Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Yves Bertrand est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Yves Bertrand prête serment.

M. le Président : Monsieur Bertrand, vous avez été responsable des renseignements généraux durant toute la période que notre commission a reçu pour mission d’étudier, c’est-à-dire de 1993 à 1999. Votre témoignage est donc très précieux, puisque vous avez pu observer les évolutions qui se sont produites pendant cette période.

M. Yves BERTRAND : Monsieur le président, messieurs les députés, je vous propose de commencer par rappeler quelques références historiques. En effet, on ne peut comprendre ce qui se passe actuellement en Corse si l’on ne saisit pas la teneur du phénomène nationaliste tel qu’il existe depuis une date charnière, que les renseignements généraux situent à 1966.

La mission des renseignements généraux est double : d’une part, une mission d’analyse, qui fait partie de notre rôle traditionnel, et, d’autre part, une mission opérationnelle de recherche et de prévention des actions terroristes. Nous accomplissons cette dernière mission depuis la loi de 1986 modifiant les dispositions relatives à la lutte antiterroriste en France.

Je commencerai par vous parler du nationalisme en vous indiquant que de 1965 au 14 mai 1999, 11 508 actions violentes ont été commises en Corse. C’est considérable ! Cependant, seules 4 600 de ces actions ont été revendiquées. Nous allons ainsi comprendre pourquoi, même lorsque les formations nationalistes décrètent une trêve, les attentats continuent à se perpétrer. Nous assistons en effet à une violence qui n’est pas seulement d’essence politique, mais qui déborde largement le seul cadre du nationalisme. Nous avons recensé, depuis 1965, 73 morts, dont 36 nationalistes. Sur ces 36 nationalistes tués, 20 l’ont été entre décembre 1994 et juillet 1998, à la suite de règlements de comptes entre factions rivales. Par ailleurs, 9 policiers et gendarmes et 5 élus ont été tués, et de 1974 à 1997, on dénombre 16 nuits bleues et 11 attentats à la voiture piégée.

L’histoire du nationalisme a pour fondement politique les revendications des frères Simeoni et du Front régionaliste corse qui devient ensuite l’Action régionaliste corse, puis l’Action pour la renaissance de la Corse, et, enfin, dans les années quatre-vingt, l’Union du peuple corse. Ils réclamaient au départ non pas l’indépendance, mais l’autonomie. Le FLNC est créé en 1976 ; suivent l’amnistie de 1981 et la loi Defferre de 1982. La Cuncolta nazionalista est créée, quant à elle, en 1988 et fait suite au Mouvement corse pour l’autodétermination (M.P.A.). En 1990, première scission, on assiste à l’apparition de deux branches militaires : le FLNC Canal historique, très indépendantiste, et le FLNC Canal habituel, plus autonomiste qu’indépendantiste. En 1991, est établi le statut Joxe. Puis se déroulent les élections territoriales, en 1992, marquées par la percée spectaculaire des indépendantistes qui obtiennent 24 % des suffrages et 13 élus, partagés entre le MPA et la Cuncolta nazionalista. Ce phénomène surprend tout le monde, même la classe politique insulaire.

C’est en 1994 que commencent les règlements de comptes entre familles nationalistes, avec l’assassinat de Robert Sozzi, militant de la Cuncolta. Celui-ci a été assassiné par ses pairs parce qu’il avait dénoncé Jean-François Filippi, le président du football club de Bastia. De là débutent l’atomisation et les règlements de comptes qui expliquent la situation actuelle. Cette atomisation rend le problème corse très complexe et rend difficile la connaissance de la mouvance nationaliste, tant au plan politique qu’au plan des appareils militaires.

Par ailleurs, il convient de noter que même lorsque les mouvements nationalistes décrètent une trêve, elle n’est pas suivie d’effet, car des groupuscules continuent à commettre des attentats. Or nous avons du mal à les identifier, même si l’on peut citer Resistenza, supposée être la branche militaire " poggiolistes " de l’ANC, Fronte Ribellu, dont on ne sait pas trop de qui il dépend - on pensait qu’il dépendait de Corsica viva, lui-même dissident du MPA, mais on y trouvait aussi des membres du Canal historique -, et le groupe Pascal Paoli.

Cette atomisation entraîne une radicalisation qui conduit à l’assassinat du préfet Erignac. C’est au sein de la mouvance Cuncolta et Canal historique que naît ce groupe que nous avons qualifié " de groupe des anonymes ". Ce groupe, de scission en scission au sein du Canal historique, va se composer des " fous " qui ont fini par tuer le préfet Erignac et qui sont issus du Collectif pour la nation de Lorenzoni et du fameux groupe Sampieru.

Rappelons que le groupe Sampieru a annoncé son autodissolution quelques jours avant l’assassinat du préfet pour se démarquer de certains radicaux qui envisageaient cette action. Ils ont accepté les attentats de l’ENA à Strasbourg, de Vichy et de la gendarmerie de Pietrosella, mais ont refusé catégoriquement de tuer un représentant de l’Etat : nous avons vu le même phénomène avec Action directe. Et si nous n’avions pas arrêté les tueurs, ils auraient certainement continué à tuer.

Cette radicalisation progressive trouve son fondement dans l’atomisation et l’affaiblissement du mouvement nationaliste. Tout cela est très compliqué, notamment pour décoder ce qui se passe actuellement. Récemment, deux conférences de presse ont été tenues, l’une par Armata Corsa, l’autre par le Canal historique. Nous pensons que les auteurs de la première conférence voulaient montrer qu’ils existaient toujours ; il s’agit certainement d’anciens membres du Canal historique. Toutes ces personnes se regroupent autour du comité national du Fium’orbu, qui souhaiterait faire la synthèse entre toutes les factions nationalistes qui se déchirent et provoquer une " refondation ". Cependant, ils restent divisés sur la question de l’assassinat du préfet Erignac : si ceux de la première conférence de presse condamnent les assassins, les autres s’y refusent en préférant condamner l’assassinat mais non les assassins.

J’aborderai maintenant l’aspect opérationnel pour vous expliquer comment les renseignements généraux apportent leur contribution à l’effort de prévention du terrorisme et de recherche des auteurs des actes de terrorisme.

Le travail d’analyse est effectué depuis longtemps en Corse, au Pays Basque et en Bretagne. Il s’agit d’un travail dont nous avons l’habitude, mais qui ne suffit pas ; les renseignements généraux sont désormais l’auxiliaire opérationnel de la justice, surtout depuis la réforme de 1986 qui a centralisé l’action judiciaire en matière de lutte antiterroriste. Cette réforme de 1986 a créé des juges spécialisés, la 14ème section, la division nationale antiterroriste au sein de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et la sous-direction de la recherche au sein de la direction centrale des renseignements généraux. On s’est interrogé sur les qualités et les défauts de ce système de centralisation de la lutte antiterroriste : des campagnes de presse fréquentes ont critiqué cette méthode jugée trop centralisée et l’utilisation du chef d’accusation d’association de malfaiteurs qui permet de ratisser large, comme on l’a vu dans l’affaire Erignac.

Pour ce qui me concerne, j’ai pu mesurer, depuis 1992, les atouts et les faiblesses du système. Après analyse des résultats que nous avons obtenus au Pays Basque, en Corse ou encore pour les attentats islamistes, je suis en mesure de vous dire qu’il s’agit d’un bon système, même s’il présente un certain nombre d’inconvénients. Il a l’avantage d’associer des services spécialisés tels que les renseignements généraux, la police judiciaire et les magistrats spécialisés. Nous ne pouvons pas, lorsque nous sommes confrontés à des affaires de terrorisme de haut niveau, laisser agir les services locaux de renseignements et de police, car nous serions perdants. Souvenez-vous de cette fameuse histoire de Roubaix, en 1995, où des islamistes intégristes commettaient des attentats par l’intermédiaire de petits délinquants. Au départ on avait qualifié cette affaire de droit commun, alors qu’il s’agissait d’une affaire politique. Dans ce type de dossier, un service parisien centralisé dispose de l’ensemble des renseignements, des archives et d’une analyse plus large.

La loi de 1986 a été complétée par la réforme du code pénal et par des dispositions ultérieures permettant de déterminer des incriminations pour qualifier les actions de terrorisme. Je reviens un instant sur le chef d’accusation d’association de malfaiteurs. Il est vrai que sur le plan des libertés, cette incrimination est critiquable. Mais elle permet l’utilisation de la méthode du " filet " qui nous a conduits à l’arrestation des assassins du préfet Erignac. Très honnêtement, si les textes législatifs adoptés depuis 1986, en général, et l’incrimination " d’association de malfaiteurs ", en particulier, n’existaient pas, nous aurions beaucoup de retard en matière de lutte antiterroriste. Ma position est donc ferme sur ce sujet, même si je n’oublie pas pour autant le respect des libertés. Il existe toujours un conflit entre l’efficacité policière et le respect des libertés. Cela étant dit, la défense des libertés n’est invoquée que lorsque les attentats ont cessé depuis un certain temps. Dans les périodes d’attentats, tout le monde est heureux de profiter d’un dispositif policier et judiciaire parisien centralisé permettant de rétablir le calme.

En tant que DCRG, nous travaillons en permanence sous couverture judiciaire. Cela signifie que lorsque nous décidons de réaliser une action de surveillance ou une interception, nous le faisons sous couverture judiciaire par l’intermédiaire de la division nationale antiterroriste, afin d’éviter les bavures et les dérapages. Si nous procédons à des interceptions administratives, nous le faisons dans le cadre de la loi de 1991 sur décision du Premier ministre après avis de la commission compétente.

Le système fonctionne depuis 1986, mais il a mis du temps à se mettre en place, les renseignements généraux ayant l’habitude de travailler seuls. Aujourd’hui, le sous-directeur de la recherche de la DCRG rencontre quatre à cinq fois par semaine le responsable de la police judiciaire compétent, M. Marion. S’agissant du dossier corse, nous travaillons également avec la section recherche d’Ajaccio, sous couverture judiciaire, afin de limiter au maximum les risques. Grâce à ce fonctionnement, le système de lutte antiterroriste a bien fonctionné en Corse, au Pays Basque, ainsi que pour les affaires islamistes. Nous avons plus de difficulté avec les Bretons, car la nouvelle génération des indépendantistes bretons vient de se montrer apte à sortir de son " réduit breton " pour commettre des attentats symboliques à Belfort et à Cintegabelle !

Enfin, je voudrais vous signaler que l’on assiste à une chute spectaculaire des actions violentes dues au terrorisme corse depuis 1997 : 467 actions violentes en 1997, dont 161 revendiquées, 208 en 1998 et, pour l’instant, 117 en 1999. Il est vrai que les deux mouvements principaux ont décrété la trêve, que le Canal habituel n’existe plus et que le MPA vient de s’autodissoudre. Le Canal historique a décrété une trêve partielle : s’il ne commet plus d’attentats sur l’île, il en commet sur le continent. Cela étant dit, des attentats sont commis tous les jours en Corse, sans que leurs auteurs soient identifiés, car des groupes se créent et disparaissent tous les jours. En conclusion, le Canal historique et la Cuncolta independentista gardent le monopole et bénéficient du relais de Corsica nazione, même si le mouvement politique n’est pas nécessairement sur la même ligne. Car si l’ancienne génération est connue - certains de ses militants sont en prison -, il nous reste à identifier la nouvelle.

M. le Président : Monsieur le directeur, je vous remercie pour cet exposé qui nous permet d’avoir une vue d’ensemble du problème corse. Les informations recueillies par les renseignements généraux passent-elles, en Corse, systématiquement par la préfecture ou sont-elle directement transmises au service central ?

M. Yves BERTRAND : Seule une partie des informations passent par la préfecture. Les informations ultra-protégées sont transmises verbalement par le directeur régional des renseignements généraux d’Ajaccio, suite à certaines affaires comme l’affaire Bougrier. Actuellement, le sous-directeur se rend en Corse environ trois fois par mois pour recueillir, verbalement, les renseignements confidentiels. Nous avons d’ailleurs la volonté d’améliorer le cloisonnement, afin d’éviter les fuites au sein des services qui constituent le plus gros problème, en Corse, du fait de l’existence des clans dans la société insulaire.

M. le Président : Le fait que M. Gérard Pardini, issu de la DGSE, soit aux côtés du préfet Bonnet a-t-il compliqué ou facilité les relations entre les renseignements généraux et le préfet ?

M. Yves BERTRAND : Nous n’avons jamais eu, mes collègues et moi, le moindre contact avec M. Gérard Pardini. Le préfet était un centralisateur et voulait que tout passe par lui ; mon directeur régional l’informait donc directement.

M. le Président : Une fois que les informations sont transmises à la direction centrale des renseignements généraux, sont-elles ensuite transmises à Matignon, aux ministères de l’Intérieur et de la Défense ou à d’autres administrations ?

M. Yves BERTRAND : En ce qui concerne le dossier corse, seul le ministère de l’Intérieur est informé. En matière d’enquêtes et de renseignements, je rends compte à la DNAT, puisque nous ne travaillons que sous couverture judiciaire. Il n’y a aucun lien direct entre mes services et Matignon, tout passe par le ministre de l’Intérieur, et pendant son empêchement, mon service traitait avec son cabinet.

M. le Président : Avez-vous des liens avec le service des renseignements militaires ?

M. Yves BERTRAND : Aucun. Sur le dossier corse, nous ne travaillons qu’avec la DNAT.

M. le Président : Vous ne travaillez pas non plus avec les services de police ?

M. Yves BERTRAND : Si, bien entendu, nous travaillons avec la PJ locale. Mais elle est sous l’autorité du DCPJ et je ne lui donne pas d’ordre. Les fonctionnaires qui sont sous mes ordres appartiennent à la direction régionale des renseignements généraux d’Ajaccio, à la direction départementale de Bastia, aux renseignements généraux de Marseille - la section recherche qui vient en appui logistique du travail effectué en Corse - et à la sous-direction de la recherche à Paris.

