EN FRANCE

La France a montré fort peu d’empressement à interpeller les responsables du génocide qui se trouvaient sur son territoire - parce qu’elle les a accueillis, ou même invités après leurs forfaits. Des associations civiques ont réagi, s’appuyant sur le dernier résultat du lent processus juridico-institutionnel de répression des crimes contre l’humanité, amorcé en 1945. Depuis le 1er mars 1994, le Code Pénal français (art. 211 et 212) punit de la réclusion criminelle à perpétuité le génocide et les autres crimes contre l’humanité. Le code de procédure pénale prévoit explicitement une dérogation aux règles habituelles de compétence (le lieu du crime) en cas de tortures, traitements cruels, inhumains ou dégradants. La France a donc le droit - et le devoir, selon la convention de Genève - de poursuivre tous les auteurs ou complices qui se trouveraient sur son sol, sans attendre la constitution d’un Tribunal international ad hoc.

Au nom de leurs clients, " personnes de nationalité rwandaise, se trouvant sur le territoire français au moment où leur famille a péri dans le cadre des massacres opérés par les milices hutus ", ou " récemment arrivées sur le territoire français [...] et qui, en général, ont été témoins directs de l’assassinat de leur famille ", trois membres de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) ont ainsi pris l’initiative d’une plainte avec constitution de partie civile pour génocide et crimes contre l’humanité. Dans le même sens, l’association

Reporters Sans Frontières a porté plainte contre Agathe Habyarimana, cofondatrice de Radio Mille Collines, vecteur du génocide. Ces plaintes tardent à être prises en considération. La Chancellerie et le Parquet campent sur leur position : ils contestent la compétence des juridictions françaises. La juridiction montpelliéraine qui a osé mettre en examen le père Wenceslas Munyeshyaka (63) a été contrainte de constater que la loi française la rendait incompétente et, le 4 octobre 1995, à demander l’annulation de la procédure...

Le projet de loi " portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 827 du Conseil de Sécurité des Nations unies instituant un tribunal international en vue de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ", et le débat à l’Assemblée qui précéda son adoption, le 20 décembre 1994, ne rendent pas davantage optimiste. L’article 2 du titre I précise que " les auteurs ou complices des infractions [...] peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises s’ils sont trouvés en France ". Cet article est d’abord inconstitutionnel, puisqu’il tend à préciser - pour les restreindre - un traité international (les Conventions de Genève du 12 août 1949), dont la valeur juridique est supérieure à la loi, et dont les dispositions auto-exécutoires sont directement applicables en droit français. S’il fallait vraiment une adaptation, il est assez extraordinaire qu’elle soit limitée au cas yougoslave, alors que le génocide rwandais justifierait largement la compétence des juridictions françaises. Surtout, l’obligation de rechercher et poursuivre partout les auteurs de crimes contre l’humanité se transforme en la possibilité de poursuivre et juger ces auteurs (laissée à la discrétion du Parquet) si et seulement si leur présence est signalée en France - ce qui fonctionnera comme une invitation à déguerpir : c’est ce qui s’est passé pour les auteurs de telles violations, présents en France, visés nommément dans la plainte déposée en juin 1994 par les avocats de la FIDH. D’autres verrous ont été disposés au long du projet de loi, de manière à interdire les poursuites non souhaitées - envers des criminels contre l’humanité que l’on voudrait installer à la table des négociations, ou traiter en " partenaires ".

La Commission des lois avait rédigé et adopté une série d’amendements ôtant ces verrous. Le gouvernement les a fait tous rejeter : il a rameuté dans les couloirs de l’Assemblée une cohorte de députés dévoués, qui a mis en minorité le rapporteur et les membres présents de la Commission des lois... L’avant-projet de loi adaptant la législation française à la création du Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR), qui devrait être prochainement inscrit à l’ordre du jour du Parlement, renvoie purement et simplement à cet ingénieux précédent. Le général Augustin Bizimungu pourra donc continuer de visiter ses parrains hexagonaux...

AUX NATIONS UNIES

Le récent livre d’Yves Ternon, L’Etat criminel (64), le montre bien : en 1948, au lieu de traduire en droit efficace le " Plus jamais ça ! " suscité par la découverte d’Auschwitz, la " communauté internationale " s’est employée à rédiger une " Convention sur la prévention et la répression du génocide " qui soit inapplicable. Les Etats supportent mal la perspective d’être jugés pour leurs crimes - tant leurs placards en sont encombrés.

Le tribunal de Nuremberg signifiait davantage la loi des vainqueurs qu’un engagement résolu contre le génocide - évacué de la stratégie alliée (1942-45). Le tribunal international sur le génocide cambodgien a fini dans les limbes. Et l’ONU tire maintenant prétexte de ses difficultés financières pour limiter considérablement les moyens des Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Un enquêteur de ce dernier estimait récemment que " l’ONU n’a pas la moindre volonté politique de faire réellement fonctionner ce tribunal, qui n’est, finalement, qu’un... magnifique exercice de maquillage (65)". Daniel arap Moi, président du Kenya (qui abrite la crème du genocide set) peut bien dès lors, sans susciter la réprobation universelle, menacer d’arrêter les enquêteurs du TPIR qui se hasarderaient en son pays.

Comme l’explique Olivier Russbach (66), la création de tribunaux internationaux ad hoc sert à calmer les poussées d’émotion de l’opinion publique, suscitées par un intérêt médiatique volatile. Elle évite que ne s’impose aux Etats la création d’une véritable Cour pénale internationale, dont les victimes ou parties civiles pourraient se saisir indépendamment de la raison d’Etat. Ces tribunaux constituent une justice internationale " à la carte ", dont l’application dépend du rapport de forces au sein du Conseil de Sécurité : elle privilégie le plus souvent les moyens dilatoires, dès lors que l’un des membres permanents du Conseil pourrait se trouver éclaboussé. S’ils ne veulent pas rester démunis devant la réitération des crimes contre l’humanité, les citoyens doivent s’organiser de par le monde pour ne pas laisser au seules raisons d’Etat le soin de décider de l’opportunité des poursuites. Ils doivent obtenir la création d’un Tribunal pénal international permanent.

Le moins que l’on puisse dire est que la fermeté répressive de la " communauté internationale " vis-à-vis des responsables du génocide rwandais n’est pas encouragée par la France, membre permanent du Conseil de sécurité. Elle a bataillé ferme, lors de la constitution du TPIR (décidée le 9 novembre 1994 par le Conseil de Sécurité), pour déplacer et limiter la période sur laquelle ce Tribunal aura compétence : du 1er janvier au 31 décembre 1994. Cela permet d’effacer toute la période (1990-93) durant laquelle la France s’est compromise avec l’appareil civil et militaire du futur génocide (et de ses prémisses) ; cela permet d’essayer de compenser le génocide des Tutsis par les crimes de guerre ou exactions qui se seraient produits ensuite - dans un pays ravagé par la guerre, dont les rouages politiques et administratifs ont été détruits.

Les doutes sur la volonté réelle de causer quelque désagrément aux responsables du génocide rwandais se sont renforcés le 9 février 1995, lors d’une séance du Conseil de Sécurité des Nations unies. Les USA ont proposé une résolution demandant aux Etats membres d’arrêter ceux de ces responsables présumés qui se trouveraient sur leur territoire, en vue de les déférer au TPIR. La France a d’abord opposé des réserves : elle ne pourrait donner suite à une telle résolution, faute d’avoir adopté les instruments juridiques permettant de faire appliquer les statuts de ce Tribunal (on a vu dans quel esprit sont préparés ces instruments). Puis elle a manoeuvré pour que cette résolution (n° 978) ne fasse plus référence à l’article VII de la Charte des Nations unies, et soit donc privée de tout caractère obligatoire...


63. Ardemment défendu par la hiérarchie catholique. Mais plus de 60 témoignages (abus sexuels, livraison de Tutsis aux miliciens) ont été recueillis sur son comportement à l’église de la Sainte-Famille pendant le génocide.

64. Le Seuil, 1995.

65. Dominique Sigaud, Rwanda : une justice à la chandelle, in Le Nouvel Observateur du 14/09/95.

66. ONU contre ONU. Le droit international confisqué, La Découverte, 1994.


"Rwanda : depuis le 7 avril 1994, la France choisit le camp du génocide" / Dossier Noir numéro 1 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995