Ce qui fut la Yougoslavie est devenu une plaie purulente, béante, au flanc de l’Europe comme au fond de nos consciences occidentales et dont, à mesure que le temps passe, on voit de moins en moins comment elle va pouvoir se cicatriser. Le risque est d’ailleurs que nous finissions par nous habituer à ce qu’à notre porte, des gens en tous points nos semblables continuent à s’entre-tuer avec une sauvagerie qui n’a d’égale que leur constance à le faire. En particulier, la multiplication des images d’horreurs ne peut conduire qu’à leur banalisation, de même que la répétition des protestations indignées mais sans effet, ne provoque finalement que la lassitude.

En plus d’alimenter quelques querelles franco-françaises et de pimenter les journaux télévisés, la tragédie yougoslave a garni les rayons des librairies : plus de cent titres ont paru depuis 1991 en France. De cette production très inégale mais dont le mérite est au moins d’inciter à une certaine réflexion, se dégage une majorité d’essais et de témoignages, parfois superficiels, souvent partiaux, ne fut-ce que parce qu’ils ont été écrits sous le coup de l’émotion.

Les ouvrages réfléchis et documentés sont plus rares, surtout dans le domaine historique alors que c’est précisément ce type de livres dont on a besoin pour - dépassant le statut des réactions émotives, si justifiées soient-elles - parvenir au stade de la compréhension, indispensable pour qui veut éventuellement faire quelque chose d’utile.

"Quand il fait froid la mort", de Philippe Montigny, se présente sous la forme d’un roman mais est, en fait, un témoignage. En effet, l’auteur, fonctionnaire international ayant travaillé en Bosnie comme officier de terrain, n’a pas été autorisé, pour des raisons de sécurité compréhensibles en temps de guerre, à publier le récit au jour le jour de son expérience sur place.

Aussi a-t-il été obligé de choisir la fiction pour rapporter les événements dont il fut le témoin et parfois l’acteur afin de dissimuler les précisions de lieux et de personnes. Néanmoins tout ce qu’il relate s’est effectivement produit.

Outre que ses fonctions ont permis à Philippe Montigny d’avoir un point de vue privilégié sur le conflit bosniaque, ce qui fait le prix de son témoignage est, paradoxalement, son refus de prendre position pour l’un ou l’autre des protagonistes. Plutôt que de dénoncer les Serbes, les Croates ou les Bosniaques, il a préféré se poser (et nous poser) l’une des questions les plus préoccupantes soulevées par cette guerre : comment, à un lustre de l’an 2000, des hommes et des femmes apparemment normaux (en tous cas, autant que vous et moi !) ont sombré dans la barbarie la plus sanglante, la sauvagerie la plus effrénée ?

Certes les motivations des dirigeants, pour délirantes qu’elles soient, sont compréhensibles, même si elles sont intolérables. Sans doute, la population de l’ex-Yougoslavie comporte une proportion de fous sadiques identique à celle de n’importe quel autre pays. Cela n’explique pas que des gens "ordinaires", bons pères de famille ou mères aimantes, puissent se transformer en bourreaux impitoyables, en brutes sanguinaires, d’autant que les victimes ne sont pas des étrangers, des personnes "autres" mais leurs voisins ou leurs cousins avec lesquels, par-delà les différences ethniques et religieuses, ils partagent une langue et une culture communes.

Ce sont les rumeurs se muant en peurs, les petites haines s’accumulant jusqu’à l’explosion qui changent les hommes en bêtes fauves. A travers le destin tragique de ses personnages, l’auteur de "Quand il fait froid la mort" démonte sous nos yeux ce mécanisme implacable qui, une fois en place, n’a plus qu’à être manipulé au gré des intérêts de tous ceux qui, pour une raison ou une autre, profitent du conflit.

Ceux-là se trouvent plus précisément désignés dans la postface qui complète le livre. Rédigée par Zarko Papic (ancien ministre de l’ex-gouvernement fédéral et militant démocratique en exil), elle rappelle utilement et de manière aussi dépassionnée que possible l’évolution politique qui a conduit à la tragédie actuelle. Surtout, son auteur, abordant une situation compliquée avec des idées simples (comme le prônait de Gaulle à propos du Moyen-Orient), y avance des propositions concrètes pour sortir de la guerre, fondées sur les valeurs fondamentales de la démocratie et un refus de la realpolitik.

Ces idées que d’aucuns qualifieraient d’utopiques, firent l’objet d’un colloque, passionnant mais totalement passé sous silence par les médias, réunissant le 13 décembre dernier à Paris des représentants de tous les Etats de l’espace yougoslave.

Le livre de Daniel Vernet et Jean-Marie Gonin, "Le Rêve sacrifié", relève d’un tout autre genre, celui très périlleux de "l’Histoire immédiate". Tous deux journalistes (le premier au "Monde", le second à "L’Express"), ils relatent le développement du conflit depuis l’effondrement de la république populaire démocratique de Yougoslavie jusqu’à l’été 1994. Plus que de la guerre elle-même, c’est une chronique des manoeuvres politiques et diplomatiques menées autour de celle-ci.

On y retrouve, presque au jour le jour, la suite des hésitations, des maladresses, des erreurs et des lâchetés de l’Europe comme des Etats-Unis, face à une situation qui a fini par dépasser leurs dirigeants après que ceux-ci aient cru pouvoir en tirer parti. L’échec de l’Europe en tant qu’entité politique viable ressort de manière flagrante, de même que l’impuissance de chacun des pays de la Communauté à agir séparément et le cynisme de l’Amérique aussi bien que de la Russie qui semblent n’y voir qu’un enjeu de leur politique intérieure.

Cependant, bien que documenté aussi sérieusement que possible, "Le Rêve sacrifié" n’échappe pas aux défauts du genre, à savoir une information forcément incomplète, un manque de recul et surtout l’absence d’une perspective historique réelle. Sur ce plan, les allusions aux "haines ancestrales" et à la "mosaïque des peuples" sont un peu courtes.

La plupart des ouvrages historiques récents sur la question remontent seulement à 1945 (la prise de pouvoir des communistes), au mieux à 1918, c’est-à-dire la création de l’Etat yougoslave. Le grand mérite de Dusan Batakovic dans "Yougoslavie, nations, religions, idéologies" est de consacrer presque la moitié de son livre à la période allant des guerres napoléoniennes (la France occupait alors une bonne partie des Croatie et Bosnie actuelles) à la fin de la Première Guerre mondiale. Le seul reproche que l’on pourrait faire à l’auteur, historien à l’Institut des études balkaniques de Belgrade, est d’adopter un point de vue souvent un peu trop "serbocentriste".

Néanmoins c’est l’occasion de découvrir un passé extraordinairement complexe durant lequel se mettent en place tous les éléments de la tragédie actuelle, dans une confusion qu’il est parfois difficile de démêler. Ses racines plongent d’ailleurs beaucoup plus loin, à l’arrivée massive des Slaves venant du sud de la Pologne à partir du VIe siècle. Au cours du Moyen Age, une tumultueuse histoire voit se dessiner, à partir d’une culture fondamentale commune, les différenciations religieuses et politiques qui fondent les entités modernes.

Ainsi, la Croatie se trouve rattachée dès le XIIe siècle à la Hongrie catholique tandis que la Serbie parvient à conserver son indépendance jusqu’à ce qu’elle soit, au XIVe siècle, submergée par la vague turque qui emporte également la Bosnie et la Macédoine. Cependant, alors que ces deux dernières sont touchées par une relative islamisation, la première maintient intacte une foi orthodoxe qui servira de ferment à son identité nationale. Sur les débuts de la civilisation slave dans les Balkans, on ne saurait trop recommander l’ouvrage, plus ancien mais excellent, de Francis Conte, "Les Slaves".

Au XIXe siècle, la région se trouve toujours être l’enjeu du conflit entre l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman auquel se mêlent, de plus loin mais avec beaucoup d’intérêt, la Russie, l’Angleterre et la France. Pourtant, à travers les frontières et en dépit des différences religieuses, le sentiment d’appartenir à une même communauté n’a pas disparu. Bien au contraire, il connaît un regain spectaculaire puisque, dès 1835, apparaît le terme de Yougoslavie (c’est-à-dire pays des Slaves du Sud) et qu’en 1850, l’un des dialectes parlés dans l’espace yougoslave (il y en a trois, très proches les uns des aures) est choisi comme langue commune. Les échanges sont d’autant plus faciles que les frontières ne recoupent pas exactement les différences religieuses.

