveau national et nous avons eu plus de 800 dossiers pour recruter 32 personnes. Après la sélection, nous avons recruté 22 sous-officiers en provenance de la gendarmerie mobile

 en général des équipes d’intervention des escadrons - et 10 en provenance de la gendarmerie départementale, en général des unités de recherche ou des pelotons de surveillance et d’intervention.

L’unité est devenue, non pas opérationnelle, mais à effectif complet en septembre 1998. Comme je l’explique dans mon rapport, le gros problème est que sous la pression du besoin, elle a été engagée beaucoup trop vite. Cependant, son action a été efficace. Quand on regarde son bilan comme j’ai pu le faire sur pièce - puisque je n’ai pas pu entendre les responsables dont certains étaient déjà incarcérés et surtout je n’ai pas pu poser de questions relatives à l’affaire de la paillote -, le GPS a obtenu de très bons résultats, malgré la préparation imparfaite de ses personnels et le manque de matériel.

Là aussi, quand la presse évoquait les soi-disant matériels sophistiqués du GPS, il faut rétablir la vérité : en fait, c’était des matériels de l’escadron de gendarmerie mobile d’Ajaccio qui avaient été conservés et, pour des raisons budgétaires et surtout pour des raisons de passation de marché, les matériels prévus pour équiper le GPS devaient arriver courant 1999, voire début 2000.

M. le Président : Quels étaient ces matériels ?

M. Yves CAPDEPONT : Essentiellement des matériels de transmission. Compte tenu des délais de passation du marché, il fallait environ 15 mois pour les obtenir.

Le degré de préparation du personnel a fait l’objet d’une mission d’évaluation du colonel qui commande le groupement de sécurité d’intervention de Satory au début du mois de décembre 1998 ; il a conclu qu’il fallait faire une pause dans l’emploi pour assurer une meilleure formation de ces personnels. Or, en raison de l’importance des besoins, cette pause n’a jamais été faite.

La mise en œuvre du GPS était relativement simple : le groupement ou la section de recherche qui en avait l’utilité établissait une demande et c’était le colonel Henri Mazères, commandant de légion, qui accordait ou non le concours de l’unité. Et, pour ce que j’ai pu en voir, toutes les missions effectuées faisaient l’objet d’un dossier de mission qui est archivé. J’ai pu le constater moi-même.

Le contrôle de l’unité était essentiellement exercé par le commandant de légion puisque c’était la seule autorité sur place. Il faut y ajouter le contrôle effectué par le commandant de circonscription, le général en poste à Marseille qui se rendait une fois par mois sur place. Comme c’était une unité nouvelle, il avait été appelé à opérer des redressements ou donner des directives concernant son utilisation ou sa formation éventuelle, mais il n’était pas en mesure de vérifier dans les faits la matérialité de l’exécution des missions dans les semaines qui précédaient. Il faut enfin mentionner le contrôle de la direction générale de la gendarmerie nationale, essentiellement pour les problèmes de logistique du GPS, c’est-à-dire son équipement.

Comme je l’ai écrit dans le rapport que j’ai remis au ministre de la Défense, le dysfonctionnement que nous avons pu constater provient du fait que le GPS était une exception par rapport à ce qui se passe sur le continent, puisque l’utilisateur de cette unité en était également le contrôleur. Dans ces conditions, si le chef de l’unité constate un dysfonctionnement ou veut dissimuler quelque chose, il est évidemment bien placé pour le faire. Si l’on s’était conformé au modèle retenu sur le continent, l’emploi de ce type d’unité aurait été confié au commandant de groupement et actionné par la circonscription alors que son contrôle aurait été exercé par le commandant de légion.

Cette exception s’explique par l’insularité et les attributions spéciales du commandant de légion en Corse, qui a conservé quelques attributions opérationnelles, compte tenu du fait que le préfet de Corse exerce des responsabilités en matière d’ordre public et coordonne l’action des deux départements en vue de prévenir ou de faire face aux événements troublant l’ordre public.

L’autre source de dysfonctionnement, l’ambiguïté que je signale rapidement dans mon rapport car l’inspecteur général Daniel Limodin est plus qualifié que moi pour en parler, c’est l’existence d’un préfet adjoint pour la sécurité qui coordonne l’action de deux groupements dépendant de deux préfets différents. Beaucoup de gens pensent qu’il n’y a qu’un préfet en Corse ; ils oublient qu’il y a un préfet à Bastia ; son nom est beaucoup moins connu que celui du préfet d’Ajaccio.

M. le Président : J’ai envie de vous poser d’abord une question d’ordre général. N’avez-vous pas le sentiment, compte tenu de ce que vous avez observé lors de votre déplacement en Corse, que finalement le GPS avait un peu échappé aux structures habituelles de la gendarmerie ? Au fond, le lien privilégié qui existait entre le colonel Henri Mazères et le préfet Bernard Bonnet ne créait-il pas une espèce de court-circuit entre les autorités hiérarchiques de la gendarmerie et le GPS sur place en Corse, celui-ci bénéficiant d’une autonomie sans doute aggravée par son appellation particulière ? Est-ce le sentiment que vous avez retiré de votre inspection ?

M. Yves CAPDEPONT : La gendarmerie, qui est une maison de tradition, a toujours regardé un peu de travers les unités nouvelles. Quand on a créé les pelotons de surveillance et d’intervention il y a une trentaine d’années, cela a déplu à tout le monde. De même, la création des unités de recherche a déplu aux commandants de brigades qui pensaient qu’elles allaient venir faire leur travail à leur place. Dès lors, le GPS n’a pas échappé à cette critique. Il n’a pas eu le temps matériel de s’imposer, de bien montrer aux unités son aspect indispensable, sauf dans quelques cas. Ainsi, le commandant de brigade de Calvi, qui avait dû procéder à des arrestations très difficiles, m’a dit que si le GPS n’avait pas été là, il aurait été incapable de le faire. Le GPS était placé pour emploi auprès du colonel Henri Mazères, mais à chaque fois qu’un élément du GPS, qu’il s’agisse d’observation ou d’intervention, était mis à la disposition d’un commandent de groupement, c’était à la totale satisfaction de ce dernier.

M. le Président : Est-ce que cette spécificité n’était pas aggravée par le fait que le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier, qui était chargé de mission auprès du préfet dans un premier temps, avait un rôle lui aussi très particulier ? Ce type d’organisation exceptionnelle pouvait dans l’opinion, au sein même de la gendarmerie et sur place, être ressentie comme quelque chose d’à part et d’un peu marginal par rapport à la gendarmerie traditionnelle, entraînant d’ailleurs une frustration des gendarmes des brigades qui font leur travail quotidien dans des conditions qui ne sont pas très faciles et qui avaient le sentiment qu’on privilégiait une unité. Il y a 1 400 personnes en permanence dans les services de gendarmerie sur le territoire de la Corse, cela fait beaucoup de monde par rapport aux 95 membres du GPS. L’organisation du système autour du préfet Bernard Bonnet, qui avait, compte tenu de ses liens privilégiés avec le colonel Henri Mazères, la main sur le GPS n’était-elle pas source de marginalisation ?

M. Yves CAPDEPONT : Le préfet Bernard Bonnet a connu le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier comme commandant de groupement dans les Pyrénées-orientales, et quand il est parti en Corse, il a souhaité emmener avec lui cet homme de réflexion, d’idée et de conviction. Cela nous a posé problème à l’époque parce qu’on n’est pas habitué en gendarmerie à voir quelqu’un suivre un préfet ; d’autant plus que Bertrand Cavallier étant lieutenant-colonel et n’étant pas susceptible de devenir colonel dans l’immédiat, son ancienneté nous gênait par rapport au commandant de légion de l’époque, le colonel Yves Quentel.

