En quelques semaines, un million de Tutsis, de Hutus du Sud, d’opposants, d’intellectuels ont été massacrés, et deux millions se sont enfuis en terre étrangère. Tout cela dans l’assourdissant silence des puissants de ce monde, qui n’avaient pourtant rien ignoré de ce qui se tramait : ni la minutieuse préparation du crime, ni l’assassinat qui le déclencha, l’attentat qui coûta la vie au président du Rwanda et à son homologue du Burundi, ni l’impuissance des Casques bleus. Il fallut attendre l’exode et l’intervention controversée de la France pour que l’opinion se réveille, s’émeuve, s’interroge...

La relève française

C’est en 1990 que la France découvre l’existence du Rwanda. Depuis 1975, il est vrai, un accord de coopération militaire (très discrètement conclu sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing) liait les deux pays.

En octobre 1990, lorsque, apparemment surpris par l’offensive du FPR, le président Habyarimana rentrant de New York fait un détour par l’Europe, il se précipite chez ses deux plus fidèles amis : le roi Baudouin et le Président Mitterrand. Ce dernier, qui se trouve en voyage officiel en Arabie Saoudite, prend immédiatement la décision d’intervenir et demande à être informé d’heure en heure de l’évolution de la situation au Rwanda.

Il y a longtemps que le chef de l’Etat français connaît le Président rwandais. Par comparaison avec son voisin Mobutu, il le considère comme un homme sérieux, fiable, un militaire cultivé aussi, phénomène plutôt rare en Afrique. Habyarimana, qui participe aux réunions de prières avec le roi des Belges, récite des poèmes au Président français. Ce demier sera séduit par la finesse de l’homme, qu’il comparera au président Senghor, touché par la vulnérabilité de ce petit pays confronté à une invasion soutenue par un pays anglophone.

A Paris, la décision est prise rapidement : il faut intervenir pour évacuer et rassurer les expatriés ; il faut soutenir un régime injustement agressé. Les excellentes relations qui se sont nouées entre Jean-Christophe, le fils du Président français, et Jean-Pierre, le fils du Président rwandais, avec la bénédiction de Mobutu, font le reste, d’autant plus que le premier dirige à l’époque la cellule africaine de l’Elysée. Une première compagnie de 150 paras quitte Bangui le 5 octobre, une autre suit le lendemain, les Belges de leur côté envoient 600 hommes. L’évacuation des expatriés est rondement menée, mais alors que les Belges repartent une fois cette mission accomplie, les Français s’installent.

Comme à Kolwezi en 1978, les paras français sont au Rwanda pour « raison humanitaire ». De nombreux coopérants reconnaîtront effectivement que, n’eût été la présence militaire française, ils ne seraient guère restés au Rwanda. Mais même pour les expatriés, cette protection a des limites : en 1992, alors que des massacres ravageaient le Bugesera, à une heure de route de Kigali, c’est en vain qu’une volontaire italienne qui se sentait menacée, Mme Locatelli, fit appel aux Français. Nul ne bougea et elle fut assassinée. Désormais le soutien au régime rwandais est avant tout une affaire de militaires. Quoi de plus normal ?

Les hommes politiques français sont à peine capables de localiser ce petit pays sur une carte, la presse, à de rares exceptions près, n’y vient pratiquement jamais, le cas du Rwanda, pas plus que celui du Burundi d’ailleurs, ne suscite jamais de débat public à l’Assemblée nationale ou ailleurs. L’Elysée (qui dirige la politique africaine de la France) et les militaires ont au Rwanda comme au Burundi les mains plus libres qu’ailleurs en Afrique : aucun contrôle démocratique ne s’exerce.

Dès le début de leur engagement, les Français sont informés des dérives du régime. Ainsi, par exemple, une lettre d’août 1990, adressée au Président Habyarimana par la section spéciale « lutte antidrogue » de la police française, relève :« Votre pénitencier de Butare est un centre bien connu de trafic de stupéfiants produits au Rwanda, et le directeur de l’établissement est un maillon très actif, qui jouit d’une grande crédibilité auprès de ses amis trafiquants français du fait qu’il entretient des contacts directs et réguliers avec vous. [...] Le marché de la drogue dans votre pays est une menace pour le nôtre. »

Fermant les yeux sur ces trafics, les militaires français découvrent au Rwanda un ennemi comme ils les aiment : les rebelles sont au départ issus d’un groupe minoritaire, leurs chefs parlent anglais, et ils assurent qu’ils mènent une lutte de libération nationale, dont les « nationaux » ne veulent pas. En outre, dit-on, certains dirigeants du FPR se réclameraient d’une sorte de socialisme à la tanzanienne, leurs discours rappelleraient ceux des cadres du Frelimo mozambicain dans les premiers temps de la lutte.

C’est sans doute pour combattre les « subversif » que l’armée française, dès 1990, envoie au Rwanda tant de militaires appartenant aux forces spéciales. Ils feront leurs preuves. C’est ainsi qu’un hélicoptère de combat aurait réussi à stopper, au lance-roquettes, une colonne de ravitaillement du FPR en octobre 1990. Aux commandes se trouvait un officier de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), le contre-espionnage français [1].

Deux ans plus tard, la France offre sa médiation politique et, malgré la méfiance du FPR, un premier contact officiel est pris à Paris entre le Front et des représentants du gouvernement rwandais. (Une rencontre avec l’opposition intérieure a déjà eu lieu à Bruxelles.) Mais sur le terrain, I’intervention française s’intensifie : une compagnie venue de Centrafrique débarque à Kigali et aide l’armée rwandaise à reprendre la ville de Byumba, dans le Nord, dont les rebelles se sont emparés. En fait, depuis 1990, ce sont les militaires français qui garantissent la survie politique de Habyarimana.