M. le Président : Quels sont vos effectifs sur place ?

M. Yves BERTRAND : Quarante-cinq fonctionnaires des renseignements généraux, mais ils ne sont pas tous affectés à la lutte antiterroriste - 25 sur Ajaccio et 20 sur Bastia -, plus douze fonctionnaires spécialisés dans la recherche et la lutte antiterroriste, basés à Ajaccio. Ces derniers rendent compte à la fois à leur directeur sur place et au sous-directeur de la recherche à Paris. Par ailleurs, tous les renseignements concernant la lutte antiterroriste sont gérés en liaison avec la DNAT ; il n’y a donc aucune interférence avec les renseignements militaires ou la DGSE.

M. le Président : Vous nous avez indiqué qu’entre 1965 et mai 1999, 11 508 actions violentes ont été commises, dont 4 600 revendiquées. Compte tenu des renseignements que nous possédons concernant l’interpénétration des milieux nationalistes et mafieux en Corse, expliquez-vous l’écart qui existe entre le nombre d’attentats commis et le nombre d’attentats revendiqués par le fait que l’on utilise l’attentat à des fins qui ne sont pas toujours politiques ?

M. Yves BERTRAND : C’est une évidence ! Alors qu’en Bretagne tous les attentats commis ont un motif politique, en Corse, les attentats font partie d’une certaine tradition de violence qui n’est pas forcément liée à un acte politique. Parmi les actions revendiquées, je suis certain que seule la moitié sont des actes politiques.

M. le Président : Vous cernez donc d’assez près ce qui se passe dans ces mouvements nationalistes et vous êtes informés quasiment au quotidien sur ce genre de comportements. Comment expliquez-vous que pour l’affaire de Tralonca les renseignements généraux ne semblent pas avoir recueilli la moindre information qui aurait permis de mettre un terme à cette manifestation ?

M. Yves BERTRAND : Nous avons su quelques heures avant qu’une conférence de presse allait se tenir, mais nous n’avions pas connaissance de sa localisation. De même nous n’avons pas eu la localisation de la dernière conférence de presse qui s’est tenue au sud de Bastia. Vous dites que l’on sait à peu près tout. Non, il faut être très modeste, nous sommes loin de tout savoir ! Cette atomisation du mouvement nationaliste rend la tâche de plus en plus difficile. Ce que l’on savait, c’est que le FLNC Canal historique, dirigé par Santoni, préparait une grosse démonstration de force dans le but de négocier.

M. le Président : Tralonca a réuni 600 personnes !

M. Yves BERTRAND : Nous avons eu l’information, mais pas assez tôt.

M. le Président : Comment expliquez-vous le fait que les gendarmes l’aient eue ?

M. Yves BERTRAND : Les gendarmes ne me communiquent aucun renseignement ! Et s’ils ont vraiment eu cette information, je suppose qu’ils l’ont transmise à leur hiérarchie. Pour notre part, nous ne l’avons su que dans la soirée, dans les heures qui ont précédé.

M. le Président : Les gendarmes avaient identifié pratiquement toutes les voitures qui se rendaient à cette manifestation clandestine, mais cela a laissé, semble-t-il, tout le monde indifférent. Je vais donc vous poser la question directement : aviez-vous reçu des ordres du ministère de l’Intérieur pour vous désintéresser de cette affaire ?

M. Yves BERTRAND : Non, je n’ai pas reçu d’ordre de ce type, pas plus que mes collaborateurs. Mon rôle n’est pas de faire de la politique, mais de savoir ; et quand on ne sait pas, on n’est pas bon. Mais il est aussi très difficile d’utiliser une information que l’on a trop tôt : j’en veux pour preuve l’attentat de la mairie de Bordeaux dont l’information nous était parvenue huit jours avant, sans que nous puissions l’empêcher.

M. le Président : Avez-vous par la suite, mené des enquêtes sur ce dossier ?

M. Yves BERTRAND : Après, c’était trop tard. Bien entendu nous avons obtenu un certain nombre de renseignements permettant l’identification de certaines personnes. Je pense d’ailleurs, effectivement, que les gendarmes avaient transmis des listes de personnes ayant assisté à la conférence de presse. Mais cette transmission s’est faite a posteriori.

M. le Président : Existe-t-il des liens entre les mouvements nationalistes qui sont représentés à l’Assemblée territoriale de Corse et les mouvements clandestins ? Nous avons notamment vu un représentant de cette assemblée condamner l’assassinat du préfet Erignac sans en condamner les auteurs.

M. Yves BERTRAND : Dans sa conférence de presse, le Canal historique reprend les mêmes termes. Nous pouvons comparer cela à l’ETA militaire, à Herri Batasuna ou à Iparetarak et Euskal Batasuna. Il s’agit d’appareils politico-militaires dotés d’un mouvement politique légal. Le groupe représenté à l’Assemblée territoriale de Corse prétend ne pas avoir de lien avec l’appareil militaire, alors qu’il a des liens évidents ! Tous les mouvements indépendantistes, qu’ils soient basques, bretons, corses ou irlandais ont un appareil politique et une branche militaire. Quand en 1992 les nationalistes ont été élus à l’Assemblée territoriale de Corse avec une représentation plus équilibrée qu’aujourd’hui, le MPA avait pour appareil militaire le Canal habituel et la Cuncolta avait le Canal historique. Aujourd’hui, il n’y a plus que le Canal historique, les autres ayant disparu avec le départ d’Orsoni. Personne ne peut aujourd’hui contredire ce constat.

M. le Président : A combien évaluez-vous le nombre de militants de l’ensemble des mouvements ?

M. Yves BERTRAND : C’est difficile à évaluer. Il faut partir du nombre de personnes ayant voté pour eux. En 1992, ils avaient obtenu plus de voix - 24 % - qu’aux dernières élections : il y a deux petits groupes qui n’ont pas réussi à faire les 5 % pour être représentés et la Cuncolta, seule, fait beaucoup moins de voix que celles obtenues par les nationalistes en 1992. Aujourd’hui il y a donc trois groupes qui appartiennent à des mouvances que l’on n’arrive pas bien à situer. Outre les électeurs il faut également compter quelques milliers de sympathisants : on les estime à environ 2 500-3 000. Mais il est difficile, du fait de cette atomisation, de connaître le nombre de militants purs et durs, notamment du fait de la fin du noyau Santoni. A mon avis, chaque groupe est descendu au-dessous du millier, mais je ne peux pas donner de chiffre plus précis.

M. le Président : Comment ces mouvements se financent-ils ?

M. Yves BERTRAND : Ils prétendent, depuis un certain temps, qu’ils ne font plus appel à l’impôt révolutionnaire, condamné par le MPA et plus récemment par la Cuncolta. Ceci est un vœu pieux et je pense qu’ils ont des ressources diversifiées provenant vraisemblablement du racket et d’actions répréhensibles. A une époque, des informations circulaient sur le MPA et la spéculation en Corse-du-Sud, avec notamment les affaires de Cavallo. Tout cela est très complexe et il conviendrait de s’adresser à des spécialistes économiques et financiers.

M. le Président : Sans nous adresser à des spécialistes, on doit pouvoir expliquer la constitution des fortunes d’un certain nombre des responsables de ces mouvements ! Je pense à Santoni, Orsoni, Filidori !

M. Yves BERTRAND : La constitution des fortunes de certains nationalistes passe par les voies tortueuses de l’affairisme financier, dont je ne suis pas spécialiste. Le fisc, lors des premières enquêtes menées en liaison avec le préfet Bonnet, s’est intéressé à ces personnes. Comme vous le savez, la fameuse fuite du rapport Bougrier les mettait en cause. Nous pensions même que cela pouvait être un mobile, puisque ce rapport, qui avait été modifié et dans lequel on avait ajouté des noms, circulait dans les milieux nationalistes. Les personnes citées dans le rapport étaient toutes fortunées.

Nous sommes là dans le domaine de l’affairisme qui ne frappe pas uniquement le milieu nationaliste : souvenez-vous de la fameuse Brise de mer et de l’affrontement de bandes rivales, dont certaines personnes " pittoresques " étaient citées comme chef de bande. Je ne puis en dire plus, car je ne fais pas partie de la police judiciaire.

M. le Président : Vous enquêtez tout de même sur un certain nombre d’affaires.

M. Yves BERTRAND : Je ne m’occupe pas du droit commun.

M. le Président : Certes, mais les responsables politiques et la vie politique en général vous intéressent. Je sais ce que font les renseignements généraux dans mon département !

M. Yves BERTRAND : Vous savez très bien que depuis 1995, les renseignements généraux n’ont plus le droit de suivre l’activité des partis politiques, suite aux événements qui se sont déroulés au conseil national du parti socialiste. Ils ont seulement le droit de suivre les élections, qui sont l’expression institutionnelle de l’opinion publique, et je veille à ce que nos services restent dans ce cadre. Nous suivons également les mouvements extrémistes, de droite comme de gauche, qui sont considérés comme groupes à risque. Par exemple, nous suivons le Front national à travers son service d’ordre dans la mesure où il y a un risque d’atteinte à l’ordre public. Enfin, nous suivons le terrorisme et l’indépendantisme, donc les mouvements nationalistes qui y sont liés, dans la mesure où ils peuvent être considérés comme potentiellement dangereux : c’est la raison pour laquelle nous nous intéressons à un groupe politique tel que Corsica nazione, représentation électorale de la Cunculta Indipendentista.

M. le Président : Savez-vous si, entre 1993 et 1999, des négociations ont eu lieu entre le pouvoir politique et les mouvements nationalistes ?

M. Yves BERTRAND : Je ne sais que ce que j’ai lu dans les journaux. Pour leur part, les renseignements généraux n’ont jamais négocié avec quiconque.

M. le Président : Si, un émissaire du ministère est allé en Corse pour négocier...

M. Yves BERTRAND : M. Léandri ne faisait pas partie des renseignements généraux, il était au cabinet du ministre. Les seuls contacts que nous ayons avec les nationalistes nous servent non pas à négocier, mais à obtenir des renseignements.

M. le Rapporteur : Les renseignements généraux ont été témoins de ce qui s’est passé en Corse. Vous devez donc savoir si M. Léandri avait des réunions avec les nationalistes.

M. Yves BERTRAND : Je comprends bien votre question, je puis simplement vous dire, en tant que directeur central des renseignements généraux, que ni moi ni mes collaborateurs n’avons négocié avec les mouvements nationalistes. Nous sommes en contact avec ces mouvements, simplement pour obtenir des renseignements, de la même façon que nous avons des contacts avec l’extrême-droite et l’extrême-gauche. Maintenant, si les politiques ont négocié avec les mouvements nationalistes - ce qui est possible -, je n’en ai pas la preuve et ils ne m’ont jamais fait de confidences, ni Matignon, ni le ministre de l’Intérieur.

M. le Président : Bien entendu, mais les nationalistes peut-être ! Puisque précisément vous êtes chargés d’enquêter dans ce milieu, les nationalistes ont pu vous raconter qu’une négociation avec l’Etat était en cours. Avez-vous eu ce type de renseignement ?

M. Yves BERTRAND : J’ai lu cela dans la presse, notamment dans le Canard enchaîné. Le cabinet de M. Charles Pasqua était très cloisonné et rien ne filtrait. Son chef de cabinet ne savait même pas ce que faisait le directeur de cabinet ou son cabinet politique. Si des contacts ont eu lieu, ils ont dû s’établir non pas par le cabinet administratif, mais par le cabinet politique.

M. le Président : Vous n’avez jamais entendu parler des réseaux Pasqua ?

M. Yves BERTRAND : Bien sûr que si. D’ailleurs on en parle de plus en plus depuis les élections européennes ! Plus sérieusement, M. Charles Pasqua, qui a commencé sa carrière dans la résistance, a toujours cultivé ce genre de chose. C’est ainsi qu’il avait mis en place un cabinet administratif et un cabinet politique qui étaient très cloisonnés.

Ce que je peux vous dire, c’est que depuis 1997, le Gouvernement n’a pas eu l’ombre d’une tentation de négocier avec qui que ce soit. Mais, je le répète, il est vrai que les renseignements généraux essaient d’obtenir des renseignements en prenant contact avec les nationalistes. En ce qui concerne l’affaire Erignac, certaines informations ont été obtenues par des sources naviguant dans ce milieu.

M. le Président : Notamment les renseignements obtenus par le préfet Bonnet.

M. Yves BERTRAND : Pourquoi pas ! Effectivement, je pense que le préfet Bonnet avait lui aussi des renseignements.

M. le Rapporteur : En tant que directeur central des renseignements généraux, vous avez couvert l’ensemble de la période qui nous intéresse et vous êtes à un poste d’observation important. A travers les missions qui vous étaient confiées, comment jugez-vous les politiques qui ont été menées par les différents gouvernements, depuis 1993, notamment en ce qui concerne la façon dont ils appréhendaient cette question de l’atomisation du mouvement nationaliste ?

M. Yves BERTRAND : Il ne m’appartient pas de juger les ministres que je sers depuis 1992. Tous les ministres se sont heurtés à ce grave problème qu’est la Corse, y compris M. Pierre Joxe que j’ai servi en tant qu’adjoint du directeur central, et qui, lui aussi, a essayé de trouver des solutions.

S’agissant de l’atomisation du mouvement nationaliste, nous ne sommes que des observateurs impuissants. Je vous ai donné les chiffres depuis 1994 et ils sont spectaculaires : nous avons affaire à une guerre civile au sein de la mouvance nationaliste dont le point de départ est le meurtre de Sozzi.

M. le Rapporteur : L’action du Gouvernement n’a-t-elle pas, à un certain moment, contribué à cette division ?

M. Yves BERTRAND : Les nationalistes sont incontrôlables ! Sous M. Gaston Defferre ont été créés le préfet de police et l’Assemblée territoriale, il y a ensuite eu les deux départements, le statut Joxe, l’amnistie, etc., et l’on s’aperçoit que plus on cède, plus ça va mal. Les nationalistes sont devenus des apparatchiks de la lutte clandestine et ils ne savent pas faire autre chose. Se reconvertir est vraiment difficile après 30 ans de lutte clandestine ! Les frères Simeoni sont partis, Poggioli a disparu...

Tous les gouvernements successifs ont imaginé qu’ils allaient réussir à régler le problème. Même si l’on peut noter une chute spectaculaire des attentats depuis deux ans, il ne faut pas relâcher la surveillance et les nationalistes doivent être surveillés comme le lait sur le feu ! N’oublions pas qu’un groupe tel que Corsica nazione refuse de condamner les assassins du préfet Erignac !

M. le Président : Comment expliquez-vous cette baisse du nombre des attentats ?

M. Yves BERTRAND : Par une action efficace...

M. le Président : Du préfet Bonnet ?

M. Yves BERTRAND : Je n’ai pas dit cela ! M. Bernard Bonnet était le préfet de région, mais il ne faut pas oublier la police. Nous avons renouvelé les effectifs après l’assassinat du préfet Erignac, réactivé les renseignements en augmentant les moyens et nous avons obtenu des résultats.

Mais l’action policière ne suffit pas et elle doit se doubler d’autre chose. Notre rôle est d’identifier la nouvelle génération - les nationalistes parlent de " refondation " - et de prévenir les attentats. Je ne veux pas avoir l’air pessimiste, mais le problème corse est très complexe et je me garderai bien de condamner telle ou telle politique dans ce domaine.

M. le Rapporteur : A quoi attribuez-vous cette complexité : à la société corse ou à l’organisation du pouvoir en Corse ?

M. Yves BERTRAND : En matière de lutte antiterroriste, nous avons obtenu de meilleurs résultats au Pays Basque et contre les islamistes qu’en Corse. Et ce n’est pas faute d’investir et de " mettre le paquet ", car la sous-direction de la recherche a été mobilisée après le meurtre du préfet Erignac, tout comme la section recherche de Marseille. Nous avons trouvé les assassins, mais la Corse reste un dossier extrêmement difficile pour les policiers et les gendarmes.

M. le Rapporteur : Justement, n’existe-t-il pas un problème de concurrence exacerbée entre les différents services, la gendarmerie, la DNAT, la police ?

M. Yves BERTRAND : Il n’aurait jamais dû exister de concurrence, et ce pour une raison très simple : nous travaillons exclusivement sous couverture judiciaire. Si d’autres travaillent en dehors de ce cadre, c’est leur affaire.

J’ouvre une parenthèse, monsieur le président. Nous avons, à un moment donné, travaillé sur le financier. Je rédigeais des notes sur les affaires financières, telles que les affaires Maillard et Duclos, ce qui m’a valu six ou sept convocations de magistrats qui m’accusaient de mener des enquêtes parallèles suite à la transmission de notes des renseignements généraux par des corbeaux. L’affaire a été réglée à l’arrivée de M. Jean-Pierre Chevènement par la mise en place d’un protocole : j’adresse mes notes à la DCPJ qui apprécie si elles contiennent des éléments constitutifs susceptibles d’intéresser la justice.

Pour ce qui est de la Corse, puisque nous ne voulons pas être accusés de mener des enquêtes parallèles, nous travaillons avec la DNAT, sous couverture judiciaire, c’est-à-dire avec M. Jean-Louis Bruguière, Mmes Laurence Le Vert et Irène Stoller. Nous ne sommes pas responsables des concurrents qui mènent des enquêtes parallèles.

M. le Rapporteur : Mais la gendarmerie a travaillé sur Pietrosella avec le juge Thiel.

M. Yves BERTRAND : Elle a été dessaisie depuis le mois de décembre, puisque le juge Thiel a décidé de confier cette affaire à la DNAT.

M. le Rapporteur : Après plusieurs mois.

M. Yves BERTRAND : C’est le problème du juge ! Il a décidé, à un moment, de tout centraliser et il a eu raison, puisque l’on constate que tout était lié, Strasbourg, Vichy et Pietrosella. C’est ainsi que Pietrosella révèle des liens entre deux équipes, l’une du Sud et l’autre du Nord. En tout état de cause, c’est le magistrat qui décide dans ce domaine. Cette concurrence n’aurait jamais dû avoir lieu, c’est une histoire malheureuse et tragique pour l’Etat.

M. le Rapporteur : L’UCLAT, unité de coordination et de lutte antiterroriste, est un service du ministère de l’Intérieur. Comment fonctionne-t-elle ?

M. Yves BERTRAND : Il s’agit d’un service administratif qui se situe au niveau du DGPN, le directeur général de la police nationale, et qui a une fonction de centralisation. L’UCLAT reçoit des renseignements provenant de différentes sources, telles que la DST, la DGSE et la direction générale de la gendarmerie. Dès qu’une affaire relève de l’autorité judiciaire, nous travaillons avec la DNAT. Dans ce cas l’UCLAT centralise tous les renseignements, y compris ceux de la direction générale de la gendarmerie, et les transmet à la justice.

M. Christian ESTROSI : Monsieur le directeur, vous avez dit tout à l’heure que si les assassins du préfet Erignac n’avaient pas été arrêtés, ils auraient continué à tuer. Savez-vous s’ils ont tué d’autres personnes que le préfet ?

M. Yves BERTRAND : C’est possible, et l’enquête va le déterminer : certains éléments tendent à prouver que certains d’entre eux ont déjà participé à d’autres actions.

M. Christian ESTROSI : Début 1993, durant le ministère de M. Marchand, y avait-il un chargé de mission pour les affaires corses au cabinet du ministre ?

M. Yves BERTRAND : Je vois très bien à qui vous faites allusion, mais il n’était pas chargé des affaires corses. M. Colonna était conseiller technique et il était en charge des affaires relatives au sport.

M. le Président : M. Estrosi, je vous rappelle que le champ d’investigation de notre commission d’enquête est limité au début de la Xème législature !

M. Christian ESTROSI : Avant l’arrestation des assassins présumés du préfet Erignac, aviez-vous pris des précautions afin que personne n’échappe aux mailles du filet ?

M. Yves BERTRAND : Si nous avions pu attraper le tueur présumé, nous l’aurions fait ! S’il nous a échappé, c’est à cause d’un article paru dans Le Monde, ce qui lui a laissé le temps de faire une conférence de presse et de disparaître. Par ailleurs, nous ne savions pas qu’Yvan Colonna faisait partie du groupe des tueurs et il ne constituait pas un objectif prioritaire, mais je vous assure que nous le cherchons activement.

M. Christian ESTROSI : Lorsque vous nous dites que 11 508 actions violentes ont été commises depuis 1965 dont 4 600 revendiquées, comptez-vous uniquement les attentats commis sur le territoire corse ?

M. Yves BERTRAND : Non, ce chiffre comprend également les attentats terroristes commis sur le continent.

M. Roger FRANZONI : Monsieur le directeur, qu’est devenue l’affaire de Spérone ?

M. Yves BERTRAND : En 1994 a eu lieu l’interpellation de treize membres du commando du FLNC Canal historique à Spérone. Une information judiciaire est ouverte, me semble-t-il.

M. Roger FRANZONI : Ils ont été arrêtés en flagrant délit après avoir tiré sur la police. Que sont-ils devenus ?

M. Yves BERTRAND : Je ne sais pas.

M. Roger FRANZONI : Vous avez parlé de l’affaire Sozzi : Mme Sozzi se demande pourquoi l’on arrête les meurtriers du préfet Erignac et pas ceux de son mari. Pourquoi deux poids deux mesures ?

M. Yves BERTRAND : Il faut lui demander d’être patiente, car nous sommes en train d’y travailler.

M. Roger FRANZONI : La population corse se demande pourquoi, sur la trentaine de meurtres qui ont été commis, très peu ont été élucidés.

M. Yves BERTRAND : Nous espérons que les suites des interpellations nous permettront de progresser sur cette affaire qui a déclenché la guerre des clans chez les nationalistes.

M. Roger FRANZONI : Cela serait très important pour la population qui ne comprend pas que ce meurtre ne soit pas encore élucidé, alors qu’à Bastia, récemment, sur les tables des cafés, circulait une liste contenant tous les noms des assassinés et des assassins.

M. Yves BERTRAND : C’était une liste " bidon " destinée à déstabiliser les différents mouvements. D’ailleurs, on ne la trouvait pas que sur les terrasses des cafés, puisque certaines personnes la recevaient de façon anonyme. Moi-même, je l’ai reçue aux renseignements généraux ! Quant à l’affaire Sozzi, je vous répète que l’on y travaille et que l’on espère l’élucider bientôt.

M. Roger FRANZONI : En sera-t-il de même pour l’affaire Tirroloni, le président de la chambre d’agriculture, pour l’affaire Grossetti, pour l’affaire Filippi ?

M. Yves BERTRAND : Des informations judiciaires sont en cours. L’affaire Tirroloni, l’affaire Grossetti peuvent progresser à terme : les arrestations et les guerres de clans finiront peut-être par nous permettre de les élucider, mais il s’agit de dossiers très complexes. Nous ne relâchons pas notre vigilance sur ces affaires, et grâce à ce qui vient de se passer, nous espérons progresser sur tous ces dossiers.

M. Roger FRANZONI : Il serait temps !

M. le Président : Monsieur le directeur, je vous remercie de votre contribution.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr