Le Togo a beaucoup moins de richesses naturelles et il est dix fois moins peuplé que le Zaïre. Mais le général Gnassingbe Eyadéma, qui depuis les indépendances a eu un parcours assez proche de celui du maréchal Mobutu, ne cesse de se comporter en émule admiratif de la " gestion " économique et politique de ce dernier. Le détournement de la rente (ici, essentiellement les phosphates et l’APD française) et la tenue militaro-milicienne du pays ont beaucoup de points communs avec le Zaïre (63). C’est pourquoi, malgré quelques fâcheries superficielles, le Togo est un enfant chéri de la Françafrique.

PILLAGE

L’Office Togolais des Phosphates (OTP) produit et commercialise cette richesse la plus monnayable du Togo. En 1987, un cabinet anglais a été payé 4,5 millions de $ pour rendre plus " transparente " sa gestion financière, en tissant autour de lui une toile d’araignée d’une vingtaine de sociétés-écrans, domiciliées à Jersey, au Panama, au Libéria, en Suisse... (64).

Les finances de l’Etat, les entreprises publiques et un certain type de secteur privé dit " moderne " (où s’illustra Georges Kentzler) sont presque exclusivement entre les mains du clan présidentiel, centré sur le village d’origine, Pya, et l’ethnie Kabye. On ne s’étonnera pas dans ces conditions que les finances publiques, pillées par action ou par omission, soient dans un état systématiquement désastreux. Elles sont heureusement gratifiées d’une dose forte et régulière d’APD (1/7 du PIB en 1992), de la part de donateurs, français ou étrangers, émerveillés par la qualité de la gouvernance locale. Quant aux grands projets, tels la Cimenterie de l’Ouest africain (Cimao) ou la " raffinerie " nationale, ils n’ont jamais marché. La Cimao est la plus magistrale " ardoise " de la Caisse française de développement (65). Où sont les milliards envolés ?

Le mécanisme est rodé, explique un Togolais :

" [Il suffit de venir] chanter les éloges médiatisés des bourreaux de l’Afrique, en les présentant comme des messies incontournables pour le salut de nos Etats sinistrés par les méfaits de la kleptocratie, du tribalisme et du fascisme tropical grand-guignolesque. 24 heures ou 48 heures passées en qualité d’hôte de marque à côté d’un dictateur civil ou d’un sergent-président rapportent gros, très gros : une valise bourrée de CFA, en coupures de 10 000, des diamants, de l’or ou quelques cargos de phosphate, de manganèse ou de bauxite (66)".

Effectivement, Lomé est une étape très prisée des dirigeants politiques français en période pré-électorale. Et, on va le voir, le général Eyadéma finit toujours par bénéficier à leurs yeux d’une exceptionnelle indulgence - éventuellement contre l’avis du monde entier.

Résultat : un pays que l’on représentait, de par ses ressources physiques et humaines, comme la " Suisse de l’Afrique ", se retrouve classé au même indice de développement humain que le Bangladesh ou le Cambodge...

MAFIA

Venu au pouvoir en deux étapes (l’assassinat du Président Sylvanus Olympio le 13 janvier 1963, puis le coup d’Etat de 1967), le sous-officier de l’armée française Gnassingbe Eyadéma exerce sur le Togo, depuis une trentaine d’années, une dictature brutale et sans nuances. La liste des massacres et assassinats est interminable. La gestion de la " réserve naturelle ", décrétée par le Président dans le nord du pays, est inouïe : les habitants alentour sont littéralement sacrifiés aux divagations des animaux (67) :

" Le Togo dispose d’une armée de 13 000 hommes [1 soldat pour 300 habitants], dont 80% des effectifs viennent de la région du chef de l’Etat. Au niveau du commandement, 99% sont entre les mains de ses cousins, de son fils, bref, des membres directs de la famille. C’est cette armée qui constitue la garde prétorienne du général Eyadéma et qui, en toute impunité, au nom d’une certaine sûreté de l’Etat, au nom de la raison d’Etat, élimine les gens, assassine, vole, viole, commet toutes sortes d’exactions (68)".

La conclusion d’un récent éditorial de l’hebdomadaire togolais La Tribune des démocrates (Togo, un Etat terroriste) (69) résume bien cette gangstérisation du pays, à la zaïroise :

" Au Togo, on ne tue pas parce que vous êtes démocrates : on vous tue pour une critique ; on vous tue parce que le poste que vous occupez, on veut l’offrir à un frère de tribu ; on vous tue parce que vous êtes dans un service ou une banque que l’on veut tribaliser ; on vous tue pour votre culture, pour votre intelligence ; on vous tue par pure bêtise ; on vous tue pour ressusciter un passé crapuleux abhorré ; on vous tue pace que vous réclamez le droit et la justice ; on vous tue parce qu’on s’estime plus togolais que vous ; on vous tue quand vous dites que le Togo n’est ni une propriété privée ni une réserve ; on vous tue parce que vous dites que le tableau noir qu’on proclame blanc est bel et bien noir... ".

Exagération d’opposants ? Jean-François Bayart n’est pas moins sévère quand il dit que le soutien français à ce type de régimes criminels aboutit " à coup sûr à la "haïtisation" du Togo et de tous les pays africains dont les dirigeants autoritaires en mal de restauration n’hésitent pas à "macoutiser" leur pouvoir (70)". Et il montre comment le général Eyadéma applique à la perfection le schéma de multipartisme encaserné exposé par Achille Mbembe (chapitre 1) :

" Dès l’été 1991, il était clair que le dictateur togolais, acculé à des concessions par l’ampleur de la mobilisation populaire, menacé d’être chassé par la grande porte, entendait rentrer par n’importe quelle fenêtre dans la plénitude de ses pouvoirs. Il inspira des mutineries dans l’armée, des opérations de représailles contre la population, des assassinats ou des tentatives d’assassinat d’opposants, et même des complots prétendument organisés depuis le Ghana voisin [...]. Le dictateur togolais est parvenu à se faire "réélire" le 25 août sans trop s’embarrasser d’un minimum de bienséance. Son rival le plus dangereux, Gilchrist Olympio - le propre fils de l’ancien président Olympio, que M. Eyadéma avait abattu en 1963 lors de son premier coup d’Etat - a été empêché de participer à la consultation sous le prétexte - parmi d’autres - que son dossier médical de candidat avait été établi à Paris. L’argument ne manque pas de cynisme quand on sait que Gilchrist Olympio a, en effet, été soigné au Val-de-Grâce à la suite d’un attentat perpétré en 1992 dans le fief du général Eyadéma et, selon plusieurs témoignages dignes de foi, par le fils de celui-ci ! (71)".

Voici un autre exemple de ce jeu sophistiqué, doublé d’une impudence mafieuse, auquel Mobutu est passé maître et où le général Eyadéma excelle (72) : après lui, le lieutenant-colonel Yoma Djoua était jusqu’à cet automne le personnage principal de l’armée togolaise. Il cumulait six commandements officiels, dont celui des commandos de la Garde Présidentielle, et celui, officieux, du réseau de terrorisme d’Etat - des escadrons de la mort dénommés Brigades Rouges ou Pigeons. Un témoignage accablant, recueilli au Ghana, ayant dénoncé le plus récent de ses forfaits (l’assassinat de Laurent Agbemavor), Eyadéma fait arrêter Djoua fin octobre - sous la pression internationale, mais aussi parce que sa capacité de nuire devenait inquiétante. Djoua menace alors, semble-t-il, de tout déballer s’il est jugé. Qu’à cela ne tienne, Eyadéma concocte une " amnistie générale ", que l’on vendra à l’extérieur comme destinée aux opposants emprisonnés...

LIAISONS

Le cynisme brutal de Gnassingbe Eyadéma exerce un magnétisme extraordinaire. Tous les réseaux français convergent pour soutenir le dictateur togolais. Pour Jean-François Bayart, " le vrai banc d’essai de la politique africaine de la France, c’est l’affaire togolaise [l’élection présidentielle], et le bilan est accablant ". Malgré les manipulations et massacres du tyran, " son ami, Jean-Christophe Mitterrand, [...] a plaidé sa cause sans relâche [...]. A l’approche des législatives, Charles Pasqua et Valéry Giscard d’Estaing ont apporté à M. Eyadéma un soutien chaleureux qui n’a pu que l’encourager dans sa stratégie de reconquête (73)". Francis Viotay, de la Ligue togolaise des droits de l’Homme, ajoute :

" Pendant que le ministre de la Coopération Marcel Debarge était ému de ce qui s’était passé en janvier 1993, lors de son passage à Lomé (74), des officiels français, appuyés par des conseils privés (Maîtres Vergès et Debbasch), étaient dans les coulisses en train de monter les stratégies de la restauration d’Eyadéma. Cela se passait à la face du monde : la diplomatie française, l’opinion internationale, tout le monde assistait hébété à cette course pour la reprise violente du pouvoir (75)".

Jean-Christophe Mitterrand fut d’abord correspondant de l’AFP à Lomé. Il y a noué des relations très familières avec le général et ses proches. Il peut également compter sur Georges Kentzler. Jean-Pierre Fleury a, quant à lui, noué pour Adefi de fructueux contrats forfaitaires de communication avec le régime (76).

Charles Pasqua est un soutien indéfectible de Gnassingbe Eyadéma. Il n’a pas hésité à lui rendre visite au temps de l’interruption officielle de la coopération franco-togolaise. Il faut dire que c’était peu avant la campagne des élections législatives, en France. A Pya, le village natal du général, où il est élevé à la dignité de grand officier de l’ordre du Mono, Charles Pasqua expliquait le 21 décembre 1992 que " c’est une chance pour le Togo d’avoir eu à sa tête le général Eyadéma. Si la situation ne s’est pas davantage dégradée jusqu’alors, c’est en grande partie dû à ses qualités d’homme d’Etat et à sa sagesse (77)". Inversement, chaque fois que le général vient à Paris (il a une propriété à Boulogne, Hauts-de-Seine), c’est Charles Pasqua qu’il honore d’abord de sa visite.

La remise de l’ordre du Mono par le chef de clan togolais apparaît comme la reconnaissance d’une initiation à la Françafrique. Après Charles Pasqua, Jacques Vergès l’a reçu en 1993, en compagnie du colonel Grandmangin, conseiller militaire à l’ambassade de France. En 1994, cela a été le tour du ministre de la Coopération, le balladurien Michel Roussin. Il ne venait pas les mains vides, mais avec 108 millions d’aides budgétaires (ces fameuses aides hors-projets dont Edouard Balladur a dénoncé l’évaporation) et 400 millions d’annulations de dettes. " L’objectif est clair : donner des liquidités à l’Etat togolais pour réduire les déficits publics et cautionner la dette extérieure togolaise (aux alentours de 2 milliards de dollars) vis-à-vis de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (78)". Bref, boucher les trous que, par d’autres canaux, on a contribué à creuser.

Le successeur de Michel Roussin, Bernard Debré (autre balladurien), estime, pensant au Togo, qu’il faut " sécuriser les présidents qui, à leur rythme, avancent sur cette voie " (la démocratisation), qui " égale toujours fragilisation ". " Je connais le président Eyadéma depuis près de trente ans (79)". En visite dès le 11 décembre à Lomé (à peine un mois après sa nomination), il tire prétexte de l’amnistie conçue pour l’officier terroriste Djoua pour réclamer de l’Union Européenne, très réticente, la reprise de sa coopération avec le Togo...

Valéry Giscard d’Estaing appréciait beaucoup les chasses dans la réserve animalière présidentielle du nord-Togo. Son ancien collaborateur, le doyen d’Aix-en-Provence Charles Debbasch, était omniprésent au Togo avant d’être emprisonné dans l’affaire du détournement des tableaux du peintre Vasarely. Conseiller constitutionnel du général Eyadéma, c’est lui qui inventa les astuces juridiques permettant d’écarter ses rivaux et de corriger d’éventuels excès démocratiques. Avec Jacques Vergès, il a commis un publi-reportage héroïque sur le dictateur togolais, en forme de supplément à Jeune Afrique (80). Tous deux ont ensuite créé, avec Jean-Michel Pradalier, Max Jalade et une volée de " spécialistes ", un " Observatoire International de la Démocratie ", fort utile pour légitimer des élections douteuses - il n’en manquera pas, si se généralise le modèle de " multipartisme administratif " d’Achille Mbembe. Lors des élections législatives d’août 1993, la Commission électorale nationale a récusé l’" arbitrage " de cet Observatoire. Cela n’a pas empêché Me Debbasch de plaider à la télévision togolaise la cause du général Eyadéma.