Pour des motifs tenant à l’engagement du Gouvernement dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité en Corse, on a donné satisfaction au préfet Bernard Bonnet, et pendant trois à quatre mois Bertrand Cavallier a eu un rôle tout à fait à part à Ajaccio comme chargé de mission auprès du préfet Bernard Bonnet. Il a fait un audit concernant la gendarmerie mais aussi un travail remarquable sur la lutte contre la délinquance économique et financière et il a contribué à mettre en place certaines structures qui ont participé à cette lutte. Au début de l’été, après cette période d’audit et de propositions, s’est posée la question du rôle du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier. Compte tenu de son ancienneté - entre temps le colonel Henri Mazères était arrivé - on savait qu’on ne pouvait pas lui donner le commandement de la gendarmerie en Corse, le seul poste possible était celui de chef d’état major.

En fait, en dépit de quelques réticences de part et d’autre, tous les renseignements que j’ai eus concordent : à partir du mois d’août 1998, le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier n’a pratiquement plus eu de relation avec le préfet Bernard Bonnet. Le colonel Henri Mazères l’a supplanté auprès du préfet Bernard Bonnet, ce qui était normal puisque c’était le commandant de légion de gendarmerie, et le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier s’est contenté de ses fonctions de chef d’état major stricto sensu.

Le colonel Henri Mazères a mis une très forte pression sur le GPS qu’il a sur-employé. En outre, certains membres du GPS venaient de la gendarmerie mobile de Mont-de-Marsan que le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier avait commandée auparavant et ils le connaissaient très bien. Comme c’est un homme ayant beaucoup de charisme, il était devenu un peu le recours pour certains membres du GPS. Je suis convaincu que si Cavallier avait été là au moment de l’action concernant la paillote incendiée, il l’aurait désamorcée.

M. le Président : Je ne veux pas vous transformer en chroniqueur relatant les ragots qui peuvent circuler sur l’île, mais, est-ce que l’attitude du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier dénonçant les faits qui ont été portés à sa connaissance concernant l’incendie de la paillote, sont simplement le résultat d’un sursaut républicain ou y a-t-il d’autres raisons qui sont apparues au cours de votre enquête ? Tout cela, permettez-moi de le dire, ne me semble quand même pas très sain. Je crois savoir que le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier logeait à l’intérieur même du palais préfectoral.

M. Yves CAPDEPONT : Pendant les trois premiers mois de sa fonction seulement. Quand il est arrivé en Corse avec le préfet Bernard Bonnet, il n’y avait pas de place pour lui, tous les postes étaient pourvus, et c’est pour cette raison qu’il a logé à la préfecture pendant cette période. D’ailleurs, il travaillait très tard le soir avec le préfet Bernard Bonnet, il n’avait pas de logement. Il était célibataire géographique et sa famille ne l’a rejoint qu’après. Cela peut expliquer qu’il ait bénéficié d’une chambre à la préfecture.

Je crois profondément qu’il s’est agi d’un sursaut républicain. Je connais bien Cavallier qui est un homme d’honneur, qui a un sens du service remarquable. Sur ce point, je ne peux faire une synthèse de ce qui est paru dans la presse.

M. le Président : Vous avez été informé du caractère particulier des relations qui pouvaient exister entre tel ou tel.

M. Yves CAPDEPONT : Sur les faits eux-mêmes, Cavallier a rencontré le colonel Rémy, le nouveau commandant de légion, à son arrivée, et juste avant que je prenne l’avion, quand j’ai vu Cavallier, je lui ai dit : " vous me cachez des choses, mais si elles se rapportent aux événements des 19 et 20 avril, allez les dire au juge d’instruction. Ne m’en racontez pas trop parce que ma mission s’arrête au 19 à midi. "

La presse en a parlé donc je peux le dire. Cavallier a été informé par le capitaine Ambrosse de ce projet vers le mois de mars je crois. Il a eu une discussion avec le colonel Henri Mazères et le préfet Bernard Bonnet, au cours de laquelle il les dissuade de passer à l’acte. Il pense avoir réussi. L’action se passe pendant qu’il est en permission, et quand il rentre, il apprend que quatre personnes, dont Mazères, sont incarcérées.

Pendant plusieurs jours, cela lui trotte dans la tête sachant ce qu’il savait. Puis, il entend le préfet Bernard Bonnet déclarer qu’il n’était au courant de rien, alors qu’ils en avaient parlé ensemble. Moi, je lui ai dit de ne pas tout me raconter. Je crois qu’il en a aussi parlé au général Lepetit qui était chargé de l’enquête et au colonel Rémy, et tous ont dû finir par le convaincre de raconter ce qu’il savait au juge. De toute façon, il ne pouvait pas se taire. Il aurait été entendu et convoqué.

M. le Président : Son attitude ne s’explique-t-elle pas par l’espèce de disgrâce dans laquelle il s’est retrouvé ? Après son rôle privilégié de conseiller technique auprès du préfet Bernard Bonnet, il est progressivement marginalisé au profit du colonel Henri Mazères. Est-ce qu’il ne se sentait pas en quelque sorte trompé par le préfet Bernard Bonnet ?

M. Yves CAPDEPONT : Il se sentait marginalisé depuis le mois d’août 1998. Mais je crois que Mazères le consultait souvent ; leurs bureaux étaient face à face dans le même couloir, il était associé à certaines décisions.

M. le Président : Vous n’avez connaissance d’aucun autre élément ?

Je rappelle que vous êtes devant une commission d’enquête, que vous avez prêté serment, et que si des informations ont été portées à votre connaissance en dehors de l’instruction judiciaire, vous devez les relater exactement. Il n’y a aucune autre explication, selon vous, que cet état de disgrâce et l’esprit républicain du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier qui ont motivé sa démarche tendant à informer les autorités judiciaires du rôle de MM. Bonnet et Mazères dans l’incendie de la paillote ?

M. Yves CAPDEPONT : Je suis formel étant donné les informations que j’ai en ma possession. Que Cavallier ait été marginalisé, beaucoup me l’ont dit et c’est évident. Avoir le rôle qu’il a eu pendant quatre mois puis devenir chef d’état major, c’est-à-dire faire tourner la maison sans avoir de responsabilité opérationnelle, est frustrant, c’est évident.

M. le Président : Et son rapatriement en tant que responsable de l’état-major au sein de la gendarmerie à Paris, qui était envisagé à l’époque par les autorités hiérarchiques de la gendarmerie nationale qui avaient autorisé son affectation en Corse auprès du préfet Bonnet, ne s’explique que par les éléments dont vous venez de parler, rien d’autre ?

M. Yves CAPDEPONT : Non, il était prévu dès le mois de décembre 1998. La décision était déjà envisagée et le départ de Cavallier était programmé pour l’été 1999.

M. le Président : Je vais être encore plus précis : il n’y avait pas de problème d’ordre personnel qui opposait M. Cavallier à M. Bonnet ?

M. Yves CAPDEPONT : Vous parlez de l’histoire dont la presse a parlé ?

M. le Président : Oui, depuis un moment, mais vous semblez ne pas la connaître.

M. Yves CAPDEPONT : Je vais vous livrer ma conviction profonde. A mon avis, c’est non, mais c’est un domaine un peu délicat.

