La consommation de méthamphétamine "est devenue un problème critique" aux Etats-Unis, où les trafiquants mexicains "ont pratiquement saturé le marché de l’ouest du pays avec un produit d’une grande pureté", selon Thomas Constantine, directeur de la DEA. L’agence américaine a décidé de convoquer sur ce thème une réunion de coordination nationale des services antidrogues, en février prochain. Le boom des stimulants est attribué à l’arrivée en force dans ce commerce des grands cartels mexicains des drogues. Cinq d’entre eux seraient particulièrement actifs à les cartels de Tijuana, du Golfe, de Sinaloa, l’organisation d’Amado Carillo Fuentes et, enfin, celle des trois frères Amezcua. Aux Etats-Unis, ces groupes s’appuient sur des gangs hispaniques. Ces derniers, basés pour la plupart en Californie (San Diego, Los Angeles), étendent leurs activités au nord, jusqu’à Seattle et à la frontière canadienne - par où transitent des précurseurs chimiques comme le P2P (phényl-2-propanone) - , et vers l’est, en Arizona (Phoenix), au Colorado (Denver), au Texas, jusqu’au Missouri (Springfield, Saint Louis) et à la Géorgie (Atlanta). En décembre 1994, un de ces gangs a été démantelé à Phoenix. Composé d’une quarantaine de personnes, il gagnait un million de dollars par mois. L’irruption de la méthamphétamine n’est pourtant pas aussi soudaine que la DEA veut bien l’affirmer. En 1991, 5,2 millions de personnes avouaient aux Etats-Unis en avoir consommé au moins une fois dans leur vie. Le succès remporté par cette drogue ne s’est guère démenti depuis la fin de la seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, les Etats-Unis produisaient annuellement 1 000 tonnes de dérivés amphétaminiques pour le marché de consommation interne. Après le contrôle du commerce des psychotropes, institué en 1969, la méthamphétamine est consommée clandestinement sous forme injectable par les cols bleus et la middleclass blanche, dans un contexte essentiellement rural - d’où son surnom de "cocaïne du plouc" (redneck cocaine). Au début des années 90, elle bénéficie du m : me effet de mode que les psychotropes hallucinogènes (MDMA, LSD). Depuis 1991, elle est associée au phénomène des rave parties sur la côte Ouest, où elle concurrence l’ecstasy, sous le nom de D - Meth. Dans les grandes villes du Texas et du Colorado, elle a (re-)gagné la clientèle des campus et des boîtes de nuit. Parallèlement, sous une forme cristalline fumable surnommée "crank", "ice" ou "crystal", introduite à Hawaii en 1988 par les Yakuza japonais, puis sur la côte Ouest par des gangs coréens affiliés (le premier laboratoire d’"ice" a été découvert à Los Angeles en 1993), elle trouve un marché parmi les marginaux polytoxicomanes des grandes villes. A Phoenix, notamment, les cas de consommation simultanée d’ice et de crack sont de plus en plus nombreux. Les Mexicains ont surtout bénéficié de l’accent mis par Washington sur la répression du trafic de psychotropes, depuis la fin des années 80. Le Chemical Diversion and Trafficking Act, entré en application en 1989, établissait un strict contrôle des produits chimiques entrant dans la fabrication des drogues de synthèse. Depuis lors, le nombre des laboratoires clandestins de méthamphétamine - qui représentent l’immense majorité de ce type d’installation aux Etats-Unis - , est en constante diminution à 629 laboratoires démantelés en 1989, 218 en 1993. Le marché américain, traditionnellement aux mains de producteurs indépendants et de gangs de motards assurant la distribution, était donc à prendre. Les laboratoires clandestins ont migré progressivement vers le Mexique où, dès le début des années 1990, étaient signalées en provenance d’Allemagne des importations massives et sans contrôle d’éphédrine. Le "transfert de technologie" s’est accéléré à partir de 1993, date à laquelle l’Etat de Californie a pris, à son tour, des mesures pour réglementer le commerce de produits chimiques. En 1994, la saisie, sur l’aéroport de Dallas, de 3,4 tonnes d’éphédrine destinée au Mexique a révélé que les précurseurs affluaient par tonnes de Chine, de Corée du Nord, d’Inde ou d’Europe de l’Est. Début 1995, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) dénonçait dans son rapport annuel le rôle joué dans ces filières par l’industrie chimique tchèque et des intermédiaires suisses. Depuis, des voies de transit alternatives se sont mises en place, notamment via le Guatemala. De nombreux laboratoires pharmaceutiques sont établis dans ce petit pays d’Amérique centrale. Au mois de mars dernier, l’OICS s’étonnait auprès de la vice - présidence guatémaltèque de l’importation de quantités d’éphédrine correspondant à vingt fois la consommation légale annuelle du Mexique. Après enquête, une secrétaire du ministère de la Santé publique a été accusée d’avoir falsifié des licences autorisant l’importation de 350 kilos de précurseur et des mandats d’arr : ts ont été émis, en novembre dernier, à l’encontre de quatre employés de laboratoires pharmaceutiques pour exportation illicite du produit au Mexique. Mais tout semble indiquer que la filière bénéficie de complicités au sein de la hiérarchie de cette administration. Le degré de sophistication atteint par les groupes mexicains est tel que des organisations distinctes se chargent de fournir les précurseurs à celles qui fabriquent et distribuent la drogue. Selon la DEA, l’organisation des frères Amezcua dispose à la fois de petites unités de production, sur le territoire des Etats-Unis, capables d’élaborer 50 kilos de drogue avant de disparaître, et d’importants laboratoires à Tijuana et Guadalajara. Dans cette dernière ville, une installation découverte par la police en février 1995 avait une capacité de production mensuelle de 1,3 tonne de méthamphétamine. Un parallèle est tentant avec la précédente "épidémie" américaine, celle du crack, en 1986. Là aussi, les restrictions imposées sur la disponibilité des produits chimiques nécessaires à la fabrication de chlorhydrate de cocaïne avait poussé les organisation criminelles à exploiter un nouveau marché. Et déjà, il y a dix ans, les autorités américaines avaient "découvert" à grand renfort de dramatisation médiatique un phénomène "exogène" (le concept d’"alien drug") pourtant apparu des années auparavant. L’intervention de Thomas Constantine devant la Commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants intervient en période préélectorale, alors que le Traité de libre - échange avec le Mexique (ALENA) est déjà au coeur du débat politique (rédaction de La Dépêche Internationale des Drogues).

(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 51