Certes, le régime rwandais fait ce qu’il peut : il achète des armes et recrute dans les campagnes, mais ses soldats de fortune manquent de motivation, de pugnacité. Seule la solde les attire. A chaque offensive importante du FPR, le contingent français, qui maintient quelque 150 coopérants en permanence sur le terrain, est renforcé d’une ou deux compagnies dépêchées de Bangui, qui se retirent lorsque la menace s’atténue [2].

C’est grâce aux Français, qui envoient un détachement supplémentaire de 400 hommes et des pièces d’artillerie, que le FPR, de justesse, est empêché de prendre Kigali en février 1993. L’unité qui intervient alors est le ler régiment d’infanterie de marine, RPIMA, basé à Bayonne. Relevant directement du chef d’état-major des armées, il s’agit d’une unité assez particulière, souvent affectée à des missions spéciales. Elle sera parfois relayée par des équipes issues du 13e régiment de dragons parachutistes, RDP, basé à Dieuze en Moselle, dont la particularité est de mener des opérations de reconnaissance en profondeur [3].

Cette interposition française a officiellement pour but de « prévenir le bain de sang » dans la capitale, mais elle ne réussira pas à empêcher l’exode d’un million de Hutus qui viendront s’agglutiner aux portes de Kigali dans de misérables camps de déplacés.

En 1992 et 1993, la France intensifie ses livraisons d’armes au Rwanda [4] : I’armurerie de Châteauroux ne pouvant plus livrer les quantités requises, l’armée française prélève sur ses propres stocks [5]. Les Français se montrent généreux à l’égard de ce petit pays pauvre qui n’a guère les moyens de s’offrir d’aussi coûteux équipements : automitrailleuses, hélicoptères Gazelle, avions Nord-Atlas ou Guerrier, artillerie de campagne.

Dans les bars de Kigali, les Français ne se privent pas de raconter qu’ils assurent le service après-vente : ils tiennent eux-mêmes les pièces d’artillerie et règlent les tirs de précision : « Ce n’est pas nous qui tirons, mais ils n’ont plus qu’à pousser sur le bouton... »

Par ailleurs, une compagnie de légionnaires « tient » l’aéroport, une autre, dotée de lanceurs de missiles portables, contrôle le trafic sur les axes routiers au nord de Kigali. Les Français, « pour des raisons de sécurité », vérifient eux-mêmes l’identité des Rwandais et surveillent d’un peu plus près ceux qui portent la mention tutsi. En mars 1993 d’ailleurs, l’Association rwandaise des droits de l’homme se plaint ouvertement de la discrimination ethnique pratiquée par les Français aux barrages routiers et considère, comme tous les partis d’opposition, que « les militaires français sont une force supplémentaire d’oppression ».

Si les Belges sont présents à l’hôpital militaire de Kanombe, dans le Nord, les Français tiennent l’hôpital de Ruhengeri, où les blessés affluent. A Ruhengeri d’ailleurs, tout près du Front, les Français participent directement aux opérations : les Rwandais ébahis racontent avoir vu des Français à peau noire, vraisemblablement des Antillais, participer à des battues dans la forêt...

Interrogatoires musclés

Les hommes des forces spéciales françaises vont plus loin encore : à Kigali, ils participent directement, et en uniforme, aux interrogatoires « musclés » des prisonniers du FPR et les questionnent sur la stratégie poursuivie, la logistique, les contacts avec l’extérieur, les sources de financement. La plupart d’entre eux opèrent sous des noms de code, qui commencent par la première lettre de leur nom. Pour en savoir plus, les Français mèneront même des « actions en profondeur ». Tellement profondes qu’elles les conduiront en territoire ougandais, à l’arrière des lignes du FPR, afin de mesurer l’ampleur de l’aide apportée par Kampala aux rebelles.

Le rôle du Dami, Détachement d’assistance militaire et d’instruction, est plus ambigu encore : ses hommes, au nombre d’une trentaine, ne sont pas seulement présents sur le terrain, ils participent directement à la formation des recrues rwandaises et, selon certains témoignages, à l’entraînement de milices. Le chef du DAMI, le lieutenant-colonel Chollet, conseiller direct de Habyarimana, a également été nommé, le ler janvier 1992, chef suprême des forces armées rwandaises et exerce les fonctions de conseiller du chef d’état-major de l’armée rwandaise.

Bref, il est le véritable patron et intervient dans l’organisation de l’armée rwandaise, l’instruction et l’entraînement des unités, l’emploi des forces, etc. Lorsque, trop voyant, il sera rappelé, le lieutenant-colonel Maurin, officiellement adjoint de l’attaché militaire à l’ambassade de France, prendra la tête des opérations et commandera les renforts.

En février 1993, 680 militaires français se trouvent officiellement au Rwanda pour assurer, théoriquement, la protection de 400 de leurs compatriotes civils. Jouant sur les rotations, Paris réussit parfois à maintenir plus de 1.000 hommes au Rwanda.

Certes, sur le plan politique, la France appuie les négociations d’Arusha. Mis sur la sellette à propos de sa politique au Rwanda, I’Elysée se défendra contre ce « procès sommaire » en soulignant que « la France resta sur le terrain pour empêcher une reprise des combats, tout en menant une action diplomatique en vue d’un accord politique entre les parties, ce qui a mis en route un processus de réconciliation nationale ».Ce qui est vrai et faux à la fois : la France, certes, soutient la négociation, mais elle souhaite également rester militairement présente au Rwanda et regrette que le FPR ait posé le départ de ses troupes comme condition incontournable. En termes voilés, une lettre de François Mitterrand, adressée le 18 janvier 1993 au Président Habyarimana, exprime cette déception : elle assure que « la France appuie les négociations d’Arusha qui doivent permettre de définir les conditions de la transition et d’en fixer les limites dans le temps. [...] Je souhaite que le souci de régler par la voie politique les différends qui opposent les deux parties continue à prévaloir ». « J’ai cependant, ajoute François Mitterrand, pris note des termes de l’accord de cessez-le-feu d’Arusha. Je ne veux pas que l’on puisse reprocher à la France d’avoir nui à une bonne application de l’accord, mais je souhaite vous confirmer que, sur la question de la présence du détachement Noroît, la France agira en accord avec les autorités rwandaises. » La missive se termine par une note manuscrite de François Mitterrand faisant part à son homologue de son souhait de pouvoir 1’« aider au mieux » dans sa tâche.

Les militaires français ne cachent pas leur dépit de devoir quitter le Rwanda où ils ont pris leurs habitudes. Lors des négociations d’Arusha, la France proposera même de transformer ses soldats en casques bleus, ce que le FPR refusera catégoriquement. Malgré le soutien officiellement apporté aux négociations de paix, l’attitude de la France demeure ambiguë : quoi qu’en dise l’Elysée, son ambassade ne se joint jamais aux démarches diplomatiques en faveur des droits de l’homme, elle multiplie au contraire les contacts avec les radicaux du régime.

Ainsi, le ler septembre 1992, Bruno Delaye, conseiller du Président Mitterrand, qui reprendra la direction de la cellule africaine de l’Elysée après le départ de Jean-Christophe Mitterrand et de Gilles Vidal, écrit à Jean Bosco Barayagwiza, l’un des idéologues du CDR, afin de lui transmettre les remerciements du président de la République après l’envoi d’une lettre ouverte signée par 700 citoyens rwandais remerciant « la France de son appui au processus démocratique et l’armée française pour sa coopération avec l’armée rwandaise » [6]. Cette amicale missive est envoyée alors que la responsabilité du CDR et du MRND est clairement engagée dans plusieurs incidents violents.

Par la suite, Paris refusera toujours de prêter attention aux témoignages de plus en plus nombreux faisant état de violences et qualifiera de « rumeurs » I’accablant dossier constitué par quatre associations de défense des droits de l’homme.Jusqu’au bout, la France traînera les pieds pour quitter le Rwanda : alors que les accords d’Arusha prévoient le départ de toutes les forces étrangères et leur remplacement par des casques bleus, il faudra que les Belges s’engagent sous la bannière onusienne pour que le mouvement enfin s’enclenche et s’accélère.

C’est fin décembre seulement que l’opération Noroît se replie sur Bangui. Officiellement, les Français ne laissent au Rwanda que 25 coopérants militaires parfaitement identifiables. Cependant, de nombreux témoins assureront avoir retrouvé à Kigali et à Butare, en civil, des membres du DAMI qui avaient quitté le pays en décembre : « séjour privé », « vacances », « mission de courte durée », répondaient-ils aux questions indiscrètes...

Ainsi donc la France, avant l’attentat du 6 avril, a assisté sans réagir à la lente dérive du régime, à la constitution de milices entraînées dans certains cas par ses propres spécialistes. Elle a refusé de prendre connaissance des innombrables témoignages faisant état de massacres, de disparitions, d’attentats. Refusé, jusqu’en février 1994, de se joindre aux démarches diplomatiques menées par la Belgique, le Canada, la Suisse et le Vatican après les tueries qui suivirent l’assassinat de Félicien Gatabazi (du PSD) et de Martin Bucyana (du CDR). Elle a affronté directement le Front patriotique et encouragé, au sein des partis d’opposition, les partisans de la tendance radicale power. Alors que la radio privée du Président devenait de plus en plus critique à l’égard des Belges, que les accords de paix étaient dénigrés sans discontinuer, la France, elle, était portée au pinacle par les extrémistes, les mêmes massacreurs qui allaient accueillir en sauveurs les troupes de l’opération Turquoise.

Les vrais amis

Jusqu’au 6 avril, cette attitude était pour le moins compromettante, mais sans plus. Après l’attentat, lorsque tombèrent les masques et que chacun rejoignit son camp, la France, plus clairement que jamais, choisit le sien.

Le président de la République, à 21h30, fut l’un des premiers à assurer Mme Habyarimana de ses condoléances et de son soutien, à lui proposer l’asile. Le 7 avril, il lui adressa une missive : « En ces dramatiques circonstances, la France se souvient des éminentes qualités de ce chef d’Etat qui souhaitait, avec courage et détermination, conduire son pays vers la réconciliation nationale. » Quelques jours plus tard, Edouard Balladur exprimera de son côté « toute l’affliction que [lui] causait la disparition tragique de cet ami de la France, qui avait engagé son pays sur la voie du renouveau, dans des circonstances particulièrement difficiles ».

Agathe Habyarimana prit donc place, en priorité, à bord du premier appareil à destination de Bangui, puis de Paris. Quelque 60 enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe, des enfants de militaires, étaient du voyage, ainsi que 34 « accompagnateurs » rwandais qui disparurent par la suite [7]. Le Président tenait beaucoup à ce que cette amie de la France soit dignement accueillie, et le ministre de la Coopération, André Roussin, débloqua un crédit spécial de 200.000 francs. pour l’accueil des réfugiés rwandais, ou du moins de ces réfugiés-là.

En septembre 1994, la veuve du Président quitta finalement la France pour le Gabon. Alors que la ville se couvrait de barricades, que le Front patriotique sortait de son cantonnement, que les équipes de tueurs ratissaient les maisons des Tutsis et des opposants, les dignitaires du régime Habyarimana se réunirent à l’ambassade de France et y constituèrent le gouvernement provisoire.

Grâce à l’intervention de l’ambassadeur de Suisse, Pierre Gakumba, militant de l’Association rwandaise pour la défense des droits de l’homme, parvint également à franchir le portail de l’ambassade de France. A Genève, il témoignera de son expérience devant la Commission des droits de l’homme :

« A plusieurs reprises, j’ai demandé protection et refuge chez les casques bleus qui m’ont refoulé sous prétexte de leur neutralité face aux massacres. Même quand j’ai profité de leur retrait du quartier vers leur caserne centrale et que je me suis faufilé dans leur convoi, ils m’ont encore fermé le portail au nez quand nous sommes arrivés après une traversée de dizaines de barrages érigés par des militaires et des milices puissamment armés. Sur tous ces barrages, je voyais des gens assis, enchaînés les mains dans le dos, en train d’être massacrés et qui criaient au secours quand ils voyaient passer les casques bleus inaccessibles. [...] Devant l’ambassade de France, il y avait des centaines de familles accrochées au portail et à qui l’on refusait l’entrée. Quelle ne fut pas ma stupeur de voir les gens qui étaient rassemblés dans cette ambassade de France ! Tous les dignitaires du régime et leurs familles, dont les ministres et les députés du parti du Président, la belle-famille du Président, le directeur de la radio RTLM et ses subalternes connus pour leurs appels aux massacres.
En tout cas, aucune présence des employés nationaux de l’ambassade ou du centre culturel francais. Deux de ces employés que je connaissais m’avaient pourtant téléphoné la veille pour me dire qu’ils avaient demandé secours à leur employeur français, mais sans réponse. Mais que craignaient ces dignitaires du régime puisque je les voyais sortir à tout moment de l’ambassade avec leurs escortes de militaires pour circuler dans les quartiers en flammes ?
A leur tour, ils tenaient des réunions à l’ambassade pour parler de l’évolution de la situation et ils se plaisaient à dresser le bilan des victimes ou à regretter que telle ou telle personne n’ait pas encore été tuée, ou que tel ou tel quartier n’ait pas encore été nettoyé. Ils vantaient tout haut les résultats de leurs plans et les exploits des milices.
[...]
Lorsque commença l’évacuation, figuraient sur la première liste des gens à évacuer les noms de certaines personnalités reconnues comme chefs de bande de milices, dont le rédacteur en chef du journal Kangura, Hassan Ngeze, réputé pour ses écrits incendiaires. Je suis monté dans l’avion sur insistance de l’ambassadeur de Suisse, car le ministre de la Santé, Casimir Bizimungu, refusait que je sois embarqué. »

Vénuste Kayimahe, qui avait travaillé durant dix-huit ans au centre culturel français, croyait que ses états de service lui vaudraient une certaine protection. Il n’en fut rien. Dans une lettre ouverte, qu’il adressa depuis Nairobi au Président Mitterrand, il écrivit : « Lorsque les paras français se sont déployés dans la capitale rwandaise et sur le reste du territoire à la recherche de leurs compatriotes et de quelques autres étrangers, j’étais loin d’imaginer qu’ils "oublieraient" volontiers de porter secours aux fidèles collaborateurs de la France qui se trouvaient en danger.
Ils avaient, contrairement à toutes les autres personnes et à toute autre force, le droit et la liberté de se rendre partout où ils voulaient ; avaient accès à tous les lieux, même les plus sensibles et les mieux protégés, tels que les camps militaires et l’état-major gouvernementaux. Aux barrages, des miliciens qui assassinaient à tour de bras levaient, en signe d’amitié, leurs machettes sanglantes et les saluaient par des "Vive la France !" enthousiastes avant de leur laisser promptement le passage.
Mais je n’ai pas tardé à constater que je m’étais trompé : la France n’avait aucune intention d’aider ceux des Rwandais en danger qui l’avaient toujours servie, corps et âme. C’est également ce qu’ont pu constater, avant de mourir, ces collègues qui, par téléphone, avaient lancé des appels au secours à l’adresse de leurs patrons qui y étaient restés sourds.
[...] Ils n’avaient, comme toutes les autres victimes, que le tort d’être soit des Hutus tolérants, soit simplement des Tutsis, un crime majeur aux yeux des extrémistes du régime. Pendant six jours, j’ai supplié les responsables de la mission de coopération, ceux du centre culturel et les militaires eux-mêmes pour qu’ils m’aident à récupérer les enfants qui se trouvaient à moins de 3 km dans la ville, sans résultat. [...]
Au moment où l’ambassadeur de France se préparait à partir, où le directeur du centre culturel français qui m’a employé pendant plus de dix-huit ans venait récupérer les vehicules de service pour les amener en sécurité, et l’agent comptable chercher les documents de l’établissement, au moment où pendant trois jours et trois nuits de totale inactivité deux sections de paras se vautraient au centre culturel en mangeant, buvant et regardant la télé à longueur de journée avant de piller la maison en prenant soin de briser portes et bureaux à la recherche d’un butin éventuel, mes cinq gosses, des familles de collègues, des centaines de milliers d’innocents se faisaient égorger par des militaires et des miliciens entraînés et équipés par votre pays.
[...]
Lorsque, au matin du 12 avril, l’ambassadeur et son équipe quittaient le pays, lorsque les paras partaient du centre culturel français en y laissant treize Rwandais dont au moins une dizaine les suppliaient de les sauver, la France a, ce jour-là encore, failli au devoir universel d’assistance à personne en danger. Si actuellement les dix personnes en question sont encore en vie, elles le doivent uniquement à l’action généreuse de militaires belges qui les ont sorties du centre et du Rwanda pour les conduire à Nairobi où elles ont été mises sous la protection du haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
[...]
Quant à l’opération Turquoise, le retard mis à penser cette intervention, la publicité et le forcing développés par la suite pour sa mise en route amènent à se poser des questions sur sa réelle utilité et sa véritable ambition. Trois mois après le début du génocide, le bilan des horreurs est stupéfiant. Plus de un million de morts et peut-être deux millions ou plus de déplacés. Après quelque soixante-quinze jours de carnage, la France, par son armée interposée, revient sur les lieux, officiellement pour sauver les persécutés. Ce serait beaucoup plus logique de dire : pour constater l’irréparable. »
 [8]

Les Français achevèrent donc l’évacuation des expatriés et abandonnèrent la population rwandaise à son sort. Non sans laisser quelques conseillers techniques auprès de leurs anciens alliés et un certain équipement : des blindés de montagne, des hélicoptères de combat, pour une valeur de 28 millions de dollars.

Paris devait ensuite répondre positivement à la suggestion de Boutros-Ghali, qui proposa, le 21 avril, de réduire de 2.700 à 270 le nombre de casques bleus. Fin avril, le représentant de la France au Conseil de sécurité devait s’opposer à ce que le massacre des Tutsis fût qualifié de génocide. Il fallut attendre la réunion de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève à la mi-mai pour que Mme Lucette Michaux-Chevry, ministre chargée de l’Action humanitaire, prenne la parole au nom de la France et soit l’une des premières à prononcer enfin le terme maudit.

Auparavant, deux des principaux protagonistes des massacres, le ministre des Affaires étrangères Jérôme Bicamumpaka et Jean Bosco Baragawyuza, dirigeant du CDR, avaient obtenu leur visa pour la France. Ils furent reçus à l’Elysée et au Quai d’Orsay, puis se rendirent à New York où ils plaidèrent leur cause auprès des Nations unies. Par la suite, malgré les informations qui affluaient, la France officielle, en avril et en mai, demeura fort discrète à propos des événements du Rwanda. Discrète, mais pas inactive.

Les conseils de la coopération militaire

L’influence de Paris sur les massacreurs demeurait considérable. Ainsi, par exemple, il suffit d’un coup de fil de l’Elysée pour qu’un convoi soit autorisé par les miliciens à quitter l’hôtel des Mille Collines. Et pour cause : les opérations des troupes gouvernementales étaient soutenues et conseillées depuis Paris. C’est ainsi que, du 9 au 13 mai, le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, conseiller du chef d’état-major des forces armées rwandaises et officier de liaison avec la Minuar, séjourna à Paris et rencontra à plusieurs reprises les responsables de la maison militaire de la coopération française.

Le 9 mai, de 15 à 17 heures, il fut reçu par le général Huchon. Ce dernier, après avoir été l’adjoint du chef d’état-major particulier du Président Mitterrand jusqu’en 1993, avait été nommé directeur de la mission militaire de coopération. Au cours de cet entretien, des points importants furent abordés : le soutien du Rwanda par la France sur le plan international, la présence physique des militaires français au Rwanda ou tout au moins d’un contingent d’instructeurs spécialistes des actions de coups de main dans le cadre de la coopération, l’utilisation indirecte des troupes étrangères, régulières ou non.

Parmi les besoins urgents énumérés figuraient des munitions de 105 mm, des munitions pour armes individuelles - qui pourraient être livrées en passant par les pays voisins amis du Rwanda -, des vêtements, du matériel de transmission. Il fut également discuté de la participation aux enquêtes visant à faire la lumière sur la mort tragique du président de la République et de son homologue du Burundi.

Le général Huchon, selon le rapport de mission que le lieutenant-colonel Rwabalinda transmit à ses chefs, répondit à son hôte : « Il faut sans tarder fournir toutes les preuves établissant la légitimité de la guerre que mène le Rwanda de façon à retourner l’opinion internationale en faveur du Rwanda et pouvoir reprendre la coopération bilatérale. Entre-temps, la maison militaire de coopération prépare les actions de secours. »

Le rapport poursuit : « Le téléphone sécurisé permettant au général Bizimungu et au général Huchon de converser sans être écoutés [cryptophonie] par une tierce personne a été acheminé sur Kigali. Dix-sept petits postes à sept fréquences chacun ont également éte envoyés pour faciliter les communications entre les unités de la ville de Kigali. Ils sont en attente d’embarquement à Ostende. Il urge d’aménager une zone sous contrôle des FAR où les opérations d’atterrissage peuvent se faire en toute sécurité. La piste de Kamembe [à Cyangugu] a été retenue convenable aux opérations, à condition de boucher les trous éventuels et d’écarter les espions qui circulent aux alentours de cet aéroport. » A ce moment, faut-il le rappeler, les massacres avaient déjà fait bien plus de un demi-million de morts, et la France, à la mi-avril, avait officiellement refusé une demande d’aide militaire formulée par le gouvernement intérimaire...

Le général Huchon était sans doute conscient des difficultés qui se posaient au niveau de l’opinion publique puisque, lorsque au cours des entretiens suivants son hôte rwandais insista sur les actions immédiates et à long terme attendues de la France, celui qui était alors le directeur de la coopération militaire lui fit clairement comprendre que les militaires français avaient « les mains et les pieds liés pour mener une intervention quelconque en faveur des FAR à cause de l’opinion des médias que seul le FPR [semblait] piloter ».

L’officier français poursuivit en soulignant : « Si rien n’est fait pour retourner l’image du pays à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du Rwanda seront tenus pour responsables des massacres commis au Rwanda. » Le général Huchon insista plusieurs fois sur ce point : « Le gouvemement français n’acceptera pas d’être accusé de soutenir des gens que l’opinion internationale condamne et qui ne se défendent pas. Le combat des médias constitue donc une urgence et conditionne d’autres opérations ultérieures. Dès que le contact téléphonique projeté sera établi, une appréciation des problèmes sera affinée et concrétisée en tenant compte de la position du gouvernement français sur le cas du Rwanda » (Après le début de l’opération Turquoise, le général Huchon, considéré comme trop proche des radicaux hutus, sera écarté du dossier rwandais.)

Autrement dit, les responsables de la coopération militaire française ont longtemps été en contact avec leurs frères d’armes rwandais et ont « piloté » leurs opérations, au besoin par téléphone depuis Paris. Quant aux fournitures d’armes, avant et après l’embargo décrété par l’ONU le 17 mai, elles se sont poursuivies sur l’aéroport de Goma, traversant ensuite la zone humanitaire francaise.

C’est ainsi qu’en mai, à cinq reprises, un Boeing 707 à l’immatriculation soigneusement effacée s’est posé à Goma, trois fois de jour et deux fois de nuit, transportant à chaque voyage quelque 18 tonnes d’armes, « d’origine serbe » selon les uns, dans des caisses estampillées « Bulgarie » selon d’autres. Des témoins affirment avoir identifié une fois des pilotes sud-africains. Toutes les sources sur place sont convaincues que ces livraisons d’armes furent payées par la France. Mais aucune preuve n’a jamais pu être avancée [9].

Par la suite, c’est au départ des Seychelles que sont venues les armes approvisionnant les forces gouvernementales : selon La Lettre de l’océan Indien [10] deux rotations vers Goma ont eu lieu à bord d’un avion zaïrois dans les nuits du 16 au 17 juin et du 18 au 19 juin. Ces appareils transportaient des armes et des munitions, notamment plus de 500 caisses de grenades antitanks et à fragmentation. L’avion zaïrois était enregistré sous le numéro de vol AZR 3024 à l’aller, AZR 4032 au retour, et appartiendrait au conseiller spécial du président Mobutu chargé de ses services de sécurité, M. Ngbanda Nzambo te Atumba.

Le colonel Bagosora, chef de cabinet du ministre rwandais de la Défense, l’un des principaux responsables du génocide, se serait rendu aux Seychelles le 4 juin pour préparer l’expédition. Les responsables civils de l’aéroport de Mahé se montraient en effet très réticents et il fallut l’intervention personnelle du Président René pour les convaincre. D’autres vols devaient suivre, en violation de l’embargo onusien décrété en mai.

Toujours selon La Lettre de I’océan Indien [11], c’est peut-être en relation avec cette affaire que le chef d’état-major des Seychelles Defense Forces, le colonel Léopold Payet, se rendit en France début juillet, ce qui, dans les îles, relança le débat sur le rôle qu’auraient pu jouer certains milieux français pour faciliter ces ventes d’armes, auxquelles des milieux d’affaires sud-africains auraient également participé. Cependant, une importante commande de matériel militaire, présentée à Paris à la mi-mai, n’aurait pas recu de réponse favorable.

Selon une autre source seychelloise, les envois d’armes auraient fait l’objet d’un marché entre les FAR et les militaires français de l’opération Turquoise. En échange des livraisons, les FAR auraient promis de laisser les Français protéger deux camps de Tutsis, à Nyarushishi et Bisesero. Le premier, en effet, était placé depuis plusieurs semaines sous la garde de la gendarmerie rwandaise.

Quoi qu’il en soit, malgré les conseils prodigués par la DGSE aux troupes gouvernementales, malgré les fournitures d’armes, les FAR ne cessaient de perdre du terrain.

Il est urgent d’agir

C’est alors - onze semaines après le début des tueries - que le Président Mitterrand sembla prendre conscience de l’ampleur du drame. A ce moment, les Tutsis du Rwanda étaient presque tous exterminés, et les Hutus de l’opposition ou originaires du sud du pays avaient été décimés. Il n’empêche : le chef de l’Etat français décida soudain qu’il était urgent d’agir, de précipiter les opérations, avec ou sans le soutien de l’ONU : « Quoi qu’il en soit, nous irons, c’est une question de jours et d’heures », devait-il déclarer le 18 juin à la tribune de l’UNESCO.

C’est qu’à la mi-juin un élément nouveau justifiait l’intervention : la débâcle des troupes gouvernementales, plus rapide que prévu, le FPR étant sur le point de prendre Kigali. Alain Juppé, le ministre français des Affaires étrangères, devait d’ailleurs déclarer, deux jours avant la décision d’intervenir : « Une victoire du FPR serait intolérable. »

La déroute des FAR fut plus qu’une déception cuisante pour leurs frères d’armes français : elle fut une défaite pour la coopération militaire elle-même, qui avait manifestement dirigé jusqu’au bout les opérations sur le terrain. En fait, les troupes rwandaises se comportèrent comme la plupart des armées africaines une fois abandonnées à elles-mêmes : elles se montrèrent incapables de manoeuvrer, se contentèrent de duels d’artillerie plus ou moins bien réglés aussi longtemps qu’elles disposèrent de munitions, défendirent des positions sans prendre d’initiative, jusqu’au moment de la débandade finale et du repli vers le Zaïre, non sans avoir pillé au passage les régions frontalières.

Cette stratégie de repli ne fit cependant pas l’unanimité parmi les forces gouvernementales : le 6 juin, plusieurs officiers réunis à Kibembe devaient publier une déclaration s’opposant au génocide, réclamant l’application effective des accords d’Arusha, I’ouverture de négociations avec le FPR (comme ce dernier l’avait proposé à l’armée gouvernementale), et acceptant le principe d’une reddition honorable conforme aux lois de la guerre.

L’un de ces officiers, le major Emmanuel Habyalimana, devait m’expliquer par la suite que la plupart des officiers voulaient négocier, entre Rwandais, une solution honorable, mais qu’ils s’étaient trouvés entraînés à se replier sur le Zaïre par les jusqu’auboutistes du « groupe de Karago », les gens du Nord proches de Habyarimana. Selon lui, cette stratégie de repli fut appuyée par les Français. La preuve en est que lorsqu’il voulu quitter Kibembe, qui se trouvait dans la zone de sécurité Turquoise, les militaires français le déposèrent par hélicoptère, de force, à Bukavu, lui enjoignant d’aller retrouver ses compatriotes d’armes repliés au Zaïre.