M. le Président : Oui, mais enfin dans la gendarmerie le rôle des épouses de gendarmes est considérable ; c’est d’ailleurs tout à l’honneur de la gendarmerie, qui a toujours veillé à ce que dans le cadre des casernements les problèmes soient réglés le mieux possible afin d’éviter qu’une image défavorable soit portée sur le corps en général au travers de leur façon de vivre.

M. Yves CAPDEPONT : Je pensais tellement peu à cela monsieur le Président, que je n’avais même pas compris votre allusion.

J’ai la profonde conviction, avec une marge d’erreur qui est vraiment minime, que Mme Cavallier n’a pas pu être la maîtresse du préfet Bernard Bonnet. Je sais bien que chacun peut avoir ses convictions religieuses et ses idées là-dessus, mais la famille Cavallier est une famille très croyante, qui va à la messe tous les dimanches. Bertrand Cavallier a un crucifix sur son bureau en permanence. Ce n’est pas forcément une preuve, mais honnêtement, j’ai du mal à le croire.

M. le Président : Ce n’est pas cela qui m’intéresse, ce que je veux essayer de comprendre, c’est le ressort psychologique qui fait agir un certain nombre d’hommes. Ce qui est valable pour Cavallier, l’est aussi pour d’autres protagonistes de ce dossier. Peu importe quelles sont les relations du préfet Bonnet avec tel ou tel, mais je voudrais comprendre comment on est arrivé à la déstabilisation d’une unité qui avait été créée pour répondre à une demande, et sans doute à une exigence de la situation corse. Vous l’avez indiqué vous-même, la création d’une unité spéciale avait été envisagée plus d’un an auparavant. L’assassinat du préfet Erignac rend cette création urgente, selon les autorités de la gendarmerie nationale. Et puis, à un moment donné, il y a un basculement. Moi, j’essaie de comprendre les ressorts psychologiques qui animent les protagonistes de cette affaire. On n’est pas dans le vaudeville mais dans le drame, y compris pour la gendarmerie nationale, qui vit sans doute assez mal cet épisode corse.

M. Yves CAPDEPONT : Monsieur le Président, je n’aime pas les termes " d’unité spéciale " parce que cela fait penser à " mission occulte ", je dirais plutôt unité spécialisée dans trois missions, comme la section de recherche est spécialisée dans les enquêtes judiciaires et un peloton motorisé l’est dans la police de la route.

Le GPS était une unité magnifique. Il disposait de personnels de qualité : quand on choisit 32 sous-officiers parmi 800, ils sont bons. Ce n’est pas l’unité qui était déstabilisée. La preuve, c’est que Mazères a agi avec qui ? Avec les officiers. Il a choisi les gens sur lesquels il avait un certain ascendant et il a profité de son autorité pour leur imposer de l’accompagner. On sait qu’Ambrosse et Moulié étaient réticents ce qui peut expliquer la déconfiture de l’opération : quand on fait quelque chose qu’on n’a pas envie de faire, on le fait mal. Certains membres du GPS dont le capitaine Ambrosse, se sont ouverts à Cavallier plusieurs semaines avant, ce qui prouve bien qu’ils étaient réticents. Et ce n’est pas le GPS qui a incendié la paillote, c’est Mazères, avec des gens sur qui il exerçait une pression directe ; je pense que Moulié a dû être pris dans cette affaire parce que c’était le seul spécialiste...

M. le Rapporteur : ... Qui semble-t-il n’est pas intervenu ?

M. Yves CAPDEPONT : Je le crois, en effet, parce que lui était plus que réticent. Il ne voulait pas remplir cette mission ; il a obéi parce que, vieil adjudant-chef, il avait le réflexe d’obéir à un colonel, mais s’il était sur le terrain, il n’est pas intervenu. Donc, ce n’est pas l’unité qui a été déstabilisée, c’est le colonel qui a amené avec lui " dans cette galère " les gens sur qui il avait une autorité directe.

M. le Président : Quand le préfet Bonnet est affecté en Corse, il part avec le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier en tant que conseiller technique. Le colonel Mazères arrive ensuite pour exercer les responsabilités que vous connaissez. A la tête du cabinet du préfet se trouve M. Gérard Pardini dont le parcours est plutôt atypique ; dans les fonctions de directeur de cabinet, il est rare de trouver des gens qui ont été à la DGSE et dans les services spéciaux avant d’exercer une fonction d’administration ; il s’intéressait sans doute de près au fonctionnement du GPS.

Quelle était la nature des relations qui existaient entre MM. Mazères, Cavallier et Pardini, qui était au courant de beaucoup de choses. Quel rôle le directeur de cabinet a-t-il joué ?

M. Yves CAPDEPONT : Je n’ai pas rencontré M. Gérard Pardini et je pense que l’inspecteur général Daniel Limodin vous en parlerait mieux que moi. Je me permets d’insister : Cavallier, depuis le mois d’août, a reçu des consignes très précises à la fois de la part du chef d’état major général de la gendarmerie et du colonel Mazères lui signifiant : " maintenant que vous êtes chef d’état major, les relations avec la préfecture, ce n’est plus vous ". Je ne dis pas qu’il était interdit de séjour à la préfecture mais presque ; il n’est donc plus dans le circuit qui se limite à trois personnes : le préfet Bernard Bonnet, son directeur de cabinet, M. Gérard Pardini, et le colonel Mazères.

Je vous livre mon sentiment et non pas des faits : j’imagine très bien ces trois personnages et surtout les relations entre le colonel Mazères et le préfet Bonnet. Mazères est un " célibataire géographique ", le préfet place sa disponibilité administrative bien avant sa famille ; sa femme était à Ajaccio mais elle aurait été à Paris ou à Marseille, cela ne l’aurait pas davantage occupé. Donc, ce sont des hommes qui vivent ensemble parfois de 12 à 14 heures par jour. Jusqu’en décembre 1998, leur travail ne mérite que des louanges. Ils obtiennent des résultats ; et puis, devant deux ou trois sentiments d’échecs répétés, ils " disjonctent " ensemble. C’est mon interprétation, c’est le sentiment que j’ai d’après ce que j’ai pu entendre sur place.

M. le Président : Le général Parayre, responsable de la circonscription de Marseille qui exerce un contrôle sur le fonctionnement des unités de gendarmerie en Corse s’y rendait régulièrement. Ce lien naturel ne devait-il pas conduire Cavallier, très respectueux de la hiérarchie, à informer le général Parayre de ce qui se passait précisément dès le mois de mars 1999 puisqu’il s’était rendu compte qu’il y avait un certain nombre de dévoiements par rapport aux missions confiées au GPS ?

M. Yves CAPDEPONT : Cavallier, qui a le sens de l’honneur, malgré les problèmes que lui posait Mazères, était respectueux de la hiérarchie et il aurait eu le sentiment de trahir Mazères en portant le dossier au-dessus. Quand il en a parlé au colonel Henri Mazères et au préfet Bernard Bonnet avant de partir en permission, il était convaincu d’avoir désamorcé l’affaire. Pour lui, c’était devenu un non-événement. S’il avait soupçonné un seul instant qu’ils passeraient un jour à l’acte, je crois qu’il l’aurait dit.

M. le Président : Compte tenu de la spécificité de la Corse et de l’insularité, n’avez-vous pas le sentiment que l’information franchissait difficilement la Méditerranée ? Comment avez-vous apprécié les relations qui existaient entre le GPS et ses responsables, et éventuellement le préfet Bernard Bonnet ? Si vous avez eu des informations à ce sujet, avez-vous le sentiment que tout était transmis par la voie hiérarchique aux autorités supérieures, c’est-à-dire en fait au ministre de la Défense, puisque c’est lui qui a la responsabilité de cette arme ?