Eyadéma et Mobutu ont encore une ressemblance : ils sont tous deux conseillés par le général Jeannou Lacaze, ex-numéro 1 de l’armée française. Le 28 septembre 1992, deux députés européens présentent à l’assemblée paritaire ACP/CEE un projet de résolution condamnant les violations des droits de l’homme au Togo. Au bureau des ACP, le texte est soumis à Madeleine Aduayom qui, en tant que membre de l’organe législatif de la transition togolaise, représente le Togo à l’assemblée ACP/CEE. Elle veut agréer ce texte, lorsque surgit le général Jeannou Lacaze (également député européen). Il lui demande de retirer le projet, en précisant : " Ordre du général Eyadéma ! ". Comme elle refusait d’obtempérer, l’ambassadeur de Côte d’Ivoire à Bruxelles transmit aux députés initiateurs du projet des menaces envers cette élue togolaise (81).

" C’est un Français qui dirige l’école militaire de Pya, qui recrute et forme, en majorité, des éléments issus de l’ethnie présidentielle Kabye (82)". La tristement célèbre unité Pigeons (voir plus haut) a été formée en 1988 par une mission spéciale de la coopération militaire française (83) - le futur DAMI, qui s’est " illustré " au Rwanda.

" L’armée de 13 000 hommes [...], sur laquelle s’appuie le régime pour entretenir la terreur et éradiquer toute forme d’opposition a été formée, aidée par la France qui a fourni du matériel et une soixantaine d’instructeurs et de conseillers militaires (84)".


63. Sur la criminalisation du pouvoir togolais, cf. Comi Toulabor, Le Togo sous Eyadéma, Karthala, 1986.

64. Cf. La Tribune des démocrates (Togo) du 29/11/94, qui fournit l’organigramme de ces sociétés.

65. A. Glaser et S. Smith, L’Afrique sans Africains, Stock, 1994, p. 164-165.

66. Ayayi Togoata Apedo-Amah, Roussin ou Ali Baba et les 40 voleurs, in La Tribune des démocrates (Togo) du 22/11/94.

67. Cf. le témoignage de Jean Degli in L’Afrique à Biarritz, op. cit..

68. Ibidem.

69. 04/10/94.

70. La Croix du 07/09/93.

71. Ibidem.

72. D’après Les Nouvelles du Togo, du 16/12/94 et Billets d’Afrique de janvier 1995.

73. La Croix du 07/09/93

74. L’armée tire sur une manifestation pacifique et tue une trentaine de personnes.

75. In L’Afrique à Biarritz, op. cit..

76. Stephen Smith et Antoine Glaser, Les réseaux africains de Jean-Christophe Mitterrand, in Libération du 06/07/90.

77. D’après Marie-Pierre Subtil, " Le peuple saura reconnaître ses vrais amis ", in Le Monde du 10/01/94.

78. Le général Eyadéma, l’ami retrouvé, in La Croix du 13/09/94.

79. Interview à Jeune Afrique du 24/11/94.

80. Avec cet éloge de Jacques Vergès : " Les yeux du peuple togolais sont ouverts. Il a vu comment le général Gnassingbe Eyadéma a défendu avec sang-froid, patience et succès les intérêts du Togo contre les intérêts de ces multinationales et leurs serviteurs putschistes. Pour cela, il reste un exemple et pas seulement pour le Togo ".

81. D’après Eyadéma, Lacaze et les droits de l’homme, in Jeune Afrique du 19/11/92.

82. Philippe Demenet, Les coulisses d’une réunion de famille, in Croissance, 12/94.

83. D’après Les Nouvelles du Togo, du 16/12/94.

84. Le général Eyadéma, l’ami retrouvé, in La Croix du 13/09/94.


"Les liaisons mafieuses de la Françafrique" / Dossier Noir numéro 2 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995