Présidence de M. Raymond FORNI, Président, puis de M. Yves FROMION, Vice-Président
M. Jacques Toubon est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jacques Toubon prête serment.
M. Jacques TOUBON : Je dirai quelques mots en préambule sur la magistrature, la justice de manière générale en Corse, et sur sa gestion pendant la période où j’étais en charge de celle-ci. Je rappellerai ensuite la politique judiciaire conduite dans le rapport qu’elle peut avoir avec les affaires pénales et donc avec l’utilisation des forces de sécurité, en tout cas de celles qui ont une relation légale institutionnelle avec la justice.
En ce qui concerne la magistrature, je dirai - cela n’étonnera personne - que la situation des juridictions et des magistrats, comme celle des fonctionnaires, présente en Corse un certain nombre de spécificités. Il est clair que la cour d’appel de Bastia exige de la chancellerie une attention et des dispositions particulières.
Tout d’abord, les juridictions de Bastia et d’Ajaccio sont surdotées en postes budgétaires par rapport à la moyenne nationale et par rapport à leur charge de travail. S’il est un service public qui, en Corse, a depuis très longtemps été particulièrement bien soigné par les budgets de l’Etat, c’est bien celui de la justice, tout particulièrement en nombre de postes.
De plus, j’ai mené une politique systématique de repyramidage, c’est-à-dire que non seulement le nombre de postes était plus élevé que la moyenne nationale mais encore que nous avons cherché à les classer de telle sorte qu’ils soient plus attirants.
Par exemple, le tribunal d’Ajaccio, qui est un tribunal de grande instance à une chambre, compte un vice-président du deuxième grade, mais aussi deux vice-présidents " lourds " du premier grade et trois juges d’instruction, alors que dans une juridiction comparable sur le continent, il n’y a aucun vice-président " lourd " et un seul juge d’instruction.
C’est un point très intéressant à souligner car on considère souvent que les services publics en Corse ont été négligés. En ce qui concerne la justice, ce n’est pas le cas, c’est même tout le contraire.
De même, à Bastia, il y a deux vice-présidents du I-1 et un vice-président du I-2, alors que les tribunaux à deux chambres comme celui de Bastia n’ont sur le continent qu’un seul vice-président du I-1 et aucun vice-président du I-2.
Pour autant, tout le monde le sait, il n’est pas facile d’attirer des magistrats en Corse, en particulier sur les postes de responsabilité que sont ceux de président, de vice-président, de procureur ou de procureur adjoint. Les attraits de carrière, notamment le repyramidage, n’y suffisent pas. Cela suppose un travail - qu’effectue la direction des services judiciaires, qu’elle effectuait en tout cas de mon temps - de démarches, nombreuses et assidues, pour découvrir des candidats dans le corps et persuader un certain nombre de magistrats d’accepter des promotions dans le ressort de la cour d’appel de Bastia.
Pendant la période où j’ai été garde des sceaux, nous avons effectué une vingtaine de mouvements, ce qui manifestait notre souci d’assurer une mobilité géographique et fonctionnelle dans l’intérêt du service, car si l’on rencontre quelques problèmes pour nommer des magistrats en Corse, l’on est aussi parfois confronté à la difficulté de faire partir ceux qui y sont en poste, notamment ceux qui y sont depuis très longtemps. En effet, le nombre de candidats que l’on appelle " utiles ", souvent de candidats tout court, a toujours été faible, parfois même nul, pour certains postes. C’est donc une politique de recherche systématique de candidats que doivent mener les services, d’autant plus que nous nous sommes efforcés de ne pas laisser de postes vacants dans les juridictions corses. Cependant, les postes de procureur adjoint n’ont pas trouvé de candidat et n’étaient pas pourvus entre 1995 et 1997.
Outre le nombre très élevé des postes budgétaires en Corse, nous avons aussi pris des mesures d’urgence pour y affecter des magistrats en surnombre. Ainsi au début de l’année 1996, nous avons créé un poste de juge d’instruction et un poste de vice-président au tribunal d’Ajaccio destinés, vous vous en souvenez, à traiter spécialement les affaires financières et nous avons créé en surnombre trois postes de juge du siège, de juge d’instruction et de substitut au tribunal de Bastia. De même, nous avons créé un poste d’avocat général en surnombre à la cour d’appel de Bastia pour régler une de ces difficultés particulières que l’on connaît en Corse, en l’occurrence celle du changement d’affectation du procureur de Bastia, que nous avons pu ainsi résoudre en le promouvant avocat général à la cour d’appel.
Tels étaient les problèmes posés par la gestion de la magistrature en Corse lorsque j’étais garde des sceaux : la situation était particulière, particulièrement difficile, et il fallait parfois prendre des mesures spéciales pour y faire face. J’ajoute que le climat qui prévalait à l’époque, les attentats perpétrés contre certains magistrats, comme celui dont a été victime le procureur de Bastia, l’incendie du tribunal de Bastia ou encore ceux commis contre des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, n’étaient pas de nature à encourager la venue de magistrats ni de fonctionnaires en Corse.
Parallèlement j’ai essayé d’apporter beaucoup d’attention aux fonctionnaires de justice, dont le rôle est essentiel dans le fonctionnement des juridictions, en accordant par exemple des distinctions à certains greffiers en chef ou greffiers qui avaient très bien accompli leur tâche. Ce fut le cas notamment lors du procès de Furiani, qui a été conduit dans la salle de la cour d’assises à Bastia dans des conditions ayant permis de montrer que, quand on veut bien s’en donner la peine, la justice en Corse est tout à fait capable de fonctionner de façon efficace et exemplaire. Durant quatre mois, tout autre travail a été arrêté au tribunal de Bastia pour assurer ce procès qui, comme vous le savez, s’est déroulé dans de très bonnes conditions grâce aux fonctionnaires de justice et au greffier en chef en particulier.
Quant à la politique judiciaire, elle a connu un tournant au début de l’année 1996. D’autres commissions d’enquête, comme celle présidée par M. Jean Glavany, ont relevé les événements qui se sont déroulés à ce moment-là, notamment les prises de position des magistrats, collectivement ou par l’intermédiaire de leurs organisations syndicales. Pour ma part, cela s’est principalement traduit par le voyage que j’ai effectué le 9 février 1996 en Corse, au cours duquel j’ai rencontré en public ou en privé les magistrats et les fonctionnaires, ainsi que les officiers de police judiciaire à Ajaccio, qu’ils soient membres de la police nationale ou de la gendarmerie.
Au printemps de l’année 1996, la politique judiciaire tendant à lutter contre les activités terroristes a pris un tour nouveau ; elle s’est caractérisée pour ce qui me concerne par le dessaisissement des juridictions locales dans toutes les affaires qui opposaient des nationalistes entre eux. A la suite de la série d’assassinats et de meurtres qui avaient opposé au cours de l’année précédente les deux principales tendances de la mouvance nationaliste, nous avons procédé au dessaisissement au profit du tribunal de Paris, donc de la 14ème section du parquet et des juges d’instruction antiterroristes, de quatorze dossiers qui ont été progressivement évoqués, dans des conditions qui n’ont pas toujours été faciles ; dans un grand nombre de cas, nous avons été obligés de saisir la chambre criminelle de la Cour de cassation pour procéder à un règlement de juges, car les magistrats locaux n’ont pas accepté ce dépaysement des affaires.
Le renforcement de la politique de répression s’est traduit dans les années 1996 et 1997 par la poursuite, l’arrestation et l’incarcération d’un grand nombre de militants nationalistes présumés terroristes dans des affaires de toute nature : détention d’armes, explosifs, mais aussi extorsion de fonds. Il en est une dont on a beaucoup parlé que, dans le jargon judiciaire, on appelle maintenant Spérone II et dont j’ai appris avec plaisir, la semaine dernière, qu’elle avait fait l’objet d’une ordonnance de renvoi ; cela veut dire que les choses se sont déroulées comme elles le devaient. Des dirigeants nationalistes, y compris parmi les plus importants, ont fait l’objet de condamnations, notamment pour détention d’armes.
La politique que nous avons conduite, comme toutes les politiques publiques en Corse, on l’a encore vu très récemment, est marquée par certaines spécificités. Les missions régaliennes de l’Etat dans les deux départements de la Corse sont particulièrement difficiles à exercer, surtout lorsqu’il s’agit de lutter contre la délinquance et la criminalité, qu’elles soient de droit commun ou à motivation politique.
Je terminerai, monsieur le Président, en disant que lorsque j’ai quitté le ministère de la Justice en juin 1997, trois faits étaient avérés : plusieurs dirigeants nationalistes parmi les plus importants étaient poursuivis et, pour certains d’entre eux, incarcérés ; la vague d’assassinats qui avait marqué la période allant du printemps à l’automne 1995 était stoppée depuis longtemps ; et la cause nationaliste, de manière générale, était dans l’opinion publique, comme chez ses tenants eux-mêmes, au plus bas.
M. le Président : Comment s’effectuait la répartition des dossiers qui continuaient d’être traités par les magistrats en Corse entre les services de la gendarmerie et ceux de la police ? Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait dans ce domaine des choix qui n’étaient pas toujours conformes à la pratique habituelle et aux compétences de chacun sur l’ensemble du territoire national. J’aimerais que vous nous apportiez quelques précisions sur ce premier point.
Ma deuxième question porte sur le dessaisissement des juridictions corses au profit du tribunal de Paris que vous avez décidé. A votre avis, cette décision a-t-elle été suivie d’une grande efficacité ? En d’autres termes, les résultats obtenus par le juge Bruguière et ses collègues sont-ils de nature à vous satisfaire, puisque vous étiez à l’époque ministre de la Justice ?
Troisième point, certains de vos collègues qui siégeaient dans le même gouvernement que vous nous ont dit que la Corse était principalement l’affaire d’un ministre, celui de l’Intérieur, au moins jusqu’à l’attentat commis à la mairie de Bordeaux. A partir de ce moment-là, il semblerait que ce soit le Premier ministre lui-même qui ait pris en charge, sans doute par le biais de ses conseillers et de son directeur de cabinet, les affaires corses. Comment tout cela est-il organisé ? Comment le ressentiez-vous en tant que ministre de la Justice, vous qui subissiez les récriminations sans doute justifiées des magistrats qui estimaient que les discussions, plus ou moins secrètes, entre les mouvements nationalistes et le ministère de l’Intérieur nuisaient quelque peu à la lisibilité de la politique menée en Corse par le Gouvernement auquel vous apparteniez ?
M. Jacques TOUBON : En ce qui concerne le premier point, monsieur le Président, je suis incapable de vous donner une réponse générale. Je ne suis pas du tout persuadé que la répartition des enquêtes entre gendarmerie et police ait obéi, si j’ose dire, à des distorsions systématiques. Je connais des exemples où l’on a saisi le SRPJ alors que la gendarmerie aurait été mieux indiquée, et inversement. Mais je ne crois pas qu’il y ait eu, d’une manière générale, de choix délibéré en faveur de l’un ou l’autre.
Je crois en revanche, pour l’avoir vécu, que dans un nombre assez significatif de cas, les diligences des magistrats instructeurs ou des parquets n’ont pas toujours reçu de la part des services d’enquête des réponses elles-mêmes suffisamment diligentes. Certaines affaires, dont on a beaucoup parlé depuis quelques mois, ont été engagées par le parquet du temps où j’étais garde des sceaux et n’ont pas connu de suite à l’époque, car les enquêtes n’avaient pas été diligentées de manière efficace.
C’est l’une des difficultés que nous avons toujours connues : à mon sens, les magistrats n’ont pas ou, en tout cas, ils n’avaient pas en Corse suffisamment de poids à l’égard des services placés sous l’autorité des ministres de l’Intérieur et de la Défense. Ce n’est pas particulier à la Corse, c’est un problème plus général, posé dans le cadre de la réforme du code de procédure pénale dont vous avez discuté récemment : celui du contrôle de la police judiciaire par les magistrats. A mon avis, il s’agit là d’une question plus générale que les petites péripéties corses, si j’ose dire.
Quant à l’efficacité de la procédure de dessaisissement, monsieur le Président, je serais tenté de vous répondre par l’absurde : si nous n’avions pas dessaisi, où en seraient ces dossiers ? À l’époque en Corse, les affaires dont je vous parle, pour dire les choses grossièrement mais tout de même assez exactement, ont opposé - quand je dis " opposé ", cela veut dire avec morts d’hommes - d’un côté, les militants du MPA et, de l’autre, les militants du Canal historique. Il faut savoir que la justice, parquet ou siège, et les services d’enquête, étaient souvent " pris entre deux feux ". Nous avons tout de même connu quelques affaires dans lesquelles, par exemple, le parquet n’a pas pu obtenir, des magistrats instructeurs, malgré ses réquisitions, l’incarcération de telle ou telle personne.
La procédure centralisée au tribunal de Paris n’est pas nécessairement plus rapide, mais elle est plus sûre, plus impartiale et plus équilibrée que la procédure décentralisée. Je parle de l’époque que j’ai connue et je ne veux pas, naturellement, me prononcer sur ce qui s’est passé après 1997. Certains dossiers sont déjà allés en jugement ; pour les autres - puisqu’ils étaient quatorze au total -, cela se passera de la même manière. Je souhaite simplement que chacun fasse diligence et, comme je le disais précédemment, que les services de la Justice et ceux de l’Intérieur et de la Défense soient actifs.
A propos du rôle du ministre de l’Intérieur, je n’ai rien à dire de particulier. J’ai connu, au cabinet du Premier ministre, le début de nos grandes difficultés en Corse, c’est-à-dire Aléria en 1975. Depuis 1975, le ministre de l’Intérieur - c’était à l’époque M. Michel Poniatowski et je peux citer la liste de ceux qui lui ont succédé - a toujours été principalement en charge de la Corse, y compris d’ailleurs pour les questions relatives au développement économique, culturel, etc., et bien entendu, plus encore pour les problèmes politiques. Il jouait un rôle de coordination.
Je ne pense pas que la situation entre 1995 et 1997 ait été particulière à cet égard. J’ajoute que le ministre de la Justice a toujours été en relation avec Matignon qui avait sur les affaires corses - y compris avant l’attentat de Bordeaux - un certain nombre de positions que, d’ailleurs, je partageais pleinement.
M. le Rapporteur : Le dispositif antiterroriste existait déjà bien avant le dépaysement des quatorze dossiers que vous avez évoqué.
M. Jacques TOUBON : Oui, depuis 1986.
M. le Rapporteur : Cela signifie-t-il que certaines affaires liées au terrorisme étaient traitées par les juridictions locales ?
M. Jacques TOUBON : Tout à fait.
M. le Rapporteur : Pourriez-vous alors nous expliquer les raisons de votre décision ?
M. Jacques TOUBON : Quatorze dossiers ont été dépaysés en 1996, de sorte que les juridictions locales ont été dessaisies au profit du tribunal de Paris. Cela signifie, bien entendu, que jusque là ils étaient entre les mains d’un juge d’instruction, soit à Bastia, soit à Ajaccio. La décision que nous avons prise à la suite de mon voyage en Corse le 9 février 1996 - je dis " nous " parce qu’elle était très largement à mon initiative, puis confirmée par le Premier ministre - résultait du constat que les instructions étaient localement " empannées " et qu’il convenait de les réactiver.
Au moment où les assassinats et tentatives d’assassinat se sont produits, notamment durant l’été 1995, je pense que si j’avais été garde des sceaux, j’aurais souhaité que le parquet de Bastia ou celui d’Ajaccio soient dessaisis au profit de celui de Paris. Ces affaires opposant des responsables ou des " militants " des deux grandes mouvances nationalistes, il n’était pas judicieux de penser qu’elles relevaient de conflits de droit commun entre les intéressés, qu’il s’agisse de conflits commerciaux ou crapuleux. Elles rentraient donc forcément dans le champ d’application de la loi de 1986. Telle fut la conclusion à laquelle j’ai abouti en procédant à une analyse tant juridique que politique. J’ai donc lancé ces opérations de dessaisissement dont je rappelle, pour la statistique, que seulement deux d’entre elles ont été acceptées par le juge d’instruction, c’est-à-dire que lorsque nous l’avons demandé, en application du code de procédure pénale, le juge d’instruction a prononcé par deux fois seulement une ordonnance de dessaisissement ; dans les douze autres affaires, le juge d’instruction en charge du dossier a refusé le dessaisissement et nous avons saisi la chambre criminelle selon la procédure prévue dans un tel cas.
M. le Rapporteur : Cela s’est donc fait contre les magistrats locaux ?
M. Jacques TOUBON : Oui, mais la cause produit l’effet. Il est évident que si les magistrats... Parlons franchement : cela s’est fait avec l’opposition apparente des magistrats locaux. Je ne suis capable ni maintenant ni alors de sonder les reins et les cœurs, mais je peux vous dire que les opinions étaient diverses, même si parmi elles, une seule s’est exprimée.