M. Yves CAPDEPONT : Le fonctionnement même ?

M. le Président : Oui, le fonctionnement dans le détail. Est-ce qu’on ne lui présentait pas une vision idyllique des résultats obtenus par le GPS par rapport à la réalité sur le terrain, certains résultats ayant été obtenus avec des moyens qui n’étaient peut-être pas tout à fait conformes aux règles du droit. Ces informations étaient-elles transmises aux autorités supérieures ?

M. Yves CAPDEPONT : Pas plus celles concernant le GPS que les autres unités. Les résultats obtenus étaient ceux de l’action du préfet Bernard Bonnet avec l’aide de la gendarmerie et de la police. Le GPS était une unité employée comme les autres. Quand un commandant de compagnie avait une arrestation difficile à faire et qu’il demandait une participation, il y avait une équipe du GPS pour le faire, mais à Paris, on ne le savait pas.

M. Jean-Yves CAULLET : C’était bien dans le cadre de l’application des règles de droit ?

M. Yves CAPDEPONT : Tout à fait. De la même façon, quand le colonel Mazères envoyait une équipe du GPS pour une reconnaissance ou une filature dans le cadre d’une enquête judiciaire, on ne le savait pas non plus à Paris ; cela fait partie du quotidien.

Pour toutes les missions régulières, j’ai pu constater que les dossiers d’intervention du GPS pour les deux pelotons qui nous intéressent, font référence à une pièce de justice, soit une réquisition, soit une commission rogatoire du juge d’instruction. A chaque fois qu’il est intervenu, c’est en renfort d’une unité pour une arrestation ou en renfort d’une unité de recherche dans le cadre d’une enquête judiciaire.

M. le Président : Est-ce que la collaboration entre les services de gendarmerie et les services de police vous a paru tout à fait normale ou vous a-t-il semblé qu’il existait une marginalisation du travail du GPS et des services de gendarmerie par rapport aux services de police présents sur l’île ?

M. Yves CAPDEPONT : Si j’en crois la presse, c’est plutôt le contraire. Pour des raisons diverses, dont certaines s’expliquent un peu d’ailleurs, le préfet Bernard Bonnet marquait une préférence pour la gendarmerie. Il l’affichait. Cela s’explique par la " corsisation " des services de police. Il y a une porosité énorme.

Il doit y avoir dans la gendarmerie 5% de Corses et 5% de gendarmes qui ont des épouses corses. Sauf erreur de ma part, pour la police, c’est environ 80%. Il est vrai que dans des enquêtes un peu délicates il a pu paraître souhaitable de donner une préférence à la gendarmerie pour ce motif.

M. le Président : Quel était le pourcentage de gendarmes habilités comme officiers de police judiciaire au sein du GPS ?

M. Yves CAPDEPONT : Le procureur général m’en a parlé. Initialement, il a habilité les officiers jusqu’au jour où il s’est rendu compte que son habilitation n’était pas valable. En effet, il existe un décret qui énumère les unités de gendarmerie et de police pouvant être habilitées comme OPJ. Or le GPS a été créé par une circulaire interne et par définition ne figurait pas dans ce décret.

Dès que l’erreur a été reconnue, l’habilitation donnée aux officiers du GPS leur a été retirée. D’autant plus, qu’à mon avis, elle leur avait été accordée à tort d’un point de vue opérationnel parce que dès lors que le GPS n’agissait qu’en soutien ou renfort d’une unité de gendarmerie qui, elle, a des personnels habilités comme OPJ, les membres du GPS n’avaient pas besoin de l’être.

M. le Président : Cela peut poser problème pour les enquêtes effectuées car elles risquent d’être frappées de nullité.

M. Yves CAPDEPONT : Non, en fait, car le GPS n’a pas fait d’enquête autonome.

M. le Président : En ce qui concerne le rôle du préfet adjoint pour la sécurité, celui-ci vous a-t-il paru vraiment utile ou s’agit-il d’une structure qui se superpose aux autorités préfectorales traditionnelles ?

M. Yves CAPDEPONT : C’est toute l’ambiguïté de la situation de la Corse que dénonce l’inspecteur général Daniel Limodin. Le préfet faisait des réunions avec des responsables régionaux : le colonel Henri Mazères, le patron du SRPJ, le directeur régional des renseignements généraux, M. Gérard Pardini, sûrement le préfet adjoint pour la sécurité. Et le préfet était amené à prendre des décisions ou à déterminer des orientations concernant toute la Corse.

Ensuite, le colonel Henri Mazères répercutait les directives sur ses deux commandants de groupement.

S’agissant de la Haute Corse, le préfet n’appréciait pas toujours que des directives de la légion arrivent à son groupement sans qu’il ait été associé à la décision. Et moi, je n’aurais pas voulu être à la place du préfet adjoint pour la sécurité chargé d’indiquer à un préfet dont il dépendait, les orientations à prendre.

Il y a là une ambiguïté que je mentionne dans mon rapport. Je crois que le préfet Jean-Pierre Lacroix pense que si on applique les textes tels qu’ils existent dans leur intégralité, l’ambiguïté devrait être levée.

M. le Rapporteur : Pour revenir sur l’organisation du GPS, vous avez dit que celui-ci était directement placé sous la responsabilité du commandant de légion, ce qui n’est pas le cas des unités analogues dans les territoires d’outre-mer qui sont sous la responsabilité des commandants de groupement.

M. Yves CAPDEPONT : Effectivement, c’est tout le problème de l’insularité, surtout de l’insularité lointaine. A la Réunion, le commandant de groupement non seulement dispose du GPM, mais aussi des compagnies. Le seul contrôleur externe, c’est le commandant de la gendarmerie outre-mer qui est à Paris.

M. le Rapporteur : En Corse, il y a deux commandants de groupement. Alors qui prend la décision ? Pourquoi avoir placé le GPS non pas sous la responsabilité d’un des commandants de groupement, mais sous celle du commandant de légion ?

M. Yves CAPDEPONT : D’abord, si le GPS avait été placé sous les ordres du commandant de groupement d’Ajaccio, cela aurait posé problème pour le faire intervenir en Haute Corse. Et compte tenu du rôle joué par le préfet de région en Corse, on a peut-être laissé à tort au commandant de légion de Corse des attributions opérationnelles qu’aucun de ses homologues n’a sur le continent.

M. le Rapporteur : Le commandant de légion sur le continent n’a plus d’attributions opérationnelles. On est donc dans une situation exceptionnelle.

M. Yves CAPDEPONT : C’est lié au fait que le préfet de Corse a un rôle de coordonnateur en matière d’ordre public, qui n’existe pas ailleurs.

M. le Rapporteur : Est-ce que la direction générale de la gendarmerie nationale n’a pas vu avec l’arrivée du préfet Bernard Bonnet l’occasion de prendre une place qu’elle n’avait pas précédemment, notamment dans les enquêtes judiciaires portant sur le terrorisme ? N’y a-t-il pas eu une concordance entre la volonté du préfet de ne pas s’appuyer sur les forces de police parce qu’il les suspectait, et la direction de la gendarmerie ? Cela a été confirmé par les dépositions des responsables de la gendarmerie qui estimaient qu’en Corse, la gendarmerie était presque systématiquement dessaisie ?

