Quand trois cents protecteurs comptent plus que trois cent mille assiégés, nous avons cherché à rendre aux mots leur sens. La France doit-elle ou non intervenir militairement en Bosnie ? Ils sont vingt-et-un à avoir accepté, malgré l’impudence de la question, de nous livrer leurs éléments de réponse.

Voilà quatre ans que dure la guerre en ex-Yougoslavie. Voici quelques semaines un nouveau Président était intronisé en France, et pour fêter ça, des milices s’emparaient de quelques centaines de "casques bleus" comme otages.

La question se posait sérieusement au nouveau Président français de savoir s’il fallait répondre ou non à la provocation, comment, et pour quels objectifs. Il a choisi - pour le moment - la continuité avec l’option proserbe de son prédécesseur, ce qui lui vaudra peut-être le retour négocié de tous les otages.

C’est dans ce contexte que nous avons voulu poser la question de l’entrée en guerre. Nous l’avons posée d’abord à des démocrates de toutes les régions de l’ex-Yougoslavie. Puis nous l’avons posée à nombre d’autres citoyens, intellectuels, militaires ou politiques français qui nous semblaient susceptibles d’apporter un éclairage sur la question.

Leurs réponses suivent. Nous avions tenté une question simple, peut-être maladroite, clairement provocatrice. Nous choisissons néanmoins de publier ces textes, parce qu’il n’y a pas de doute qu’on approchera plus vite de la vérité en écoutant attentivement ces voix plutôt qu’en regardant le journal télévisé.

Qu’on nous permette d’ajouter ici notre point de vue.Oui, la France doit entrer en guerre en Bosnie. Et ceci pour imposer une Bosnie démilitarisée et démocratique dans ses frontières historiques. Et que reviennent les réfugiés.Pourquoi ? Parce que après ces presque cinquante années de paix en Europe, c’est la pire des choses que de laisser se réinstaller la guerre.

La guerre en Bosnie n’est pas seulement un cortège de douleurs et de destructions pour la Bosnie. Ce n’est pas seulement non plus un danger de "déstabilisation" dont discutent les géopoliticiens. Ce n’est pas seulement "l’humiliation" de nations, comme la France, engagées sous l’étiquette de l’ONU, "humiliation" dont on pourrait n’avoir rien à faire. Des otages dans cette guerre, il y en a beaucoup : c’est d’abord l’ensemble des populations de Bosnie-Herzégovine.

La guerre en Bosnie, pour toutes les consciences européennes, c’est s’habituer à l’idée de la guerre. Les milices ou armées de tous ordres font là-bas la démonstration éclatante de la loi du plus fort. Les seigneurs de la guerre tiennent la dragée haute à l’ordre international et imposent la loi de la terreur à leurs concitoyens. La force prime sur le droit et l’ordre n’existe plus. Si la plus petite force - telle la milice de monsieur Karadzic, par exemple - s’affirmant en dehors de toute légitimité peut s’imposer ainsi, toute force pourra demain en Europe réaffirmer ce principe traditionnel de la région : la violence fonde le droit.

Sortis des charniers de la Première Guerre mondiale, on a souhaité une première fois inverser ce principe avec la Société des nations. La SDN était fille du traité de Versailles qui, malheureusement, faisait en même temps une sale preuve du droit du plus fort. Le nouveau principe resta lettre morte. Hitler sut lui faire de splendides funérailles. Après la Seconde Guerre mondiale les nations semblaient avoir mieux compris l’enjeu. Mais finalement c’est à l’atome et à Staline qu’on doit les cinquante ans de paix qui risquent de partir en fumée sous nos yeux maintenant qu’il n’y a plus de "blocs" et d’"équilibre de la terreur".

C’est en fait maintenant que nous devons mériter la paix que nous vivons depuis si longtemps.

La paix est la seule ambition européenne. Les peuples de cette partie du monde ont trop souffert de la folie guerrière. Mais une poignée de voyous, tels les seigneurs de la guerre qui ont fleuri sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, peuvent très facilement remettre en cause à tout jamais cette jeune ambition. Seule son affirmation volontaire pourrait permettre de fonder une véritable chance pour la paix en Europe.

À l’inverse, s’incliner face aux cynismes en action en ex-Yougoslavie revient à démoraliser gravement le principe du droit et donc de la protection des faibles. Pouvons-nous tolérer une Europe où les faibles vont à l’abattoir au gré des intérêts, petits ou grands, qui ne manquent jamais d’apparaître dans le cours de l’Histoire ?

Laisser la force s’imposer au droit, au mépris de l’intérêt des peuples, c’est exactement la politique suivie par la communauté internationale qui n’en est plus à une contradiction près pour camoufler la réalité de ses intérêts : la France, l’Angleterre et la Russie, traditionnellement proserbes, l’Allemagne et le Vatican, procroates, ont dicté cette politique inconsistante pour ménager leurs alliés. Ceci tout en tentant de donner le change à l’opinion publique révulsée par cette image du retour de la guerre.

Il est absolument flagrant, par exemple, que la politique de partition appuyée par les divers plans proposés par la diplomatie internationale ne tend qu’à servir les divers désirs expansionnistes, serbes ou croates, et ne peut que nourrir la logique de guerre.

Il faut comprendre ceci : les "casques bleus" ne sont pas en Bosnie pour protéger qui que ce soit, mais simplement pour rendre supportable à l’opinion publique la politique inavouée des États européens. Cette politique est scandaleusement solidaire de ceux qui font le plus de mal dans cette guerre. Il fallait, là encore, troubler les cartes autant que faire se peut.

La question d’un véritable engagement militaire pour rétablir le droit et imposer la paix, comme en Haïti ou au Cambodge, est peut-être trop simple. Il est beaucoup plus confortable pour la diplomatie internationale de continuer à couper les cheveux en quatre, au mépris de l’intérêt des peuples, dans la continuité d’une Europe lâche et pourtant très sûre d’elle jusqu’au fond de l’infamie et du ridicule. Une Europe suicidaire ?

Michel Sitbon


Tarik Haveric *


Pourquoi mourir pour la Bosnie ? Il y a quelque chose de terrifiant dans cette question pleine de bon sens. Heureusement, il y a un demi-siècle, les dirigeants américains ne se sont pas demandés pourquoi mourir pour la France. Ils avaient probablement compris, eux, les enjeux du conflit en question, pourtant beaucoup plus éloigné de l’Amérique que les Balkans ne le sont de la France.

De Gaulle liait la grandeur de la France à la liberté du monde. En croyant que la Serbie est, tout compte fait, un allié traditionnel de la France, la génération actuelle de ses dirigeants se voit en train de devenir complice du dernier régime communiste d’Europe, en lui permettant de dégénérer impunément en national-socialisme. Il n’est pas encore trop tard pour limiter les dégâts. Toutefois, aucun engagement militaire de la France dans les Balkans n’aurait de sens sans l’abandon préalable des concepts géopolitiques désuets servant de base à l’établissement des "intérêts stratégiques".

Ce changement rendrait plus clair le but de cet engagement. Il ne s’agit pas d’"arrêter la guerre", mais d’y mettre fin de manière définitive. Il faut donc qu’il y ait (quelle horreur !) un vainqueur et un vaincu. Mais comment choisir entre tous ces peuples ?

C’est précisément là que se situe le piège terminologique à éviter. Il ne s’agit pas de peuples, d’ethnies ou de nationalités, mais de régimes. À l’époque, ce ne sont pas deux peuples européens, l’allemand et l’italien, qui ont été défaits, leurs États n’ont pas été anéantis et ils existent aujourd’hui encore : c’est une formation historique, le national-socialisme, qui a été vaincue.

Si un régime ayant construit de nos jours les camps de concentration n’est pas perçu comme un ennemi naturel de toute démocratie, alors il ne faut pas même penser à un engagement militaire français en Bosnie. Il est déjà trop tard. Pas pour les Balkans, mais pour la France.

* Président du conseil politique du Parti libéral de Bosnie-Herzégovine.


Rony Brauman *


Pour faire la guerre, il faut avoir une idée de l’objectif politique que l’on veut atteindre. Au début de l’agression, on aurait pu poser cette question et adopter une attitude politique de dissuasion, instaurer une base militaire de négociation sur un éventuel dessin des frontières en tenant compte de la perception par les minorités de leur statut. Le traitement de la crise par la communauté internationale a été cantonné aux domaines humanitaire et juridico-diplomatique, ce qui nous a mis dans une position de faiblesse par rapport aux nationalistes serbes.

Aujourd’hui, il est difficile de voir quel objectif pourrait être assigné à un éventuel engagement militaire de la France en Bosnie. De plus, il déclencherait une réaction négative de la population française qui refuserait son adhésion, il est donc inutile de l’envisager.

Par contre, on peut penser que l’attitude à adopter devrait conjuguer un soutien plus résolu au gouvernement bosniaque, assorti d’une levée de l’embargo et d’une aide militaire aux Bosniaques, ce qui implique évidemment le retrait de la Forpronu.

