Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Démétrius Dragacci est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Démétrius Dragacci prête serment.

M. le Président : Nous recevons M. Démétrius Dragacci, qui a été successivement commissaire en Corse, puis directeur de la direction régionale de la police judiciaire pendant de longues années.

M. Démétrius DRAGACCI : J’ai certes été en fonction pendant de nombreuses années en Corse, mais je n’ai été directeur de la police judiciaire qu’à compter du 8 juillet 1996.

M. le Président : Nous voudrions connaître les différentes étapes de votre carrière, puis le fonctionnement des forces de sécurité en Corse, tel que vous avez pu en juger à travers les responsabilités que vous avez exercées.

Nous sommes intéressés par les problèmes de coordination entre les multiples autorités : comment cela fonctionnait-il entre les renseignements généraux, les services de police traditionnels, la gendarmerie, la DNAT ?

M. Démétrius DRAGACCI : Je pense que vous êtes intéressé par mes activités professionnelles à partir de 1993 : elles n’ont d’ailleurs été que professionnelles, hélas pour ma santé, puisqu’en 1993, j’ai repris mes fonctions après trois pontages.

J’ai été dans un premier temps le collaborateur de M. Fédini, qui était préfet adjoint pour la sécurité. Six mois après, M. Fédini a été nommé dans un département et a été remplacé par M. Lacave. En 1993, au sortir de l’hôpital, on m’a demandé de dresser l’état des lieux, la situation s’étant dégradée puisqu’au cours de l’année 1992 quarante homicides volontaires avaient été perpétrés qui, pour la plupart, n’étaient pas élucidés. La situation était assez confuse. Avant d’affirmer l’autorité sur l’île, il fallait restaurer l’autorité au sein de sa propre administration parce que le développement de la Corse est une chose, mais la sécurité est un préalable à un développement harmonieux. Nous avons donc dressé l’état des lieux avec l’IGPN, l’IGA et le préfet de police de l’époque.

En 1993, M. Lacave est arrivé. Nous étions exsangues, un de nos bons informateurs ayant perdu la vie en 1992. Il nous fallait retrouver des moyens d’information sûrs, la meilleure façon de rassurer l’opinion publique et nos concitoyens étant encore de lancer des opérations de police fiables qui aboutissent à des procédures judiciaires, des écrous et des condamnations. Nous avons travaillé dans cet esprit. Le préfet de police, M. Lacave, a connu quelques difficultés, dont il vous parlera lui-même car je crois savoir qu’il est cité cet après-midi. Il rencontrait des problèmes de coordination, de mise en place de stratégies, de luttes de pouvoir, stupides et idiotes lorsqu’il s’agit de lutter contre le terrorisme, car le personnel ne comprend pas toujours.

Les services ont été restructurés. Des changements sont intervenus à la tête des directions régionales. Mme Ballestrazzi a été nommée directeur du SRPJ. Elle est actuellement sous-directeur des affaires économiques et financières. Nous avons donc essayé de faire un management, en gérant au mieux les ressources humaines, parce que les services de police et de gendarmerie en Corse disposent de ressources importantes, comme ailleurs. Nous sommes parvenus le 27 février 1994 à avoir un flagrant délit qui n’était pas des moindres, puisque les nationalistes eux-mêmes ont considéré que l’Etat avait rétabli la situation par rapport à Aléria. Nous avions attrapé quatorze membres d’un commando en flagrant délit. Cette opération n’a pas été médiatisée outre mesure, mais le message est bien passé au sein des milieux nationalistes. Il fut le fruit d’une organisation policière hors du commun, peut-être l’une des plus belles opérations de police organisée en Europe dans le milieu du terrorisme. Je sais que le commando se composait de vingt-cinq personnes, mais nous n’avons pas pu prendre tout le monde et il faut bien aussi que ceux qui vous ont informé puissent s’en aller. Cela a créé des difficultés. Néanmoins, l’opération s’est bien déroulée.

Nous avions vu comment fonctionnait le terrorisme et nous avions pris la mesure de la violence. Peu à peu, le SRPJ intégrait des données et essayait d’avancer, comme il le pouvait, ce qui n’est pas toujours facile parce qu’il faut des preuves. L’action initiée - on n’a pas besoin forcément d’une commission rogatoire ou d’une plainte pour " faire " de la police, le code de procédure pénale nous donnant compétence pour mener des enquêtes préliminaires - nous a permis d’obtenir quelques informations. Nous avions, en effet, mis des dispositifs en place, qui n’ont pas toujours aussi bien marché.

Entre temps, j’ai perdu mon fils de façon accidentelle et je n’avais plus tellement le moral. En plus, dans un service, cela ne va pas toujours comme l’on veut et l’on finit par être moins patient et, après une épreuve aussi douloureuse, on supporte moins certaines bêtises. J’ai donc demandé mon départ et j’ai été affecté à la direction générale des services, en même temps que M. Lacave a quitté son poste, en partie parce que nous estimions - et je le pense encore aujourd’hui - que le poste de préfet adjoint pour la sécurité est un poste inutile. Aussi le préfet Lacave et moi-même, avions-nous inscrit notre action dans le but de ressourcer les services de polices et de demander la suppression du préfet de police. Manque de chance, surtout pour ceux qui ont été tués, le maire de Luciana, M. Jean-François Filippi, a été abattu en fin d’année. Il y a eu trois morts en moins d’une semaine et politiquement il était sans doute difficile pour les politiques de supprimer le préfet de police parce que l’on risquait de dire que l’Etat se désengageait de la Corse.

Je suis parti à l’inspection générale de la police nationale. J’ai toujours suivi les affaires parce que l’on ne part pas ainsi d’un service : on laisse toujours des collaborateurs inquiets du devenir et du lendemain. Et quand vous êtes policier et que vous avez des contacts, dans ce genre de situation, il est évident que vous ne pouvez pas couper court en disant que cela ne vous intéresse plus, ne serait-ce que pour aider les collègues qui vous succèdent. J’ai donc continué à suivre les affaires, mais de loin, de très loin étant résident chez moi, à Cargèse.

J’étais donc tranquille à l’inspection générale. Je suis rentré chez moi un soir entre 16 et 18 heures et j’ai reçu un appel de M. Guéant, directeur général de la police nationale, qui m’a demandé de prendre le poste de directeur du SRPJ de Corse. Je n’avais aucun intérêt à prendre ce poste, ne serait-ce que pour des raisons de santé : j’étais commissaire divisionnaire et je n’attendais rien en terme de carrière. De plus, je savais que le poste serait difficile, parce que les nationalistes n’ont jamais été mes amis, quelles que soient leur étiquette ou leur secte. J’ai été un peu surpris. M. Guéant venait de relever un de mes collègues et il m’a dit qu’il ne s’agissait plus de se tromper et qu’il fallait quelqu’un de sûr. Je comptais lui donner une réponse le lundi matin et une demi-heure après, tout le monde savait que l’on m’avait nommé à ce poste au SRPJ. J’ai donc pris mes fonctions le 8 au matin. J’ai dressé l’état des lieux : quand on parle de problèmes de sécurité en Corse, le seul problème est celui du terrorisme. Sans le terrorisme, le dispositif pourrait se réduire à une antenne du SRPJ de Marseille. De treize ou quatorze unités d’intervention de CRS ou de gendarmes mobiles, qui coûtent très cher, on peut tomber à zéro.

La priorité des priorités était le terrorisme. Ils étaient en pleine guerre dite fratricide. Il fallait que cela cesse. J’ai fait le tour de mes fonctionnaires et j’ai compris que je n’avais pas forcément la réserve et la capacité opérationnelle, ni surtout intellectuelle, parce qu’il faut une connaissance de l’histoire terroriste et des relations existant entre les uns et les autres pour pouvoir mener les interrogatoires à bon escient, de telles sortes qu’ils conduisent à des aveux. J’avais cependant, ici et là, des policiers, des anciens, qui connaissaient le sujet et qui étaient capables d’ouvrir des brèches pour faire avancer les enquêtes. Je me suis dit que puisque je n’avais pas la force pour m’attaquer dans tous les lieux de Corse à toutes les situations, il me fallait faire des choix. Mon choix s’est porté sur les villes parce que celles-ci représentent 54 % de la population insulaire, que tout se tient dans la ville, et que finalement on arrive aux problèmes de la campagne à partir de la ville. J’ai donc essayé à Ajaccio, où je me trouvais, de crever l’abcès et de sécuriser les gens au maximum, d’épurer la situation. Je pense que nous y sommes parvenus assez rapidement puisque au lieu de dizaines d’attentats, il n’y en a plus eu aucun, non pas parce que nous avons fait des rafles, mais parce que nous avons envoyé des gens en prison qui y sont encore aujourd’hui. Certains ont d’ailleurs été récemment condamnés à sept ou dix ans d’emprisonnement.

Nous prenions progressivement nos repères et nous avions déjà la maîtrise de la situation. En tout cas, nous savions où nous allions. Nous avions de la réserve dans des ripostes. Bien souvent, il faut des ripostes immédiates, il faut interpeller, conclure une affaire rapidement, trouver une affaire incidente qui permette de se débarrasser d’un individu pour trois ou six mois pour détention d’armes. On peut aussi laisser mûrir des situations pour arriver à poursuivre pour associations de malfaiteurs ou pour terrorisme, comme cela été le cas pour l’équipe Pieri. Je dois reconnaître que j’ai été soutenu par mon administration. Il ne m’a jamais rien manqué au niveau des moyens, ni matériels ni financiers. J’ai eu l’appui des préfets, notamment du préfet Erignac et de ceux qui l’ont précédé, ainsi que des parquets locaux. Il y a donc eu une reprise en main de la situation en général.

Les choses sont devenues plus compliquées après l’attentat de Bordeaux car des actions de police ont alors été menées de Paris, conduites un peu n’importe comment, ce qui n’était pas fait pour arranger les choses. En fait, cela m’arrangeait aussi parce qu’il fallait montrer en toutes circonstances la présence de la police. Le grand public ne sait pas toujours ce que fait la police et je reconnais que certaines opérations étaient sans doute nécessaires pour faire de l’affichage, mais cela aurait certainement mérité d’être mieux coordonné. Il ne faut pas faire d’interférences et faire n’importe quoi. La Corse n’est pas le Kosovo et en Corse la police doit avoir une action plus rapprochée : il faut la connaissance des hommes et du terrain pour savoir ce que l’on fait et, surtout, il ne faut pas ridiculiser l’Etat, car le souci de la puissance publique est tout de même important, surtout dans des régions insulaires où l’Etat est vite critiqué et a, par définition, toujours tort. J’étais donc agacé, mais cela ne me gênait pas vraiment puisque je continuais à conduire mes affaires. En avril-mai 1997, nous avons réussi une belle affaire qui a amené la solution de plus d’une soixantaine d’attentats, y compris celui de l’immeuble de France Télécom et qui a donné lieu à plusieurs arrestations encore maintenues aujourd’hui.

La situation s’est aggravée par la suite. Ma situation ou tout au moins mes objectifs ont été contrariés car pour ce qui me concerne, je n’avais aucune ambition administrative ni de carrière. Néanmoins, lorsque j’avais accepté ce poste, j’avais dit que les meilleures méthodes étaient celles qui avaient des résultats. Par conséquent, les expérimentations relevant de l’école de police suffisaient. Il fallait essayer de travailler et non de faire des gesticulations et d’élaborer de grandes théories sur le sexe des anges. " Pas vu, pas pris. Vu, pris. " était donc ma devise.

S’agissant de mes rapports avec les services de police locaux, je pense que je ne cachais rien aux renseignements généraux et que ceux-ci ne me cachaient rien. Nous nous partagions le travail, à savoir que lorsque nous avions une équipe commune, nous prenions tout ce qui était plus près du judiciaire, c’est-à-dire les amorces de preuves ou d’indices et, eux, travaillaient en bordure ; ainsi, nous nous complétions et nous nous efforcions de travailler de façon coordonnée. Côté gendarmes, cela se passait bien également. En tout cas, quand des opérations se préparaient, l’officier de gendarmerie était toujours informé et au courant. C’est important parce qu’un officier de gendarmerie - c’est prévu dans le décret organique de 1903 - doit informer de tout ce qui touche à la criminalité organisée. Je ne faisais qu’appliquer ce décret vis-à-vis des gendarmes. Je n’étais pas très attiré par le gadget des brigades spéciales. Je ne fais pas allusion au GPS, mais aux sections de recherche ou autres. J’allais où les gens savaient, c’est-à-dire dans les brigades de gendarmerie. S’il est une arme d’élite, ce sont bien ces brigades qui accomplissent au quotidien un travail de fourmi et qui apportent leur complémentarité indispensable à l’action des services spécialisés de la police nationale. De ce point de vue, je n’ai jamais souffert de problèmes particuliers. Cela ne veut pas dire que tout était parfait. Il s’agissait souvent de petits problèmes de personne - un tel vous est plus ou moins sympathique - mais cela ne créait pas de crise. En fait, quand la police remporte des succès, vous n’avez pas de problèmes !

M. le Président : A quelle période êtes-vous parti en retraite ?

M. Démétrius DRAGACCI : Le 11 mai dernier, avec beaucoup de satisfaction puisque l’affaire Erignac était solutionnée.

M. Jean-Pierre BLAZY : Solutionnée, pas tout à fait : il manque Colonna.

M. Démétrius DRAGACCI : Ce n’est pas un problème.

M. le Président : Je ne vous cache pas que, suivant les interlocuteurs auxquels nous nous adressons, l’appréciation qui est portée sur votre action présente à la fois des zones d’ombre et de lumière. Certains considèrent que vous avez mené les services de police à une situation qui a conduit le préfet Bonnet à privilégier les services de gendarmerie, parce qu’il n’avait plus confiance. On nous a parlé de la " porosité " des services de police, c’est-à-dire qu’aucune information ne pouvait rester au sein du commissariat d’Ajaccio et au sein du SRPJ. On nous a dit qu’il y avait une forme de collusion entre différents mouvements nationalistes et certains policiers du SRPJ à Ajaccio et que, de surcroît, votre attitude vis-à-vis des services spécialisés, notamment la DNAT, était telle que la collaboration entre vous était plus qu’hypothétique. Plus grave encore, vous auriez contribué personnellement à entraver certaines enquêtes qui se déroulaient sur le territoire corse.

M. Démétrius DRAGACCI : Il faut me dire lesquelles.

M. le Président : Nous vous en citerons quelques-unes. C’est sur cela qu’il nous paraît intéressant de vous entendre, car le reste semble relativement secondaire.

Monsieur le rapporteur, avez-vous quelques questions précises à poser à M. Dragacci sur ce thème ?

M. le Rapporteur : Nous pourrions pour commencer parler du problème de la note Bougrier, à propos de laquelle vous êtes personnellement mis en cause : cette note, qui aurait désigné des personnes profitant d’un certain nombre d’aides, serait partie dans la nature à partir d’une photocopieuse...

M. Démétrius DRAGACCI : ... qui est celle du SRPJ.

A propos de porosité dans les services, je vous ferai remarquer, monsieur le Président, que depuis que je suis parti, il y a plus que de la porosité : on a pu lire les enquêtes dans la presse avant même que l’opération de police n’ait lieu. Vous citiez le cas de Colonna tout à l’heure. Colonna est mis en cause à une heure du matin, mais il est cité dans le rapport de M. Bonnet comme l’un des auteurs de l’assassinat...

M. le Président : Précisez bien car vous nous dites qu’il est cité dans le rapport Bonnet. C’est une information nouvelle car il semblerait que le frère ait été cité, mais pas Yvan Colonna.

M. Démétrius DRAGACCI : Les Colonna sont cités...

M. le Président : Attendez. Nous sommes dans le cadre d’une enquête pour homicide volontaire. Citer une famille n’est pas la même chose que de citer un individu coupable d’avoir assassiné.

M. Démétrius DRAGACCI : Si vous connaissiez le milieu terroriste, vous sauriez qu’il y a une hiérarchie chez les frères. On sait qui est qui, qui a la capacité d’être chef et qui ne l’a pas.

M. le Président : Qui était le chef, alors ?

M. Démétrius DRAGACCI : A mon avis, le plus virulent, si l’on s’en tient à la presse...

M. le Président : Non, monsieur Dragacci, ne citez pas la presse ! Vous connaissez tout cela. En plus, vous habitez Cargèse. C’est votre opinion qui m’intéresse, pas celle des journalistes.

M. Démétrius DRAGACCI : Yvan Colonna a certainement plus de personnalité politique que son frère. Même le gendarme de la brigade du coin le sait et a fortiori les spécialistes. J’ai vu, d’après quelques déclarations de presse parce que je n’ai pas accès au dossier, que les Colonna avaient été mis en cause. Je sais également qu’ils ont été interpellés le 21, c’était un vendredi matin, après que le commanditaire présumé, Filidori, a été écroué. Ensuite, cette opération est menée, y compris à Cargèse, et l’on interpelle les individus

 Maranelli et Alessandri - sauf les Colonna. Il y a donc interpellation le vendredi 21 mai. Je sais que dans la nuit du vendredi au samedi la concubine Maranelli, que je ne connais pas, cite le nom d’Yvan Colonna, qu’elle met en cause. Dans Le Monde du samedi après-midi, un article met en cause les Colonna...

M. le Président : Le Monde du samedi ?

M. Démétrius DRAGACCI : Le Monde du dimanche qui paraît le samedi, pour être précis. Le samedi sur TF1 au 20 heures, les Colonna sont interviewés. Quand la police arrive le lendemain matin, Stéphane Colonna est là et l’auteur présumé n’est plus là. Vous parlez de porosité : voilà un exemple où ceux qui disent du bien de moi ne pourront pas m’accuser.

M. le Président : Certains services de police, monsieur Dragacci, n’hésitent pas à dire que c’est vous qui avez informé la famille Colonna.

M. Démétrius DRAGACCI : Je sais. Je le sais par la presse. Avec la famille Colonna, je ne parle pas. Tout simplement parce que M. Roussely m’avait désigné pour être directeur de la police de l’air et des frontières à Nice et Jean-Hugues Colonna, que vous connaissez certainement, s’y était opposé en 1991 ou 1992. J’avais été le collaborateur de M. Morin à Marseille. Je m’étais lié d’amitié avec une personne que j’estime beaucoup et qui m’estime, M. Boucault, l’actuel préfet à Toulouse, qui était à l’époque directeur adjoint du cabinet de M. Joxe. M. Boucault qui m’avait expérimenté en Haute-Corse souhaitait que je prenne le SRPJ. Quand M. Morin a quitté la préfecture de police de Marseille, on m’a dit de prendre la PAF qui se libérait en attendant d’aller au SRPJ. Le poste de SRPJ s’est libéré, je ne l’ai pas eu bien que j’aie été le candidat de M. Genthial, parce que le père Colonna s’y est opposé. En Corse, on m’estimait par ailleurs trop répressif. L’ex-député des Alpes-Maritimes pourra, en aparté, vous dire mes liens avec les nationalistes et la réputation que l’on m’a faite.

En tout cas, moi, j’ai toujours contribué à faire arrêter les gens et non à les faire relâcher. Et pour revenir à la porosité, je pense que la porosité a été plus importante après mon départ qu’avant. Mais dans tous les services, il existe des problèmes de porosité, surtout lorsque ces problèmes sont mis en avant et peut-être provoqués.

M. le Rapporteur : Le fait que des policiers aient des liens familiaux et personnels avec la Corse n’incite-t-il pas à cela ?

M. Démétrius DRAGACCI : Pour ma part, je n’y ai jamais été incité parce que les trois frères de mon grand-père sont morts en l’espace de vingt jours à la guerre de 14-18 et l’on m’a appris ce qu’est l’honneur, la rigueur et la carte bleu-blanc-rouge que je détiens encore en tant que retraité de la police nationale.

M. le Président : Pour être objectif, la porosité dont on parle n’est pas simplement votre fait. Certains témoins ont souligné qu’il s’agissait d’un problème récurrent qui se pose depuis longtemps. Cela ne s’est pas posé que sous votre règne, si j’ose dire.

M. Démétrius DRAGACCI : Je pense que mon prédécesseur a été évacué de son poste à cause d’un problème de porosité, d’un procès-verbal vu à la télévision à la suite d’une audition de François Santoni. J’étais à l’époque à l’inspection générale de la police et je n’y suis pour rien.

En ce qui concerne la fameuse note Bougrier : elle n’apprenait rien du tout, ni à moi, ni aux renseignements généraux, ni aux services spécialisés. M. Bougrier a voulu faire une note avant de partir, c’est tout, et ma direction centrale à Paris me l’a donnée pour que je l’enrichisse. Ce n’est même plus la note Bougrier, c’était ma note en quelque sorte. Mais ce n’est pas ma note qui a paru dans la presse. Ce qui paraît dans la presse c’est la notre distribuée à l’ODARC. La note est rédigée le 15 octobre et elle paraît à l’ODARC le 12 décembre. Elle est distribuée quand le groupe Valentini occupait l’ODARC. J’étais en réunion avec le préfet, M. Lemaire, quand j’ai appris qu’ils distribuaient cette note. Elle vient du service par sa photocopie. Je me suis expliqué à l’inspection générale des services : je suis certain que cette note, je ne l’ai donnée à personne. Cela, c’est certain. Cela m’aurait plus nui qu’autre chose, même techniquement et même si elle n’apportait pas grand-chose. Par ailleurs, j’ai remarqué que cette note portait le cachet confidentiel. C’est la seule photocopie qui portait ce cachet alors que toutes les officielles, celles adressées à ma direction centrale, au préfet Erignac, au préfet adjoint pour la sécurité, au procureur général et au préfet de Bastia n’en portaient pas. Où avait-il été mis ce cachet ? Ce cachet vient, effectivement, du service, et c’est la seule copie sur laquelle il ait été ajouté.

Je sais que vous vous êtes déplacés en Corse récemment. Je ne sais pas si vous avez visité le service. Celui-ci ne manque de rien, je le disais, sauf de locaux. Si la photocopieuse n’a pas changé de place, elle se trouve dans le petit couloir qui donne accès à la salle régionale d’information, et lorsque vous faites des photocopies, vous pouvez en oublier une à l’intérieur. C’est possible, car vous pouvez être appelé au téléphone, dérangé. J’avais pris le soin de faire les photocopies moi-même. Il devait être vingt heures ou vingt et une heures, on m’appelle. Bien que n’ayant pas de suspicion générale sur le service, je me méfie quand même, car c’est le rôle de tout chef de service d’être prudent. J’y vais, puis, je reviens. A mon avis, il n’y avait rien de bien intéressant dans cette note. Elle pouvait peut-être gêner les préfets, et encore, beaucoup plus le préfet de Haute-Corse que le préfet de région, parce que c’est le préfet de Haute-Corse qui a en charge les nationalistes alimentaires et les spécialistes du Crédit agricole.

M. le Président : Les " nationalistes alimentaires ", c’est une nouvelle race de nationalistes ?

M. Démétrius DRAGACCI : Vous savez, le nationalisme est un peu un fonds de commerce, comme la sécurité d’ailleurs.

M. le Président : Avec Bastia Securità.

M. Démétrius DRAGACCI : Je vous donnerai des éléments à ce propos si vous le voulez.

Pour en revenir à la note, j’ai toujours considéré que c’était une fuite volontaire, destinée avant tout à " me faire un chantier ". On met ainsi un cachet qui permet d’identifier le service. Si je l’avais fait moi-même, je n’aurais pas mis le cachet. Après trente ans de boutique, je saurais comment faire pour organiser une fuite, tout de même, après avoir vu les fuites et les manipulations des autres !

M. le Président : C’était pour vous faire plonger ?

M. Démétrius DRAGACCI : A mon avis, c’est cela.

M. le Rapporteur : Les noms figurant sur la note ont été changés par ailleurs.

M. Démétrius DRAGACCI : D’après ce que j’ai su, les noms ont été changés à l’ODARC. Ils ont passé la note sur un scanner et modifié les noms.

M. Jean-Pierre BLAZY : Quelques semaines après le préfet Erignac était assassiné.

M. Démétrius DRAGACCI : Tout à fait. Les résultats de l’enquête démontrent de façon absolue que le mobile prêté à l’assassinat jusqu’à la dernière minute n’était pas le bon... Parce que l’enquête Erignac a abouti grâce à Dieu. C’est la chance aussi. Nous pourrons en reparler, mais je ne pense pas que ce soit l’objet. Sinon, on n’écroue pas Filidori la veille d’aller arrêter les auteurs présumés. Personne n’y croyait. Alors, la conviction de quelques-uns ! S’il vous plaît !

J’en reviens à la porosité. Cette note sort, c’est indéniable, du SRPJ. Je pense que c’est un premier coup pour me faire porter le chapeau. L’IGPN fait une enquête complète qui n’a pas abouti. Intervient l’assassinat du préfet. J’apprends par des fonctionnaires de la 6ème division que Marion fait de l’acrobatie juridique pour faire basculer la note Bougrier dans une enquête que j’appelle l’ " enquête poubelle ", l’enquête Lorenzoni. Je vais m’expliquer sur le terme d’" enquête poubelle " : cela ne signifie pas qu’elle soit de mauvaise qualité - cela pourrait être le cas - mais il s’agit d’une stratégie de technique judiciaire, peut-être discutable, mais qui va dans le bon sens. J’appelle mon directeur central pour lui dire que Marion est en train de " me faire un chantier ". Il me répond : " Tu es fou, travaille ". L’affaire était tellement extravagante que l’on ne pouvait imaginer un chantier pareil.

M. le Rapporteur : Soyez plus précis : c’est quoi cette enquête poubelle ?

M. Démétrius DRAGACCI : Le préfet est assassiné. Il y a donc flagrant délit. J’ai estimé ensuite que c’était une dissidence du FLNC. Je l’ai écrit et j’ai d’ailleurs mon rapport ici.

M. le Rapporteur : Vous avez d’ailleurs appelé le juge Thiel très vite.

M. Démétrius DRAGACCI : Non, pas du tout. Le juge Thiel est informé par un gendarme qui veut se faire saisir parce qu’il a déjà l’enquête sur Pietrosella. C’est un lieutenant de gendarmerie, Rival, qui l’avise, mais moi je ne l’appelle pas à ce moment-là. Je l’ai appelé ensuite.

M. le Rapporteur : Vous êtes le premier informé : qui avez-vous appelé au moment de l’assassinat ?

M. Démétrius DRAGACCI : Non, je ne suis pas le premier informé. Il y a l’assassinat : les services locaux se déplacent, police, sécurité publique ou gendarmerie. Il y a ensuite les constatations, il faut identifier la victime.

M. le Rapporteur : Il règne une grande confusion à ce moment-là sur le terrain.

M. le Président : C’est la pagaille pour dire les choses simplement.

M. Démétrius DRAGACCI : Je peux m’expliquer sur la pagaille et le reste. Il y a certainement eu de la confusion parce que l’on ne tue pas un préfet tous les jours ! Ce n’est pas un cadeau. Il y a d’une part le drame humain pour la famille Erignac, mais politiquement, judiciairement, je prends ça sur la tête. Imaginez ce que ce serait ici : à la préfecture de police, vous avez déjà sept ou huit préfets, le préfet de Paris, le procureur, le Gouvernement... Et puis, il fallait voir l’état des fonctionnaires de la préfectorale. Avec M. Lemaire, on a pu faire face de façon honorable à ce qui se présentait. Quand vous voyez votre préfet abattu ! Quand on m’a avisé, j’avais pris huit jours de congé depuis six mois. J’étais tellement catastrophé que je n’ai même pas eu la force de conduire.

J’ai dit : " Le préfet ! Trouvez une autre plaisanterie ". Je n’y croyais pas. Je suis arrivé avec une heure de décalage par rapport aux faits. Vous ne pouvez pas aller plus vite. Le commissaire central s’était déjà déplacé ; il ne voulait pas croire que c’était le préfet. Personne n’y croyait. Quand je suis arrivé, il y avait déjà le cordon de sécurité. J’ai donné quelques instructions en cours de route pour mettre en place des barrages. A ce moment-là tout le monde pleurait. Plus rien ne tenait. Les secrétaires généraux pleuraient, le directeur de cabinet pleurait, tout le monde avait peur pour sa peau. Il faut se mettre à leur place, s’agissant de gens qui n’appartiennent pas au milieu policier, ce n’est pas une critique.

A mon arrivée, il y avait sur place M. le procureur de la République d’Ajaccio, M. Dallest, qui est juridiquement compétent. J’appelle mon directeur central et je lui parle des deux maghrébins qui sont déjà interpellés. Les fonctionnaires ont fait la collecte des informations en faisant un tour : on a pris le nom des gens qui n’ont rien d’important à dire pour les revoir le lendemain, quant à ceux qui ont un témoignage intéressant, il faut fixer la vérité tout de suite pour préserver la sincérité du témoignage. Si, aujourd’hui, on regarde les procès-verbaux de nos constatations et qu’on les compare avec les aveux, même sommaires des individus, c’est parfait ! Que ce soit sur l’arrivée, le déroulement des faits, le départ des membres du commando.

Alors que dès le début, on a dit que l’enquête était mal faite, que l’on a vu un truc à la télévision, il y a sur place un service de balistique très compétent qui le soir même du crime a bouclé la boucle en prouvant qu’une seule arme a tiré et que les douilles sont là, correspondant aux orifices sur le corps du préfet. Dans une affaire criminelle, en fait, on a rarement tous les débris balistiques. Le débris qui est montré à la télévision n’est même pas exploitable. On a monté cette affaire en épingle, mais informez-vous sur le journaliste, et voyez avec qui il entretient des liens d’amitié et vous comprendrez.

M. le Président : Quels sont ces liens d’amitié ?

M. Démétrius DRAGACCI : M. Baretti était plus ami avec M. Marion qu’avec moi, même s’il est ajaccien. Je peux vous montrer les procès-verbaux des auditions de M. Baretti et de celui qui a montré la balle. Je les ai ici. Je n’ajoute rien, je ne retranche rien.

M. le Rapporteur : Comment se passe la saisine ?

M. Démétrius DRAGACCI : J’informe mon directeur central. J’ai fait un peu le tour de la question et je lui dis qu’un maghrébin est en cause, désigné formellement par un jeune témoin, mais qu’il ne faut pas croire à cette piste : c’est trop gros, ce n’est pas possible. Nous avons retenu le Maghrébin et celui qui l’accompagnait au moment de l’interpellation parce qu’un témoin le désigne. Mais il faut faire la preuve que c’est lui ou pas. La preuve naturelle est l’expertise de laboratoire. En fait, nous les avons retenus un peu plus longtemps parce que le procureur de Paris en personne, M. Bestard, nous a demandé de le faire pour un problème de gestion, ou je ne sais quoi.

Le SRPJ qui avait la maîtrise des milieux nationalistes a pu écrire le 12, en conclusion - j’ai le rapport, je peux vous le lire - qu’on avait affaire à une dissidence du FLNC-canal historique et que l’affaire était indissociable des enquêtes sur l’attentat contre l’ENA, et ceux de Pietrosella et de Vichy. C’est écrit noir sur blanc. Pour ce qui est de la saisine, dans la nuit, la 14ème section est saisie du dossier. Elle saisit conjointement le SRPJ et la DNAT. Le travail se fait tout à fait normalement.

M. le Président : Avec la DNAT ?

M. Démétrius DRAGACCI : M. Marion est sorti, mais demandez aux huissiers qui de nous deux a dit bonjour à l’autre. Vous savez les gens qui disent tellement de mal, finissent par vous en vouloir. Moi, je ne lui en veux pas.

M. le Rapporteur : Mais ensuite, vous avez été muté assez vite...

M. Démétrius DRAGACCI : Mais je pense qu’il y a aussi d’autres phénomènes, je vous les expliquerai.

La saisine est conjointe. Nous faisons des réunions de police, le préfet Lemaire est là, il y a tout le monde. J’explique alors de quelle façon on en arrive à ma première conclusion d’enquête, puisqu’il faut donner une orientation. Pour moi, c’est la dissidence du FLNC qui est en cause à travers le comité Sampieru pour l’indépendance, basé dans le village de Bastelica. Je dis donc qu’il faut clarifier la situation des trente et un membres de ce comité par rapport à l’assassinat d’Erignac. Il ne s’agit pas de les mettre en cause, mais d’aller les chercher tout de suite. Il y a un assassinat. On peut envoyer un papier à la presse quand il n’y a pas de crime, d’affaires graves, mais quand il s’agit d’actes criminels, il faut prendre des mesures. La politique, c’est bien mais moi, je suis partisan d’aller chercher tout le monde, le 8 ou le 9, je ne sais plus, le jour où l’on a interpellé Lorenzoni. Pour une fois j’étais partisan de faire une rafle ; on me l’a refusé. C’est Mme Irène Stoller qui dirigeait le parquet. Si le Procureur de la République donne une instruction, je ne pense rien contre. Sur le papier, elle dirige la 14ème section...

M. le Président : Sur le papier, dites-vous ? Parce qu’en fait, ce n’est pas elle ?

M. Démétrius DRAGACCI : C’est un mélange entre la galerie Saint-Eloi et la 6ème division. Ils s’entendent bien, apparemment, en tout cas mieux que je ne m’entends avec eux. Techniquement s’entend, parce qu’après tout, je n’ai pas d’affaires avec eux. Ils vivent leur vie ! Chacun vit la sienne.

J’en reviens à la saisine. On va chercher Lorenzoni. Chez lui, on trouve quelques kilos d’explosifs, des armes, etc. C’est là que commence le problème et c’est le nœud de toute l’affaire. C’est le SRPJ qui initie l’interpellation de Lorenzoni, mais le SRPJ n’est plus saisi. Seule la DNAT est saisie dans l’incidente Lorenzoni.

M. le Rapporteur : Pourquoi ? Parce que cela sortait de l’enquête ?

M. Démétrius DRAGACCI : En fait, pour être honnête, ces dossiers incidents vous permettent de ne pas faire figurer dans le dossier principal certaines données qui échappent ainsi à la défense. C’est une pratique qui existe en matière de terrorisme. A l’époque, personne n’était mis en examen.

M. le Président : Vous faites donc une enquête parallèle qui n’a, théoriquement, rien à voir avec l’enquête principale, ce qui veut dire que les documents de l’enquête parallèle ne sont pas déposés dans l’enquête principale et, à la fin, on joint tout cela de telle sorte que l’on puisse cerner les responsables.

M. Démétrius DRAGACCI : C’est tout à fait ça.

M. le Rapporteur : Sur Lorenzoni, il n’y avait donc que la DNAT.

M. Démétrius DRAGACCI : Uniquement la DNAT.

C’est quand même un peu plus subtil, en ce sens qu’il y avait d’autres attentats : il y a eu celui de l’ENA le 4 septembre, revendiqué le lendemain par écrit dans une lettre postée à Mulhouse aux Dernières Nouvelles d’Alsace ; ensuite, dans la nuit du 5 au 6, il y a eu Pietrosella, trois individus en train d’attaquer les gendarmes, tout comme l’on voit trois individus participer à l’assassinat du préfet. Le SRPJ de Strasbourg se charge de l’ENA conjointement avec le SRPJ d’Ajaccio parce que ce ne sont pas les gens de Strasbourg qui vont trouver les auteurs, à moins de tomber le nez dessus. Et l’attentat de Vichy du 11 novembre est également confié au SRPJ d’Ajaccio saisi conjointement avec le SRPJ de Clermont. Ce sont les gendarmes qui sont saisis de l’affaire de Pietrosella, parce que les gendarmes étant victimes, ils souhaitent en être saisis. Cela n’empêche d’ailleurs pas la police de travailler dessus. Mais lorsqu’il y a eu la revendication du 11 novembre, le juge Thiel a été obligé de nous saisir également conjointement. Il a appelé pour dire que nous étions saisis de l’enquête de Pietrosella. Je lui ai demandé s’il envisageait de saisir les gendarmes, ne serait-ce que pour des raisons d’amitié et de bonne collaboration. Moi, personnellement, ils ne me gênaient pas. Naturellement, ces trois enquêtes étaient liées.

Lorsque l’on tue le préfet, j’écris que son assassinat est indissociable de ces affaires. On ne sait pas quel juge d’instruction sera saisi, mais si l’on est logique, on saisit celui qui est déjà chargé des autres affaires qui y sont liées. Cependant, s’agissant d’une affaire aussi importante, on peut également concevoir que plusieurs juges soient nommés. Donc, dans l’affaire Erignac, trois juges d’instruction sont nommés, dont M. Thiel. En fait, je pense - c’est un avis, je ne détiens pas la vérité - qu’ils n’ont pas pu l’écarter parce qu’il s’occupait déjà des autres affaires.

M. le Président : Qui n’a pas pu l’écarter ?

M. Démétrius DRAGACCI : Ceux qui saisissent les juges d’instruction.

De plus, M. Thiel s’était déjà transporté à Ajaccio à titre personnel parce qu’il connaissait la famille Erignac. Juridiquement, en application du code de procédure pénale, il aurait pu se saisir de l’affaire Erignac. Il a laissé faire le cours des choses parce que c’est un homme de devoir.

M. le Président : Porteriez-vous la même appréciation sur le juge Bruguière ?

M. Démétrius DRAGACCI : Nous y viendrons, monsieur le Président.

M. le Président : Je voulais vous aider un peu.

M. Démétrius DRAGACCI : Nous y viendrons, mais je n’entretiens pas de relations ni amicales, ni affectueuses avec ces personnes, je vous demande donc d’en tenir compte. Je n’ai pas le monopole de la vérité et j’ai toujours travaillé pour la manifestation de la vérité, ce n’est pas aujourd’hui que je ferai le contraire.

On nous écarte donc de l’affaire Lorenzoni, qui est un vieux client. Lorenzoni, je le connais depuis longtemps, je l’avais fait condamner pour violences. Mais mon service, qui avait géré et digéré six mois de travail, était capable de parler de dissidence, de Santoni, etc. Nous avions la maîtrise et la connaissance complète du dossier. Nous avons pourtant été dessaisis. Cette enquête que j’ai appelée poubelle - c’est certainement une poubelle, tous comptes faits - mais qui était faite pour être utile, sert en définitive à pirater l’enquête sur l’ENA, Vichy et Pietrosella. La DNAT tient des réunions avec les gendarmes alors que le SRPJ n’est pas convié. Quand on connaît son métier, quand on le fait avec passion, avec honneur et détermination, on n’a pas besoin d’une saisine pour mener des enquêtes, sauf en la circonstance précise de l’assassinat du préfet, c’est autre chose.

Pour en venir à M. Bruguière, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une personne qui ait énormément étudié ses dossiers. Quand je vois quelqu’un, j’aime bien qu’il connaisse les dossiers. Mme Le Vert, elle, les connaît très bien. Quand j’ai été nommé à la direction du SRPJ, je me suis présenté pour le rencontrer. J’étais avec un jeune collègue. Il m’a parlé et m’a dit avec la mimique que beaucoup connaissent, qu’il n’avait pas confiance dans le SRPJ, en raison de sa porosité, etc., bref, ce que vous venez de me dire.

M. le Président : Je ne suis pas le juge Bruguière !

M. Démétrius DRAGACCI : Enfin, vous y croyez un peu.

Il me dit aussi que les gens ne connaissent pas la procédure. La procédure, vous savez, moi, j’ai connu la cour de sûreté de l’Etat, et je n’ai jamais eu la moindre procédure annulée, pas même un procès-verbal, ni la moindre remarque de magistrats ou des avocats de la défense et de la partie civile. J’ai inauguré la loi de 1986 : j’étais alors chef de l’antenne police judiciaire de Bastia, et lorsqu’on ne connaît pas les procédures, on se met à jour car le meilleur système pour un directeur du SRPJ, c’est de connaître au moins ses pouvoirs et ses droits, les prérogatives judiciaires, pour ne pas en abuser et ne pas être sanctionné. Il me dit donc que les gens du SRPJ ne savent pas faire de la procédure. Je m’en étonne : il m’avait cité l’exemple de Spérone. Je lui ai dit : " Spérone ! Mais vous plaisantez, monsieur le juge ! Spérone ! Mais c’est moi qui ai amené Spérone ! ".

M. le Rapporteur : A l’époque vous étiez chef de cabinet de M. Lacave ?

M. Démétrius DRAGACCI : Oui. J’ai su tout ce qui se tramait, j’avais les retours. Les policiers constataient qu’il n’y avait aucune adéquation entre les charges des uns et les rangs de sortie des autres. Ensuite, il y a eu un rendez-vous, le rendez-vous de la commémoration et j’ai eu une information aussi sérieuse que la première, disant que les nationalistes allaient commémorer Spérone.

Comment ai-je trouvé le site ? Je l’ai trouvé par déduction, l’informateur n’avait pu l’indiquer, il avait simplement indiqué le secteur. Je l’ai trouvé à la lecture du journal qui s’appelle U Ribombu dans lequel avaient été désignés tous les sites portant atteinte au droit de l’urbanisme et à l’environnement, il suffisait de cocher la liste : ils les faisaient sauter pratiquement les uns après les autres. Là il s’agissait d’un hôtel à Cala Lunga.

J’ai perdu mon fils et j’ai manqué quelques jours. A mon retour, le préfet me dit que nous allions faire quelques opérations de dissuasion au petit bonheur la chance, si je puis dire, sur trois ou quatre de ces sites. Comme la police nationale avait fait Spérone avec les gendarmes - la police nationale étant le maître d’œuvre - nous avons demandé au colonel de gendarmerie de bien vouloir prendre en compte ce site, s’il en avait les moyens. Il était d’accord, le préfet lui donne les moyens et les réquisitions nécessaires et, le samedi ou le dimanche, j’étais de permanence au cabinet, le PC de la gendarmerie m’annonce que l’on vient de faire sauter l’hôtel où devait être installé le dispositif. Je demande aussitôt le nombre de morts, parce que j’étais persuadé qu’il y avait eu une confrontation entre gendarmes et terroristes. Aucun, me répond-on. Je suis étonné. En fait, malgré les ordres du préfet et ses promesses, le colonel de l’époque n’avait pas mis le dispositif en place. Tout a sauté. Il y a eu une enquête de commandement et le colonel est parti.

Il ne restait plus qu’un site sur la liste et j’apprends par l’informateur qu’ils vont faire sauter un établissement hôtelier. Nous mettons en place un dispositif d’interpellation. La dernière fois, nous avions fait intervenir le RAID. Là - vous parliez de collaboration - nous mettons des gens de la sécurité publique et des renseignements généraux de Bastia, de la sécurité publique d’Ajaccio, des gens issus des brigades anti-criminalité, des gens du SRPJ. Nous avons voulu intéresser tout le monde à la lutte antiterroriste, en tout cas, les y accoutumer.

L’opération a fuité, pas par porosité du SRPJ mais par porosité du palais de justice de Paris. Je n’en ai pas la preuve, mais M. Fourvel qui était à l’époque le magistrat chargé de la 14ème section m’a avisé en me disant de me méfier, que j’allais tout prendre sur la tête. En fait, Mme Le Vert et l’avocate Mme Mattéi discutaient sur les derniers élargissements du commando de Spérone. Je ne dis pas que la fuite a été volontaire. Mais, en tout cas, M. Fourvel m’avait mis en garde sur la responsabilité que je portais, selon Maître Mattéi, de l’échec des élargissements attendus par l’avocate nationaliste.

M. le Rapporteur : Cela tombait mal par rapport à toute la politique de discussion qui était menée à l’époque ?

M. Démétrius DRAGACCI : Vous parlez là de discussion politique. Moi, je n’en fais pas. Je fais de la politique policière répressive, de la " répression ", comme disent certains en Corse, de la " répression coloniale " ! Ensuite, il y a eu toute une campagne d’affichage contre moi " Les Barbouzes dehors ! Dragacci fora ! Dragacci le Harki ! " Puis, il y a eu l’assassinat de Stéphane Gallo et le FLNC a lu un texte au-dessus du cercueil me désignant à la vindicte publique, disant que j’étais responsable de la conjuration du peuple corse. Vous connaissez l’histoire.

M. le Rapporteur : Oui, mais il n’a jamais été question dans mon esprit ni, je pense, dans celui du président de supposer une collusion entre vous et les nationalistes.

M. Démétrius DRAGACCI : Sait-on jamais ?

M. le Président : Cette idée doit bien naître dans l’esprit de quelques-uns ?

M. Démétrius DRAGACCI : Ceux que cela arrange. J’ai quelques moyens. Des gens ne sont pas à l’aise.

M. le Président : Vous avez quelques moyens, notamment parce que vous êtes devant la commission et que vous avez prêté serment, monsieur Dragacci.

M. Démétrius DRAGACCI : Il y a des affaires qui sont vieilles, couvertes par le secret défense, et je pense que c’est subalterne et mesquin. Moi, je n’accuse personne et je fais attention à ma peau.