M. Yves CAPDEPONT : Ce n’est pas le sentiment de toute la gendarmerie. Mon chef d’état major m’en a parlé. Il arrivait de Corse et voyait d’un mauvais œil cette préférence marquée du préfet Bernard Bonnet pour la gendarmerie. C’est tout le problème de la collaboration entre police et gendarmerie.

Les gens sont choqués par ce qu’on appelle " la guerre des polices " ; moi, cela ne me choque absolument pas. Dès qu’on a deux institutions qui ont des frontières communes, il y a forcément des incidents de frontière et il y a des autorités qui sont là pour les régler. D’ailleurs, ces incidents sont très rares.

En Corse, ce contexte d’émulation ou de concurrence était peut-être exacerbé par rapport au continent parce que le travail est beaucoup plus dense ; de plus, en Corse, beaucoup plus fréquemment que dans d’autres régions, interviennent des gens venus de Paris. La division nationale antiterroriste et les juges de la 14ème section du tribunal de Paris viennent faire des " intrusions " dans le travail des magistrats et des policiers et gendarmes en Corse. La rivalité est peut-être exacerbée à cause de cela. Dès lors, que certains responsables de la gendarmerie aient vu une occasion de " planter un coin ", c’est possible mais je peux vous informer que le colonel Yves Quentel, qui a précédé le colonel Henri Mazères, m’a tout de suite dit en arrivant : il ne faut surtout pas faire cela parce que la police a, comme la gendarmerie, une place institutionnelle en Corse et, si on en fait trop, on le paiera un jour. Nous sommes conçus pour cohabiter et autant cohabiter en bonne intelligence.

M. le Rapporteur : On a bien senti ces problèmes de cohabitation dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac. Au sein de la section antiterroriste du tribunal de Paris, le juge Thiel avait saisi la gendarmerie de l’attentat de Pietrosella alors que le juge Bruguière avait tendance à privilégier la DNAT ; à un moment, l’affaire a été transférée. Cet épisode a été mal vécu par la gendarmerie.

M. Yves CAPDEPONT : C’est évident mais cela n’a rien d’exceptionnel : en Corse, la gendarmerie a toujours été systématiquement, non saisie ou dessaisie de toutes les enquêtes liées au terrorisme, sauf quand ces enquêtes la concernaient directement ; en effet, elle s’est toujours vu confier, par tradition, les enquêtes concernant les attentats contre les brigades de la gendarmerie (entre 1997 et 1998 sur douze mois, il y en a eu 50, dont deux roquettes antichars sur 2 brigades) C’était donc le cas pour l’enquête de Pietrosella qui a été faite sous le contrôle du magistrat. Je ne suis pas certain que l’attitude du juge Thiel était le motif principal du dessaisissement de la gendarmerie. Comme l’arme ayant servi à tuer le préfet avait été dérobée à Pietrosella, il y a un moment où nécessairement l’enquête de la gendarmerie rejoignait l’autre.

M. le Rapporteur : Il semblerait que les gendarmes n’aient pas bien vécu la période pendant laquelle les deux enquêtes étaient liées.

M. Yves CAPDEPONT : C’est certain. Ils sentaient qu’ils allaient aboutir dans l’affaire de Pietrosella, mais dans la mesure où le juge estimait que les auteurs de Pietrosella étaient peut-être les mêmes que ceux qui avaient assassiné le préfet, il était logique qu’il confie l’enquête à un seul service. Cependant, quand on réalise une enquête qui prend des heures et des heures et mobilise des dizaines de personnes, on n’apprécie pas d’être dessaisi au moment où l’on arrive au but.

M. le Rapporteur : Le GPS a-t-il contribué à l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac via Pietrosella ?

M. Yves CAPDEPONT : Sûrement. La section de recherche a dû employer à plusieurs reprises le peloton de renseignements et d’observation dans le cadre de son enquête sur Pietrosella. Je n’en connais pas le détail, mais plusieurs missions ont été accomplies.

M. le Rapporteur : L’affaire des paillotes est difficile à comprendre. Il y a des commandants de groupement, des officiers, en plus du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier ; tous ces gens-là se connaissent, vivent ensemble. On impose à certains d’entre eux un acte délictueux vis-à-vis duquel ils sont extrêmement réticents. Comment peut-on expliquer que tout cela soit resté confiné et qu’il n’y ait pas eu, au travers de Cavallier, mais aussi des commandants de groupement, d’autres officiers, un signal d’alerte plus fort ?

M. Yves CAPDEPONT : Honnêtement, je pense que les commandants de groupement n’étaient pas au courant. Le GPS, c’était un peu l’outil du colonel Henri Mazères, qui était le seul à pouvoir le mettre en œuvre. Le fait qu’il ait choisi les seuls officiers pour cette mission est symptomatique. Qu’ils n’aient rien dit m’étonne aussi, mais ils vivaient en Corse et subissaient une forte pression. Mazères est un homme autoritaire qui a dû exercer un ascendant sur eux.

Et puis après tout, comment leur a-t-il présenté la chose ? Que leur a-t-il dit ? S’il leur a fait croire que c’était un ordre, qu’il fallait agir pour la République ? Seul le juge connaît la réponse.

M. le Rapporteur : Quelles sont les fonctions exactes du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier et quelle était sa relation avec le colonel Henri Mazères ?

M. Yves CAPDEPONT : Le chef d’état major est l’homme qui met en musique les décisions du commandant de légion. C’est son collaborateur le plus direct. C’est lui qui coordonne l’action des bureaux.

M. le Président : Compte tenu de la situation en Corse, est-ce que tout cela ne vous paraît pas très compliqué ? Quand on regarde l’organisation à l’intérieur même de la gendarmerie et ses relations avec les autres forces de sécurité, notamment la police, est-ce que toute cette organisation est adaptée à la situation corse ? N’y aurait-il pas intérêt à simplifier ? C’est d’ailleurs ce que vous tirez comme conclusion dans votre rapport. Vous dites vous-même que la chaîne de commandement paraissait complexe.

M. Yves CAPDEPONT : Pas complexe.

M. le Président : Non, c’est l’inspecteur général Daniel Limodin qui juge la chaîne de commandement " particulièrement complexe ".

M. Yves CAPDEPONT : C’est tout le problème que j’évoquais du préfet adjoint pour la sécurité, du préfet qui n’a pas autorité sur son collègue de la Haute-Corse, mais qui décide quand même pour toute la Corse ; ce sont des rouages complexes. L’organisation de la gendarmerie en Corse est tout à fait classique, comme partout ailleurs. Maintenant qu’on a dissout le GPS, il faudra bien cependant remplir les missions qu’accomplissait cette unité et il faudra des unités pour les remplir qui n’existent pas ailleurs.

M. Yves FROMION : On a parlé d’une autre paillote qui aurait pu être incendiée préalablement. Y a-t-il eu avant l’affaire que nous connaissons une autre affaire ? Ce qui laisserait rêveur sur l’absence de communication au sein de l’unité ; s’il y a eu une première paillote qui a brûlé sans qu’on le sache, c’est un peu inquiétant.

Deuxièmement, on dit que Cavallier aurait enregistré sur magnétophone des propos tenus dans le secret du cabinet noir du préfet, et qu’il se serait servi de cette bande.

Troisièmement, vous l’avez laissé entendre que lorsque la gendarmerie a été dessaisie en décembre 1998 de l’affaire de Pietrosella, l’enquête était très avancée et les auteurs repérés. Le travail était très bien fait et la DNAT a bénéficié d’une affaire bien engagée. Et vous avez évoqué l’amertume, la frustration des gendarmes, la pression venant de la métropole et peut-être même des autorités politiques...