Deux conceptions politiques s’affrontent en ex-Yougoslavie. On ne peut accepter celle de l’hégémonie raciale.

L’aide humanitaire arrive très difficilement à ses destinataires. Elle est systématiquement pillée et a un niveau d’efficacité extrêmement bas. Le monde s’est plié à la conception des Serbes selon laquelle la moitié au moins de l’aide humanitaire doit leur revenir. Les pillages dont je parle touchent donc les 50% restants, dont seule une petite partie parvient réellement aux populations civiles.

La stratégie des Serbes vise à chasser les populations civiles de leur terre ; les réfugiés, qui sont habituellement une conséquence de la guerre, sont ici son objet même. Aussi, à chaque fois nous organisons un transfert de réfugiés pour améliorer leurs conditions de vie, nous prolongeons par l’aide humanitaire l’action militaire des Serbes. De fait, à part l’action dans les enclaves qui aide les gens à résister, le reste de l’aide humanitaire a servi à ratifier le projet des Serbes. Quant à la Forpronu, en empêchant les Bosniaques de récupérer des positions, elle a fait le jeu des Serbes.

Il est très difficile d’évaluer le rôle exact de l’aide alimentaire dans la vie des gens. Sans avoir de chiffres fiables à propos. À Sarajevo, j’ai eu le sentiment que la part de l’humanitaire dans l’alimentation des gens par rapport à leurs ressources propres est très variable, et à mon avis, globalement pas aussi importante qu’on voudrait nous le faire croire. Je suis d’ailleurs ulcéré par cette terminologie onusienne selon laquelle tout ce qui n’est pas aide humanitaire est répertorié comme marché noir.

On néglige volontairement de tenir compte des circuits d’approvisionnement locaux. D’ailleurs, au début de chaque hiver, les Nations unies nous promettent entre 200.000 et 400.000 morts, une prévision qui ne s’est fort heureusement jamais réalisée. La raison en est, d’après moi, que les gens ne vivent pas de l’assistance. Une nouvelle donne sans zones protégées ne signifierait donc pas forcément que tout s’écroule, je pense qu’on assisterait au contraire au développement d’une autre dynamique. Une guerre plus équilibrée ne ferait pas forcément plus de victimes que ce jeu pervers de "ni paix ni guerre" auquel nous assistons actuellement.Une Forpronu tributaire des États-Unis au plan militaire, une partie diplomatique coincée par les Russes, une Europe divisée, l’image globale que renvoie la communauté internationale est plutôt pitoyable.

Par son rôle de principal promoteur de l’aide humanitaire, la France s’est faite l’alliée objective des Serbes. En évitant de prendre position sur le fond, on s’inscrit dans la logique de purification ethnique. Ce soutien indirect à la Grande Serbie, allié au pouvoir magique du médiatique, fige une situation de déséquilibre maximal. L’humanitaire est une machine à illusion. Kouchner, poussé par Mitterrand, avait même été jusqu’à déclarer que "l’humanitaire ouvre la voie au politique". Belle supercherie, quand il ne sert qu’à le dédouaner.

La prise d’otage récente me semble salutaire car elle nous force à ouvrir les yeux sur la réalité : nous avons encouragé l’attitude terroriste en Bosnie.

Propos recueillis par Emmanuelle Boetsch

* Ancien président de Médecins sans frontières.


François Crémieux *


Le plus extraordinaire, à cette étape du conflit, est que cette question soit encore posée. L’idée que la France, plus largement la communauté internationale et l’ONU ne soient pas encore en guerre est une pure fiction. Lorsque les milices armées qui obéissent à un pouvoir politique de fait reconnu (les Serbes de Pale) prennent deux cents soldats en otage, s’en servent comme boucliers humains, les désarment, leur volent leurs véhicules blindés et leurs chars, quand ces mêmes milices abattent des avions de combat F 16, ce ne sont pas seulement comme on nous l’explique des péripéties supplémentaires de négociations diplomatiques houleuses et compliquées.

C’est d’abord une déclaration de guerre ; la France est aujourd’hui entrée en guerre en Bosnie. Contre son gré peut-être, et malgré elle, mais elle l’est. Les familles des trente-huit "casques bleus" français morts en Bosnie ne le savent d’ailleurs que trop bien .

Le problème actuel réside bien dans le fait que nous soyons en guerre sans véritablement le vouloir. Ainsi nous nous évertuons à appeler ceux qui nous tirent dessus et abattent nos avions les "belligérants", nous continuons de dire que la meilleure des solutions face à la prise en otage de ces soldats est la poursuite des négociations (sic !) et l’intensification des rencontres entre diplomates. Pour la première fois dans l’Histoire, nous continuons à discuter le plus officiellement du monde avec ceux qui nous font la guerre.

Nous sommes en guerre et nous savons parfois le faire croire : le déploiement de quelques navires en Adriatique, montré à grand renfort d’images toutes plus spectaculaires les unes que les autres, a bien pour ambition de montrer cela.

La particularité de cette guerre, un peu d’ailleurs à l’image de la guerre du Golfe vue du côté occidental, c’est qu’elle n’est faite que de symboles. Les raids aériens, les prises d’otages et leur libération au compte-gouttes, les assassinats de soldats de la paix de façon et à des instants parfaitement maîtrisés, ces supersjets qui décollent de porte-avions gigantesques..., tout n’est plus que symbole et c’est ce qui contribue à rendre la situation illisible.

Ma crainte aujourd’hui est que la France ne reconnaisse pas cette guerre parce qu’elle est de fait dans le camp de ses ennemis. Ces gesticulations en mer Adriatique sont, je crois, des leurres. Comme des leurres, ils ont pour mission de détourner l’attention : voyez nos avions, notre nouvelle "force d’interposition" et notre détermination apparente, vous oublierez mieux nos connivences avec la politique menée depuis quatre ans par Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic. N’ayez plus d’attention aujourd’hui que pour nos otages, leur libération, leur fatigue, leurs parcours en cars et leurs récits, vous ne vous demanderez plus ce que ces véhicules blindés qui nous ont été volés sont devenus, vous ne tenterez pas de savoir ce qui se passe simultanément à ces libérations dans les enclaves de Bihac et de Gorazde.

Dans une dizaine de jours, lorsque tous auront été libérés, une petite scène de cette gigantesque tragédie que joue l’ONU se terminera. Pendant ce temps, et non loin de là, la guerre - la vraie cette fois, et non celle faite uniquement de symboles - aura continué, quelques jours de plus, sans que nous ne fassions rien.

* Ancien "casque bleu", soldat du bataillon de Bihac entre mai et octobre 1994.


Ivan Djuric *


La France peut-elle déclarer une guerre sans tenir compte de la communauté internationale ? Je pense que non. La communauté internationale peut-elle réellement éviter cette intervention militaire sans se compromettre définitivement ? Je pense que oui, mais il n’en est pas de même pour la France (et dans une moindre mesure pour l’UE).

Laissons de côté la constatation qu’actuellement l’espace yougoslave et la Bosnie-Herzégovine ne renferment que 50% des éléments de la crise, l’autre moitié de ces éléments se trouvant au sein de la communauté internationale, du fait des rapports de force entre les États-Unis et l’Europe, des intérêts divergeants de Moscou et de Washington, de la place prédominante que la France prétend occuper au sein de la communauté européenne. Une évidence, pourtant : si la France retire ses soldats de Bosnie-Herzégovine, on aura assisté du même coup au retrait durable de Paris de la scène internationale. La France ainsi risquerait de devenir un pays comme les Pays-Bas. Mais, - malheureusement ou heureusement - la France n’est pas les Pays-Bas...

La communauté internationale (y compris la France) a tout misé sur Milosevic, dont la survie politique, en réalité, n’est pas si certaine. Son "poids" immédiat auprès des faucons de Pale est négligeable (de même que celui de Moscou). Je pense même qu’aujourd’hui Karadzic a plus d’influence en Serbie que Milosevic à Pale. La "mère" Serbie et la "solidarité orthodoxe" (Moscou) ne peuvent influencer le comportement de Karadzic qu’indirectement. Mais, puisque c’est cette ligne qui a été choisie, il faut au moins exiger de Milosevic qu’il reconnaisse explicitement les républiques voisines et, dans le même temps, surveiller sérieusement la frontière entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine.

Milosevic n’est pas, lui non plus, en position de force par rapport à ses propres enfants spirituels aujourd’hui devenus plus radicalement nationalistes que lui (Seselj, les partis Démocrate et Démocrate de Serbie ainsi qu’une bonne partie de la hiérarchie, soit de l’Église serbe, soit de l’Académie serbe des sciences ). Karadzic semble aujourd’hui s’imposer comme le vrai chef de ceux-là, et c’est probablement le seul espoir du dirigeant de Pale quant à sa survie politique et physique. Il envisage de répandre son autorité politique en dehors de la république autoproclamée en Serbie, en contestant Milosevic lui-même si nécessaire.