M. le Président : Cela pourrait être subalterne et mesquin si nous n’avions pas cet effet déplorable de services de sécurité qui ne fonctionnent pas en Corse comme sur le reste du continent.

M. Démétrius DRAGACCI : Là, en l’occurrence, ce n’est pas à cause des services de Corse.

M. le Président : Je porte un jugement d’ensemble, il ne s’agit pas de viser tel ou tel... Je constate que tout cela est désordonné, qu’il n’y a aucune cohérence dans l’action, que les services se tirent dans les pattes de manière systématique, que suivant les époques, on privilégie la police ou la gendarmerie. Comment voulez-vous que l’on ait une politique d’Etat responsable en Corse, avec ce genre de comportements ?

M. Démétrius DRAGACCI : Tout à fait. Il n’y a pas de continuité.

M. le Président : Alors, je vous pose la question : le fait d’être resté aussi longtemps en Corse n’est-il pas finalement un handicap ? Est-ce que vous ne gêniez pas, si tant est que vous gêniez ? En d’autres termes, n’est-il pas souhaitable que dans des services de ce genre, se fasse une rotation afin d’éviter la corsisation des services ?

M. Démétrius DRAGACCI : " La corsisation ", c’est un mot...

M. le Président : Laissons de côté le mot.

M. Démétrius DRAGACCI : En Corse, peut-être plus qu’ailleurs, les gens doivent mériter leur poste. Qu’ils soient basques, bretons, de Clermont-Ferrand ou de Lille, cela n’a aucune importance, pourvu qu’ils ne viennent pas pour faire de la planche à voile mais pour travailler, et qu’ils soient compétents. En Corse, envoyons des gens normaux et nous aurons des situations normales.

M. Robert PANDRAUD : Vous en avez dit trop et pas assez tout à l’heure. Il serait souhaitable que vous développiez.

M. le Rapporteur : En effet. Voulez-vous dire que certaines choses auraient été faites ou pas faites en fonction d’instructions données par tel ou tel gouvernement, et dont le bras armé aurait été le dispositif antiterroriste ? Sur Spérone, vous nous dites que le juge Le Vert est en discussion avec Mme Mattéi, l’avocate de Santoni et du Canal historique, et que vous êtes à ce moment-là sur une affaire qui gêne cette discussion ? C’est bien cela.

M. Démétrius DRAGACCI : Je ne veux pas entrer dans les détails. Je constate simplement les faits. Ce problème a été évoqué au cabinet d’instruction, en disant que c’était moi qui faisais monter la sauce pour que les gens ne sortent pas de prison. On a maintenu le dispositif et personne n’est venu. Je constate simplement que le tuyau était bon et que personne n’est venu.

M. le Rapporteur : Il y a eu quand même l’arrestation d’un certain nombre de gens à Spérone.

M. Démétrius DRAGACCI : Je parle là de la commémoration. J’étais au cabinet du préfet. Je n’avais pas de prérogative judiciaire mais il est certain que pour l’état d’esprit au SRPJ d’Ajaccio, il y a eu des mouvements d’humeur. Beaucoup d’officiers de police judiciaire ne souhaitaient plus travailler avec la 14ème section ou du moins avec ce dispositif de la galerie Saint-Eloi. Les malentendus ont été nombreux. Par exemple, un soir lors d’une émission sur Antenne 2, Envoyé spécial, des officiers de police judiciaire ont fait passer un communiqué anonyme mettant en cause l’indépendance de Mme Le Vert par rapport au pouvoir politique à propos de l’enquête relative à l’attentat contre le commissariat de Bastia. Que s’est-il passé ensuite ? Mme Le Vert a saisi l’inspection générale pour voir d’où venait la fuite, pour enquêter pour son propre compte. Les policiers de Bastia l’ont eu amer car ils avaient été choqués en décembre 1995 lorsqu’un véhicule piégé avait été déposé devant l’hôtel de police de Bastia, alors que Bastia Securità avait enlevé tous ses véhicules, et que la bombe a sauté à 19 heures au risque de tuer les fonctionnaires qui sortent à cette heure-là.

M. le Rapporteur : De quand date cette émission ?

M. Démétrius DRAGACCI : Envoyé spécial en octobre 1996.

Il est vrai que la démarche des policiers était, d’une certaine façon, déloyale mais l’attitude qui, grosso modo, consiste à envoyer l’IGPN pour mater ceux qui osent bouger, ne tient pas.

M. le Président : Je suis surpris que des fonctionnaires de responsabilité puissent accepter de travailler dans des conditions pareilles. Lorsqu’un fonctionnaire estime qu’il ne pourra être d’aucune utilité au poste qu’on lui confie, qu’il ne pourra pas remplir la mission qui lui est confiée, n’a-t-il pas l’obligation de refuser ?

M. Robert PANDRAUD : Vous êtes naïf.

M. le Président : Je ne suis pas naïf.

M. Démétrius DRAGACCI : Je n’ai jamais eu ce type d’analyse. Pour moi : pas vu, pas pris. Je ne me suis jamais posé de question à ce sujet. Quand je suis arrivé au SRPJ, j’ai eu des volontaires pour venir travailler alors qu’ils étaient très peu auparavant, dont de jeunes commissaires de police, qui ne sont pas Corses.

M. Georges LEMOINE : Une personnalité qui a pris ses fonctions en 1995, nous a dit que le travail de la police judiciaire en Corse était loin d’être satisfaisant.

M. Démétrius DRAGACCI : Je partage tout à fait son point de vue. Je l’ai écrit.

Je voudrais tout de même préciser que ma situation administrative était assez compliquée. Tout d’abord, parce que j’avais un personnel qui n’était pas favorable à la DNAT, surtout à son chef. Moi, je n’ai rien contre le gars de la DNAT, il est comme il est, et ce n’est pas moi qui le paie. Ensuite, il existait aussi un problème interne aux juges. Il est vrai que le SRPJ s’entendait mieux avec Thiel qu’avec les autres parce qu’il venait d’arriver, qu’il était net, tout au moins, et qu’il n’y avait pas de contentieux avec lui. Il y a donc là un problème interne qui rejaillit sur des problèmes locaux.

J’avais pris mon parti, avec les gens qui travaillaient, de dire que le terrorisme, qu’il soit du côté MPA ou du côté de A Cuncolta, était une même organisation, un seul dossier. A la limite, on n’avait même pas besoin de saisine du juge. Peu à peu, on est arrivé à écarter les gens qui nous compliquaient la vie.

M. le Rapporteur : Vous êtes à la retraite ?

M. Démétrius DRAGACCI : Je suis retiré à Cargèse.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr