Au sein du Front national, le résultat des législatives a également renforcé les partisans d’une alliance avec la majorité présidentielle. Cette proposition s’appuie sur la lenteur de la progression électorale du FN et l’impatience de certains dirigeants à assumer le pouvoir. Aussi craignait-on les attaques probables des états-majors RPR-UDF rendant responsable le FN, par son entêtement à refuser de se désister, d’avoir assuré la victoire d’une gauche minoritaire. Au contraire, les partisans d’une alliance électorale ont eu la "divine surprise" d’entendre le chœur des parlementaires de base jouer les sirènes de "l’union de toutes les droite".

Le débat interne s’organisa en deux temps : une réunion à Paris du conseil national (Bureau politique, Comité central, Secrétaires fédéraux et élus, soit trois cent personnes environ) le 14 juin, suivie d’une réunion à huis clos du Bureau politique et de quelques autres responsables (environ cinquante participants), à Strasbourg, du 15 au 17 juillet. L’objet de cette dernière réunion étant notamment de déterminer "la conduite à adopter avec des élus déçus par la droite traditionnelle, qui sans s’engager officiellement sous les couleurs du FN seraient prêts à soutenir le mouvement de Jean-Marie Le Pen". La ligne adoptée ne devrait être rendue publique que le 28 septembre, lors du discours de clôture des BBR. Aussi n’y aura-t-il pas de conférence de presse pendant l’université d’été du mouvement à Orange.

Les prises de position individuelles des dirigeants frontistes entre les deux réunions décisionnelles permettent donc d’inventorier les clivages internes.

On observera que, dans ce débat, chacun s’efforce de prendre en compte, dans la partie publique de son argumentation, les objections de ses adversaires, tout en se retranchant sous l’autorité de Le Pen. Soucieux de maintenir l’homogénéité du Front, tous lui prêtent allégeance en se rangeant par avance derrière sa décision.

Pour la plupart des dirigeants frontistes, il revient à la droite de faire le premier pas. Campé dans la posture des "exclus de la politique", seul face à la "bande des quatre", le FN n’entend pas perdre le bénéfice de cette position. Ce faisant, il se place dans une position de "recours" et non "d’appoint", tout en se gardant d’une part de ceux qui pourrait lui reprocher d’avoir favorisé le retour au pouvoir de la gauche ("Il appartient au RPR et à l’UDF de tirer la leçon de leur échec", dira Le Pen), et, d’autre part ,de ceux qui voient dans un rapprochement avec la droite la menace d’un renoncement aux thèses les plus extrêmes.

Ainsi, Damien Bariller explique-t-il dans Français d’abord (01/06/97) "qu’un choix décisif s’offre à elle [la droite battue] : ou elle choisit la voie de la raison et pratique, comme le propose le FN, la discipline nationale pour faire barrage à la gauche, ou bien elle s’entête dans son hystérie anti-frontiste et prend la responsabilité historique du retour des socialo-communistes au pouvoir".

Pour Yvan Blot (National Hebdo 12/06/97) : "Dans tous les cas de figure, avec ou sans le RPR, le FN continuera sa progression dans l’opinion et il sera amené à prendre des responsabilités gouvernementales. Il appartient aux responsables du RPR d’en être conscients et d’abandonner une stratégie désastreuse sur le plan pratique et absurde sur le plan des idées".

Bruno Mégret expose avec plus de cynisme encore la situation (Français d’abord, 16/06/97) : en proposant à la droite une discipline de désistement national mutuel, le FN met celle-ci dans une mauvaise alternative. Soit elle refuse cette alliance, et en lui faisant "porter le poids de ses échecs", le FN pourra s’affirmer comme l’unique opposition, soit elle se soumet, accepte les termes de l’échange, et le FN en sort dédiabolisé. Dans ce dernier cas, le FN ne serait même plus ni "l’arbitre" ni "la force de recours", mais le cœur de l’opposition : "la relève".

Cette perspective suscite bien des oppositions chez les ultras du FN.

Christophe Dolbeau, nostalgique impénitent du fascisme, évoque dans Rivarol (27/06/97) l’Algérie, le devoir de mémoire, "les justes rancunes", pour rejeter toute compromission avec les gaullistes, les "accointances contre nature".

François Brigneau, pétainiste d’abord, explique aussi son ressentiment contre les "gaullistes" (et l’anti-France...), qu’il combattit dans la milice en juin 44 (National Hebdo, 17/07/97). Prudent, il précise toutefois que cet avis n’engage que lui, et que le FN doit son succès à Le Pen "et à la volonté de rester nous-mêmes que nous n’avons cessé de manifester".

Serge Martinez dénonce au passage "une triade, composée d’Yvan Blot, Bruno Mégret, Jean-Yves Le Gallou, soutenus par de jeunes adolescents, [qui] s’est approprié le mouvement".

Bruno Gollnisch, parlant de la droite "modérée", tonne (Français d’abord 16/06/97) : "Nous sauverons notre pays avec eux s’ils le souhaitent, sans eux ou contre eux s’il le faut. Mais nous ne serons jamais leurs harkis. Nous savons hélas trop bien quel sort ils leur ont réservé".

Samuel Maréchal campe sur le slogan doriotiste, "Ni gauche ni droite, Français", en estimant que l’électorat du Front comporte autant de déçus de la droite que de la gauche : "Le FN n’est pas une force d’appoint, mais une force de recours. [...] Je ne suis pas prêt à un compromis à court terme pour cinq députés de plus !"

Bernard Antony, tout en finesse, explique de même dans Reconquête (juin 97) : "Et si, récompensé par quelques députés et deux ou trois strapontins ministériels, le FN apportait un jour son soutien à la fausse droite apatride, avorteuse, culturellement gauchiste, et politiquement aussi gauchie que rancie, ce serait évidemment un désastre. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les discours européistes, droitdelhommesques, politically-correct, filandreux, tiédasses, que tiennent au Parlement européen les députés italiens ou autrichiens de Fini ou Haider qui, pour une accession hypothétique au pouvoir, ont décidé de ne pouvoir rien dire et ne pouvoir donc rien faire". Lui aussi, éprouve le besoin de préciser : "Mais on peut faire totalement confiance à Jean-Marie Le Pen et à son bureau politique pour ne pas conduire le Mouvement national vers un tel suicide". Il admet toutefois que l’ "on n’arrivera pas au pouvoir sans l’assentiment de la majorité des Français. Mais il ne faut pas confondre l’électorat de l’UDF et du RPR, composé d’une majorité de braves Français, avec les membres de la classe politique, malhonnête ou débile pour laquelle ils votent sous l’effet du conditionnement médiatique". Et les "nécessaires alliances" devront être établies sur la base, "non pas des valeurs républicaines, idéologiques, subjectives et variables, mais sur celles de la morale naturelle immuable et dont le respect se résume dans le triptyque fondateur de toute véritable civilisation : " Dieu, Famille, Patrie "".

Quant à Jean-Marie Le Pen, son orgueil, le ressentiment qu’il éprouve à l’égard d’une classe politique qui l’a rejeté, la servilité de ses lieutenants, et surtout son intérêt personnel, le conduisent à préfère les ralliements individuels aux accords d’état-major. En effet, il ambitionne la présidence du conseil régional de PACA, où toute alliance avec la droite locale menée par Jean-Claude Gaudin paraît aujourd’hui impensable, et où le FN semble en mesure de recueillir seul la majorité relative des sièges en 1998. Aussi Jean-Marie Le Pen déclare-t-il : "On ne s’allie pas avec des forces qui sont en décomposition, on attend d’en ramasser les débris". Reste qu’il doit composer avec l’impatience des cadres de son mouvement qui, issus principalement des rangs de la droite, "ostracisés" de par leur appartenance au FN, envisagent avec un peu plus d’appétit que lui les "strapontins" que veulent leur offrir les Peyreffite et les d’Ormesson...

Résumant ce débat, Martin Peltier (National Hebdo 19/06/97) prétend le réduire à un désaccord d’appréciation stratégique : "Jean-Marie Le Pen croit qu’il faut encore donner quelques solides coups de bâton aux vieux ânes bâtés de la droite pour débloquer les choses, Bruno Mégret pense qu’on peut commencer à montrer les premières carottes aux ânons les plus doux". C’est tenter de masquer un clivage profond entre deux cultures politiques, l’une de témoignage, l’autre marquée par l’exercice du pouvoir.