M. le Rapporteur : Parce que votre décision faisait suite au mouvement de " protestation " des magistrats. Nous avons là l’appel...
M. Jacques TOUBON : Du 14 janvier.
M. le Rapporteur : Que s’est-il passé à ce moment-là ? Vous avez reçu les magistrats et êtes ensuite allé en Corse ?
M. Jacques TOUBON : Les magistrats ont fait un communiqué le 14 janvier. J’ai reçu ensuite leurs représentants syndicaux et me suis entretenu avec l’ensemble des magistrats le 9 février à Bastia ; mais je puis vous assurer que le principe de ma décision sur le dessaisissement n’était pas lié à l’appel du 14 janvier. Je dirais même que si j’avais dû prendre une décision tendant à faire plaisir à ceux qui avaient signé le manifeste du 14 janvier, j’aurais fait l’inverse ! C’est donc un exemple de " contre-démagogie judiciaire ", si je puis employer cette expression...
M. le Rapporteur : ... qui a pu momentanément accroître le malaise exprimé par les magistrats ?
M. Jacques TOUBON : Oui, mais je pense que les magistrats sont, comme les gardes des sceaux, et pour plus longtemps, au service de la justice avant tout.
M. le Rapporteur : Cela intervenait, c’est explicitement évoqué dans l’appel des magistrats, après la fameuse conférence de presse de Tralonca.
M. Jacques TOUBON : Absolument.
M. le Rapporteur : A votre connaissance, une information judiciaire a-t-elle été ouverte sur cette affaire ?
M. Jacques TOUBON : Oui, de manière tout à fait incontestable.
Au lendemain de la conférence de presse de Tralonca, le procureur a ouvert une enquête préliminaire ; celle-ci a été confiée au SRPJ d’Ajaccio qui a bénéficié, avec certaines difficultés d’ailleurs, du concours des services de la gendarmerie qui avaient recueilli à l’époque des renseignements sur les participants à cette manifestation. Le 11 juillet 1996, le parquet de Paris a été saisi, après dessaisissement du parquet de Bastia, et, le 16 octobre 1996, il a ouvert une information judiciaire qui est toujours en cours et confiée aux juges de la section antiterroriste.
M. le Rapporteur : Vous avez évoqué le dispositif antiterroriste...
M. Jacques TOUBON : ... Et les juges d’instruction saisis le 16 octobre ont délivré, à ma connaissance, deux commissions rogatoires qui sont en cours.
M. le Rapporteur : Vous nous avez fait part de la façon dont vous jugez le dispositif antiterroriste et vous avez estimé qu’il pouvait avoir une efficacité plus grande. Ne pensez-vous pas qu’un tel dispositif peut créer des confusions en mettant en concurrence des services au sein de la police et en attisant les rivalités entre celle-ci et la gendarmerie ? Nous avons pu le constater dans une affaire qui ne vous ne concerne pas directement, mais que vous avez sans doute suivie, l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac ; la façon dont cette enquête a été menée fait apparaître certains dysfonctionnements. Ne pensez-vous pas que le dispositif antiterroriste puisse encourager de tels dysfonctionnements ?
M. Jacques TOUBON : J’en suis l’un des auteurs puisque j’étais président de la commission des lois de l’Assemblée nationale lors du vote de la loi de 1986. Cette partie du code de procédure pénale que nous avons créée et qui a été perfectionnée depuis sous différents gouvernements, y compris lorsque j’étais moi-même garde des sceaux, présente la double caractéristique, relativement exceptionnelle dans une démocratie, de se référer en permanence et de manière scrupuleuse aux principes généraux de l’état de droit, en particulier pour garantir le respect des libertés individuelles et, en même temps, de prévoir un certain nombre de dérogations étroitement adaptées à la nature de ce qui a été défini par la loi même comme " l’entreprise terroriste ".
Je ne crois pas qu’il existe, de ce point de vue, de particularisme. L’esprit de l’entreprise terroriste et les moyens qu’elle emploie sont toujours de la même nature, quelle que soit la cause et quelles que soient les circonstances.
Dans ces conditions, mon sentiment est que plus la décision qui est à prendre est prise tôt dans le processus, c’est-à-dire après la commission des faits, mieux cela vaut ; c’est celle qui consiste pour le parquet du lieu où se sont commis les faits et pour le parquet de Paris, qui en a le pouvoir en vertu de la loi, à décider si les faits relèvent du droit commun ou émanent peu ou prou d’une entreprise terroriste. Dans la plupart des cas, le parquet décide sans aucune difficulté que la limite est franchie et que l’on a affaire à un fait, un crime ou un délit lié à une entreprise terroriste. A partir de ce moment-là s’appliquent les articles en cause du code de procédure pénale.
Tout ce qui entretient la confusion est mauvais ; par exemple, dans les affaires dont je parlais, on a considéré pendant des mois et des mois qu’il s’agissait d’assassinats entre des gens appartenant au " milieu ", qui s’étaient opposés pour des intérêts privés, agricoles, commerciaux, etc., alors que chacun portait sur son dos une casaque bien déterminée et que l’on savait pertinemment que le premier qui avait commis un assassinat était nécessairement susceptible d’être assassiné quelques jours après par les copains de celui qui avait été assassiné, et ainsi de suite, pour aucune autre raison que l’appartenance à tel ou tel mouvement.
La confusion a produit, comme je l’indiquais tout à l’heure, des instructions et des enquêtes " empannées ", alors qu’avec l’application déterminée de la loi de 1986, je ne crois pas du tout que l’on s’expose à ce type de situation.
Dans le système judiciaire, il n’y a aucun problème : lorsque la 14ème section du parquet de Paris et les juges d’instruction spécialisés sont saisis, ils utilisent pour exécuter leurs commissions rogatoires soit des services spécialisés, en particulier la DNAT, soit lorsqu’il s’agit du territoire parisien, une section particulière de la brigade criminelle, comme ce fut le cas, par exemple, lors des attentats dans le métro Saint-Michel en 1995, soit encore la gendarmerie lorsqu’il s’agit de zones rurales : c’est ainsi qu’ont été arrêtés les quatre membres d’Action directe, grâce à une collaboration étroite entre les renseignements généraux, en particulier la section antiterroriste, et la gendarmerie qui a fait tout le travail de police judiciaire.
Les difficultés - et l’exemple que vous venez de citer le démontre royalement - surviennent quand des gens extérieurs à la justice se mettent à vouloir s’occuper d’affaires de justice. La confusion ne provient pas de l’application de la procédure antiterroriste, de l’action de magistrats centralisés à Paris et de certains services centralisés qui travaillent spécialement sur ces dossiers, mais de l’intervention d’autres administrations et d’autres services qui n’appartiennent pas à l’appareil judiciaire.
Cela ne tient absolument pas à la loi antiterroriste, cela tient à la politique, à l’administration, etc. Je me garderai bien de juger quoi que ce soit, mais mon expérience de garde des sceaux de 1995 à 1997, de parlementaire, et d’une manière générale, de quelqu’un qui a toujours suivi avec une grande attention ce genre d’affaires, m’amène à conclure que le code de procédure pénale dans sa partie antiterroriste ne pose pas de problèmes d’application ; ceux-ci viennent toujours des interventions extérieures.
M. Bernard DEROSIER : Plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné des dysfonctionnements dans l’exercice des missions de l’Etat en Corse. Durant la période où vous avez été garde des sceaux, il y a manifestement eu certains dysfonctionnements, comme à d’autres périodes, en particulier dans l’exécution d’un jugement qui a fait beaucoup parler ces derniers temps : la non-destruction des paillotes. La décision de justice était pourtant ancienne de dix ans. Pouvez-vous nous dire pourquoi, lorsque vous étiez garde des sceaux, vous n’avez pas réussi à faire exécuter cette décision ?
M. Jacques TOUBON : Pendant les deux ans où j’étais ministre de la Justice, cette question n’a jamais été évoquée devant moi. Nous avons eu à suivre des affaires relatives à des permis de construire, qui concernaient soit la juridiction administrative - lorsque le président du tribunal administratif a été assassiné, pendant un temps les journaux ont évoqué l’idée que son assassinat pouvait être lié à certaines décisions prises par le tribunal ; en réalité, comme vous le savez, il s’agissait d’une affaire d’ordre purement privé - soit le parquet, qui a eu à se saisir de cas de permis de construire irréguliers. Ces procédures n’ont, à ma connaissance, donné lieu à aucune difficulté particulière, mais le cas de ce que l’on appelle " les paillotes " ne m’a jamais été soumis lorsque j’étais garde des sceaux.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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