M. le Président : Du continent.

M. Yves FROMION : Je suis pris en flagrant délit ! La pression n’était peut-être pas exercée seulement par Mazères sur le GPS, mais elle s’exerçait peut-être sur Mazères et sur le préfet. Il fallait des résultats. Ne peut-on pas dire que tous ces éléments, divers mais finissant par se rejoindre, ont fait que les trois ont " disjoncté " ?

Quoi qu’il arrive, il fallait obtenir des résultats et l’enquête sur l’assassinat d’Erignac devait déboucher. Est-ce que tout cela n’a pas contribué au dérapage qu’on déplore aujourd’hui ?

M. Yves CAPDEPONT : Concernant l’incendie d’une autre paillote, je l’ai appris par la presse comme tout le monde. Quand j’étais là-bas, j’ai entendu une cinquantaine de personnes, tous les gradés du GPS et tous les officiers de la Corse, et j’ignorais tout de cette affaire. D’après ce que j’ai lu dans la presse, cela aurait été fait par Mazères et Pardini seuls ! Apparemment, personne ne l’a su.

Quant à l’enregistrement réalisé par Cavallier, il s’explique ainsi d’après ce que j’ai reconstitué : Cavallier va voir une première fois Bonnet au mois de mars pour le dissuader. Il croit l’avoir convaincu. Ensuite, il part en congé et quand il revient, Mazères est incarcéré et Cavallier entend Bonnet jurer ses grands dieux qu’il n’est au courant de rien. Je me mets à la place de Cavallier : il sait que Bonnet savait. Je crois qu’il a été convoqué par Bonnet et il se dit : " comme il ment, on va avoir une conversation, et quand je serai sorti, ce sera sa parole contre la mienne. " C’est là qu’il prend le magnétophone. Ce n’est pas lors du premier entretien, mais pour le deuxième ; on comprend mieux.

On m’a dit que Mazères et le préfet avaient pris trois " claques " : Pietrosella, les élections où les nationalistes avaient encore gagné du terrain et l’affaire du 9 avril dans laquelle la volonté de raser une paillote s’est heurtée à l’opposition des élus. L’opération avait été montée avec un escadron de gendarmerie, une section du génie, un déménageur...

M. le Rapporteur : Certains engins étaient d’ailleurs présents dans des conditions douteuses, d’après le rapport de l’inspecteur général Limodin.

M. Yves CAPDEPONT : Les VBRG ? Ils étaient à part. Je ne sais pas quelle est la vérité. Le colonel Mazères dit qu’ils effectuaient ce jour-là une épreuve de roulement à laquelle ils sont périodiquement soumis. A-t-il profité de cette opération technique d’entretien pour faire de la dissuasion ? En tout état de cause, je pense qu’ils n’étaient pas sous réquisition.

Pour en revenir au duo Mazères/Bonnet, à deux ou trois reprises au moins, on m’a dit : " Bonnet a envoûté Mazères ". C’est important dans ce contexte. Mazères voyait dans Bonnet l’homme qui avait sauvé l’Etat de droit en Corse et il lui était tout dévoué, peut-être trop.

M. Jean MICHEL : Le 9 avril, qui a pu faire reculer Bonnet en définitive ?

M. Yves CAPDEPONT : Je n’ai pas les éléments de réponse. Je pense que c’est un ordre qu’il a reçu. Vous savez très bien que trois élus sont venus sur place.

M. Jean MICHEL : A-t-il reculé de sa propre initiative ou en a-t-il reçu l’ordre ?

M. Yves CAPDEPONT : Je ne sais pas.

M. Jean MICHEL : Selon la description que vous faites de Bonnet - nous sommes un certain nombre à l’avoir rencontré sur place - et avec celle que vous faites de Mazères, on imagine difficilement que la présence du président de la collectivité territoriale ou la présence d’un ancien ministre ait pu arrêter la loi, puisqu’il s’agit de l’application de la loi.

M. Yves CAPDEPONT : Je ne sais pas, je ne connais pas les communications téléphoniques que le préfet Bernard Bonnet a eues à ce moment là. Ce dont on est sûr, c’est qu’ils étaient conscients tous les deux que l’opération prendrait deux ou trois jours. Cette paillote avait des fauteuils de plage en plastique et le déménageur était parti pour les emballer un par un, comme il l’aurait fait pour des fauteuils Louis XV !

M. Jean MICHEL : Il y avait peut-être un déménageur, mais dans d’autres occasions, au cours de l’été 1998, on a pu assister à la démolition complète d’un village de vacances. C’est autre chose qu’une paillote ! C’est-à-dire que pour exécuter une décision judiciaire qui remontait à 15 ans, on a requis l’armée pour faire respecter la loi. On imagine difficilement pourquoi il a été fait appel à une entreprise particulière pour faire le déménagement sans qu’il soit procédé d’office.

M. Yves CAPDEPONT : Le Génie avait été réquisitionné pour passer le bulldozer, mais avant, il fallait vider la paillote de ses meubles.

M. Jean MICHEL : Chacun s’imagine l’ambiance qui pouvait exister après l’assassinat du préfet Erignac. Vous a-t-il paru, à vous qui étiez à Paris, que l’organisation que vous mettiez en place était une organisation tout à fait extraordinaire, qui n’avait rien à voir avec ce qui se pratiquait de manière commune, même dans les territoires d’outre-mer, ou vous paraissait-il qu’elle était conforme à la gravité des faits qui venaient de se dérouler, à la mise en cause de la République et à l’absence de fiabilité des services de police sur place ? On s’est aperçu que les procès-verbaux des enquêtes étaient souvent dans la presse avant d’être chez le procureur de la République ou le juge d’instruction.

M. Yves CAPDEPONT : Après l’assassinat du préfet Erignac, le colonel Yves Quentel, en collaboration avec le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier, a fait un rapport dans lequel il exprime des besoins et qui figure en annexe de mon rapport. Dès lors qu’on voulait intensifier la lutte contre la délinquance économique et financière, il fallait accroître les effectifs de la section de recherche. En outre, on envisageait depuis un certain temps de supprimer l’escadron 31/6 d’Ajaccio. On a donc créé le GPS, qui était une unité spécialisée mais de droit commun, et comme l’effectif du GPS était moins important que celui de l’escadron, cela a permis de récupérer des personnels pour renforcer la section de recherche d’Ajaccio. On a créé en même temps une annexe de la section de recherche à Borgo, près de Bastia, pour participer aux enquêtes. Dans le cadre du rétablissement de l’Etat de droit, le renforcement de la section de recherches et la mise sur pied de cette unité étaient tout à fait logiques et cohérents.

M. Jean MICHEL : Le fait que le préfet Bernard Bonnet se soit adressé de préférence à cette unité est parfaitement compréhensible au vu des dysfonctionnements de tous les services de police sur l’île ?

M. Yves CAPDEPONT : Surtout en matière de délinquance économique et financière, pour laquelle le problème de la corsisation de l’information est aigu, d’autant plus que tous les gendarmes envoyés en renfort de la section de recherche d’Ajaccio pour participer à la lutte contre la délinquance économique et financière devaient être des spécialistes et, sauf exception, n’étaient pas Corses.

M. Jean MICHEL : Vous avez indiqué tout à l’heure que Cavallier était allé en Corse sur la demande du préfet Bernard Bonnet, ce qui est exceptionnel. Le préfet Bernard Bonnet avait donc une entière confiance dans ce responsable, et sa disgrâce ne vient pas du préfet Bernard Bonnet, mais du seul fait que la responsabilité de la légion est assumée par Mazères ?

M. Yves CAPDEPONT : Exactement. Je pense que le préfet Bernard Bonnet utilise les gens compétents. Il a connu Cavallier à Perpignan, il l’a apprécié : il lui demande de le suivre en Corse pour l’aider. Mais à partir du jour où le responsable de la gendarmerie est le colonel Henri Mazères...

M. Jean MICHEL : Mazères est arrivé à quelle époque ?

M. Yves CAPDEPONT : A la mi-juin.

M. Jean MICHEL : Donc Cavallier est toujours à la préfecture dans l’été 1998.

M. Yves CAPDEPONT : Je crois que c’est à partir du mois d’août qu’il n’a plus affaire à Bonnet.

M. Jean MICHEL : Autre question que je me permets de vous poser : que pensez-vous d’un haut gradé de la gendarmerie, qui, comme vous le dites, travaille avec un crucifix sur son bureau dans le cadre d’une administration républicaine, et qui enregistre de surcroît les propos qu’il peut tenir avec un préfet ? Croyez-vous que ce soit quelqu’un qui soit digne de confiance de la part de la hiérarchie de la gendarmerie, qui est un corps de l’armée ?

M. Yves CAPDEPONT : Chacun est libre de ses convictions. J’ai eu Cavallier sous mes ordres et j’ai attendu d’être en Corse pour voir qu’il avait un crucifix sur son bureau ; je le connaissais comme un homme de devoir et de rigueur plaçant très haut son idéal et j’ignorais ses convictions religieuses.

M. Jean MICHEL : Mais cela ne vous surprend pas ?

M. Yves CAPDEPONT : J’estime que c’est un problème personnel.

M. Jean MICHEL : Montrer ostensiblement des signes distinctifs...

M. Yves CAPDEPONT : Je le connais bien, je l’ai fréquenté longtemps et j’ignorais tout à fait cela. Cela prouve que cela ne transparaissait pas dans son service.

Le fait qu’il ait enregistré sa conversation avec le préfet, je m’en suis expliqué. Il s’est dit " puisqu’il ment, c’est sa parole contre la mienne ".

M. Jean MICHEL : Cela vous paraît une attitude habituelle ?

M. Yves CAPDEPONT : Pas habituelle, mais explicable.

M. le Président : Ne faites pas dire au général ce qu’il n’a pas dit. Le général sait comme nous qu’un enregistrement n’a pas de valeur juridique en tant que preuve.

M. Yves CAPDEPONT : Cavallier, quand il évoque les officiers du GPS, parle des " soldats perdus ". Que l’on essaie de se mettre un peu à sa place : il rentre le lundi, il voit Ambrosse, pour qui il a beaucoup d’estime, en prison, il voit Tavernier en prison, Mazères en prison et l’adjudant-chef Moulié également. Il portait quand même un secret ; pendant huit jours, il a beaucoup souffert, en conscience, avant d’aller voir le juge.

M. Jean MICHEL : Vous avez parlé d’envoûtement pour certains et il ne faudrait pas qu’il y ait du mysticisme de la part d’un autre.

M. le Président : Il porte une croix.

M. Yves CAPDEPONT : Il a passé une semaine terrible à ressasser tout cela et à se demander s’il allait livrer son secret ou pas. Je sais que le colonel Rémy lui a conseillé également, s’il savait quelque chose, d’aller voir le juge.

M. Didier QUENTIN : Au bout de quelques mois d’existence du GPS, quel bilan pouvez-vous en tirer ? Quelles sont les actions positives dont on peut créditer cette unité que vous avez qualifié vous-même de magnifique ? Et comment expliquez-vous le fiasco final ? Vous avez dit vous-même qu’on remplit mal sa mission quand on a des réticences à l’accomplir.

M. le Président : Tellement mal que je m’interroge pour savoir si ce n’est pas, tel le petit Poucet, des indices qu’on a laissés pour l’identification possible des auteurs. Cela parait très gros. On a quand même affaire à des professionnels.

M. Yves CAPDEPONT : Non, ce ne sont pas des professionnels de ce métier-là. Je crois que, malgré l’impréparation de ces gendarmes, cette unité a eu une très grande utilité. Par ailleurs, ce n’est pas le GPS qui a rempli la mission, ce sont les officiers du GPS ; Mazères n’a pas pris une unité constituée du GPS, mais les quatre officiers.

Et puis, il y a le syndrome de l’échec. Ce sont des gens qui ne voulaient pas y aller, qui ne sont pas des spécialistes. Le capitaine Ambrosse était jusqu’à l’été le commandant du peloton motorisé des Landes, il faisait de la police de la route. Le lieutenant Pesse appartenait au groupe de sécurité du président de la république ; il était très doué pour la protection des personnalités mais pas en explosifs. Dumont ou Tavernier sortaient de l’école de Melun. Et sans en connaître tous les détails, j’ai la conviction que l’affaire n’était pas montée, elle a été improvisée : je sais qu’ils se sont perdus, cherchés, qu’ils ont manqué des rendez-vous. Est-ce que Mazères a dit à midi : c’est ce soir ou jamais, et c’est simple de craquer une allumette ?

Quant aux indices, si Ambrosse n’avait pas perdu son poste radio, je ne sais pas si on aurait trouvé les auteurs. Quant à la cagoule, ce n’est pas en Corse un indice très parlant : même s’il y avait des traces de sang dessus, ce n’est certainement pas sur les officiers de gendarmerie qu’on aurait été chercher des traces d’ADN. le fait de laisser des indices n’était pas volontaire puisqu’ils sont repartis pour récupérer le poste quand ils se sont aperçus qu’ils l’avaient perdu. Et si on ne l’avait pas trouvé, on n’aurait jamais su.

M. Michel VOISIN : Je voulais simplement dire à M. Michel, au sujet du crucifix sur le bureau du lieutenant-colonel Cavallier, que j’ai fait de nombreuses missions en tant que membre de la commission de la défense et que c’est quelque chose que j’ai remarqué assez souvent.

M. le Président : Nous ne sommes pas là pour enquêter sur les crucifix dans les casernes.

M. Jean MICHEL : Cela ne ferait pas sourire le ministre de l’Intérieur. L’esprit de la République, ce n’est pas cela du tout.

M. Jean-Pierre BLAZY : Vous concluez votre rapport par cette phrase : " en tout état de cause, les missions de protection, d’intervention et de renseignement devront toujours être assurées, en Corse comme ailleurs, mais elles doivent pouvoir l’être sans grande difficulté par des personnels mis en place dans des unités traditionnelles de gendarmerie ".

Je partage votre point de vue. Au-delà des faits dont nous avons beaucoup parlé, la commission d’enquête doit réfléchir sur la coordination des forces de sécurité. A cet égard, on évoque parfois, sinon la " guerre des polices ", du moins l’émulation ou la rivalité entre les services. Quel est votre point de vue et comment imaginez-vous pour l’avenir la coordination des forces de sécurité, gendarmerie et police, police dont on a dit par ailleurs, qu’elle était trop " corsisée " ?

M. Yves CAPDEPONT : la coordination doit se faire en Corse comme dans le reste de la France. Dans le domaine judiciaire, les magistrats coordonnent l’action des deux institutions et cela se passe bien en général. Le préfet a pour rôle de coordonner l’action en matière d’ordre public ou de police administrative, et cela se passe bien aussi. La difficulté en Corse, c’est que les événements sont tels - je rappelle qu’il s’y produit en moyenne 35 meurtres par an - que les nécessités d’arbitrage sont beaucoup plus fréquentes qu’ailleurs. C’est ce qui explique probablement certains incidents, mais je pense que les textes réglementaires et les statuts sont suffisamment précis pour régler le problème.

Et je répète que s’il y a des conflits d’attribution ou de principe au niveau national, chaque institution défendant un peu son pré carré, fort heureusement, sur le terrain, les responsables départementaux ou locaux de la police et de la gendarmerie ont assez le sens de l’intérêt général pour que la coopération fonctionne. Je n’ai eu dans ma carrière que des exemples de très bonne coopération. Et chaque fois que des problèmes ont surgi, je peux dire qu’ils étaient toujours liés à des questions de personnes. Il y en a sans doute eu en Corse. On m’a dit que le courant ne passait pas entre la gendarmerie et l’ancien patron du SRPJ, mais c’est parce que c’était lui, pas parce que c’était le SRPJ.

M. le Président : Les relations entre la gendarmerie et les autorités judiciaires étaient-elles normales ?

M. Yves CAPDEPONT : Oui, localement sûrement.

M. le Président : Il fut un temps où les magistrats se plaignaient beaucoup de l’absence de résultat de la part des services d’enquête, et notamment de la part des services de gendarmerie et de police sur place. Je me souviens d’une émission de télévision où les magistrats interrogés parlaient de dysfonctionnements concernant l’assistance qu’ils étaient en droit d’attendre des services de sécurité et qui ne leur était pas apportée. Mais pour la période incriminée, vous considérez que les relations étaient normales ?

M. Yves CAPDEPONT : Oui, d’autant plus que dans cette période nos personnels sentaient, à travers le préfet, une volonté gouvernementale d’avancer. Contrairement à d’autres moments où les personnels étaient un peu désespérés de voir que tout ce qu’ils faisaient n’était pas suivi d’effet.

M. le Président : Le ministre de la Défense nous a indiqué que l’effectif de la gendarmerie en Corse était de 900 gendarmes territoriaux et de 400 à 500 membres d’escadrons mobiles. C’est bien cela ?

M. Yves CAPDEPONT : En moyenne, oui. Ils sont un peu plus nombreux actuellement du fait de la présence de 9 escadrons, chacun étant composé de 85 gendarmes.

M. le Président : Pouvez-vous nous faire une comparaison ? Pour une population de 250 000 habitants, quelle est proportion habituelle de gendarmes ?

M. Yves CAPDEPONT : Outre les escadrons mobiles, dont la présence est conjoncturelle, la Corse reste un cas particulier car c’est le seul territoire français où, pour une population aussi faible, une légion est implantée, et qui dit légion, dit services à assurer. Si l’on ne tient pas compte des escadrons mobiles, le ratio gendarmes/population est tout à fait comparable à ce que l’on trouve ailleurs sur le territoire.

M. le Président : C’est comparable ?

M. Yves CAPDEPONT : En gendarmes départementaux. Evidemment si on compte les gendarmes mobiles, on crève le plafond.

M. le Président : Avez-vous enquêté sur les brigades de gendarmerie au fin fond de la Corse ? Avez-vous recueilli le sentiment de ces gendarmes un peu isolés qui travaillent dans un contexte difficile ?

M. Yves CAPDEPONT : Oui. En Corse nous avons 57 brigades, ce qui est énorme et les 50 attentats qui se sont produits en douze mois ont provoqué un stress certain dans la gendarmerie. Cela dépend des régions ; paradoxalement, la région de Calvi est plutôt calme malgré un grave attentat en 1997, mais à Ghisonaccia, le stress des personnels est très important.

M. le Rapporteur : On a évoqué les relations entre les différents services de sécurité. Comment les choses se passent-elles avec la DNAT, et quelle est votre appréciation sur son travail en Corse ?

M. Yves CAPDEPONT : Je ne peux pas en témoigner directement. Je n’ai jamais travaillé avec eux, mais j’imagine très bien que le SRPJ d’Ajaccio doit voir quelquefois l’action de la DNAT d’un mauvais œil : ces gens qui, depuis Paris, envoient des inspecteurs et demandent des renseignements, d’autant plus qu’on ne sait pas très bien ce qu’ils font. Je ne dis pas qu’il faut supprimer la DNAT, mais il est certain que ce type d’unité n’est pas toujours apprécié. Cela peut se produire de la même façon pour le RAID côté police, ou pour le GIGN côté gendarmerie. Quand ces unités vont remplir des missions localement, cela ne plaît jamais.

M. Michel VAXÈS : Le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Défense, nous ont présenté des résultats assez éloquents pour 1998 : sur 30 ou 40 homicides, 19 ont été élucidés. Je veux bien croire que la mobilisation après l’assassinat du préfet Erignac ait pu y contribuer, mais quand même ! Les services de sécurité, que ce soit la police ou la gendarmerie, n’attendent pas l’assassinat d’un préfet pour se mobiliser ! Comment expliquez-vous la différence entre les résultats obtenus récemment et le nombre considérable de faits non élucidés par le passé ?

M. Yves CAPDEPONT : Les services de sécurité apprécient que le travail qu’ils font soit suivi d’effet. Dès lors qu’ils sentent que c’est le cas, il y a une dynamique qui s’enclenche et cela marche beaucoup mieux. Je vais vous donner un exemple qui me vient à l’esprit : dans l’affaire de Ghisonaccia, un nationaliste a giflé le commandant de compagnie ; sauf erreur de ma part, il a été condamné à 18 mois de prison fermes. Un parquet qui poursuit et des magistrats qui sanctionnent, cela renforce la détermination des personnels de gendarmerie et de police.

M. Jean MICHEL : C’était nouveau.

M. Yves CAPDEPONT : Si au contraire, pour des raisons d’opportunité, on est un peu plus laxiste ou plus tolérant, les services ont l’impression qu’ils travaillent pour rien puisque les affaires seront classées.

M. Michel VAXÈS : Cela veut-il dire que l’inefficacité des services de sécurité serait due simplement au laxisme ou à la déficience du parquet ?

M. Yves CAPDEPONT : Je n’utiliserai pas le terme de déficience, mais nos personnels sont déçus quand ils mènent une procédure et arrivent à confondre l’auteur, et que le parquet classe ou que la juridiction est très indulgente. Cela ne plaît pas. Nous faisons notre travail et la justice fait le sien. Et si elle estime que dans certains cas, elle doit être plus tolérante, ce n’est pas notre problème.

M. le Président : J’ai une dernière question à vous poser : au moment de l’affaire de Tralonca, aviez-vous une responsabilité opérationnelle au sein de la gendarmerie ?

M. Yves CAPDEPONT : C’était au début de l’année 1996. Je commandais la circonscription de Bordeaux à l’époque. Je n’ai connu de Tralonca que ce qu’on en a dit au sein de la gendarmerie.

M. le Président : Sous quelle forme ?

M. Yves CAPDEPONT : La gendarmerie avait relevé et communiqué les numéros des véhicules qui étaient là.

M. le Président : Avait-elle identifié les personnes présentes à cette conférence de presse ?

M. Yves CAPDEPONT : Oui, en ce qui concerne les propriétaires de véhicules.

M. Yves FROMION : Avait-elle communiqué ces informations au parquet ?

M. Yves CAPDEPONT : Au parquet ou au préfet, je ne sais pas ; ce que je sais, c’est que ces informations ont été communiquées.

M. le Président : Cela a sans doute provoqué un sentiment de frustration au sein de la gendarmerie.

M. Yves CAPDEPONT : Très certainement.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr