On ne parle des prisons qu’à de rares occasions : les révoltes de détenus, les grèves de matons, l’incarcération de personnalités... Puis, hormis quelques reportages télévisés qui passent très tard dans la nuit, la chape de plomb retombe, le monde carcéral rentre dans l’oubli. Le consensus règne pour observer un silence pudique sur cet univers où survivent aujourd’hui plus de cinquante-sept mille hommes et femmes. Un silence qui nourrit tous les fantasmes de la France profonde : "prisons quatre étoiles", "Club Med" derrière les barreaux...Les déclarations humanistes alternent avec les rodomontades sécuritaires, les réformes succèdent aux réformes mais personne ne remet en cause le principe même de la prison. Et on enferme toujours plus de gens, pour toujours plus longtemps...

22 novembre 1994.

Des relents de lacrymogènes flottent encore devant les murs gris du "Grand quartier" de Fleury-Mérogis où quelques dizaines de matons piétinent dans la boue, face aux gendarmes. "Depuis vingt ans, on fait tout pour les détenus, on les dorlote, on leur consacre des crédits faramineux, et rien pour nous ! ", lâche un surveillant. Il a l’accent du Sud-Ouest et paraît très jeune. Il n’a certainement pas connu la prison des années soixante-dix. Pourtant il résume assez bien l’état d’esprit de ses collègues qui déplorent à la fois leurs conditions de vie matérielles - un peu meilleures que celles des salariés des PTT mais inférieures à celles des flics avec qui ils revendiquent la parité - et l’absence de considération qui entoure leur métier de porte-clés.

Car si la bonne société a besoin de prisons, elle méprise presque autant ses geôliers que ceux qu’ils gardent. La prison, c’est pour l’essentiel des pauvres qui gardent d’autres pauvres. Il n’en aurait souvent pas fallu beaucoup pour que les rôles soient inversés. Mais ceux qui sont du bon côté des barreaux - ou du moins du côté le plus agréable - tiennent à leurs minuscules prérogatives. Le pouvoir d’enfermer, de commander, de brimer, c’est tout ce qui leur reste pour se valoriser. Chaque fois qu’on accorde quelques droits aux détenus, si minimes soient-ils, les matons vivent ça un peu comme si on leur arrachait leur âme.

Depuis des décennies, le lobby des syndicats de la "pénitentiaire", essentiellement tenu par FO puis relayé par l’UFAP, exprime ce sentiment profond et, même s’il s’en défend, constitue le principal obstacle aux réformes. Tous ceux qui ont tenté de faire bouger l’univers carcéral se sont heurtés à cet Etat dans l’Etat et ont finalement plié devant lui.

Est-ce à dire que la prison n’a pas changé ? Avec des décalages et dans des soubresauts parfois violents, elle s’est adaptée bon gré mal gré à l’évolution de la société. De même que les instituteurs ne tapent plus à coups de règle sur les doigts des élèves, les matons ont renoncé aux tabassages systématiques et aux tortures physiques qui faisaient encore l’ordinaire de la vie carcérale à la fin des années soixante. Les directeurs de prison n’ont plus droit de vie et de mort sur leurs pensionnaires comme c’était le cas voici trente ans.

Si la prison n’est plus tout à fait ce qu’elle était quand Jean Genet devait voler des morceaux de papier hygiénique pour écrire ses poèmes, c’est bien davantage sous l’impact des coups de boutoir des grandes révoltes que grâce à la générosité des grandes âmes humanistes. Elle a d’ailleurs beaucoup plus changé dans les années soixante-dix, sous Giscard d’Estaing, qui s’est payé le luxe de serrer la main d’un détenu devant les caméras, que dans les années quatre-vingts, sous Badinter qui, après quelques timides "réformettes", s’est empressé de reprendre la pratique sécuritaire de ses prédécesseurs...

Des hommes enchaînés

Nier les changements survenus serait pourtant absurde. L’origine de la prison, en France, remonte à très loin, au Moyen Age. On en parlait d’ailleurs si peu avant que les détenus y mettent le feu en août 74, et que six d’entre eux y laissent leur peau, que beaucoup de nos concitoyens ignorent qu’on enchaînait encore les hommes à la muraille dans les années cinquante. On faisait alors porter aux détenus condamnés aux fers un pantalon spécial, boutonné sur les jambes, qu’ils pouvaient retirer sans détacher leurs chaînes. Certains demeuraient ainsi attachés nuit et jour par les anneaux d’acier. Il a fallu que Michelet, ministre de De Gaulle et ancien déporté, visite Clairvaux et s’indigne de cette pratique pour qu’il y soit mis fin. Du moins en principe, car lorsque j’eus l’occasion de visiter la prison de Melun en 1988, le directeur se vanta d’avoir fait retirer un anneau fixé dans le mur d’une cellule où son prédécesseur faisait attacher des gamins récalcitrants...

Quant aux tortures, une des plus effroyables et des plus étranges m’a été racontée par un vieux détenu : on faisait monter l’eau dans une cellule surnommée la "piscine", ce qui obligeait la victime à pomper sans arrêt sous peine d’être noyée. Charlie Bauer en a décrit une autre qui consistait à faire tourner un détenu jusqu’à épuisement autour d’une borne. Ca se passait à Clairvaux en 1972, peu avant l’affaire Buffet-Bontemps, qui entraîna la mort d’un gardien et d’une infirmière pris en otage. Cette violence carcérale explique sans doute le désespoir de ces deux détenus que Pompidou fit guillotiner pour l’exemple, malgré son aversion pour la peine de mort, afin de satisfaire la soif de vengeance des surveillants.

