Dans moins de deux mois, le ministère de la Santé britannique a l’intention de mettre un terme au contrat qui le lie à la clinique des drogues de Liverpool. Clinique qui était au centre du débat international sur la politique des drogues. Elle est l’une des dernières en Grande-Bretagne à fonctionner selon les règles du "système britannique", qui permet aux toxicomanes de recevoir la drogue de leur choix.

Jusqu’aux années soixante, cette pratique était normale en Angleterre et de nombreux experts considéraient qu’elle avait permis de limiter la population toxicomane anglaise à quelques centaines.

Mais au cours des vingt-cinq dernières années, les Etats-Unis ont exercé des pressions sur les Anglais pour que leur politique s’aligne sur la leur. Le concept de distribution contrôlée d’héroïne et de cocaïne fut largement remplacé par une politique de traitement à la méthadone, supposée mener à l’abstinence totale.

La clinique de Chapel Street à Widnes (une banlieue de Liverpool), dirigée par le Dr John Marks, est le plus célèbre lieu de distribution contrôlée. Le succès incroyable de cette petite institution tranche singulièrement avec les échecs répétés des habituelles alternatives. Aussi le gouvernement américain n’a de cesse de maintenir la pression pour obtenir la fermeture de cet exemple éclatant d’une méthode qui fait la nique à son orthodoxie.

La situation de cette noble institution est devenue critique en 1990, à la suite d’une émission de CBS qui lui était consacrée. Les faits qui y étaient exposés contredisaient totalement les affirmations américaines. En effet, une surprenante statistique affirmait que le taux de criminalité avait chuté de 93% au sein de ce groupe durant les deux années qui avaient suivi le programme de Chapel Street.

A partir de 1988, la brigade des stupéfiants de Cheshire aura suivi les dossiers de cent douze toxicomanes, concluant concrètement que les taux de vols, de cambriolages et d’atteintes à la propriété avaient réellement chuté. Ces résultats mettaient un terme au vieux débat pour savoir si ce sont les drogues elles-mêmes ou leur quête qui incitaient les toxicomanes à la délinquance.

De plus, le taux de contamination par le sida des consommateurs par injection était de zéro. Zéro ! Le taux de décès, généralement de 15% par an chez les toxicomanes, était également de zéro.

Fait encore plus significatif : le nombre de nouveaux toxicomanes avait nettement chuté dans la région. Les dealers s’en étaient allés puisque les toxicomanes n’avaient plus eu besoin d’eux. Ces derniers n’avaient plus de raison de vendre des drogues puisqu’ils pouvaient en obtenir gratuitement. L’émission de CBS et le battage médiatique international qui s’ensuivirent mirent dans un épouvantable embarras les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher, de John Major et de leurs alliés américains.

Le gouvernement britannique ne pouvait pas s’en prendre directement au Dr Marks, car la classe médicale anglaise - à la différence de ses homologues américains - ne permet pas à l’Etat d’interférer entre un médecin et son patient. Il décida alors d’attaquer sur le plan économique en affirmant que l’héroïne distribuée était trop chère et que la méthadone meilleur marché. Un an d’héroïne coûte à la clinique dix mille livres, alors que la méthadone n’en coûte que cinq cents. Comment se fait-il qu’une drogue synthétique coûte moins cher que son pendant naturel ? Parce qu’une seule compagnie pharmaceutique anglaise contrôle le marché de l’héroïne, et qu’elle dispose d’une totale liberté quant aux prix pratiqués.

Les autorités médicales ont informé le Dr Marks l’année dernière que ses services coûtaient trop cher et que les soins aux toxicomanes seraient désormais gérés par la Warrington Health Clinic. Ils y suivraient un programme de désintoxication à la méthadone. Assez curieusement, la Warrington Health Clinic n’a pas de personnel qualifié dans ce domaine, sa direction vient de subir un contrôle pour fraude, son président vient de démissionner et elle n’a même lancé d’offres de service pour ce contrat. Sa seule qualification semble être le christianisme fondamentaliste de ses dirigeants.

A partir du 1er avril, la clinique du Dr Marks ne sera plus subventionnée et quatre cent cinquante toxicomanes vont se retrouver à la rue.

Cela fait des années que des chercheurs d’Angleterre et d’autres pays demandent une évaluation des cliniques anglaises afin de déterminer celles qui ont le meilleur taux de réussite. Une étude vient enfin d’être commandée. Elle débutera précisément le 1er avril, le jour où le Dr Marks perdra sa subvention. Les centres de traitement par méthadone pourront donc éviter d’embarrassantes comparaisons avec un système qui a le mérite de marcher.

J’ai effectué une visite en mars dernier à la clinique de Chapel Street et j’y ai rencontré plusieurs patients. J’ai assisté à une réunion où huit toxicomanes parlaient de leur vie et de leurs problèmes avec un conseiller, avant d’emporter leur ordonnance hebdomadaire d’héroïne pharmaceutique. A la différence des junkies que j’ai l’habitude de voir, ce groupe ne présentait guère de différences avec tel groupe représentatif de jeunes adultes de Liverpool. Ils étaient élégants, diserts, énergiques - ils avaient un emploi - et ils consommaient de l’héroïne quotidiennement.

Une jeune femme particulièrement séduisante, nommée Juliette, était toxicomane depuis treize ans. Issue des classes moyennes, elle avait épousé un jeune homme riche qui l’avait entraînée à prendre de l’héroïne, puis l’avait abandonnée avec deux enfants et sans argent. Elle avait désespérément essayé de s’en sortir mais n’y était pas parvenue. Elle a réussi à surnager pendant dix ans grâce à la prostitution et à des vols occasionnels, la police continuellement attachée à ses basques. Finalement, paniquée à l’idée qu’on allait lui enlever ses enfants, elle tomba sur le bon médecin qui l’envoya au Dr Marks. Marks lui fit un bilan médical, s’en tint à son héroïnomanie et rédigea une ordonnance pour un traitement de une semaine.

"Pour la première fois en dix ans, dit-elle, j’avais du temps libre. Je n’avais plus à me soucier de trouver mon dealer, ni du prix de l’héroïne, ni de savoir où j’allais trouver l’argent. Pour la première fois en dix ans, j’ai eu le temps de me regarder dans une glace. Je me suis vue et j’ai dit "Oh ! mon Dieu". Puis j’ai regardé les enfants et j’ai dit : "Qu’est-ce que j’ai fait ?" Toutes les valeurs de mon ancien milieu me sont revenues d’un seul coup."

Aujourd’hui Juliette a un emploi et une maison à crédit. Les enfants sont scolarisés et réussissent. Tout le monde est en excellente santé. Juliette vient une fois par semaine à Chapel Street chercher son ordonnance. J’ai demandé à John Marks ce qui allait arriver à Juliette à partir du 1er avril. Il a dit : "Eh bien, elle va retourner au caniveau..."

Mike Gray

Los Angeles

5 février 1995