D’une communauté culturelle à une communauté politique, il n’y a qu’un pas vite franchi, du moins dans l’esprit de certains, essentiellement des intellectuels. Par contre, la plupart de ceux qui détiennent le pouvoir ne l’entendent pas de cette oreille.

L’Autriche-Hongrie tient fermement la Slovénie, la Croatie, et, depuis le siècle précédent, l’Herzégovine, bien décidée à les conserver à l’intérieur de l’empire. De leur côté, les Turcs maintiennent leur tutelle avec beaucoup moins d’autorité. Si l’on excepte le Monténégro qui ne l’avait jamais vraiment perdu, la Serbie est la première à conquérir son autonomie en 1804, quoique sur un territoire d’abord réduit à la région de Belgrade.

Si l’idée d’une communauté politique des Slaves du Sud la séduit, c’est parce qu’elle y voit le moyen d’étendre, sinon ses frontières, du moins son influence au détriment de la Turquie et de l’Empire austro-hongrois. Evidemment, ceux-ci y sont violemment opposés.C’est dans ce contexte que commencent à se développer, orchestrées par les gouvernements de part et d’autre, des campagnes de dénigrement entre les différents groupes ethniques. Serbes, Croates et Bosniaques se mettent à se traiter allègrement de "sous-hommes" ou de "race d’esclaves". Les autorités religieuses, tant catholiques qu’orthodoxes ou musulmanes, s’en mêlent bien vite, attisant à plaisir le climat de haine. Au nationalisme de plus en plus exacerbé des Serbes répondent les nationalismes croates, bosniaques, monténégrins. Rares sont les voix qui tentent de s’élever contre ce déchaînement et les modérés se font traiter de traitres.

La violence n’est pas seulement verbale. Les guerres fréquentes et les soulèvements continuels entraînent pogroms, répressions, massacres. Au rythme des incessants changements de frontière ou d’occupant, les populations affolées fuient, et les minorités se font égorger. Pendant soixante-dix ans, entre 1848 et 1918, le sang n’arrête pas de couler dans un climat de barbarie débridée. Ni les Tchetniks serbes, ni les Oustachis croates ne sont une invention moderne : les premiers remontent aux années 1870 tandis que les seconds datent des premières années de ce siècle.

Les grandes puissances ne cherchent absolument pas à calmer ce que l’on appelle pudiquement à l’époque la "question d’Orient", bien au contraire. Soit en intervenant directement comme l’Autriche-Hongrie et la Turquie, soit indirectement comme la Russie, la France et l’Angleterre - bientôt rejointes par l’Italie et l’Allemagne - elles s’emploient à l’aggraver, au gré de leurs intérêts et de leurs alliances. On sait ce qu’il en est finalement advenu : la gigantesque boucherie européenne de 14-18.

On s’étonne que les Yougoslaves n’aient pas été capables de constituer une véritable nation, en dépit des soixante-treize ans qu’a duré leur Etat. Pourtant, à l’instar d’autres nations récemment formées, telles que l’Italie ou l’Allemagne, ils possèdent en commun une forte culture qui remonte à un millénaire, ainsi qu’une langue et de profondes différences religieuses n’ont pas empêché l’unité allemande. L’explication est cette interminable guerre civile au XIXe siècle et au début du XXe qui a simplement repris en 1991 après une longue pause mais presque comme si celle-ci n’avait jamais eu lieu.

C’est surtout parce que l’Europe a tout fait, durant des décennies, pour qu’ils n’y parviennent pas. Notre responsabilité sur ce problème est engagée depuis longtemps. Nous ferions mieux de ne pas l’oublier.

Robert Chesnais


 "Les Slaves, aux origines des civilisations d’Europe centrale et orientale (VIe-XIIIe siècles)", de Francis Conte (Albin Michel 1986).

 "Le Rêve sacrifié, chroniques des guerres yougoslaves", de Daniel Vernet et Jean-Marc Gonin (Odile Jacob).

 "Yougoslavie, nations, religions, idéologies 1804-1980", de Dusan Batakovic, traduit du serbo-croate, préface d’Annie Kriegel (L’Age d’Homme, 1994).

 "Quand il fait froid la mort, guerres en Bosnie", de Philippe Montigny, postface de Zarko Papic, (Dagorno, 1994).