John Marks est un médecin anglais qui a osé distribuer de l’héroïne aux junkies... et qui s’en vante ! Dans cet article vous pourrez lire pourquoi et comment il fait ça.

Widnes et Runcorn (150.000 habitants, dans la banlieue de Liverpool) possèdent une clinique pour toxicomanes proposant depuis de nombreuses années un programme de distribution contrôlée d’opiacés. La ville de Bootle n’en avait pas jusqu’en 1985 mais des permanences de conseil, d’aide à la désaccoutumance et de désintoxication étaient accessibles à Widnes comme à Bootle.

On estimait que l’usage de drogues illicites se répandrait davantage à Widnes qu’à Bootle à cause de cette différence d’offres de service et que les chiffres refléteraient cette situation. En réalité, c’est le contraire qui aura été constaté. Un rapport sur le suivi des toxicomanes chroniques à Widnes a été étudié. Cette analyse confirme celle de Vaillant (1) qui présente la dépendance comme un état de rechute chronique avec un taux de rémission spontanée d’environ 5% par an.

Si le patient survit, ce taux de rémission atteint 50% de chances de guérison après dix ans (2).

Dans le groupe de Widnes, vingt (22% en 1989) sont maintenant désintoxiqués et ont un taux plus faible de délinquance que prévu, étant par ailleurs en meilleure santé (3). Ce taux de guérison n’est pas différent de celui enregistré chez les toxicomanes faisant usage de drogues illicites mais, d’après les travaux de Stimson, seize décès auraient dû être enregistrés dans le groupe de Widnes après une période de sept ans. Il n’y a eu aucun décès parmi ces patients. Si le taux de rémission est spontané et étranger à des actions externes, l’intervention médicale devrait essayer d’assurer le maintien de la santé jusqu’à ce que la période de dix ans soit écoulée.

On cherche encore des explications aux conclusions paradoxales de nos travaux, qui montrent que la prohibition serait associée à une consommation croissante de drogues, et qu’un certain assouplissement de la répression entraînerait une réduction de cette même consommation.

Sur un plan national, on remarque que la drogue était un problème insignifiant en Angleterre entre 1870 et 1960. Avant 1870, il n’y avait quasiment aucun contrôle et la toxicomanie était endémique. Après 1960, lorsqu’on a sévèrement appliqué la répression, une hausse significative de la consommation de drogues a été enregistrée. En 1920, la distribution contrôlée (par les taxes et les ordonnances) fut suivie en Angleterre par une réduction régulière de la consommation d’opium et d’alcool. Par contraste, la politique américaine de prohibition (après une baisse initiale de la consommation provoquée par la suppression des sources légales de drogue et d’alcool) fut suivie par une hausse régulière de la consommation illicite. L’usage d’héroïne aux Etats-Unis a en effet augmenté chaque année depuis 1923, date à laquelle cette drogue a été interdite (4).

La connaissance que nous avons maintenant de l’effet endémique du marché noir nous fait conclure que la courbe de l’offre et de la demande en matière de drogues n’est pas exponentielle mais du second degré. Cela suggérait une expérience : un léger assouplissement de la répression des substances toxiques (réglementation néerlandaise pour le cannabis) ou un certain durcissement de la réglementation pour un produit en vente libre (politique danoise vis-à-vis de l’alcool) devraient mener à une réduction de la consommation. Ce qui fut en effet constaté. [...]

Les drogues rationnées par l’Etat : une politique absurde ?

Dans la région de la Mersey, les drogues sont fournies aux toxicomanes aussi longtemps qu’ils le souhaitent et aux doses qui leurs conviennent, afin de mettre un terme à la propension des usagers à commettre des délits pour se procurer les substances dont ils ont besoin. Ceci met un terme également à la nécessité de vendre des drogues pour financer sa propre consommation.

Cette pratique élimine de même les risques que les usagers encourent pour leur propre santé (et celle des autres), et éventuellement pour leur vie, avec des substances altérées ou des maladies diverses. Enfin, on parvient ainsi à une prise en charge médicale des patients plus efficace.Effet secondaire non négligeable de cette politique : on retire ainsi aux réseaux criminels une lucrative source de revenus.

Malgré ces divers résultats, cette politique de distribution de drogues semble généralement absurde à nos contemporains. On lui oppose classiquement cinq objections "de bon sens" :

1. Une telle politique ne risque-t-elle pas d’annuler toute motivation du toxicomane d’arrêter de se droguer dès lors qu’il a accès gratuitement à l’héroïne ?

2. N’est-il pas plus approprié de traiter quelqu’un et de lui donner des conseils, plutôt que de lui fournir des drogues ?

3. Une telle politique ne risque-t-elle pas d’engendrer une plus large diffusion des drogues dans la société, alors que le but est de réduire cette consommation ?

4. Comment peut-on justifier de fournir des drogues aux toxicomanes ? Pourquoi alors ne pas fournir de l’alcool aux alcooliques, des tickets de bordel pour les violeurs ou des diamants aux voleurs ?

5. Les drogues ainsi ordonnées et distribuées gratuitement ne finissent-elles pas de toute façon dans le marché noir ?

Pourquoi laisser tomber la drogue si l’héroïne est accessible gratuitement ?

Lorsqu’on traite avec des usagers de drogues, on est confronté à des individus qui sont prêts à mentir, tricher, tromper et voler - même les plus chers de leurs proches - pour obtenir des drogues. Ils courent le risque d’être arrêtés ou mis en prison, de se faire casser la gueule par des truands, de voir leur santé s’altérer, de mourir en consommant des drogues frelatées ou en contractant des maladies. Quelles plus grandes sanctions peut-on imaginer que l’aliénation de sa famille ou de ses amis, la perte de sa liberté, la misère, la maladie ou la mort ?

A un tel degré de détermination, le choix qui se pose aux usagers n’est pas entre la désintoxication et la prescription légale d’héroïne, mais entre l’héroïne du marché noir et celle de la drug clinic, avec les immenses avantages de réduction des risques que cette seconde solution permet.

De nombreuses études (5) ont montré à quel point l’état d’esprit d’un toxicomane dépendant est rétif à toute intervention externe. Stimson (6), lui, a montré que la dépendance est un état chronique qui se déroule sur plusieurs années. Puisque rien ne peut faire qu’un usager renonce à sa toxicomanie, la meilleure intervention médicale consiste à assurer sa survie en bonne santé.

Ce résultat s’obtient par la prescription judicieuse de drogues pharmaceutiquement pures pendant une période indéterminée. De telles prescriptions s’appellent des "prescriptions de maintenance", puisqu’elles "maintiennent" l’habitude du toxicomane jusqu’à ce qu’il soit en état d’y renoncer.

Lorsqu’on l’assimile à un "traitement", par simplisme, la notion de maintenance est généralement mal comprise. En fait, si la maintenance permet de continuer l’état de dépendance, rien n’indique qu’elle le prolongerait. Rien n’y fait. Encore une fois, il y a un taux de rémission de l’ordre de 5% par an, quelle que soit la forme de prise en charge ou de non-prise en charge du toxicomane.

Ne craignons pas, là aussi, de nous répéter : la dépendance se structure le plus généralement sur un cycle d’une durée moyenne de dix ans. Puisque les toxicomanes se défont de leur toxicomanie en dépit des docteurs et des policiers et non grâce à eux, la meilleure intervention possible consiste à les maintenir en bonne santé, non-délinquants et vivants jusqu’à ce qu’ils s’en défassent au terme de ce cycle d’environ dix ans. Ceci ne veut pas dire que pendant les années de maintenance il faille renoncer à persuader les patients de laisser tomber leur usage de drogue. Ce n’est pas tant la politique de maintenance qui est mal comprise, que l’histoire naturelle de la dépendance.

Ceci se reflète dans des questions telles que : "pourquoi renoncer à l’héroïne si on peut en obtenir gratuitement ?" Cette question semble supposer que s’il n’y a pas d’héroïne gratuite disponible, les toxicomanes renonceront à leur consommation. Il n’y a qu’à regarder les Etats-Unis pour voir à quel point ceci est faux.

Ne vaut-il pas mieux encadrer psychologiquement un toxicomane plutôt que de lui donner des drogues ?

Oui, si le toxicomane accepte. Mais imaginez qu’à chaque fois que vous entrez dans un bar vous ayez à subir vingt minutes de prêche sur les dangers de l’alcool et sa malfaisance avant de pouvoir commander une bière : vous ne tarderez pas à prendre vos habitudes ailleurs.

A tort ou à raison, le toxicomane considère sa dose de drogue exactement comme vous ou moi notre bière (ou même notre tasse de café). Pour la majorité des toxicomanes, l’assistance psychologique est vécue comme une détestable intrusion dans leur vie privée et vigoureusement rejetée. Un patient qui consulte dans une clinique et se voit refuser de la drogue pour seulement être assisté de conseils, ira probablement lester les poches de la mafia en achetant dans la rue de la drogue dangereusement trafiquée. Il s’en prendra à votre maison ou à ma voiture pour trouver l’argent dont il a besoin pour acheter sa dose. Il trafiquera et vendra à d’autres une partie de sa propre réserve pour financer d’autres achats. Et, ce qui est peut-être le pire d’un point de vue médical, un tel patient a peu de chances de revenir demander aide et conseils quand il en aura besoin. Vous pouvez prodiguer les meilleurs conseils du monde, mais c’est totalement inutile s’il n’y a personne pour vous écouter. [...]

Widnes, mon amour

Voici comment les choses se passent lorsqu’un toxicomane se présente à la clinique de Widnes. Tout d’abord il est à noter que ne sont acceptés que les toxicomanes résidant dans la circonscription médicale dépendant de Widnes.

Au premier entretien, il est tout d’abord proposé au toxicomane une cure de désintoxication, cures pour lesquelles nous disposons de lits. Certains se croient obligés d’accepter, mais se désistent le plus souvent dès qu’il est question de les interner pour cette cure.

Ils trouvent toutes sortes d’excuses pour se dérober, et rejoignent le plus souvent l’immense majorité des patients qui veulent seulement des drogues, et qui sont orientés vers la Drug Dependency Clinic, 74 Victoria Road, Widnes. Dès lors on ne les appelle plus "patients", mais "clients".

Les "clients" doivent se présenter à la clinique une fois par semaine, à neuf heures trente précises, où ils sont reçus par groupes, durant une heure. Toute abscence à cette réunion fait sauter la prescription hebdomadaire. Tout "client" doit de plus se soumettre à un entretien individuel, mensuel lui, de une heure environ, pour le renouvellement de son ordonnance. Tout "client" peut toutefois solliciter un entretien particulier à tout moment.

La clinique traite ainsi actuellement deux cents "clients" réguliers, pour une population de 300.000 habitants dans notre circonscription médicale. Chaque semaine, une vingtaine d’entre eux sont donc reçus individuellement, à la fin de la réunion de groupe, à dix heures trente, et ce jusqu’à midi.

Ces entretiens de "marchandage" se nourrissent d’informations concernant le toxicomane, apportées par des travailleurs sociaux ou même des policiers, ainsi que par l’infirmier et le psychiatre qui s’occupent de lui. Si le "client" souhaite modifier son ordonnance - par exemple en augmenter les doses -, il doit convaincre ce "jury".

On procède fréquemment à des tests d’urines, à l’examen de son mode d’usage intraveineux ainsi qu’à divers examens de santé. La prescription type est de 60 mg de méthadone en sirop par jour. Nous n’ordonnons jamais moins de 10 mg de méthadone par jour, sauf pour des cures de désintoxication.

Hormis la méthadone, les patients réguliers peuvent également se voir prescrire - en sirop - du dipipanone, des amphétamines ou de la cocaïne ; - en cachets - de la morphine, du cannabis ou de la méthadone, et - sous forme d’ampoules injectables - de la méthadone, de l’héroïne, des amphétamines, de la cocaïne ou de la morphine.

Nous avons de plus introduit en 1989 les cigarettes d’héroïne, de morphine, de méthadone, de cocaïne et d’amphétamines.Les candidats à la désintoxication, dans les chambres que nous réservons à cet effet, ne sont guère plus de cinq par an, bien qu’il n’y ait jamais de liste d’attente.

L’unité de soins de désintoxication a été séparée de la drug clinic pour éviter que ses patients ne soient en contact avec les autres, ce qui était mauvais pour la motivation même des plus déterminés d’entre eux.Les ordonnances sont transmises hebdomadairement aux pharmaciens du district, ainsi que l’identité des patients.

Les justifications d’absence aux réunions hebdomadaires doivent être fournies une semaine à l’avance et ne sont généralement acceptées que pour de brèves périodes, ou si le client a trouvé un emploi stable.

Il nous a fallu plus de six mois pour établir les principes de base de ce fonctionnement. Tous les détails de ce régime ont été testés l’un après l’autre, aboutissant parfois à l’établissement de règles tatillones. Par exemple, lors de la réunion hebdomadaire, nous n’autorisons qu’une cigarette, à dix heures. Lorsque nous avons institué cette règle pendant un bon mois elle a provoqué de multiples grognements et sarcasmes des "clients".

L’âge moyen des clients est de vingt-six ans et la proportion hommes/femmes est de 3,75 hommes pour une femme. Bien que la plupart soient assez ignorants sur la plupart des questions relatives à la toxicomanie, certains ont d’assez bonnes connaissances en chimie, d’autres en droit, d’autres encore quant aux fonctionnements des prisons ou du corps médical.

On peut même dire qu’au bout du compte ils forment un groupe plutôt savant. Ceux qui travaillent ne doivent nous rendre visite qu’une fois par mois.

Le médecin travaillant dans de telles cliniques doit assumer deux rôles distincts :

1. En prescrivant des drogues, il se transforme en une sorte de marchand agréé par l’Etat, instrument des travailleurs sociaux ou des représentants de l’ordre.

2. En psychothérapie ou lorsqu’un patient souhaite une désintoxication, il assume alors son rôle médical traditionnel.

Pour gérer des cliniques de maintenance, ces deux fonctions sont nécessaires, même si elles peuvent sembler contradictoires.

Une politique de distribution contrôlée ne risque-t-elle pas d’accroître la consommation de drogue dans la société ?

Rendre les drogues accessibles à ceux qui en abusent réduit leur besoin de faire du trafic pour financer leur consommation. L’aspect épidémique de la toxicomanie engendré par la prohibition est ainsi stoppé. Mais si l’accès aux drogues est rendu trop aisé, le seuil minimal est franchi et, au contraire, la consommation s’étend à nouveau comme on peut l’observer aujourd’hui avec l’alcool.

Quand une nouvelle substance apparaît dans la société, qu’elle soit prohibée ou inconnue, différentes étapes de consommation peuvent être observées : la phase expérimentale, la phase récréative et enfin la dépendance. [...]

Ainsi, tout ce que nous comprenons de l’usage de l’opium c’est la première et la troisième phase : la première, expérimentale, illustrée par l’adolescent immature qui s’enivre, ou la troisième, avec l’image de la triste dépendance du drogué hantant les quartiers malfamés.[...]

Il serait difficile de concevoir une manière plus malsaine, plus dangereuse, plus pénalisante, plus socialement destructrice, plus coûteuse de rendre l’héroïne accessible que celle que nous adoptons à présent sous le régime de la prohibition. Les Etats-Unis ont dépensé sept milliards de dollars durant l’année 83-84 pour appliquer la répression la plus rigoureuse que le pays ait vue, y compris en armant une petite flotte dans le golfe du Mexique. Et quel en a été le résultat ? M. Mellor rapporte en 1985 que pour ses énormes dépenses, les USA ont récolté en retour cinq mille nouveaux toxicomanes par jour. Ce n’est pas surprenant.

Comme Willis l’a dit (7) : "La législation antidrogue aux Etats-Unis a contribué à l’un des plus grands désastres sociaux enregistrés dans ce pays... Une telle situation doit être évitée à tout prix dans les autres pays."

Deux questions s’élèvent aussitôt : "Pourquoi la prohibition échoue-t-elle ?" ; en effet, non seulement elle échoue, mais elle produit même l’effet contraire. Et aussi : "Pourquoi une politique de prohibition est-elle maintenue face à d’aussi énormes démentis ?"

Il y a toujours eu une demande de substances toxiques tout au long de l’Histoire pour compenser les vicissitudes de l’existence et aucune société n’échappe à sa drogue sociale. Ce peut être aussi un opium psychologique fanatiquement et brutalement imposé, tel le christianisme au Guatemala, l’islam en Iran ou le marxisme en Ethiopie.

Dans une société plus libre, la réduction de l’approvisionnement pour une drogue en continuelle demande conduit à une hausse de son prix. Plus cette politique est sévèrement appliquée, plus élevé est le prix de la drogue tandis que la contrebande et les marchés noirs se mettent à fleurir. Un phénomène de "sélection naturelle de gangsters" survient, laissant la place aux plus malins, aux plus violents, pendant que de véritables guerres de clans sont menées par des armées dévoyées et que des sommes énormes sont "blanchies" efficacement dans d’obscures banques. J’appelle ce mécanisme l’effet darwinien de la prohibition. Et cela se produit quels que soient les moyens de répression.

La meilleure façon de sortir de ce marasme est de se débarrasser des conditions qui l’ont engendré et de supprimer la prohibition comme les Américains l’ont fait avec l’alcool. Cela ne signifie pas promouvoir commercialement l’opium via les médias publicitaires, car cela ne ferait que générer un problème mille fois plus important que celui de l’alcoolisme. La distribution contrôlée sous forme de rationnement entraîne un usage contrôlé.

La prohibition tout autant que la promotion commerciale mènent à un usage incontrôlé. Généralement nous constatons l’évidence de cette première assertion en ce qui concerne la drogue, tandis que la seconde reflète le problème de l’alcoolisme. A ces deux extrêmes, la société souffre. [...]Havelock Ellis (8) nous rapporte son voyage en Amérique à l’aube de notre siècle. Il nous raconte ainsi le zèle des missionnaires chrétiens pendant la réaction religieuse qui eut lieu durant tout le XIXe siècle, pour contrer les effets des révolutions de 1776 et de 1789.

C’est ce qui a donné la Bible Belt et son antienne In God We Trust. Dans un obscur Etat du Sud-Ouest, Ellis rencontra des missionnaires qui, conscients de leur pouvoir d’influence, décidèrent de s’opposer aux Amérindiens qui consommaient des extraits de cactus.Cette consommation symbolisait pour les Indiens un acte sacré, tout comme le vin chez les chrétiens. Les substances hallucinogènes contenues dans le cactus étaient pour ces Indiens un moyen de se mettre en communication avec leurs dieux. Mais, aux yeux des missionnaires désorientés, cela les rendait "résistants à toute influence morale".

Les missionnaires décidèrent donc d’appliquer la réglementation fédérale et interdirent la consommation de cactus... Jusqu’à la Première Guerre mondiale, ces lois répressives ont été généralisées à tous les Etats de l’Union et appliquées à toutes les substances, y compris l’alcool. Les Américains ont adopté la prohibition en réponse aux exigences d’un puissant lobby religieux pour lequel toutes les substances toxiques étaient des concurrents directs à leur politique de contrôle de l’esprit humain.

Il n’est donc pas surprenant qu’une puissante restriction morale ait été appliquée face au problème de la drogue. Les politiciens se sont abrités derrière un écran de lois de plus en plus prohibitionnistes. Et tandis que l’augmentation des dépenses liées à cette réglementation et la désastreuse vague criminelle qui en résultait étaient présentés comme des effets incontournables, ils ont diffusé et encouragé via les médias une image interdisant toute approche plus fine du problème. [...]

L’Angleterre a appliqué le remarquable "système britannique" de 1920 à 1960, qui consistait principalement en une distribution contrôlée, c’est-à-dire un système officiel de rationnement, et les problèmes rencontrés à cette époque en ce qui concerne l’alcool ou la drogue étaient insignifiants comparés à ceux d’aujourd’hui ou du XIXe siècle.

Alors pourquoi ce système a-t-il été abandonné ? Mise à part la difficulté qu’il y a à maintenir une politique libérale dans un environnement international prohibitionniste, ainsi que l’Espagne ou les Pays-Bas ont pu le vérifier, le système britannique a aussi souffert du fait que les responsables du rationnement étaient des médecins. Le monopole de distribution avait été autrefois instauré pour des raisons vénales. Cette dimension s’est largement estompée dans la vague d’enthousiasme moraliste qui caractérise la prohibition. De plus en plus, les médecins refusèrent de prescrire les doses, arguant qu’il ne s’agissait pas là d’un acte médical. Le fait que ce monopole de la distribution avait été instauré pour des raisons non médicales en 1920 tomba dans un oubli opportun.

Ailleurs, ce cas a été fort bien illustré par les Néerlandais et les Danois en ce qui concerne respectivement le contrôle du cannabis et celui de l’alcool. Les Néerlandais ont évolué de l’interdit vers une dépénalisation de facto du cannabis. Les Danois ont contrôlé et discipliné plus sévèrement la publicité pour l’alcool, autrefois libre, en réduisant également les points de vente.

Dans chaque cas, une distribution contrôlée a conduit à une réduction de la consommation. En Inde, on a donné aux cipayes des rations d’opium analogues à celles de rhum distribuées dans la marine, cela afin de réduire une consommation excessive. La "permissivité contrôlée" consiste donc à pratiquer le rationnement. Elle entraîne le contrôle d’une consommation inévitable par des méthodes alternatives non économiques. [...]

Aux Pays-Bas, la consommation de cannabis a baissé dans la population néerlandaise depuis le relâchement de la prohibition de cette substance. Aux Etats-Unis, sous l’Administration Reagan, vingt et un milliards et demi de dollars ont été dépensés pour la répression des drogues.

Rien que pour la cocaïne, ceci a amené la consommation annuelle nationale à deux cent dix tonnes, soit 20 mg de cocaïne par semaine pour chaque homme, femme ou enfant vivant sur le territoire de l’Union...

Et pourquoi ne pas donner des bijoux aux voleurs ?

Dans les dialogues socratiques et, plus récemment, chez Rousseau, il est démontré qu’une société se crée suite à un contrat entre les individus et l’Etat. Les individus acceptent d’obéir aux lois de l’Etat et, en contrepartie, celui-ci s’engage à appliquer les lois pour garantir le maximum de liberté. Cependant si, par exemple, j’étais libre de vous tuer et vous de me tuer, l’un d’entre nous aurait tout de même de fortes chances de se retrouver privé de liberté. Aussi, paradoxalement, introduire des restrictions, des lois, conduit à maintenir une plus grande échelle de libertés individuelles.

Des lois insuffisantes entraînent l’anarchie, des lois excessives la tyrannie. L’idéal est en général atteint lorsque tout acte empiétant sur la liberté d’autrui est prohibé tandis qu’un acte non nuisible pour autrui, même s’il l’est pour soi-même, est au contraire autorisé. Si un citoyen veut se montrer responsable, cela signifie qu’il est son propre arbitre en ce qui concerne des actes pouvant être nuisibles à sa propre personne (pour la loi, sa responsabilité n’engage que ses actes envers autrui), sinon il ne l’est pas. Une vraie société libérale abandonne donc la charge de l’autocritique au citoyen responsable. [...]

Nous distribuons déjà de l’alcool aux éthyliques en le vendant dans les pubs. Or, cela devrait être contrôlé. La prohibition, toutefois, entraînerait un effet rétrograde : si vous aviez été en effet un alcoolique dans le Chicago des années trente, que vous ayez volé le porte-monnaie de votre grand-mère pour vous payer un verre de mauvais alcool frelaté acheté à un prix exorbitant à monsieur Capone, j’aurais eu très bonne conscience en vous prescrivant un verre du meilleur scotch.

De la même façon, certaines associations de prostituées affirment que si on leur laissait la possibilité d’organiser correctement leur profession, cela permettrait sûrement d’améliorer le sort de beaucoup d’hommes inadaptés, de réduire le taux de crimes sexuels et même, de "traiter" et de réhabiliter ou rééduquer certains délinquants. Qu’importe si certaines de ces idées peuvent paraître absurdes, car une approche empirique du problème ne nuit en rien et peut même se révéler très profitable.

Empiriquement, la prescription sous contrôle de drogues aux toxicomanes a fonctionné en Angleterre entre 1870 et 1960. Aux Etats-Unis et en Angleterre, la prohibition a coïncidé, depuis 1960, avec une hausse alarmante de la consommation de drogues, hausse d’autant plus considérable que l’on dépensait de l’argent pour faire appliquer les lois restrictives.

Est-ce que les drogues ainsi distribuées gratuitement ne finiront pas dans le marché noir ?

Où en était le marché noir en 1950 ? Où en est le marché noir de l’alcool de nos jours ? Un approvisionnement légal de plus en plus répandu élimine les circonstances permettant de favoriser le marché noir. Curieusement, et paradoxalement, un léger accroissement de la distribution (c’est-à-dire du rationnement) aux toxicomanes entraîne généralement une baisse de la disponibilité totale et, de là, de la consommation globale.

Dans les cliniques de traitement de la drogue de la région de Mersey, pour éviter les "fuites" avec le marché noir, des liens étroits sont maintenus avec la brigade des stupéfiants locale. L’équipe soignante de chaque clinique se réserve le droit de rapporter toute activité criminelle à la police. En pratique, la plupart des échanges de drogue entre patients de la même clinique sont ignorés, mais la vente à des toxicomanes extérieurs est strictement interdite.

Le personnel soignant demande à la brigade antidrogue de surveiller les patients qui sont soupçonnés de tricher. Ce système paraît bien fonctionner et aussi bien la police que les équipes soignantes se fient à lui. Bien sûr, certains patients ont été condamnés à la suite de cet échange d’informations mais on ne compte guère qu’une petite douzaine ce cas.En Angleterre, on estime (d’après la consommation moyenne des patients et les statistiques officielles) la consommation illicite minimale de cinq mille kilogrammes d’héroïne par an.

L’héroïne prescrite médicalement ou la méthadone totalisent cinquante kilogrammes par an, si bien que, même en imaginant que la totalité de ces quantités se retrouve sur le marché noir, le problème de l’héroïne illicite demeurerait bien plus grave.

Nous avons demandé malgré tout à la brigade antidrogue de Liverpool de rechercher dans tous les cas d’arrestation pour usage de drogue la preuve évidente d’une détention de produits délivrés par les cliniques.

On compte environ une centaine d’arrestations par semaine. La surveillance s’est poursuivie pendant une période de six mois à l’issue de laquelle le superintendant Deary a été en mesure d’affirmer que pas un seul cas de possession de drogues prescrites par des cliniques n’a été relevé (9).

Certes, quelques liens doivent encore subsister avec le marché noir, mais ils sont de faible envergure. Une petite fraction de cinquante kilogrammes dans une somme totale de cinq mille kilogrammes est une petite goutte de substances légales dans un océan d’héroïne illicite.

John Marks

Psychiatre à la clinique de Chapel Street

Widnes


1. G.E. Vaillant Dent Memorial Lecture, Centennial Symposium of the Society for the Study of Addiction, Audio-Stat, London, 1984.

2. G.V. Stimson & E. Oppenheimer, "Heroin Addiction", Tavistock, London, 1982.

3. C. Fazey, "The Evaluation of Liverpool Drug Dependency Clinic", Mersey RHA, 1988.

4. Trebach, "The Heroin Solution",1987.

5. Vaillant, op cit ; L. Sobell & M. Sobell, "Natural Recovery from Alcohol Problems" in N. Heather, W. Miller 1 J. Greely, "Self Control and Addictive behaviours, Proceedings of ICTAB-5", Pergamon, Sidney, 1990 ; et les études rassemblées par W. Schneider, "Zur Frage von Ausstiegschanzen und Selbstheilung bei Opiatabhaengigkeit", Sucht-gefharen, 34:472-490, 1988.

6. op cit.

7. J.H.P. Willis, "Addicts", Pitman, p 151, 1973.

8. E. Havelock, "Mescal : A New Articial Paradise", in "Contemporary review" 73 : 130-141, 1989.

9. Minute 153,LDDC, 10/6/87.


Ce texte est tiré de l’ouvrage "Questioning prohibition" (rapport international sur les drogues - 1994), édité par la Ligue antiprohibitionniste internationale.

"Où nous a conduit la politique de prohibition ?

Quel est le coût de cette guerre aux drogues ?

Est-ce que ces dépenses et cet effort énormes ne pourraient-pas se canaliser d’une manière plus efficace ?

La légalisation contrôlée est-elle une solution plausible ?"

Analyses et statistiques pour mieux répondre à ces questions (378 pages).

On peut y lire notamment les collaborations de Georges Apap, Marie-Andrée Bertrand, Emma Bonino, Francis Caballero, Noam Chomsky, Rosa Del Olmo, Milton Friedman, Joseph McNamara, Ethan A. Nadelmann, Marco Pannella, Fernando Savater, Marco Taradash, Arnold S. Trebach...

Le rapport (30 $ US) peut être commandé à :

International Antiprohibitionist League

97-113, rue Belliard - REM 508

1047 Bruxelles

BELGIQUE

Tél. : +32 (2) 2304121.

Fax : +32 (2) 2303670