Après les mutineries de 74, la répression fut à la hauteur de ces sinistres traditions. On assista à des scènes ignobles : des hommes nus contraints de courir entre des rangées de matons et de CRS les frappant à coups de matraque et de trousseaux de clés - les clés sont à la fois, de longue date, un symbole phallique du pouvoir du geôlier et une arme redoutable. On aurait tort de croire que ces pratiques cessèrent complètement par la suite : un surveillant chef du nom de Raymond Benoist , tortionnaire notoire, sévissait encore en 1983 au quartier des mineurs de Fleury-Mérogis. Qui plus est, ce personnage sinistre devait alors de nombreuses complicités à sa situation de responsable du syndicat CGT, lequel fut par la suite exclu par la confédération, ce qui nous donne une idée de la confusion des genres...

Les QHS, fabriques de fauves

Les mutineries violentes de 74 attirèrent pour la première fois l’attention du public sur le sort des détenus. Ces révoltes jouissaient d’un certain capital de sympathie, qui expliqua le geste de Giscard, difficilement compréhensible aujourd’hui. Le Comité d’action des prisonniers (CAP) (1) popularisait cette révolte, il bénéficiait du vent de liberté et de contestation qui soufflait après mai 68. Le droguet, tenue de bagnard en tissu rêche et grisâtre fut supprimé, les détenus autorisés à se laisser pousser les cheveux et la barbe. Les postes de radios pénétrèrent dans les cellules.

Un des combats qui eurent le plus d’impact fut celui mené contre les tristement célèbres quartiers de sécurité renforcée et quartiers de haute sécurité. Dans le QHS, le mobilier était scellé à la muraille, les murs uniformément blancs, passés à la chaux, le détenu n’avait pas droit au moindre objet personnel, il mangeait avec des couverts en plastique, une plaque de tôle repliable lui servait de lit.

Il ne rencontrait personne, son gardien avait pour consigne de n’échanger avec lui que le minimum de mots indispensables. Des médecins et des psychologues comparèrent ces conditions avec celles imposées alors en Allemagne aux membres de la Fraction armée rouge, et parlèrent de "torture blanche". Les QHS brisèrent sans doute un certain nombre de prisonniers, mais ils furent surtout une formidable "fabrique de fauves". Les QHS produisirent aussi toute une génération de détenus "vedettes" : Mesrine, Knobelspiess...

Le plus surprenant de l’affaire est que l’idée d’isoler les durs dans ces tombeaux venait d’une humaniste, Hélène Dorlhac, ministre de Giscard. Elle entendait séparer les "pires" des autres, de façon à accorder davantange de droits à la masse des détenus sans prendre de risques. De son bureau de la place Vendôme, elle avait évidemment peu de prise sur l’application de son projet par l’administration pénitentiaire qui ne l’estimait guère. Hèlène Dorlhac regretta par la suite publiquement ce choix et fit pénitence en démissionnant et en participant à toutes sortes de commissions et manifestations.

Avec ces révoltes et les bouleversements culturels consécutifs à mai 68, la psychologie des détenus, ou du moins d’une grande partie d’entre eux, changea. Dans les années 50 et 60, on acceptait sa peine comme une fatalité, la règle du jeu. Tu perds, tu paies, c’est la vie !. La fameuse "dette à la société" était profondément ancrée dans les consciences.

Désormais, les prisonniers, et notamment les jeunes, ne reconnaissent plus à une société fondamentalement injuste le droit de les condamner et de les enfermer.

Au nom de quelle morale un industriel du crime, marchand de canons, militaire, patron responsable d’accidents mortels du travail, échapperait-il à toute sentence alors qu’un braqueur ou un casseur qui n’a pas fait couler de sang devrait passer des années en prison ? Une partie de l’intelligentsia, et non la moins brillante, remet en cause le bien-fondé de la prison. Le monde carcéral est ébranlé, les gardiens voient leur univers vaciller, leur fonction perdre sa signification...

Retour à l’ordre idéologique

Puis arrivent les années 80, la gauche, Mitterrand, Badinter, la suppression de la peine de mort, mais aussi le retour à l’ordre idéologique, les années fric. Tout de même, quand Badinter s’installe place Vendôme, un vent d’inquiétude souffle parmi les matons, tandis que les détenus, même ceux qui n’ont pas bénéficié de la grâce présidentielle, ont l’espoir au coeur. Ces espérances les doucheront très vite. En mai 1985, quand éclate la mutinerie de Fleury-Mérogis, le garde des Sceaux va se charger de remettre les pendules à l’heure. Il s’empresse de venir sur place réconforter les gardiens. "L’ordre doit régner dans les prisons. Je prendrai les mesures nécessaires. Les meneurs seront sanctionnés." Tous les observateurs, même ceux qui accusent le gouvernement de "laxisme", se font un plaisir de constater que ces propos sont, au mot près, ceux qu’avaient tenus, dans des circonstances semblables, ses prédécesseurs, Jean Lecanuet en 1974 et René Pléven en 1971...

"Badinter, on lui doit deux choses : les télés dans les cellules et les parloirs sans séparation, c’est tout !", dit Sylvain, un détenu qui a connu la prison depuis la fin des années soixante. Le garde des Sceaux aura d’ailleurs bien du mal à imposer ces deux réformes. Les parloirs sans séparation, abusivement dénommés "parloirs libres", sont la hantise des matons : les visiteurs ne vont-ils pas en profiter pour apporter aux détenus des objets prohibés, de la drogue, voire des armes ?

La sécurité implique des surveillances, des fouilles supplémentaires, donc du travail en plus. Et les matons détestent tout ce qui peut leur donner du tracas. Auparavant, prisonnier et visiteur ne se parlaient qu’au travers d’un hygiaphone. Impossible de se toucher, de s’embrasser. Désormais, ils se font face de chaque côté d’un petit mur (comme à Fleury-Mérogis) ou de part et d’autre d’une table. Attention à tout geste inconsidéré ! On est très loin des parloirs sexuels, baptisés "chambres d’amour", dont on soupçonnait Badinter de vouloir mettre en place.

"Nous ne sommes pas des tenanciers de bordel !", protestait alors un directeur. "Les détenu(e)s sont puni(e)s, ils n’ont pas à avoir de rapports sexuels, ça me choque profondément", dit un autre. Pourtant, les détenus, selon la formule célèbre de Giscard, n’ont été condamnés qu’à la privation de liberté, et rien d’autre.

Dans quelques prisons, il y aura eu des tolérances : un directeur, un surveillant ferment les yeux, tournent le dos, laissent le détenu placer une veste devant la fenêtre, pour dissimuler les quelques moments de tendresses et de plaisir volés. Mais les parloirs sexuels ne verront jamais le jour. Badinter n’osera jamais défier ainsi les gardiens. Une réforme qui n’aurait pourtant rien de révolutionnaire quand on sait que, dans des pays comme le Mexique ou la Colombie, sans parler de des Pays-Bas ou de la Suède, les détenus peuvent avoir des relations sexuelles avec leur compagne ou compagnon dans des locaux aménagés à cet effet...

Pendant qu’ils sont devant la télé...

La télé dans les cellules, au début les matons n’en veulent pas non plus. La télé est symbole de confort, de distraction. La presse de droite en fait des gorges chaudes. Puis, très vite, après les premiers tests, les surveillants comprennent que la télé est au contraire un facteur de calme. Pendant que des détenus s’abrutissent devant la télé, parfois jusqu’au milieu de la nuit, ils ne se révoltent pas.

D’ailleurs, la télé, les détenus la paient, très cher. Ils n’ont pas droit d’en acheter une et doivent passer par une société de location agréée : deux cent cinquante francs par mois environ. Tout le monde ne les a pas dans sa poche et, en prison, il faut trimer assez dur pour gagner cette somme, à condition d’ailleurs d’avoir un emploi, ce qui est bien souvent un privilège car le chômage règne aussi en taule. C’est donc une raison supplémentaire de se tenir tranquille (2).

Avec l’introduction de la télé, on assiste d’ailleurs à un revirement assez spectaculaire de l’administration pénitentiaire par rapport à la sexualité et la pornographie. Jadis, tout ce qui pouvait avoir trait au sexe était banni en prison, car il s’agissait de punir, de castrer le détenu. Dans les prisons pour femmes, les objets de forme phallique étaient interdits. Les bonnes soeurs coupaient les courgettes et les carottes en rondelles avant de les remettre aux prisonnières.

Dans les prisons pour hommes, les magazines pornographiques faisaient l’objet d’un juteux trafic clandestin. Un numéro jauni de "Lui" ou de "Play-Boy" pouvait se vendre jusqu’à mille francs dans les années soixante-dix ! Bien des matons ont d’ailleurs arrondi ainsi leur traitement.

Il y avait bien sûr la morale officielle et la morale officieuse. On en ricanait mais on tolérait certaines formes d’homosexualité : "Pendant qu’ils s’enculent, ils ne nous emmerdent pas !" Tel était le point de vue le plus courant au sein de l’administration pénitentiaire. Avec la télé et les pornos de Canal +, cette maxime devient : "Pendant qu’ils se masturbent, ils ne nous emmerdent pas !"

Dans certaines prisons, plusieurs prisonniers dignes de foi en témoignent, on diffuse même en permanence des films classés X sur le circuit vidéo interne de l’établissement. Les jeunes détenus, privés de toute distraction, se masturbent ainsi jusqu’à épuisement. La volonté d’avoir la paix a donc pris le pas sur celle de frustrer. On ne sait d’ailleurs pas si ces libertés nouvelles ne pourraient pas à terme engendrer des souffrances, voire des troubles psychiques aussi graves que ceux causés par la prohibition totale connue jadis et naguère.

Soyons juste, Badinter a aussi diminué la durée maximale des condamnations au mitard, la prison dans la prison, qu’on n’ose plus appeler par son nom : le cachot. On pouvait auparavant y passer trois mois, aujourd’hui on en sort au bout de quarante-cinq jours.

En revanche, il n’a pas touché au prétoire, tribunal interne de la prison présidé par son directeur, le seul tribunal de France où l’accusé comparaît sans avocat, sans la moindre possibilité de se défendre devant une juridiction où l’administration est juge et partie.

Quant à la réforme de la législation permettant d’emprisonner les mineurs, elle ne surviendra qu’en 1990, sous Pierre Arpaillange, qui prendra pourtant soin de préciser qu’"il n’est pas possible d’interdire complètement la détention des mineurs" ! Et il faut voir dans quelles conditions sont incarcérés les adolescents ! (3) J’ai eu personnellement l’occasion de constater que le règlement imposant de les placer en cellules individuelles n’était pas respecté. On sait quels risques fait courir la promiscuité. Dans le milieu des très jeunes détenus règne souvent la plus grande violence et se constituent des gangs, généralement d’origine ethnique, aux moeurs féroces envers les plus faibles. Toutefois aujourd’hui, en dessous de treize ans, on ne va plus en prison. Et, en dessous de seize ans, on y va plus difficilement qu’avant.

Il a fallu pour cela le scandale causé par l’internement à Fleury-Mérogis, en décembre 1986, sur ordre d’un juge particulièrement répressif, Mme Coste-Fleuret, de trois gamins de neuf, dix et onze ans, accusés à tort d’avoir violé un de leurs petits camarades. Cette réforme aura donc attendu neuf ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir...

Faire du fric avec des barreaux

Entre-temps, la droite est revenue aux affaires, et avec elle un vieux routier de la belle époque du pompidolisme et de ses juteuses opérations immobilières : Albin Chalandon, tristement connu pour ses "chalandonnettes", ces petites maisons préfabriquées vendues à crédit à des ménages modestes à grand renfort de publicité, et qui, bien souvent bâclées, prenaient l’eau de toute part. Les mentalités ont à nouveau changé.

Les interrogations sur le rôle de la prison sont oubliées depuis longtemps, le public a d’autres préoccupations : la crise économique, le chômage. La surenchère sécuritaire de l’extrême droite, à laquelle succombent politiciens de droite et de gauche, fait des ravages. Il n’est plus question d’humaniser la détention mais de faire des économies tout en enfermant toujours plus de gens pour plus longtemps.

Badinter a d’ailleurs donné l’exemple car ses réformes ne doivent pas dissimuler que, sous son ministère, entre 1982 et 1986, l’effectif des prisons françaises est passé de 30.340 détenus à 42.617. Il avait brièvement reculé entre 1981 et 1982, sous l’effet des grâces présidentielles, qui firent hurler la droite, mais ce recul ne fut qu’un feu de paille. Sous la pression de la démagogie sécuritaire, les tribunaux sont devenus de plus en plus sévères, les peines de plus en plus longues pour les mêmes délits...

Soucieux de satisfaire "son opinion", Chalandon opte donc pour le tout-carcéral : supprimer des centaines de postes dans l’éducation surveillée, embaucher des matons, construire de nouvelles prisons. Son unique inquiétude concerne le coût de l’opération. A droite, personne ne veut entendre parler de nouvelles dépenses pour ces "poubelles" de la société.

La révélation viendra en automne 1986, lorsque le nouveau ministre de la Justice visite les Etats-Unis. Voyage d’études. Il découvre alors avec ravissement que, de l’autre côté de l’Atlantique, la prison peut être une entreprise privée rentable, comme Coca-Cola ou McDonald. On peut faire du fric avec tout, pourquoi pas avec du béton et des barreaux. Aux USA, en effet, la Correction Corporation of America, dont le patron est un architecte, Gay Vick, commercialise avec succès des cubes de béton qu’on peut empiler à la manière d’un jeu de construction, ce qui met la place de prison à un prix imbattable. A l’époque où Chalandon rencontre cette entreprise, celle-ci s’est faite commander huit établissements. Ensuite, on met les détenus au travail pour rentabiliser l’affaire...

Chalandon revient donc enthousiaste. Il voit grand : vingt-cinq mille nouvelles places de prison supplémentaires et la moitié du pénitentiaire confiée au privé. Gardiens et directeurs deviendraient eux aussi des salariés du privé. Seuls les juges d’application des peines dépendraient encore directement de l’Etat dans ces prisons privées. Le budget sera colossal. Les grands patrons du BTP (bâtiments et travaux publics), les sociétés d’études, les conseillers en tous genres se précipitent sur le créneau. Certains se voient déjà à la tête de gigantesques usines carcérales bénéficiant d’une main-d’oeuvre peu coûteuse. Taïwan à domicile...

Mais Chalandon se heurte immédiatement à l’hostilité du lobby pénitentiaire qui voit d’un très mauvais oeil la perte de son monopole. Il doit réviser ses objectifs à la baisse : quinze mille nouvelles places au lieu de vingt-cinq mille. Ce sera le "programme quinze mille", qui deviendra le "programme treize mille" avec le retour du Parti socialiste au gouvernement, lequel honorera à la lettre les contrats signés avec les marchands de béton et de matériel de surveillance (4). Car les nouvelles prisons sont aussi l’occasion de fourguer les équipements informatiques et électroniques - dits de sécurité - les plus sophistiqués.

La ruée vers cette manne et la pagaille sont telles que certains établissements disposeront de circuits faisant double emploi. Pour ce qui est de la gestion, on ne confiera au privé que le travail, la bouffe, la formation et la santé. Les gardiens fonctionnaires conserveront leurs précieuses clés. Les gestionnaires privés se voient attribuer un budget par journée de détenu. Loin de permettre des économies, cette opération apparaîtra très vite comme un gouffre, une pompe à fric au seul profit des marchands de béton (5)...

Une architecture conçue pour briser l’homme

Aujourd’hui, les vingt-quatre établissements "mixtes" du "programme treize mille" sont entrés en service et souffrent déjà du mal même que leur construction était censée résoudre : la surpopulation. Car, selon un usage bien connu, et reconnu par les directeurs d’établissements pénitentiaires eux-mêmes, plus on construit de prisons, plus on enferme de gens. Faut-il rappeler que Fleury-Mérogis, qui jouit du triste privilège d’être le plus important centre pénitentiaire d’Europe avec ses cinq mille détenus répartis dans trois prisons (hommes, femmes, jeunes), a été construite dans le but de remplacer les prisons plus anciennes, et notamment la Santé ? Prison aujourd’hui sinistre qui, lors de son inauguration, fut décrite par le journaliste réactionnaire Maxime du Camp comme "la plus belle prison d’Europe". C’était en 1868.

En dépit de cette volonté de remplacer du vieux par du neuf, seules ont été fermées quelques petites prisons remontant à la Révolution française et aménagées dans d’anciens édifices religieux. Et malgré les vingt-quatre prisons Chalandon, la surpopulation n’a pas reculé, puisque les dernières statistiques recensent 57.218 détenus pour 49.329 places de détention. Ce qui signifie que dans de nombreux cas les détenus s’entassent à trois ou quatre, voire davantage, dans des cellules prévues pour une ou deux personnes. Cette promiscuité suffit à annuler le bénéfice des quelques réformes adoptées au cours des dernières années.

Car, lorsqu’il y a surpopulation, ce n’est pas seulement en cellule qu’il n’y a pas de place : il faut attendre parfois très longtemps pour pouvoir faire du sport, suivre des cours, participer à une activité culturelle, ou tout simplement prendre une douche...

Les prisons contemporaines marqueraient-elles au moins un changement significatif ? L’urbanisme carcéral apparaît comme étrangement fidèle à ses traditions. Même organisation en "tripales" autour de ronds-points blindés, où les surveillants sont enfermés devant leurs écrans de surveilance, même architecture conçue pour briser l’homme. Principal objectif : réduire les coûts de fonctionnement, donc le personnel de surveillance, ce qui aboutit à limiter encore les contacts humains, déshumaniser davantage la détention.

Quand on pénètre dans les cours des isolés de la nouvelle prison d’Osny, on ressent un choc. Comment, en cette fin de vingtième siècle, des architectes ont-ils pu concevoir sans honte ces culs-de- basse-fosse destinés à humilier, à faire souffrir ? Osny, avec ses murs rose pâle et ses dalles en thermoplastique, c’est du Fleury-Mérogis amélioré. Seul progrès notable : des chiottes isolées de la cellule par un battant. Un peu plus de respect pour l’intimité des détenus. Dans la plupart des anciennes prisons, on a d’ailleurs aussi édifié de petits murs pour dissimuler la cuvette.

A Osny, comme dans toutes les prisons "treize mille", il faut noter l’existence d’un poste médical et d’un cabinet de dentiste bien équipés. Sur le papier, question santé, tout est parfait. Pourtant les détenus se plaignent qu’un rendez-vous est toujours aussi long à attendre. Quant aux toubibs, il changent souvent. Les jeunes médecins ne restent pas en prison. En insistant un peu, on apprend d’ailleurs qu’il n’y a pas de permance médicale de nuit... pour cinq cent cinquante détenus ! En cas de pépin, on fait appel à SOS médecin... Certes, nous ne sommes plus à l’époque où le détenu qui consultait le médecin était considéré plus ou moins systématiquement comme un tire-au -flanc et où il fallait vraiment être à l’article de la mort pour recevoir quelques soins.

Le coût des soins des détenus et les honoraires des pratiquants sont désormais pris en charge par la Sécurité sociale, ce qui devrait encourager les toubibs à considérer les prisonniers comme des patients comme les autres, voire des "clients", ce qui était loin d’être toujours le cas. Mais tous les détenus ne disposent pas de cette couverture sociale. La loi de janvier 1994 prévoit que des conventions seront établies entre les prisons et les hôpitaux pour assurer les soins des détenus. Mais son décret d’application vient tout juste d’être publié et il est encore difficile de savoir quel sera l’impact réel de ces dispositions.

Selon le ministère de la Justice, dans le cadre de cette réforme de la santé, une circulaire concernant le sida serait en préparation. D’ores et déjà, des préservatifs seraient disponibles dans les services médicaux des prisons. "C’est une vaste rigolade, dit un prisonnier, tu imagines un gars qui va demander des capotes à l’infirmerie ?" Les prisons demeurent effectivement un foyer important de propagation du sida et les moyens mis en oeuvre pour détecter, soigner cette maladie y sont notoirement insuffisants (6).

Un des objectifs déclaré du "programme treize mille" était aussi de fournir du travail aux détenus. Les partenaires privés de l’Administration s’étaient même engagés à trouver un emploi à 70% des détenus et à leur assurer rapidement des revenus équivalant à 60% du SMIC, ce qui, en prison, est beaucoup, dans la mesure où le revenu moyen tourne autour de mille francs. Il faut d’ailleurs diviser cette somme par deux, car l’Administration en retient la moitié pour les frais de justice, le dédomagement des victimes, etc.

Les gestionnaires privés étaient convaincus qu’ils feraient beaucoup mieux que l’Administration sur ce terrain, en raison des compétences commerciales qu’ils se prêtent. Leur échec complet est apparu très vite. La seule chose qui peut intéresser un concessionnaire, c’est de disposer d’une main-d’oeuvre très bon marché pour effectuer des travaux simples, et de l’utiliser dans des conditions de flexibilité absolue. Si les salaires s’élèvent, l’opération perd son intérêt car confier leurs commandes à des détenus présente aussi pour les patrons un certain nombre de contraintes et d’inconvénients.

Aujourd’hui, les seuls emplois qu’on peut trouver en prison sont toujours des tâches manuelles et répétitives peu qualifiées et sous-payées, dans les prisons "treize mille" comme ailleurs, et dans ces dernières les locaux prévus pour le travail sont bien souvent vides. Le privé a été incapable de tenir ses promesses.

En revanche, ces gestionnaires privés paraissent particulièrement doués pour les économies de fonctionnement. Selon les détenus, il n’y a pas de petits profits pour les privés : à la "cantine" (seule formule d’achat autorisée en prison), tout est plus cher qu’à l’extérieur. C’est une doléance traditionnelle des détenus. En général, les bénéfices ou les ristournes consentis par les fournisseurs permettent aux directions d’établissement de se constituer de petites caisses noires. Mais il paraît que les gestionnaires privés y vont encore plus fort. Le fric, c’est leur vocation. Sur la bouffe aussi, ils cherchent à réduire les coûts par tous les moyens. "Des surgelés réchauffés au micro-onde qui n’ont aucun goût. Ils trichent sur le poids des aliments", affirment des prisonniers.Mais le fait même que les détenus critiquent, revendiquent, discutent les prix des objets vendus par la cantine et la qualité de la nourriture n’atteste-t-il pas d’une certaine évolution ? Un tel débat aurait été inimaginable à l’époque des droguets, des chaînes, de la coupe de cheveux réglementaire...

Vers une individualisation des peines toujours plus poussée

"Je ne nie pas cette évolution, mais certains changements sont à double tranchant, dit Sylvain. La suppression des droguets par exemple. Ils étaient fournis. Tout le monde était sur le même pied. Aujourd’hui, il y a des gars qui sont obligés de mendier pour avoir un pantalon. L’administration s’est déchargée de certaines dépenses sur le dos des prisonniers. Cela aggrave les inégalités. Mais pour moi, le plus important n’est pas là. Les peines sont plus longues, voilà le plus grave. Un type qui prenait six mois pour un casse en 1965, prend deux ans aujourd’hui. Personnellement, je préfère passer six mois hard que deux ans soft.

Sur le plan du fonctionnement, l’administration est devenue plus subtile dans sa façon de faire régner l’ordre. Avant, c’était la violence bestiale, indifférenciée. Aujourd’hui, d’un côté on va essayer de calmer les gars les plus énergiques, les plus révoltés et les plus décidés à se défendre en leur donnant tout ce qui est possible dans les limites du raisonnable et, de l’autre, on va continuer à tabasser des immigrés sans papier. Deux poids, deux mesures... On va aussi vers une individualisation toujours plus poussée des peines afin de tenir les détenus. La carotte et le baton..."

"La prison a connu en gros trois étapes, dit Alain, ex-braqueur qui a passé près de dix-huit ans derrière les barreaux. Jusqu’en 1972, pour se faire bien voir de l’administration et obtenir un maximum de remises de peines, il fallait être dans les jupes du curé. Ensuite, il y a eu les études. Pour chaque unité de valeur, chaque diplôme, tu avais droit à une remise. Accessoirement, ça donnait du travail à des profs. Aujourd’hui, la mode est à la culture, aux activités artistiques, aux métiers créatifs. Ca occupe les détenus et ça permet de se donner un vernis humaniste à peu de frais..."

L’individualisation des peines a en effet toujours existé, avec toutes sortes de possibilités de remise : six mois pour bonne conduite, six mois pour la réussite du CAP Souvent à la tête du client. C’est le juge d’application des peines qui en décide, mais sur proposition de l’administration pénitentiaire (7). Les surveillants et les directeurs y sont très attachés, car la remise de peine représente un moyen de pression considérable. Ce n’est pas par humanisme que leurs syndicats sont hostiles aux peines incompressibles. Pour les tenir, il faut être en mesure de donner un peu d’espoir aux hommes enfermés, leur permettre de se fixer des objectifs. Tout est à craindre de désespérés qui savent que, de toute manière, ils ne sortiront jamais...

Cette individualisation des peines est revenue à l’ordre du jour avec la publication en octobre 1994 du rapport du professeur Marie-Thèrèse Cartier. Ce texte propose une politique d’observation plus précise de chaque détenu, à l’aide d’un "livret individuel complet" qui le suivrait jusqu’à sa libération et peut-être après sa libération conditionnelle. Il envisage aussi le développement de structures "médico-psychologiques" qui risque d’aboutir à une psychiatrisation de certaines peines.

La loi de janvier 1994, qui prévoit le transfert des charges de santé des détenus du ministère de la Justice au ministère de la Santé, pourrait faciliter cette transition psychiatrique. Ce choix n’est pas sans risques pour les détenus. Comme tous les médecins le soulignent, la prison est par définition pathogène. Si des détenus atteints de troubles engendrés par leur détention se voient "médicalisés", voire transférés dans des établissements spécialisés, psychiatriques ou "mixtes", ils n’auront plus guère d’espoir de sortir de ce cycle. Car, si les droits d’un prisonnier sont minimes, le pensionnaire d’un établissement psychiatrique n’a plus aucun recours. On peut prolonger son internement au-delà de sa peine, lui imposer la "camisole chimique"...

Une violence clean

Dès aujourd’hui, l’isolement carcéral conduit dans cette direction. Car, si les sinistres QHS ont été officiellement supprimés et si la violence physique directe et gratuite, non précédée d’incidents, a diminué, les quartiers d’isolement sont toujours là. Les isolés occupent d’ailleurs les mêmes cellules qui hébergeaient les QHS. "A la Santé, la double porte, la grille, tout est resté en place", dit Sylvain. Le mobilier n’est plus fixé au sol, l’isolé a droit à ses objets personnels et même, comme tout le monde, à sa télé et à sa radio, s’il peut se les payer. Ce n’est pas négligeable sans doute. « Mais l’isolement dure plus longtemps et personne ne s’en inquiète, il n’y a plus de campagne comme contre les QHS, car cette violence clean est beaucoup moins spectaculaire."

Après sept ans d’isolement, Georges Cipriani, détenu à la centrale d’Ensisheim, a vu sa santé se dégrader considérablement. "En juin 1993, il subissait un placement d’office dans l’hôpital psychiatrique de Villejuif, où il était traité de force avec des neuroleptiques. Depuis ce temps, il n’a cessé de souligner que son état de santé nécessite vitalement d’autres conditions de détention et notammment la possibilité de voir des personnes et un médecin de confiance", écrit sa femme dans une lettre adressée au procureur de la République.

Quels que soient les actes commis par un détenu, faut-il rappeler une nouvelle fois qu’il n’a été condamné qu’à la détention, et non à être détruit à petit feu ? Les témoignages sur la destruction psychique produite par l’isolement abondent. "Il paraît que les QHS n’existent plus, dit l’ex-policier Dominique Loiseau, isolé en détention préventive pendant quarante-quatre mois. Le seul progrès consiste à éteindre la lumière la nuit. J’ai perdu quatorze kilos en isolement."

Une heure de promenade dans un cour minuscule couverte d’un grillage ou d’une cloison transparente de verre épais, voire dans un cul de basse fosse entouré de barbelés comme à Osny, voilà l’unique sortie quotidienne de l’isolé. "S’il a de la chance, il passera sa promenade en compagnie de deux ou trois autres détenus, mais l’administration va choisir des immigrés qui ne parlent pas le français, ou un "pointeur" (violeur), pour limiter la communication", explique Sylvain.

En dehors des cas d’isolement volontaire ou d’isolement de prévenu sur décision du juge d’instruction, une circulaire du 12 juillet 1991 précise que des mesures d’isolement ne doivent être prises que "lorsque des raisons sérieuses et des éléments objectifs concordants permettent de redouter des risques d’incidents graves de la part de détenus déterminés". Mais la décision d’isolement ressort du seul chef d’établissement pour une durée de trois mois. Ensuite, il doit en référer au directeur régional puis au ministère de la Justice. En pratique, la décision prise par le directeur local est presque toujours suivie par la hiérarchie et les recours sont excessivement difficiles pour ne pas dire impossibles...

Apartheid rampant

Au cours des dix dernières années, deux choses ont nettement changé en prison : d’une part, le pourcentage d’immigrés et de détenus tombés pour des délits liés directement à la législation sur le séjour des étrangers - législation qui a vu une inflation des textes répressifs spectaculaire, ainsi qu’une application, aux limites du droit, de plus en plus aveugle, consistant à rendre illégaux des étrangers qui ne l’étaient pas avant. D’autre part, on a assisté à une véritable explosion de tous les délits liés directement ou indirectement à la drogue.

"Jadis, nous avions nos immigrés, nos Arabes et quelques Blacks, et c’était tout. Aujourd’hui, dans certaines prisons, il y a pratiquement un quartier par ethnie. A Fresnes, par exemple, les Français "pur sucre", blancs, vont à la division A. Pour punir un type, on va l’envoyer chez les Noirs. Le prétexte de cette ségrégation, c’est évidemment le rapprochement culturel, les problèmes de nourriture des musulmans, etc. En fait, c’est un véritable apartheid. Cela modifie considérablement la situation à l’intérieur des prisons, en détruisant les possibilités de solidarité."

Il est très difficile par exemple de savoir exactement quel est le pourcentage de détenus dont le seul délit est l’immigration clandestine car aucune statistique ne les recense, ils figurent à des rubriques diverses, tel "faussaire" (faux papiers).

De même, les toxicomanes ne sont pas recensés comme tels. Tous n’ont pas été condamnés pour des délits liés à la vente ou la détention de stupéfiants. En particulier tous ceux pour qui la délinquance a été un moyen de se payer leur dose. Ce qui est certain, c’est que la proportion de "toxicos" a beaucoup augmenté dans les prisons françaises. Parmi les jeunes du Centre des jeunes détenus ou à la maison d’arrêt des femmes de Fleury, on compte plus de 50% de condamnations liées à la consommation ou au trafic de drogue.

Cette situation entraîne une autre conséquence : la généralisation de l’usage de tranquilisants. Cela ne date certes pas d’aujourd’hui qu’on bourre les détenus de cachets. On les prépare dans une petite fiole, puis on les écrase, de sorte que le détenu ne connaît pas la nature exacte du cocktail qu’on lui sert (8).

En prison, la situation du toxico est terrible, surtout au début de la détention. C’est le sevrage brutal. Les autres détenus les entendent hurler pendant des nuits entières, frapper à coups de pied les portes de leur cellule. Contre la souffrance engendrée par le manque, les médicaments apparaissent souvent comme le seul remède. Certains se shootent en fabriquant d’affreux cocktails, mélanges de médicaments et de bière...

"Il y a une banalisation de la prise de médicaments, explique Sylvain. Jadis, si tu voulais être considéré comme un homme, tu mettais un point d’honneur à ne pas prendre ces saloperies. Maintenant, tout le monde en prend, même des types considérés comme des durs..."

Du CAP à l’Observatoire des prisons

Avec la crise économique, le chômage et le retour de l’idéologie sécuritaire, la montée de l’individualisme, le repli sur soi, c’est non seulement l’intérêt du public pour le sort des détenus qui a baissé, mais les organisations qui menaient le combat sur ce terrain qui ont pratiquement disparu. Le CAP n’est plus qu’un lointain souvenir. Rebelles, dernière publication spécialisée et remarquablement bien informée, a cessé de paraître voici un an. La "Commission prison répression" et l’Association des parents et amis de détenus (APAD), qui possédait son propre bulletin d’information, tout comme le plus récent Comité pour l’abolition de l’isolement carcéral ont jeté l’éponge, faute de militants.

"Il est très difficile d’organiser durablement ce milieu", convient Guy Dardel, ancien militant de l’APAD et animateur de Parloir libre (9), une des dernières émissions consacrées aux prisons, avec celles de Radio libertaire. Cette émission demeure très écoutée par les détenus et reçoit un abondant courrier. "Les parents de détenus sont très sensibles aux pressions qui s’exercent sur eux et, souvent, ils tiennent à distinguer "leur prisonnier" des autres. Je pense que notre action a été tout de même positive, mais nous vivons une autre période, il faut sans doute travailler autrement."

Plus récente est la création de l’Observatoire international des prisons, dont la présidente est Christine Serfaty, épouse d’Abraham Serfaty, libéré de l’effroyable bagne marocain de Tazmamart après une longue campagne.

"Notre objectif est de constituer autour de chaque prison un groupe d’observateurs, explique Bernard Bolze, fondateur de l’association. Nous ne prenons pas position sur la nature des peines, leur application et leur durée. Nous n’intervenons que sur la question du respect des droits et de la dignité des détenus. Nous recueillons des informations et nous les diffusons, notamment à l’aide de notre bulletin, mais aussi par des conférences de presse, des réunions de toutes sortes. En France, nous disposons aujourd’hui d’une vingtaine de groupes locaux. Notre objectif est d’en mettre sur pied une centaine."

Le bulletin de décembre 1994 de l’Observatoire international des prisons dénonce les conditions de détention d’un prisonnier de Grenoble placé en isolement. Le groupe local de Rouen signale la mort d’un détenu à la maison d’arrêt de Bonne-Nouvelle, à la suite d’une overdose, et souligne que "la prison n’est pas un lieu adapté pour les personnes toxicomanes". Le numéro précédent évoquait le suicide d’un autre toxicomane, un garçon de vingt-neuf ans, dans la prison Saint-Paul de Lyon, et deux autres suicides survenus à Bonneville et à Ploemeur. Tous deux à la suite d’internement au mitard, bien que, pour le second, le juge d’instruction ait signalé dans son dossie r"le caractère suicidaire du détenu".

De même, le rapport annuel de l’OIP, s’il constate que l’on a pas recensé de cas de torture dans les prisons françaises, signale toutes sortes de mauvais traitements, et notamment le tabassage d’un détenu par des gardiens de la prison Saint-Paul de Lyon. Comme quoi, si elle a reculé, la violence physique n’a pas disparu des prisons. D’autant que les informations dont il est possible de disposer ne constituent bien souvent que la face apparente de l’iceberg.

Le travail de l’Observatoire des prisons est positif, dit Guy Dardel de Parloir libre, mais ce sont avant tout des institutionnels, subventionnés entre autres par la Communauté européenne."

"Bien qu’on nous reproche d’être des institutionnels, repond Bernard Bolze, nous ne sommes pas en odeur de sainteté au ministère. Du côté de l’administration pénitentiaire, nous nous heurtons à un refus complet de dialogue. Le courrier que nous adressons aux détenus est censuré, de même les lettres qu’ils nous envoient sont bloquées par les directions d’établissement."

L’Observatoire des prisons reste donc aujourd’hui la seule structure organisée qui se préoccupe du monde carcéral. Sa création a bénéficié d’un certain impact médiatique et son caractère semi-institutionnel lui a permis d’être cité par des journaux tels que "Le Monde" ou "Libération", ce qui n’était pas le cas des petites organisations militantes issues souvent de l’ultra-gauche ou du mouvement libertaire et considérées comme marginales. Il est bien difficile de dire quel pourra être, dans l’avenir, l’impact de l’OIP.

L’emprisonnement d’un nombre toujours plus grand d’hommes et de femmes doit être un motif d’inquiétude non seulement pour ceux qui dénoncent la nature de la société dans laquelle nous vivons mais pour tous ceux que préoccupent les libertés publiques et la démocratie. Comment demeurer indifférent au sort de cinquante-cinq mille êtres humains ? Nous n’en sommes sans doute pas (encore ?) parvenus au stade des USA où plus d’un million trois cent mille personnes croupissent en prison, mais le pourcentage de détenus par habitant ne cesse d’augmenter. En vingt ans, la population carcérale a grossi de 60% et les condamnés à des peines de plus de cinq ans sont deux fois plus nombreux ! Un émule de Chalandon va-t-il bientôt nous proposer la construction de nouvelles prisons ou la mise en place de camps de travail pour les jeunes ?

A ses origines, la prison a été conçue pour punir, isoler, contraindre le détenu au repentir. La notion de punition est loin d’avoir disparu, bien que ce soit davantage au nom de la protection des citoyens qu’on prétende aujourd’hui incarcérer une population aussi nombreuse. Mais c’est beaucoup plus la tranquillité et la sécurité des possédants et des privilégiés petits et grands qui est en cause que celle de l’ensemble des habitants du pays. Quiconque pénètre dans une prison constate que c’est une fraction de la jeunesse pauvre qu’on prive ainsi de liberté. "Ici, nous n’avons que des pauvres", m’a dit un jour le directeur du CJD de Fleury-Mérogis.

La prison fait partie de l’arsenal répressif indispensable dont dispose une société de plus en plus inégalitaire pour imposer l’injustice aux couches sociales les plus démunies et terroriser ceux qu’elle jette dans la rue et marginalise. A ce titre, on peut douter qu’elle disparaisse ou s’humanise véritablement dans le monde actuel. Ce n’est pas pour autant qu’il faut se résigner et l’accepter !

Gérard Delteil


Ecrivain et journaliste, Gérard Delteil est l’auteur de deux ouvrages de référence sur l’univers carcéral : "Prisons : dossiers brûlants" (Presses de la Cité, 1986) et "La Marmite infernale" (Syros, 1990).

Auteur d’enquêtes sur les trafics de viande, les risques chimiques et les scandales de la médecine, il est également romancier. Il publie ce mois-ci "Mort d’un satrape rouge" (Editions A.M. Métailié).


1. Des intellectuels, dont Michel Foucault, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet créèrent aussi en 1971 le très actif Groupe d’information sur les prisons.

2. Dans la mesure où aucun .privilège n’est jamais acquis, sa possible suppression devient un moyen de chantage.

3. Ainsi, en 1986, une prisonnière s’étonnait de découvrir dans la cour de la MAF de Fleury-Mérogis des gamines jouant à la chandelle.

4. Malgré les positions affirmées dans la brochure du Parti socialiste Non aux murs de l’argent !, distribuée durant la campagne électorale de 1988.

5. A noter que dans la plupart des prisons privées presque toutes les activités socio-culturelles sont devenues payantes.

6. Les associations de terrain estiment le taux d’incidence du VIH en milieu carcéral au minimum à 20%.

7. Ce qui explique qu’à cent kilomètres de distance, pour un prononcé de peine similaire, le temps de prison réellement effectué varie dans des proportions considérables. Lors du procès des mutins de Saint- Maur, le directeur expliqua à la barre qu’il pensait mieux interpréter l’esprit de la loi que son collègue de Clairvaux.

8. En prison, en dépit de la législation, il est possible de distribuer des psychotropes (Roipnol, Valium, Tranxène...) sans aucune prescription médicale.

9. "Parloir libre" sur Fréquence Paris Plurielle 106.3 F.M. le vendredi de 19 h à 20 h 30 et Ras les murs sur Radio Libertaire 89.4 le mercredi de 20 h 30 à 22 h 30.