L’homme fort de Belgrade, vu la situation à l’intérieur de la Serbie, n’est pas en état de refuser cette demande. Or, on ne fonde pas ses relations avec Milosevic sur la confiance... Si on cède aux exigences de Karadzic transmises par la médiation de Milosevic ou des "amis serbes" de l’extérieur, on ne résoudra pas la crise. En revanche, on assistera à une encore plus grande blessure de la communauté internationale.

Pour conclure : le problème de la communauté internationale n’est pas Milosevic mais sa propre incohérence. Chacun joue en fonction de ses objectifs et de ses intérêts propres.

Enfin : la prise des otages de la Forpronu par Karadzic est beaucoup plus un avertissement à Belgrade qu’à la communauté internationale. Nous pourrions bien être à la veille du conflit serbo-serbe et d’une tuerie encore plus sanglante.

* Historien, président du Mouvement pour les libertés démocratiques.


Max-André Doppia *


Faut-il que la France fasse la guerre pour la Bosnie-Herzégovine ? Il nous semble que la première guerre à mener doit être une lutte, ici en France, contre... nous-mêmes.

Sans ce premier combat contre notre mollesse intellectuelle, contre notre quasi-absence de désir de comprendre ce conflit pour ce qu’il est, contre notre renoncement à affirmer hors de nos frontières les valeurs qui sont censées fonder le Droit, nous ne pouvons pas répondre à la question posée.

Ce serait au contraire continuer à être fous que d’envoyer sur le terrain une armée sans qu’elle sache pourquoi, et donc courir à l’échec d’une telle intervention. C’est déjà en quelque sorte le cas aujourd’hui où les forces de l’ONU sont présentes avec un mandat limité et sans aucun doute inadapté depuis le début du conflit : transfuser une population que l’on égorge sans arrêter le bras coupable !

C’est ici la mission qui est en cause et non le courage des hommes, chacun le sait. Oui, un dur combat est à mener, celui qui nous fera "résister, donc désobéir", comme l’a dit Lucie Aubrac, à la loi du silence imposée. C’est seulement si nous parvenons à cette désobéissance courageuse que nous saurons répondre. La guerre ? Ce qui est déterminant aujourd’hui dans notre société, c’est ce manque de capacité à admettre que le présent écrit chaque jour l’Histoire et qu’il n’est pas possible que cela se fasse sans l’intervention du citoyen.

Ou bien alors admettrons-nous définitivement une espèce de "servage intellectuel", une consommation du Monde jetable après usage comme fondant une société sans Droit donc sans futur.

L’enjeu est bien celui-ci : admettre le fait accompli - la barbarie en Bosnie-Herzégovine, son acceptation pleine et entière sous le prétexte d’une complexité exponentiellement croissante avec notre silence, mais également le fait que nous n’aurions pas ce droit d’intervenir ici en France sur ces questions graves en attendant au final que... "la guerre soit déclarée".

Que le pouvoir politique (de droit ou de gauche, hélas !) refuse tout débat ouvert avec le citoyen sur les enjeux qui le concernent dans l’Europe d’aujourd’hui et son avenir demain est inacceptable et ne doit pas être accepté.

Et que dire de l’alignement de la classe politique française dans son ensemble à la ligne politique adoptée depuis le début de l’agression ? Pas une voix ne manquait à l’appel au consensus total lors du récent débat à l’Assemblée nationale lorsque Alain Juppé, Premier ministre, a déclaré que la première préoccupation du gouvernement était bien la libération des "casques bleus" outrageusement pris en otages - et les Bosniaques otages et le droit international bafoué ?

Mais voilà bien la tentation d’un discours "maréchaliste", qui jadis montrait sa préoccupation pour les prisonniers en Allemagne. On connaît la suite... Aujourd’hui, c’est l’histoire du pyromane Milosevic, celui que nous appelons à jouer les pompiers : de qui se moque-t-on ?

Cette résistance à laquelle il faut appeler nous paraît fondamentale. Tant que l’on acceptera le verrouillage des consciences au plus petit niveau, tant que le politique restera incontestable et voué à la tâche exclusive de se reproduire, la barbarie pourra triompher car elle aura l’assentiment de notre silence, qui fait sa force.

"Qui ne dit mot consent." Ici, en Normandie, au nom du formidable héritage dont nous sommes dépositaires, nous avons voulu rompre ce pacte du silence, premier acte de Résistance, en affichant partout en France et dans le monde cette question : "Après Sarajevo, Groznyï..., nous taire encore ?" Cette interpellation internationale, puisque diffusée maintenant sur Internet, est celle de l’opinion, d’acteurs socio-économiques, et, in fine, des responsables politiques qui devront bien finir par comprendre que lorsque l’Histoire sera écrite par eux, ils porteront toute cette responsabilité que de n’avoir pas compris que la bête immonde renaissante, il fallait la "tuer dans le fruit avant que d’avoir à brûler le verger", c’est ce qu’il a fallu faire en Normandie en 44, faute d’avoir compris à Munich..

Que la France se souvienne d’elle-même, qui condamna les Résistants avant que de les admirer après qu’elle eût laissé l’Histoire s’écrire. En acceptant de ne pas voir, en continuant à admettre la paralysie d’une résistance citoyenne, c’est peut-être, à côté de la "bête immonde", le risque d’un État français qui renaît et la République qui meurt dans le mensonge. Ce serait le paradoxe que les héritiers du général De Gaulle aujourd’hui au pouvoir acceptent d’en arriver là.

Décidément non ! Ce ne serait pas Munich ! Mais Pale, ou plus précisemment Belgrade !

* Citoyen lambda.


Eric Lecerf *


La guerre occupe dans notre monde une place pour le moins équivoque. Ainsi, si nous sommes appelés à entrer en guerre contre le chômage, c’est-à-dire précisément là où ce que nos aïeux nommaient "la guerre sociale" vient échouer, il semble hors de propos d’user de ce terme concernant la situation qui est faite à nos soldats sur le territoire de ce qu’il est convenu d’appeler l’ex-Yougoslavie.

La France doit-elle entrer en guerre en Bosnie ? La question peut paraître incongrue, obscène même, ce terme semblant ne plus devoir être utilisé hors du monde incertain et néanmoins bien ordonné des métaphores. La guerre ici, ce sera tout à la fois l’engagement, la volonté, le refus aussi, poussés à leur extrême, c’est-à-dire non susceptible de se laisser dominer par une quelconque contingence. La guerre ce sera un sentiment plus encore qu’une visée du réel, ce sera un moment du langage et non plus cette suspension du temps civilisé qu’induit l’usage de la force armée. La guerre, métaphore pondérée de notre raison, ce sera l’envers du décor, le revers de cette carte d’état-major infernale que composent aujourd’hui, sous nos yeux, les milices fascistes.

Il nous faudrait donc d’abord déterminer ce qu’il y a de vrai dans cette question, à savoir en quoi elle nous engage autrement que comme une simple métaphore. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de la vérité et des critères que nous adopterons pour la nommer. Jusqu’à ce jour, nous nous sommes précisément refusés à ce difficile exercice de vérité. Nous avons fait des agresseurs et des agressés des "belligérants", conférant de la sorte au bourreau et à sa victime une égale responsabilité. Au nom d’une complexité qui, par définition, se veut toujours diffuse, nous avons refusé de juger l’actualité autrement qu’en la comparant à tout une série d’histoires qui ne nous apprennent rien, si ce n’est que la seule vérité du monde relèverait du tragique.

Depuis trois ans, nous avons assisté au règne de la non-vérité, dont la meilleure incarnation est certainement l’information diffusée par les médias de Belgrade d’un Sarajevo assiégé par les musulmans. Nous nous sommes, quant à nous, gavés d’embargo, de blocus et d’interposition qui on fini par révéler leur nature réelle, ce vide des bonnes consciences qui s’exaspère du moindre soupçon de vérité.

Une vérité dont le premier acte devrait être d’affirmer qu’il n’y a aucun sens à se demander si nous devons, oui ou non, entrer en guerre en Bosnie. Aucun sens, en effet, puisque cette guerre est nôtre, puisque nous y sommes mêlés au point de ne même plus oser nommer les agresseurs.

Cette guerre, depuis trois ans, nous la faisons contre nous-mêmes. Notre intervention n’a réussi qu’à démontrer notre impuissance : impuissance à réduire au silence quelques bandes d’écorcheurs, impuissance aussi à contracter des alliances qui ne soient pas simplement conjoncturelles, impuissance enfin à défendre notre idée de la vérité. Et cette guerre qui, quant à elle, n’a rien à voir avec une métaphore, nous continuerons de la mener, et ceci que nous choisissions ou non de retirer le contingent français de Bosnie. Nous pourrons tout au plus l’ajourner et, ce faisant, permettre au nationalisme d’étendre ce qu’un jour nous serons contraints de nommer sa zone d’influence.

Non la question n’est pas de savoir si la France doit entrer en guerre en Bosnie. Elle est simplement de savoir si nous sommes capables de conquérir la paix. Et c’est bien en Bosnie que doit être mené ce combat, si besoin est par les armes, car c’est là, pour l’instant, que notre ennemi est en train de regrouper ses forces. Alors, bien sûr, nous pouvons renoncer et jouir, le temps du journal télévisé, de notre culpabilité. C’est assurément un beau sentiment que la culpabilité, propre à créer les plus belles métaphores.

Ainsi, si la France de Munich est morte à Dunkerque, qui peut nous dire ce qu’il adviendra de la France de Sarajevo ?

* Philosophe, auteur de "La Famine des temps modernes", éd. L’Harmattan.


Alain Finkielkraut *


Cette question me semble dangereuse car elle revient à se placer sur le terrain de ceux qui traitent les détracteurs de la politique de la France en Bosnie de va-t-en-guerre. Il ne saurait être question pour la France de faire la guerre à Karadzic ou à Milosevic. Il s’agit par contre de faire appliquer les résolutions qui ont été votées par le conseil de sécurité de l’ONU. Aujourd’hui l’ONU et le groupe de contact sont ouvertement bafoués par les Serbes. Il faut mettre un terme à ce comportement. Pour cela, il faut désigner l’agresseur et lui fixer des ultimatums précis. Le plan de paix proposé par le communauté internationale en septembre 94 était posé comme un ultimatum. Il a d’ailleurs été signé par les Croates et les Bosniaques. Il faut fixer un calendrier pour que les Serbes le signent à leur tour. La fermeté est nécessaire pour ouvrir un espace de négociation.

Il faut sortir du mensonge qui oppose les options politiques et militaires. Les Serbes ne sont forts que de notre faiblesse, il faut donc les intimider. La communauté internationale doit bien sûr rester fidèles aux principes généraux qui sont les siens, mais, plus immédiatement, aux déclarations qui ont déjà été faites.

À ce stade, je pense qu’il faudrait accepter toutes les conditions posées par Karadzic pour la libération des otages dans un premier temps, puis bombarder les positions serbes. Cette prise d’otage ne fait en effet que couronner la diplomatie d’otage que mène la France depuis un an et demi. Le gouvernement Balladur, puis le gouvernement Juppé ont articulé leur politique en Bosnie autour de "la protection des protecteurs".

Ces soldats sont donc passés de la position d’otages virtuels à celle d’otages réels. Il faut bien entendu éviter à tout prix que ces "casques bleus" soient mis à mal. Puisque l’on a affaire à un État terroriste, il faut accéder à toutes leurs demandes ; puis, une fois les otages libérés, il faut punir les Serbes pour cette prise d’otage et pour le massacre de Tuzla, et le faire par des frappes aériennes. Mais c’est un rêve...

Les guerres d’aujourd’hui sont démocratiques. Or, dans nos démocraties, la vie est la valeur suprême. Cette réalité inhérente à l’individualisme démocratique fait que seules les guerres ayant pour objectif la défense du territoire peuvent être envisageables. Il est donc hors de question d’envoyer des appelés défendre la Bosnie, mais nous pouvons aider par des frappes aériennes les Croates et les Bosniaques afin de ne pas laisser le dernier mot à l’expansionnisme et à la "haine ethnique", selon les termes de M. Chirac. C’est la crédibilité de l’Europe, et plus largement de la communauté internationale qui est en jeu.

Je crains qu’une fois les otages libérés se développe chez nous le syndrome de Stockholm, cette reconnaissance que l’on éprouve pour celui qui a eu votre vie entre ses mains et qui vous a laissé partir. C’est un piège classique dans lequel nous devons absolument éviter de tomber.

Les Serbes négocieraient s’ils étaient convaincus de la fermeté de la communauté internationale et s’ils avaient en face d’eux des adversaires croates et bosniaques déterminés et mieux armés. Nous devons donc oeuvrer à un règlement négocié, qui n’est pas possible aujourd’hui, vu le déséquilibre du rapport des forces. Il est clair que le gouvernement français ne se donne pas les moyens d’aboutir à un compromis ; il n’a fait qu’entériner les conquêtes serbes. Cette politique s’est d’abord mise en place pour des raisons complexes, parmi lesquelles une sympathie de longue date pour la Serbie, puis elle s’est généralisée avec le sentiment qu’il était trop tard pour faire autre chose. J’espère que le nouveau pouvoir mettra un terme à la volonté d’impuissance.

Pour ce qui est de l’embargo, je pense qu’il devra être levé en dernière instance, mais uniquement si ceci coïncide avec une implication de la communauté internationale aux côtés de l’agressé. Il existe des possibilités intermédiaires entre une situation de guerre totale et la politique d’apaisement menée jusqu’à présent. Je refuse ce chantage idéologique qui consiste à monter aux extrêmes, à prétendre qu’une intervention militaire en Bosnie nécessiterait l’exposition de centaines de milliers d’hommes, alors que le simple envoi aux Croates et aux Bosniaques de matériel et d’experts militaires assorti d’une position diplomatique ferme pourrait suffire.

Milosevic n’a pas renoncé à son rêve d’une Grande Serbie. L’opposition en Serbie est d’ailleurs encore plus extrémiste dans son nationalisme que Milosevic. Les quelques dissidents démocrates doivent bien sûr être soutenus, mais il ne faut pas se leurrer, ils restent très solitaires.

Propos recueillis par Emmanuelle Boetsch.

* Philosophe.


Faik Dizdarevic *


La question est mal posée. La véritable question est de savoir quels sont les intérêts de la France en Bosnie et si la politique qu’elle a pratiquée jusqu’à présent a servi ces intérêts. Il est dans l’intérêt de la France de mettre fin à la guerre d’agression menée contre la Bosnie. Cette guerre a été organisée et imaginée à Belgrade par le régime de Milosevic et exécutée par le groupe terroriste de Pale. La France se doit également de contribuer à la défense de la Bosnie et de son intégrité territoriale.

Dans ce sens, la France n’est pas tenue d’envoyer ses troupes en Bosnie mais elle doit soutenir clairement la volonté de la Bosnie de se défendre par elle-même. Finalement, il est dans l’intérêt de la France de barrer la voie aux systèmes totalitaires comme celui de Slobodan Milosevic, qui sont une menace pour tous et risquent de compromettre la construction d’une Europe unie et démocratique.

La réponse à toutes ces questions est éminemment négative, on ne peut en tirer qu’une seule conclusion : la France doit redéfinir sa politique actuelle en Bosnie et l’harmoniser avec ses intérêts stratégiques réels et avec les principes et valeurs sur lesquels repose sa démocratie.

* Ancien ambassadeur de l’ex-Yougoslavie, secrétaire général de l’association Sarajevo.


Léon Schwartzenberg *


Il ne saurait évidemment être question d’une entrée en guerre de la France sans la Communauté européenne. De toute façon, il aurait fallu être ferme plus tôt. À ce stade, la France doit avoir une attitude qui consiste à dire ce qu’elle fait et à faire ce qu’elle dit, et à ne pas faire cadeau aux Serbes de la supériorité militaire. La force des Serbes, on l’a souvent dit, ne vient que de notre faiblesse.

Sans attaquer, on pourrait détruire les armes lourdes des Serbes, et ainsi mettre fin à cette véritable saloperie à laquelle nous laissons libre cours sur le terrain. Le problème tient au fait qu’Akashi veut préserver la paix à tous prix, une attitude que l’on pourrait qualifier de carrément criminelle dans le contexte actuel. De plus, prévaut chez les militaires français le respect de la force militaire des Serbes. Je pense que la levée de l’embargo doit être utilisée comme une menace pour contraindre les Serbes à négocier.

Sans pour autant faire la guerre, nous pourrions permettre aux Bosniaques d’avoir accès à des armes défensives, des mines antichars, des canons antichars. La Forpronu représente la négation même de l’art militaire, tous ces soldats armés qui ne font qu’assister au massacre, c’est à dégoutter des instances internationales. Quand De Gaulle parlait du "machin", il ne savait pas à quel point on en arriverait dans le grotesque. Les enclaves bombardées, la population civile massacrée sous les yeux de militaires superéquipés, franchement, ils se foutent de nous.

Personnellement, je pense que la Forpronu devrait être remplacée par des forces dépendant d’un consortium de pays ayant une véritable volonté politique commune, sous le commandement d’un officier qui disposerait d’un droit de riposte. Je verrais volontiers un Anglais dans ce rôle, car ce peuple n’aime pas l’humiliation.

* Médecin.


Rada Ivekovic *


Oui, la France doit entrer en guerre en Bosnie. Pourtant, je suis partie d’une position pacifiste. Mais les coûts de la guerre, qui me semble maintenant inévitable, augmentent selon la progression de la guerre. Avant même le début des hostilités, au moment des pourparlers sur la paix (en ce temps-là, pour le maintien de l’ancienne Yougoslavie), de simples menaces fermes, accompagnées de conditions pour le règlement politique auraient suffit. Il s’agissait alors d’imposer une solution. Par la suite, des menaces et une modeste leçon de guerre auraient évité la vraie guerre au tout début des hostilités, avant novembre 1991, ou, au plus tard, pendant la bataille de Vukovar et pour défendre cette ville.

