Il y a dix ans (ou plus ? ou moins ?) quelques "étudiants" gauchistes s’installaient dans la jungle lacandone, cet immense territoire déshérité du sud-est du Mexique, frontalier du Guatemala. Ils venaient "faire de la politique", c’est-à-dire organiser la paysannerie indienne de la région contre l’oppression séculaire de l’Etat et des propriétaires terriens. Jeunes bourgeois débarqués des villes comme des martiens dans un autre monde, ils parvenaient quand même à se faire accepter.

Par quels aléas ont-ils dû passer ? L’histoire ne le dit pas encore. On sait seulement qu’il y eut des morts parmi eux, victimes des conditions de vie trop rudes, de la maladie, ou de qui sait quoi. Dix ans après, on constate qu’ils ont apparemment réussi à fédérer les "tribus" : divers peuples indiens parlant sept langues différentes se sont regroupés sous une direction unique, une sorte de parlement qui commande la rébellion, et dont le "dirigeant-communicateur", Marcos, est le "sous-commandant". Tout ça, on ne l’a su qu’après.

1er janvier 1994, 00 h 15 :

Des centaines d’Indiens armés de façon rudimentaire, masqués d’une cagoule et en uniforme pénètrent dans quatre villes de l’Etat du Chiapas : Las Margaritas, Ocosingo, Altamirano et surtout, San Cristóbal de Las Casas, 80.000 habitants, ancienne capitale de l’Etat. Les routes sont coupées, les mairies occupées.

Un dialogue, pacifique, s’installe entre la population et les guérilleros qui placardent la "Déclaration de la jungle lacandone", déclaration de guerre en bonne et due forme à l’Etat mexicain. Le "sous-commandant insurgé Marcos", encagoulé comme les autres, fumant la pipe et décontracté, s’exprime au nom de l’EZLN (Armée - en espagnol : ejercito - zapatiste de libération nationale). L’objectif annoncé est aussi clair qu’irréaliste : marcher sur Mexico, distante de plus de mille kilomètres.

Les revendications : la terre à celui qui la travaille, l’instauration d’une véritable démocratie, la démission du président Salinas, le jugement des trois derniers gouverneurs du Chiapas pour corruption et violation des droits de l’homme, et l’amélioration des conditions de vie des paysans indigènes.

2-5 janvier :

Après des combats sporadiques qui font onze morts (essentiellement des policiers), l’EZLN se retire de San Cristóbal, non sans avoir saccagé l’hôtel de ville et ses archives. Pendant ce temps les zapatistes ont pris d’assaut, sans succès, Rancho Nuevo, siège du commandement militaire de la région. Les combats se font très violents et les pertes s’alourdissent dans les deux camps.

Au même moment aussi, à l’autre bout de la région, l’EZLN attaque, avec succès cette fois, l’hacienda de l’ancien gouverneur du Chiapas, le général Castellanos, et l’enlève afin de le soumettre à un tribunal révolutionnaire.

L’armée mexicaine oppose peu de résistances. L’EZLN parvient à contrôler jusqu’à huit villes qu’elle abandonne successivement pour se retirer dans la jungle.

En quelques jours, les renforts de l’armée fédérale arrivent, et c’est la contre-offensive. Violente. Bombardements, terrorisation des populations des villes insurgées, massacres de tous ceux qui, de près ou de loin, pourraient être soupçonnés de sympathiser avec la guérilla : les organisations humanitaires s’émeuvent. Selon les estimations on compte de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de morts. Les photos de cadavres alignés dans les rues d’Ocosingo choquent.

Le gouvernement qualifie les insurgés de "professionnels de la violence (...) armés par des guérillas étrangères (...) aux intérêts liés au narco-trafic ". Marcos devient un blond aux yeux clairs (pour le distinguer des indigènes qu’il prétend représenter), tour à tour Nicaraguayen ou Salvadorien (il n’est pas de chez nous !).

L’EZLN recule sur le terrain, mais sous la pression de l’opinion publique le gouvernement s’engage à ouvrir des négociations de paix.

12-18 janvier :

Le cessez-le-feu est conclu

Chaque camp nomme ses médiateurs : Manuel Camacho Solís pour le gouvernement, et l’évêque Samuel Ruiz García pour l’EZLN. Peu de temps avant les événements, le Vatican avait tenté de destituer cet évêque soucieux de la misère des Indiens, et il avait fallu d’imposantes manifestations populaires à San Cristòbal pour empêcher le départ de ce "théologien de la libération" - un des derniers rescapés de cette école en Amérique latine.

Marcos rédige communiqué sur communiqué. Les prises de position favorables à la lutte de l’EZLN se multiplient. America’s Watch dénonce des violations des droits de l’homme - séquestrations (349), tortures, exécutions sommaires - par l’armée. Le congrès du Chiapas remplace le gouverneur Setzer, trop compromis.

19 janvier-19 février :

Tandis qu’une certaine routine de communication s’installe entre les rebelles et le monde entier, ainsi qu’entre les parties en conflit, les autorités mènent une guerre larvée, à coups de désinformation, de harcèlement militaire et psychologique et d’achat de faux témoignages.

Des ONG (organisations non gouvernementales), ainsi que des personnalités politiques d’opposition et des intellectuels, réclament l’arrêt des hostilités et la prise en compte réelle des revendications de l’EZLN.

A l’offre d’amnistie du Président, Marcos répond : "De quoi faut-il nous pardonner ?", un communiqué très éloquent qui ébranle les consciences les plus tranquilles. Camacho lui-même affirme qu’il faut demander pardon aux indigènes "pour toutes les souffrances qu’ils ont subies".

Malgré les éleveurs qui réclament "qu’on en finisse et qu’on anéantisse une fois pour toutes ces Indiens zapatistes", on prépare les négociations.

Un tribunal révolutionnaire condamne le général Castellanos à vivre parmi les indigènes et le gracie aussitôt pour qu’il connaisse "jusqu’à son dernier jour la honte d’avoir reçu le pardon et la bonté de ceux qu’il a tant humiliés".

20-25 février :

Journées pour la paix et la réconciliation au Chiapas, dans l’église de San Cristóbal. Aux trente-quatre points de la liste de revendications de l’EZLN, le gouvernement répond par trente-deux propositions que l’EZLN va soumettre à sa base, dans les communautés indigènes. Ce processus de consultation sera long - il faut traduire les textes en sept langues, et que chaque peuple, chaque communauté indigène de la zone insurgée, se détermine . "La guerre a été décidée démocratiquement, il faut qu’il en aille de même pour la paix. C’est ce qui nous rend invincibles", explique Marcos.

23 mars :

Assassinat de Colosio, le candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) à la présidence. Au Chiapas, la guerre des nerfs bat son plein, mais les affrontements sont rares. Les rebelles sont assiégés et soumis au blocus avec les populations de leurs territoires.

Plus populaire que jamais, Marcos multiplie lettres et communiqués.

10 juin :

Les populations indigènes rejettent les propositions de paix du gouvernement.

L’EZLN appelle la tenue d’une Convention nationale démocratique, censée dessiner la transition démocratique du pays.

6-9 août :

La Convention nationale démocratique réunit sur le territoire rebelle plus de six mille délégués venus du pays tout entier : des représentants des communautés indigènes structurées dans tout le pays, en particulier dans l’Etat voisin de Oaxaca, des syndicalistes paysans et ouvriers, quelques représentants de partis d’opposition de gauche, des intellectuels de Mexico. Tous ont répondu et sont venus, après plusieurs jours de voyage, aux fins fonds de la jungle, pour se réunir et débattre dans une vaste clairière aménagée à cet effet par les zapatistes.

A la surprise générale Marcos n’appelle pas à l’abstention, mais à voter pour renverser le régime, et à un contrôle populaire de la régularité des élections. Son discours à peine achevé, un formidable orage éclate et met un terme aux débats...

En attendant les élections, les zapatistes s’engagent à respecter la trêve.

25 août :

Victoire du candidat du PRI, Ernesto Zedillo, à l’élection présidentielle. Le candidat de gauche, Cuauthèmoc Càrdenas, leader du PRD (Parti révolutionnaire démocratique), recueille 16,5 % des suffrages et arrive en troisième position.

Des irrégularités sont immédiatement dénoncées par l’EZLN qui appelle à la mobilisation générale au Chiapas et prévient qu’elle n’acceptera pas l’investiture du gouverneur Robledo (du PRI, pour changer), élu par la fraude.

Les grands éleveurs et propriétaires terriens chiapanèques, dont Robledo est le candidat, arment leurs milices : les couteaux s’affûtent.

28 septembre :

Assassinat de Ruiz Massieu, secrétaire général du PRI, suite à un règlement de compte interne au parti, qui apparaît désormais nettement comme un panier de crabes. L’EZLN dénonce le double langage permanent de l’Etat et rompt le dialogue tout en réaffirmant sa volonté de favoriser une transition démocratique pacifique.

8 décembre :

Investiture du gouverneur Robledo au Chiapas, l’EZLN annonce la reprise des hostilités mais ne les reprend pas.

Amado Avendaño, candidat du PRD au Chiapas, se proclame gouverneur de fait et forme son équipe à San Cristóbal.

19 décembre :

L’EZLN brise le siège et occupe pacifiquement trente-huit communes sur les cent onze que compte le Chiapas, dont trente sont immédiatement pourvues de pouvoirs municipaux "parallèles". Le soutien de la population semble acquis.

L’armée se garde d’intervenir. "Le premier qui tire a perdu", explique la directrice de "Tiempo", le quotidien de San Cristòbal. L’évêque Samuel Ruiz entame une grève de la faim, au nom de la paix.

La monnaie mexicaine - le nouveau peso, stable depuis son entrée en vigueur il y a quelques années - s’effondre. Dans le cadre de l’ALENA, les Etats-Unis et le Canada volent à son secours.

Le président Zedillo durcit le ton annonçant que "tous les actes illégaux commis depuis le 1er janvier 94 seront poursuivis" - malgré l’amnistie offerte par son prédécesseur -, mais multiplie les propositions de négociation, toutes refusées par l’EZLN qui pose comme condition préalable la destitution du gouverneur Robledo.

27 décembre :

Après dix jours de démonstration de force de l’armée fédérale - avec opérations héliportées dans la jungle ! -, l’EZLN regagne ses positions et se déclare prêt à dialoguer. A titre d’encouragement, le président Zedillo promet la distribution de 31.000 hectares aux indigènes qui ne croient plus aux promesses depuis longtemps. Les trente-huit communes indépendantes, qui représentent quatre des neuf "zones" du Chiapas, commencent à élire leurs assemblées en démocratie directe.

Sous pression nord-américaine, Zedillo limoge son ministre des Finances et veut faire porter à l’EZLN l’entière responsabilité de la crise monétaire mexicaine. L’opinion publique n’est pas dupe et les milieux financiers commencent à gronder.

Voilà un an que Marcos dénonce les prétentions de la classe dirigeante à entrer dans le "premier monde" au prix de l’escamotage d’une misère pourtant galopante.

Michel Sitbon

Anatole Muchnik