Beaucoup de gens fument du cannabis. Nombreux sont ceux qui, pour ça, ont des ennuis avec la police, la justice et les prisons. Rares, par contre, sont ceux qui manifestent pour obtenir la légalisation du cannabis. À Boston (USA), le 23 septembre, ils étaient 50.000, selon la police. C’est le "Boston Globe" et "The Economist" qui le disent. Irène, qui était là-bas, n’en croyait pas ses yeux.

Il s’agissait du sixième "Hemp Freedom Rally" organisé par la Massachusetts Cannabis Reform Coalition. D’habitude, il donnait lieu à de micromanifestations, interdites une fois sur deux. L’année dernière, ils étaient quand même dix mille. Cette fois les antiprohibitionnistes ont sorti le grand jeu. Jamais il n’y avait eu de manifestation de cette importance, ni aux États-Unis ni où que ce soit, en faveur du cannabis.

C’est qu’outre-Atlantique la situation des cannabinophiles est loin d’être drôle, un peu comme en France. À mesure que l’usage se banalise, les lois se font plus répressives, pour ne pas dire hystériques.

La population carcérale aux États-Unis serait selon les dernières estimations d’un million cinq cent mille personnes. En janvier 1993, elle n’était "que" d’un million trois cent mille. Cela fait un joli taux de croissance. Il ne fait pas de doute que le phénomène repose essentiellement sur la "persécution des drogués". Près de la moitié des gens en prison y sont pour cause de drogue, soit plus de 600.000 personnes. Combien d’entre eux y sont pour cannabis ? Mystère. Les statistiques sont étonnamment peu complètes à ce sujet. Le seul chiffre dont on dispose, aux États-Unis comme en France, est celui du nombre de gens arrêtés chaque année pour infraction à la législation sur le cannabis. Ainsi sait-on que dix millions de personnes depuis 1965 on été arrêtées à ce titre aux USA. 400.000 par an actuellement.

Plusieurs années à l’ombre

Une fois arrêté, le contrevenant américain est exposé au système des "mandatory sentences", c’est-à-dire des peines automatiques appliquées aux infractions à la législation sur les stupéfiants. Ce dispositif délirant n’est certainement pas pour rien dans la folle inflation carcérale.

Cet été, le quotidien "Boston Globe" faisait paraître une série d’articles sur la pénalisation excessive des drogues au Massachusetts. Selon ses conclusions, ce sont les petits consommateurs qui pâtissent de cette législation en comparaison aux peines infligées aux gros trafiquants. Pour une simple once de Marie-Jeanne (28,35 grammes), un pothead (fumeur de pétard) peut passer, suivant l’État qui le juge, plusieurs jours, plusieurs mois, voire plusieurs années à l’ombre.

Cannabis médical

La prohibition, les Américains connaissent bien. Ils en ont fait l’expérience dans les années 20, époque durant laquelle leurs aïeux se saoulaient en cachette dans les tripots clandestins. La prohibition ne les a jamais empêchés de boire. Elle a juste permis l’ascension d’Al Capone. Il n’y a pas de raison qu’il en soit autrement pour les drogues.

L’autre aspect qui sensibilise énormément le public américain aujourd’hui, c’est le dossier du "cannabis médical" (1). Que ce soit pour accompagner les traitements à l’AZT contre le sida ou les chimiothérapies contre le cancer, fumer du cannabis est la meilleure façon d’éviter les nausées ou les pertes d’appétit qui rendent ces traitements si difficiles.

De même contre le glaucome, l’épilepsie, la sclérose en plaques, la paraplégie et la tétraplégie ainsi qu’un certain nombre d’autres maladies parfois moins dramatiques, comme la migraine, le prurit, les douleurs des règles et de l’accouchement, ou simplement la dépression... Le cannabis est un remède efficace. Or, aujourd’hui, les patients qui y recourent vont en prison... Les vertus thérapeutiques du cannabis sont si manifestement fondées et documentées qu’à la longue ça a fini par se savoir.

La thèse antiprohibitionniste prend de plus en plus de poids aux États-Unis. Il ne s’agit plus de jeunes hippies chevelus mais de personnages tout à fait sérieux : des avocats, des professeurs d’université, des docteurs, des écrivains... "Ils ont de très bons arguments", reconnaît Matt Bleakney, porte-parole de l’Alliance Against Drug (Alliance contre la drogue) au Massachusetts. "Les choses changent dans ce pays, nous explique Lester Grinspoon. Elles changent dans deux sens : d’un côté, de plus en plus de gens en ont assez de l’absurdité des lois, de l’autre, le gouvernement se durcit au fur et à mesure qu’il sent le système craquer."

Ça fumait dans tous les coins

Pour annoncer le rassemblement du 23 septembre, le "Phoenix", un hebdomadaire de Boston, titrait : "Give pot a chance" , évoquant le célèbre slogan pacifiste contre la guerre du Viêt Nam, la précédente grande mobilisation de la jeunesse. Selon une récente étude de l’université du Michigan, 13% des jeunes de quatorze ans ont fumé de la marijuana au cours de l’année. On recense par ailleurs 30 millions d’Américains ayant consommé du cannabis. Comme les jeunes manifestants de Boston.

"Ça fumait dans tous les coins", dit Irène. "On peut même dire que l’air était composé d’oxygène, d’hydrogène et... de fumée de marijuana", ajoute Grinspoon en rigolant. Les lycéens sont descendus dans la rue. En plus des nombreux discours, ils ont assisté à un joli concert de Letters to Cleo, un groupe en vogue, ardent défenseur du cannabis.

Jamais, à Boston, on n’avait vu autant de monde dans la rue pour défendre une cause. Aux États-Unis une telle mobilisation n’est pas si fréquente. Le truc amusant, dont ne s’étonneront peut-être pas les lecteurs de "Maintenant", c’est qu’aucun média n’a cru bon de rendre compte de l’événement, tout historique qu’il soit. Ça n’intéressait personne. À l’exception de "The Economist" et de... "Maintenant", le black-out planétaire aura été presque total. CNN avait autre chose à faire.

Michel Sitbon


1. Lire à ce sujet Cannabis, la médecine interdite, de Lester Grinspoon et James Bakalar (éditions du Lézard, 1995).