En ce temps-là, le pouvoir était encore concentré en un lieu, il était possible de désamorcer le mécanisme en donnant une leçon à l’épicentre de la folie furieuse. L’Occident a par la suite laissé passer une autre occasion lors du début du siège de Sarajevo, dès avril-mai 1992. La responsabilité directe de Belgrade était alors visible à l’oeil nu - cette responsabilité existe toujours, mais n’est généralement plus reconnue, pas plus par le gouvernement français actuel que par celui d’alors, ou par l’opinion publique : terrible exemple d’amnésie collective.

Pendant les premiers mois du siège, peut-être pendant les deux premières années, tout en augmentant de jour en jour, les risques d’une action militaire contre les Serbes (accompagnée peut-être d’une action simplement politique, auprès des Croates occupant l’Herzégovine) auraient été négligeables. Plus le temps passe et plus une intervention dans le but d’arrêter la guerre en Bosnie sera importante et coûteuse. L’effort qui serait requis aujourd’hui pour enrayer la guerre serait impressionnant. Il s’agirait maintenant d’une vraie guerre.

Mais je ne pense malheureusement pas que la France (ou, plus logiquement, l’Europe et les Nations unies) intervienne. Ce report constant ne fait pourtant qu’augmenter - et non diminuer - le danger d’une conflagration générale. Il aurait fallu intervenir en tout cas avant toute "différenciation" (aussi tactique qu’elle soit) entre Milosevic et Karadzic, entre la Serbie proprement dite et les Serbes de Bosnie.

La France, l’Europe sont déjà entraînées dans la guerre, ne le voit-on pas ? Il n’y a plus de choix maintenant : soit vous continuez à vous laisser entraîner, comme c’est actuellement le cas, soit vous prenez l’initiative d’une offensive.

Si la France doit entrer en guerre, quels objectifs devrait-elle poursuivre ?Les buts seraient multiples. Il s’agit de rétablir la paix, ce qui ne se fera pas sans le retour aux frontières intérieures de l’ancienne Yougoslavie, sans le renoncement aux folies en cours d’une Grande Serbie et d’une Grande Croatie, sans l’amorce d’un processus démocratique - et sans la disparition de la scène politique des présidents serbe et croate actuels pour commencer, et, par la suite, également celle de l’actuel président bosniaque, quoique sa responsabilité ne puisse être comparée à celles des deux autres, eux-mêmes responsables et coupables de manière non symétrique.

Cela ne se fera pas sans la reconstruction d’un espace public de communication, d’échange, de commerce, de liberté de circulation sur les territoires de l’ancienne Yougoslavie. Entrer en guerre, pour vous, voudrait dire aussi prendre la responsabilité d’imposer cette solution politique et pacifique, de favoriser les négociations tout en maintenant la paix, et de rester sur place jusqu’à ce qu’une vie politique libre et des élections aient été rendues possibles dans les différents pays yougoslaves. Cela prendrait quelques années.

Il n’y aura pas de solution pour la Bosnie s’il n’y a pas de solution globale pour les Balkans et, dans le cas idéal, pour l’ensemble des pays de l’est de l’Europe, jusque dans leurs rapports avec l’Occident. C’est dire qu’en Bosnie l’Europe est en cause, l’Europe se fait, de manière sanglante, dans nos chairs. Pour tout dire en une phrase, le processus de paix n’est pas dissociable du processus démocratique dans tous les pays yougoslaves, et en particulier en Serbie, en Croatie et en Bosnie. Or ce processus n’a pas lieu. Si vous pensez que vous pouvez négocier avec les chefs de guerre en vous fichant des régimes en place et de l’état de la démocratie, cela se retournera et se retourne déjà contre vous. C’est déjà une erreur que de négocier avec Milosevic et de lui faire confiance.

Philosophiquement parlant, le sujet "Europe" (une volonté politique commune) n’existe pas (pas encore ?). Il y a cette manière douloureuse de le fabriquer, surtout douloureuse pour nous : par les guerres sur le "bord extérieur" (Bosnie, Tchétchénie, etc.). Mais vous pourriez également constituer votre sujet en empêchant ces guerres, si vous vouliez vous donner la peine de comprendre qu’il s’agit là, en quelque sorte, de vos propres guerres civiles.

Cette paix ne se fera pas si vous n’avez pas la ferme conviction qu’il vous faut arrêter ces monstres pour ne pas les voir débarquer chez vous. Et pourtant, ils se réveillent en Occident aussi, par la montée des fascismes, du racisme, de la xénophobie, etc. Vous ne changerez rien à la situation en négociant, comme vous le faites, avec Milosevic, en levant les sanctions contre Belgrade, ou même en levant l’embargo sur les armes en Bosnie. Changez de partenaires : plutôt que de négocier avec des criminels de guerre, parlez aux oppositions non nationalistes, celles-là mêmes que vous avez contribué à rendre invisibles, et permettez-leur de rétablir le dialogue entre elles. Les Balkans sont l’avenir de l’Europe, pour le meilleur et pour le pire.

* Philosophe, écrivain.


Muhamedin Kullashi *


Je voudrais reformuler cette question ainsi : fallait-il et faut-il encore une intervention militaire de l’ONU en ex-Yougoslavie ?

Ma réponse est oui. Comme cette réponse doit être brève, elle risque d’apparaître volontariste et non réaliste. Je ne pourrai ici que brièvement indiquer l’argument de cette option.Je crois pouvoir affirmer qu’une intervention militaire aurait pu avoir pour effet d’arrêter l’agression militaire de l’armée de Milosevic sur la Croatie et la Bosnie ainsi que toutes les conséquences qui ont suivi.

Tout d’abord, elle aurait pu arrêter les massacres de populations civiles. La présence militaire internationale aurait provoqué la chute inévitable du régime de Milosevic, du principal responsable de la guerre et des crimes massifs sur la population civile en Croatie et en Bosnie, mais aussi de la terreur systématique imposée aux Albanais du Kosovo. Cette chute aurait provoqué, d’abord en Serbie, une polarisation dans les rangs de la classe politique, des cadres militaires et dans la population, qui est, de fait, otage de ce régime. Elle aurait ouvert le champ en Serbie à d’autres options que celle qu’ont suivie Milosevic et l’opposition non démocratique.

À l’appui de sa supériorité militaire, la communauté internationale pouvait affirmer sur le terrain son attachement au principe du droit, des libertés et de la dignité humaine. Elle aurait encouragé et soutenu ainsi les forces politiques aptes à chercher des solutions raisonnables à l’impasse actuelle. Cette intervention aurait provoqué aussi la chute inévitable du régime autoritaire de Tudjman en Croatie.

La politique de la communauté internationale en ex-Yougoslavie n’a non seulement pas porté la paix, mais a eu pour effet le renforcement du régime de Milosevic, de son colonel Karadzic et du régime autoritaire de Tudjman. Cette politique a abouti, en dernière instance, à la reconnaissance de la supériorité de la force sur le droit. Elle a encouragé les courants les plus agressifs sur le terrain, les crimes sur la population civile n’ont cessé de s’amplifier.

L’absence d’une volonté politique de la communauté internationale de s’opposer à une guerre contre les civils a malheureusement déjà été illustrée par son attitude vis-à-vis de la terreur systématique et multiple que le régime de Milosevic fait peser sur les Albanais du Kosovo. C’est cette politique de Milosevic qui sera un des facteurs de l’éclatement de la Yougoslavie. Face à cette terreur ethnique, quitter la Yougoslavie à tout prix sera perçu, en Croatie ou en Macédoine, comme la seule issue possible (sauve qui peut !).

L’intervention et la présence militaire de l’ONU en ex-Yougoslavie peuvent toujours, à mon avis, contribuer à réhabiliter les principes du droit et de la justice contre la force brutale. Elle peut contribuer à arrêter la régression qui menace d’embraser les Balkans tout entier mais aussi l’Europe. La diplomatie internationale se veut "habile" dans ses négociations. Elle fait plutôt montre d’une extraordinaire myopie quant aux risques que cette situation porte en elle.

* Professeur associé à l’université de Paris-VIII.


Bernardo Valli *


La guerre ? Pourquoi ?

La Bosnie paraît être un terrain dessiné exprès pour engloutir des armées et favoriser des francs-tireurs et autres embusqués. On sait qu’une armée régulière ne peut affronter la guérilla. Je vous ferai remarquer qu’en Bosnie, pendant la dernière guerre mondiale, les Allemands n’ont pu contrôler que des routes et non le pays.

D’une part, les Serbes bosniaques se croient invincibles, et sont souvent suicidaires, de l’autre il y a la société de consommation qui ne veut pas affronter la mort. Êtes-vous prêts à mourir pour Sarajevo ? La guerre dans quel but ? Occuper l’ex-Yougoslavie ? Et jusqu’à quand ?

L’humanitaire est utile bien que les "casques bleus" ne soient pas suffisamment armés ni assez nombreux pour protéger les zones de sécurité. Dans le cadre des Nations unies et par des voies politiques, l’affaire est terriblement compliquée et incongrue mais utile.Malgré tout, avant l’intervention des Nations unies en 1992, il y avait eu 130 000 morts civils et, l’année dernière, 3.000, ce qui est un fait indéniable. L’action humanitaire a été insuffisante mais elle a existé.

Pourquoi l’Irak et pas la Bosnie ?

Les enjeux au Moyen-Orient étaient différents et, de toute manière, ce souvenir n’était pas réjouissant. Mais revenons à la Bosnie : c’est une guerre civile ; c’est la tragédie d’une famille pluriethnique et plurireligieuse qui s’affronte sur son héritage. Le rôle de l’Occident, c’est celui du notaire, du juge qui peut faire appel à la police.

Et l’Europe, dans sa version franco-britannique, agit en ce moment avec intelligence et décision même si leur objectif n’est pas précisé.

* Journaliste à "La Repubblica".


Véronique Nahoum-Grappe *


Depuis quatre ans que cette guerre a commencé, j’ai toujours eu la même position : "On tire ou on se tire".La France n’a pas à entrer en guerre en Bosnie, personne ne lui a jamais demandé une chose pareille. Ce qui pose problème, c’est la cohérence de l’action entreprise par la communauté internationale.Les options sont claires : ou la Forpronu remplit son mandat tel qu’il a été défini et qui consiste à faire respecter les zones de sécurité et permettre l’acheminement de l’aide humanitaire, donc en faisant usage de la force lorsque c’est rendu nécessaire par l’attitude de "l’une des parties du conflit", comme on continue hypocritement à désigner l’agresseur serbe - les résolutions existent qui permettent cet usage de la force, il n’est donc pas utile d’en voter d’autres. Ou alors on lève l’embargo sur les armes qui pèse essentiellement sur les pays agressés que sont la Croatie et la Bosnie.

Cette éventuelle levée de l’embargo ouvrirait une période délicate où les populations civiles seraient particulièrement visées, mais elle permettrait aux armées bosniaque et croate de rétablir l’équilibre des forces (sauf si l’aviation de Milosevic menace de s’en mêler, comme elle le fait actuellement au Kosovo).

Pendant que l’attention de la communauté internationale est concentrée sur le sort des "casques bleus" retenus en otages, les enclaves orientales sont attaquées (Gorazde, Zepa, Srebreniza, Tuzla, etc.) et en grand risque d’être sacrifiées. D’ores et déjà, les attaques de l’armée de Mladic se sont intensifiées et ont provoqué la fuite de 3.000 civils à Srebreniza.

Les nationalistes de Belgrade ne font pas ce qu’ils disent, c’est le règne du double discours, du mensonge flagrant et permanent. On assiste ici à une transgression extrêmement grave de toutes les règles habituelles de la guerre (on tire actuellement sur les enterrements, ce qui, à ma connaissance, est plutôt inédit comme façon de se battre). Il ne s’agit pas, en fait, d’une guerre, mais d’une agression caractérisée contre les populations civiles désignées comme non serbes, et qui constituent la masse des victimes de ce qu’on appelle l’"épuration ethnique", qui est une forme de génocide. Seul un rééquilibrage du rapport des forces peut rétablir ces règles de base.

Propos recueillis par Emmanuelle Boetsch

* Comité Vucovar-Sarajevo, revue Esprit.


Nermina Kurspahic *


Aucun des pays occidentaux ne doit faire la guerre en Bosnie. Nous n’avons pas besoin que des soldats français meurent pour défendre notre pays. Par contre, et malheureusement, nous avons besoin d’armes. Je dis malheureusement car, en tant que féministe, j’ai une répugnance particulière et de longue date pour les armes et la guerre. Mais nous devons nous défendre, et pour cela nous avons besoin d’armes. Il faut lever l’embargo. Vous assistez en direct, sur vos postes de télévision, à la boucherie qui est en cours ici. Si ça ne vous empêche pas de dormir, tant mieux pour vous, mais laissez nous nous défendre, c’est un impératif moral. Si la France n’a pas à envoyer de troupes ici, elle pourrait néanmoins nous envoyer des armes sophistiquées et des instructeurs pour nous apprendre à les manipuler.

Pour nous aider la France doit combattre par d’autres moyens, exercer une pression diplomatique réelle, ouvrir les yeux quant au rôle réel de la Serbie et cesser de présenter Milosevic comme un interlocuteur respectable. Ce monsieur est à l’origine du massacre, je n’en crois pas mes yeux quand je le vois présenté dans les journaux occidentaux comme étranger à ce qui se passe à Sarajevo.

Je pense que le gouvernement bosniaque a commis une erreur en faisant appel aux intellectuels pour défendre la Bosnie, dans la lignée des brigades internationales en Espagne pendant la guerre civile. Il aurait fallu faire un appel plus large, tous ceux qui ont une conscience devraient venir ici, mais d’eux-mêmes. C’est à vous de décider, c’est une décision grave que personne en Bosnie ne peut chercher à influencer.

Propos recueillis par Emmanuelle Boetsch

* Rédactrice à "Odjec" et "Oslobodenje" (Sarajevo).


Antoine Sanguinetti *


La question frise la désinformation. La guerre implique le territoire et la nation du peuple qui la mène. En Bosnie, ce pourrait être une guerre pour les milices de la "république" de Pale, encore que celles-ci n’aient jamais osé affronter, même en position de force, des adversaires armés, préférant massacrer sans risque des civils sans défense. Mais pour des Européens, il ne s’agirait que d’une intervention extérieure et limitée, comme dans les précédentes de Corée ou d’Irak, pour arrêter une agression et une dérive idéologique antinomiques du nouveau droit international.

C’est là que se situe, à ces deux niveaux, la justification d’une intervention armée. Après le dernier conflit mondial provoqué par les nazis, la communauté internationale a élaboré, au nom du "plus jamais ça", un ensemble contraignant de traités d’applications universelle ou régionale, que la France a signé et ratifié : chartes de l’ONU et de la CSCE, Déclaration universelle et convention européenne des droits de l’homme, Convention de Genève, pacte pour les droits civil et politique, et j’en passe. Ces textes interdisent en particulier les modification de frontières par la force, traitements inhumains, actions armées contre des civils, discriminations ethniques ou religieuses, terrorisme et prises d’otages.

La violation systématique de ces règles par les chefs nationalistes serbes a été condamnée à plusieurs reprises par le conseil de sécurité de l’ONU. Tandis que l’étroite parenté des "nettoyages ethniques" menés par le Grand Reich et les suppôts de la Grande Serbie a été officialisée par le tribunal international de La Haye quand il a inculpé R. Karadzic et R. Mladic de crimes contre l’humanité. Il est donc temps d’abandonner les deux fictions mensongères qui déshonorent l’Europe : celle du maintien de la paix dans des pays où la guerre a causé en quatre ans des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés ; celle d’une Forpronu limitée à l’humanitaire, alors que sept résolutions et deux ultimatums du conseil de sécurité lui ont autorisé ou enjoint d’user de ses armes pour assurer son aide aux populations.

La morale et le droit invoqués à d’autres occasions exigent de "rétablir la paix et la sécurité" en ex-Yougoslavie, "au besoin par la force", conformément aux dispositions des articles 39, 42 et 43 du chapitre VII de la charte. La France, quant à elle, gagnerait à faire cesser les atteintes actuelles à la dignité ou à la vie de ses soldats et à l’honneur de son drapeau, et à donner ainsi un sens à l’affirmation par ses hommes politiques, purement verbale et électorale aujourd’hui, de son rang ou de sa grandeur.

* Amiral (e.r.).


Nicolas Petrovitch Njegosh *


La situation de crise créée par les conflits postyougoslaves concerne l’ensemble de la communauté internationale et la France ne peut que se ranger derrière les décisions de l’ONU, si tant est qu’elle puisse y faire entendre sa voix. D’autre part, le terme de guerre est soit trop vague soit impropre. Au-delà des problèmes de forme, cette question en comporte deux :

1°ree; La communauté internationale doit-elle intervenir militairement ?2°ree; La France a-t-elle un rôle particulier à jouer dans ce conflit ?De toute évidence la communauté internationale est déjà intervenue militairement, mais sans stratégie, et ce qui est plus grave encore, sans avoir fixé des règles minimales à son intervention ; vraisemblablement de peur d’avoir à les appliquer. Cette faiblesse devient un véritable cercle vicieux dans lequel, même pour pouvoir sortir, il faut pénétrer plus avant.

Quant à moi, spectateur impuissant de ce désastre, je ne peux demander qu’une chose : qu’on arrête de mentir. Si la communauté internationale décide de protéger les populations civiles, qu’elle le fasse, au besoin par la force, si elle décide de ramener la paix, qu’elle procède au désarmement général, au besoin par la force. Si elle décide de défendre le droit et de permettre à des centaines de milliers de personnes de rentrer chez elles, qu’elle le fasse, au besoin par la force... Elle en a le droit, sinon le devoir.

Quant au rôle spécifique que la France doit et aurait dû jouer depuis le début, c’est celui de porte-parole des mouvements démocratiques et antiguerres, des militants des droits de l’homme, en particulier des déserteurs de cette sale guerre et des objecteurs de conscience qui demandent sa protection.Mais aujourd’hui la France doit défendre l’honneur de ses soldats, les politiques et les militaires qui en ont la responsabilité sont seuls habilités à en évaluer le prix, mais quand on voit à la télévision la Légion hisser le drapeau blanc sans même un coup de feu, on a du mal à admettre que ce prix soit tombé aussi bas.

Alors que faire ?

Que chacun assume son rôle, que tous respectent et fassent respecter les règles du jeux, cela coûte bien sûr, mais ce n’est pas aussi compliqué qu’on veuille bien le dire, et cela coûte moins que l’irresponsabilité.

* Prince du Monténégro, président de l’association Zbor.


Zarko Papic *


De même que d’autres pays qui ont envoyé des "casques bleus", la France est déjà en guerre en Bosnie. Depuis le début des hostilités, 164 "casques bleus" sont déjà morts (les Français ont été les plus nombreux : 39) et le nombre des blessés est important.

Actuellement la Forpronu se retrouve dans une situation pire que jamais, son engagement est déplorable et dégradant, sans but précis, sans possibilité d’action ni de détermination. Cette situation doit changer. Il faut envisager deux solutions : soit le retrait des "casques bleus" de Bosnie, soit un engagement militaire tout à fait différent, à savoir : la guerre.

Le retrait serait un mauvais choix. Il signifierait la défaite de la communauté internationale, l’abandon des principes fondamentaux, la victoire de la barbarie. De plus, le retrait est pratiquement et techniquement impossible. Les plans de retrait sont fondés sur des estimations peu intelligentes, débordant de contresens, ils sont tels que l’on a bien souvent peine à croire à quel point la communauté militaire internationale peut être dépourvue de clairvoyance. Pour permettre aux "casques bleus" de se retirer, il faudrait envoyer au préalable un énorme contingent supplémentaire de soldats (25.000 à 50.000), pour simplement garantir leur retraite.

La durée d’une telle opération ne pourrait être inférieure à six mois. Ensuite, reste à savoir combien de temps il faudra au deuxième contingent pour se retirer à son tour et s’il faudra envoyer un troisième contingent pour assurer le retrait du deuxième. Tout ceci présume que le retrait puisse se dérouler sans incidents, que d’idées naïves ! Et pourtant tout le monde sait que les Serbes de Karadzic ne manqueraient pas de s’emparer de l’équipement et de l’armement des "casques bleus" si l’occasion s’en présentait. D’autres parties au conflit feraient de même.

Le retrait des "casques bleus" est donc impossible : il entraînerait pour eux une entrée dans une guerre défensive, hors de tout objectif concret.C’est pourquoi, je suis favorable à un engagement militaire qui aurait un but. L’entrée en guerre étant inéluctable, et c’est mon avis, il vaudrait donc mieux passer à l’offensive avec des objectifs précis, il y aurait ainsi une chance de conserver les principes de la communauté internationale, de préserver la paix et l’avenir de l’Europe et avant tout de rétablir la paix en Bosnie.

Bien sûr, je ne pense pas que la France, l’OTAN ou n’importe quelle coalition des membres de l’ONU doivent déclarer la guerre à la République serbe autoproclamée. Cependant, je pense qu’il faudrait enfin cesser de "prendre des gants". Non pour la fierté nationale ou la gloire des armes françaises (ou d’un autre pays), mais en raison de la situation réelle en Bosnie et à cause du danger qu’elle représente pour la paix en Europe. Entrer en guerre signifierait l’envoi en masse de nouvelles unités équipées de l’armement approprié, de leur soutien logistique, en ayant reçu une mission précise.

Quels doivent être ces objectifs et comment les atteindre ?

L’ONU devrait proclamer toute la Bosnie-Herzégovine zone protégée. Elle devrait alors mettre en place sa propre autorité civile et militaire. Sans tenir compte des pouvoirs actuellement en place dans chaque zone, en ignorant tous les plans de partition précédents (49%-51% dans le plus récent, qui n’est certainement pas le dernier) ; cette autorité devrait s’appuyer sur une force armée à la hauteur de la tâche, suffisamment nombreuse et convenablement équipée.

La mise en place de cette zone protégée devrait avoir pour objectif essentiel l’instauration d’une Bosnie-Herzégovine dans des frontières reconnues par la communauté internationale, d’un État de citoyens à caractères démocratique et multiethnique. Il faudrait probablement un an ou plus pour que s’établissent enfin en Bosnie de nouvelles conditions politiques permettant des élections démocratiques, libres du monopole des partis politiques. À court terme le résultat serait la paix, à long terme ce serait le rétablissement d’une Bosnie unie et démocratique, celle des citoyens, ce serait également la stabilité politique retrouvée des Balkans.

Et le prix ? Il peut être élevé. Mais beaucoup moins que si la situation actuelle se prolongeait ou que si les "casques bleus" se retiraient. Les Serbes de Karadzic tueront davantage de "casques bleus" si ceux-ci se replient que dans le cas d’une intervention militaire massive capable d’assurer l’autorité de l’ONU en Bosnie.

* Ancien ambassadeur de l’ex-Yougoslavie auprès de l’OCDE.


Paul Garde *


La France est déjà en guerre en Bosnie. Depuis trois ans ses soldats s’y font tuer, depuis quelques jours ils sont attaqués et faits prisonniers. Mais ils meurent, souffrent et sont humiliés pour rien, parce qu’une fiction absurde, celle du "maintien de la paix" (alors qu’il n’y a pas de paix), celle de l’"impartialité" entre les "belligérants" (alors qu’on sait très bien qui est l’agresseur et qui est la victime, et qui s’en est pris à nos soldats) les empêche de se défendre et de défendre les victimes.

L’ONU, ou, si celle-ci est défaillante, les pays dont les soldats sont agressés, et en premier lieu la France, doivent prendre acte du fait que si l’action des "casques bleus" est entravée, les résolutions de l’ONU violées et le plan de paix du groupe de contact refusé, c’est uniquement du fait de la "République serbe" créée en Bosnie par Karadzic. Ils doivent donc désigner ladite "République serbe" comme ennemie et la combattre jusqu’à sa capitulation et au jugement de ses dirigeants comme criminels de guerre.

Pour cela de nouvelles forces ne sont pas nécessaires. Les énormes moyens déjà rassemblés dans la région (en particulier en Italie et dans l’Adriatique) doivent suffire, à condition qu’ils soient employés à plein, en fonction de ce seul objectif, sans faux-semblants ni gesticulations symboliques, et surtout en coordination étroite avec les armées des pays agressés, Bosnie-Herzégovine et Croatie : ceux-ci ont déjà remporté quelques succès, leur droit à se défendre est garanti par la charte des Nations unies, ils sont donc nos alliés naturels.

* Professeur émérite à l’université de Provence, auteur de "Vie et mort de la Yougoslavie" (Fayard, 1992), "Les Balkans" (Flammarion, 1994), "Journal de voyage en Bosnie-Herzégovine" (La Nuée bleue, 1995).


Catherine Samary *


Ni la pseudo-neutralité des "plans de paix" actuels, ni faire la guerre : soutenir les droits des peuples yougoslaves par principe..., notamment le droit de se défendre. Nous ne sommes pas condamnés au faux dilemme : accepter la politique de fausse neutralité et les désastreux "plans de paix" concoctés par nos gouvernements, ou bien forcer ceux-ci à entrer en guerre en Bosnie-Herzégovine.

La tendance à la formation d’États-nations ethniques exclusifs n’est pas (ne sera pas) propre au seul espace yougoslave - encore moins aux seuls nationalistes serbes. L’idée qu’on pourrait les combattre en faisant la guerre à chaque chef de guerre nationaliste est évidemment absurde. Celle d’une entrée en guerre contre les seuls nationalistes serbes est incohérente. Mais cela ne doit pas signifier... les soutenir ou être leur proie. Or, c’est ce à quoi a conduit l’actuelle politique de nos gouvernements. Se sortir d’un tel bourbier est leur responsabilité. Cela ne doit pas occulter le fond du problème, lié à la nature de la guerre et des "plans de paix" proposés.

La crise bosniaque est un sous-produit de la crise yougoslave. La guerre en Bosnie-Herzégovine est en partie guerre d’agression externe à la république, en tant que produit de plans de partage de cette république conçus à Belgrade et Zagreb ; mais elle est aussi - et de plus en plus - guerre interne à la république entre courants sécessionnistes (disposant d’une certaine base populaire dans une partie des populations serbe et croate de Bosnie) et forces favorables au maintien de l’État (qui sont loin de se réduire aux musulmans bosniaques).

La prise d’otage de la Forpronu ne modifie pas la nature de la crise yougoslave et bosniaque et de la guerre qui déchire la Bosnie-Herzégovine. Elle met en évidence l’impasse des actuels plans "de paix" négociés avec des criminels de guerre. Elle montre que la Forpronu ne peut protéger les populations des zones dites de sécurité - auxquelles on doit reconnaître le droit de se défendre elles-mêmes ou d’être défendues par l’armée bosniaque.

Les plans de découpage ethnique de la Bosnie mènent à l’impasse totale et à une contradiction évidente : les pourcentages de territoires attribués sur une base ethnique poussent chaque partie à être "majoritaire" sur l’espace le plus grand possible et à tenter de rendre viable "son" territoire - donc à faire la guerre. Leur logique est fondamentalement de découper la Bosnie-Herzégovine en "républiques". L’Herzeg-Bosna croate avec sa capitale "croate" Mostar, "épurée" de sa partie musulmane, existe plus que jamais, accolée à la Croatie, avec son armée, et ses taxes imposées à chaque convoi. Karadzic veut un territoire de même nature, c’est-à-dire un État qui se tienne et accolé à la Serbie.

Cette logique est en contradiction flagrante avec la volonté formelle du plan de paix de maintenir un État de Bosnie-Herzégovine. La "paix" assimilée à la signature du plan ne sera pas stable parce qu’elle n’est acceptable ni par ceux qui veulent protéger l’intégrité de l’État bosniaque, ni par ceux qui veulent y découper leur État. Vouloir imposer la signature d’un tel plan (par la guerre) serait donner aux grandes puissances un droit de juger, à la place des communautés concernées, dans quel État celles-ci veulent vivre, alors même que la "solution" proposée est loin d’avoir démontré sa viabilité.

La formation d’États ethniquement exclusifs est nourrie, pour "ceux d’en haut", par des projets de pouvoir et d’appropriation des richesses ; pour "ceux d’en bas", elle répond à des traumatismes et des peurs : traumatismes des nettoyages ethniques passés et présents, exploités par les médias et les milices extrémistes qui sèment la haine pour réaliser leur projet, peur de perdre son emploi, sa maison, sa terre, sa vie si l’on n’est pas à l’intérieur des "bonnes frontières".

Dans ce processus il faut tout faire pour dissocier les populations des criminels de guerre, empêcher l’homogénéisation nationaliste : donc permettre aux projets non nationalistes, pluralistes de s’exprimer et d’offrir des choix alternatifs aux populations. Cela n’a pas été la ligne de nos gouvernants. Ceux qui se revendiquent du mélange bosniaque (qu’ils aient des parents serbes, croates, musulmans ou autres) ne sont représentés par aucun parti nationaliste et sont donc sacrifiés dans les négociations. Les conseils civiques de Serbes bosniaques qui dénient à Karadzic le droit de les représenter - et critiquent en même temps les dimensions antiserbes de la fédération croato-musulmane - ne sont pas entendus. Or l’échec de la désastreuse politique de Grande Serbie implique de mettre le centre de gravité sur la recherche d’alternatives qui ne s’imposent sur le dos d’aucun peuple.

* Universitaire, auteur de "La Déchirure yougoslave - Questions pour l’Europe", L’Harmattan, 1994.


Alain Guédon *


En attendant la souveraineté internationale.

C’est au nom de la "morale" des droits de l’homme que les Occidentaux interviennent aujourd’hui dans les conflits, en Bosnie comme ailleurs. Mais cette morale n’est pas liée à un droit international objectif, à une norme réglant les intérêts croisés des nations. Elle n’est que la manifestation d’une pitié dangereuse qui cesse dès qu’elle met en danger notre bien-être, par la mort de nos représentants. Car l’argument moral se retourne : le "bien à faire" aux populations sera oublié s’il vient en conflit avec le "bien à préserver" pour nos soldats. Et ainsi nous abandonnons la Somalie, nous quittons le Rwanda, nous restons neutres en Bosnie.

Les pays occidentaux veulent éliminer la guerre. Pourtant, la logique de paix suppose une communauté entre les nations qui acceptent de partager et de se référer au même droit et aux mêmes obligations, et de se soumettre aux mêmes sanctions. Cela implique une référence à une souveraineté au-dessus de la souveraineté nationale. Mais ce ne sont pas les droits de l’homme, mis en cause aux sommets de Vienne et du Caire par de nombreuses nations, qui serviront de base à cette nouvelle souveraineté, du moins à terme rapproché.

Nous sortons d’un monde où la bipolarisation Est-Ouest, fondée sur la dissuasion, et donc sur l’intérêt réciproque, structurait deux souverainetés aux vocations universelles, exercées par les deux superpuissances : un Droit, des Obligations et des Sanctions étaient ainsi acceptées dans chacun des deux blocs.

Nous retournons dans le monde de l’individualité des nations, généralisation de l’individualisme postmoderne, où la norme et la loi ne sont perçues que comme des limitations insupportables au déploiement des désirs et de la réalisation du soi national, base du nationalisme. Car dans son espace, la souveraineté ne peut être limitée. C’est même sa définition.

C’est pourquoi nous devons nous habituer au retour à la crispation sur les intérêts nationaux, et sur leurs défenses : les guerres préventives, et bien évidemment le terrorisme contre les maîtres du monde, accusés d’être les manipulateurs de toutes les frustrations nationales.

* Président du Collectif de Paris contre l’épuration ethnique.


Carol Mann *


Il me semble que votre question est dépassée. La France est déjà en guerre sur le territoire bosniaque. Les quelque quatre cents soldats captifs des serbes - dont la moitié sont des militaires français - le prouvent bien. Karadzic a raison quand il les appelle des prisonniers de guerre, car les véritables otages et boucliers, c’est bien la population civile bosniaque, tout à fait dépourvue d’armes et de gilets pare-balles (contrairement à nos vaillants "casques bleus"), et cela depuis plus de trois ans.

On pourrait ajouter qu’en dépit de la propagande virulente qui cherche à brouiller les pistes en traitant indifféremment les agresseurs (serbes) et les agressés (bosniaques) de belligérants, on a oublié que l’envoi des "casques bleus" est la conséquence directe d’un acte de guerre illégal (à savoir l’invasion serbe), et qu’on avait décidé de venir en aide à la population menacée par cette agression. Les militaires français, si l’on peut dire, marchaient dès le départ sur une neutralité pour le moins minée.

Imaginons que nous sommes en 1939 : la France décide d’envoyer quelques bonnes volontés en tenue de combat en Tchécoslovaquie pour aider les malheureux Tchèques à bouffer en dépit des troupes allemandes. Hitler ne s’y serait pas trompé, lui et le restant du monde non plus...

Si l’état de guerre existe, reste à savoir de quel côté se situent nos soldats. Si le mandat de la Forpronu visait une hypothétique neutralité, force est de constater que par le fait de leur situation actuelle ils ont été placés en opposition aux Serbes et du même côté que les Bosniaques agressés. Il est temps que la France ainsi que tous les gouvernements ayant envoyé des soldats soient solidaires avec leurs troupes, au lieu de palabrer avec les dirigeants fascistes qui se moquent ouvertement des parades diplomatiques d’une Europe occidentale ridicule à force de tergiverser et de nous offrir une illusion pacifiste, pour nous faire croire que le problème serait à la fois trop complexe et lointain pour que nous y intervenions de façon plus ferme.

Nous n’y échapperons pas, pas plus qu’au reste. Le nuage de Tchernobyl n’est pas passé, contrairement à ce qu’on a voulu nous faire croire à l’époque, juste aux frontières de la France, et cette guerre que tout l’Europe mène à des degrés différents ne nous laissera pas indemnes.

Les révisionnistes de l’Histoire contemporaine veulent à tout prix nous faire croire que le temps des dictatures et des fascismes est révolu, et qu’on peut discuter avec des Milosevic, des Karadzic et des Eltsine. À Munich, Chamberlain, lui aussi, a pensé que Hitler était un gentleman. Avec les conséquences que l’on sait.

Est-il encore temps de faire quelque chose, in extremis, là est la question ? Je le pense, je le souhaite de tout coeur parce que le contraire mène droit à un désastre d’une envergure pour le moment encore inimaginable.

Un demi-siècle pile après, voici la bête immonde revenue, non la jumelle de celle des années 30, mais sa descendante directe, toute pimpante, en direct à la télé, équipée de moyens technologiques inouïs. Et elle nous regarde, du fond des ténèbres toutes proches avec convoitise...

* Écrivain, présidente de l’association Enfants de Bosnie.