« C’était dangereux pour moi, conclut Habyalimana, car mes compagnons d’armes me considéraient comme un traître. Il a fallu que je contacte discrètement le FPR pour qu’il vienne me chercher au cours d’une expédition nocturne à Bukavu. » Ce repli de l’armée rwandaise vers le Zaïre, entraînant la population civile dans le même mouvement de débandade, ne fut certainement pas spontané : il relève de la politique de la terre brûlée pratiquée tout au long de la guerre. « C’est un pays vide que retrouvera le FPR », avait prophétisé le ministre Alain Juppé.

C’est certainement avec intérêt que les spécialistes des guerres africaines analyseront demain la stratégie mise en oeuvre par le Front patriotique. Alors qu’au début de la guerre chacun croyait que le général Kagame allait s’empresser de prendre Kigali, il en décida autrement pour ne pas immobiliser un trop grand nombre de ses hommes dans une capitale difficile à contrôler, alors que l’adversaire disposait de deux fois plus d’effectifs que lui.

Il choisit au contraire de pratiquer un mouvement tournant autour de chacun de ses objectifs, encerclant les villes les unes après les autres. C’est ce qui se passa à Butare, où les militaires français avaient déjà préparé le petit aéroport : contre toute attente, le FPR s’empara de la ville où ses hommes étaient déjà infiltrés. Une négociation rapide, qui avait été précédée d’un bref accrochage, s’engagea alors entre le FPR et les Français, qui furent autorisés à repartir avec les hommes, les véhicules, les hélicoptères et 600 orphelins. Moyennant peut-être l’engagement français de ne pas passer à l’offensive ?

« Nous n’avons rien demandé en échange, expliqueront les officiers du FPR, nous aussi, nous savons tirer... » Ils conclueront : « Tout cela, nous l’avons noté. Mais nous sommes aussi capables d’oublier. »

La stratégie du Front consiste en effet à fixer les poches ennemies, à les isoler, à laisser échapper les éléments vaincus, démoralisés, qui, en se repliant, augmenteront les inquiétudes de l’arrière. Le commandant des forces américaines au Rwanda, le colonel Jim McDonough, ancien directeur de l’US Army School for Advanced Military Studies, reconnaît les qualités militaires de Kagamé : « Il comprend ce que signifie la discipline. Il comprend la vitesse. Il comprend la mobilité. » [12]

Cette stratégie exige en effet du sang-froid, des directives claires. Elle permet également d’économiser les hommes et les munitions, denrée doublement rare dans les rangs du Front patriotique. Mais le revers de cette lente méthode d’encerclement, c’est qu’elle est très coûteuse pour les civils menacés dans le camp adverse. Le FPR choisira d’encercler Kigali, d’attendre que la ville soit abandonnée par ses adversaires, mais durant ces douze semaines d’horreur les miliciens auront les mains libres...

Le général Kagamé nie cependant cette conséquence : il rappelle que son objectif final était de conquérir l’ensemble du territoire et d’y sauver des vies, y compris à Kigali. Il est un fait que dans la capitale, de nombreux rescapés (Hutus et Tutsis sans distinction) doivent au FPR d’avoir été sauvés : chaque nuit, des patrouilles du Front circulaient dans les quartiers et rassemblaient les survivants en longues colonnes qui remontaient vers le nord. La stratégie du Front réussit en fait à fixer à Kigali une part importante de l’armée adverse, ce qui lui permit pendant ce temps de se déployer depuis l’est du pays, dans un mouvement tournant, en même temps qu’étaient infiltrés les demiers bastions, Butare et la capitale.

Même lorsque les Français arrivèrent à Goma et Gisenyi, ils eurent la surprise de constater que le FPR avait déjà pris position sur les montagnes dominant les villes jumelles.

La mobilité et la souplesse des combattants du Front sont d’autant plus remarquables que ses unités se sont déplacées à pied, les hommes portant tout leur équipement sur le dos. Un contraste frappant avec les forces gouvernementales, dotées d’hélicoptères, de véhicules blindés, de voitures... mais qui, vers la fin de la guerre, se trouvèrent à court de munitions à cause de l’embargo décrété par l’ONU alors que les moyens du FPR - en partie capturés sur leurs adversaires - semblaient illimités car utilisés avec parcimonie.

Pourquoi le Rwanda ?

L’opération Turquoise, la plus controversée des interventions humanitaires, devait démontrer le détermination de la France à demeurer à tout prix présente au Rwanda.Quel est donc le sortilège qui lie la France à ce petit pays parmi les plus pauvres d’Afrique et qui conduisit un président de la République, en pleine période de cohabitation, à s’engager aussi ouvertement, à susciter une telle polémique ?

On l’a dit : si l’argument humanitaire avait été déterminant, il aurait joué beaucoup plus tôt. Il aurait prévalu bien avant le génocide, par exemple lors des « répétitions générales » que furent les massacres de 1991, 1992, 1993, 1994...

Les liens personnels entre le Président français et son homologue rwandais, renforcés par les relations particulières de leurs fils respectifs, constituent déjà un début d’explication. Vient ensuite la volonté de ne pas tolérer sans réagir qu’un pays africain francophone soit déstabilisé par une « agression » venue de l’extérieur. On le sait : depuis le sommet de La Baule, Paris a prôné l’évolution démocratique, encouragé les conférences nationales, mais cette préoccupation a rapidement cédé le pas devant les impératifs de stabilité.

Les primes à la bonne gestion promises naguère ont été remplacées par la politique du statu quo : à Djibouti, la France entretient 4.000 soldats dans un pays dont le Président, Gouled Aptidon, est accusé d’exterminer la minorité afare ; en Mauritanie, la France entraîne une armée qui pratique une politique de terreur à l’égard de la minorité noire ; au Tchad, le Président Idriss Deby est explicitement protégé par l’armée française en dépit de nombreuses violations des droits de l’homme dans le pays. Au Gabon, au Togo, au Cameroun, partout, les dinosaures francophones ont été renforcés... M. Degni-Segui, le rapporteur de la première commission d’enquête des Nations unies au Rwanda, relève d’ailleurs dans son rapport : « L’Afrique francophone est particulièrement réfractaire à l’alternance politique. »

Alors que la victoire du FPR s’annonçait, les messages adressés à Paris se multipliaient en provenance de diverses capitales de l’Afrique francophone : « Ne nous abandonnez pas, vous nous avez imposé la dévaluation, empêchez au moins la déstabilisation. » Paris pouvait donc considérer qu’au Rwanda la crédibilité de sa politique africaine (en tout cas de sa protection militaire) était en jeu. L’argument de la francophonie fut trop souvent invoqué par les porte-parole de l’Elysée pour pouvoir être négligé.

Aux yeux des Français, le Rwanda est un poste avancé de la francophonie, d’où il s’agit de résister contre « la menace anglo-saxonne », sorte de nébuleuse s’étendant depuis Londres et Washington et qui passe par l’Ouganda et les rangs du FPR. Et pourtant, quelle aberration ! Le Rwanda est doté d’une langue nationale, le kinyarwanda, parlée par les Hutus comme par les Tutsis, ainsi que par les membres du FPR qui ont appris l’anglais en exil. Le Président Habyarimana lui-même, grand « francophone », a supprimé l’enseignement du français à l’école primaire, et seulement 10% de la population rwandaise s’exprime dans la langue de Voltaire, contrairement à ses voisins du Zaïre et du Burundi.

L’empressement des Britanniques et des Américains à reconnaître le nouveau régime de Kigali a bien montré, a posteriori, que ce petit pays se trouve à la charnière de deux zones d’influence et que si Paris se bat pour préserver son pré carré en Afrique centrale, Britanniques et Américains pour leur part souhaiteraient renouer avec le vieux rêve de Cecil Rhodes : tracer une ligne de continuité à la verticale à travers le continent africain, de l’Ouganda jusqu’à l’Afrique du Sud.

Des facteurs plus sérieux doivent être avancés. Comme par exemple la nécessité pour la France de renforcer ce petit bastion catholique dans une Afrique de l’Est où l’islam gagne du terrain, où les Etats-Unis souhaiteraient neutraliser le régime de Khartoum, accusé d’exporter un islam militant avec l’aide de l’Iran. Alors que les Américains, via l’Ouganda, soutiennent activement la rébellion du Sud-Soudan, la France, elle, a choisi en effet le camp des islamistes de Khartoum, dont le dirigeant, Hassan el-Tourabi, est un francophile convaincu.

Des accords d’exploitation pétrolière auraient également été signés durant l’été 1994, ce qui explique mieux encore le réchauffement des relations entre Paris et Khartoum, dont la « livraison » du terroriste Carlos fut une autre manifestation. Pour mieux appuyer Khartoum, les Français auraient ouvert un corridor permettant d`approvisionner l’armée soudanaise depuis les frontières de la Centrafrique et du nord du Zaïre, dans la région d’Aka, afin de prendre à revers les troupes rebelles. Dans cette optique-là, le Rwanda pouvait représenter un pion utile, une base arrière éventuelle.

Cependant, les diplomates, les conseillers politiques français l’ont toujours reconnu à demi-mot : le Rwanda, c’est l’affaire des militaires. Et c’est finalement une logique militaire, un réflexe de solidarité qui a conduit l’armée française à soutenir jusqu’au bout les « frères d’armes rwandais ». Ce sont aussi des considérations stratégiques.

Depuis des années, l’armée française examinait la possibilité d’installer une base militaire dans le Bugesera, à l’est du pays. L’idée n’était pas nouvelle : les Américains avaient déjà caressé ce projet au début des années soixante-dix, et le refus du Président Kayibanda, hostile à toute forme d’impérialisme, fut l’une des causes de sa disgrâce et de sa chute. Habyarimana, lui aussi, avait écarté cette idée de base militaire. Même les Allemands avaient naguère tenté d’en implanter une dans la région : vers la fin des années soixante-dix, ils avaient installé au Shaba voisin une base de lancement de missiles qui auraient pu atteindre tout le sud du continent.

Mais la gabegie zaïroise aidant, le projet avorta. Au Rwanda en revanche, plusieurs arguments plaidaient en faveur d’une base militaire : tout d’abord le fait que Djibouti ne pouvait plus être considérée comme sûre, pas plus que Bouar en République centrafricaine. En outre, comme « porte-avions », le Rwanda offrait beaucoup plus d’avantages : le pays est petit, situé sur la crête Zaïre-Nil, au coeur même du continent, doté d’excellentes infrastructures, d’un réseau de routes, de communications qui fait l’envie des pays voisins. (Ce n’est pas sans arrière-pensées sans doute que les spécialistes américains ont été les premiers à débarquer à Kigali, afin de remettre en état le précieux reseau.)

Une base militaire au Rwanda aurait permis à la France d’avoir un oeil sur l’Afrique australe et surtout de se trouver aux portes du riche Zaïre. C’est en effet essentiellement par rapport au Zaïre qu’il faut comprendre la politique « rwandaise » de la France : le Zaïre de Mobutu est peut-être un pays anarchique, chaotique, mais il n’en demeure pas moins fabuleusement riche en matériaux stratégiques - cobalt, uranium, colombo-tantalite, etc. La Cogema française n’a d’ailleurs jamais cessé ses prospections minières dans la province du Shaba.

Évincée du Rwanda par la rapide victoire du Front patriotique, et ostensiblement supplantée à Kigali par les Anglo-Saxons, la France a logiquement tenté de se replier sur le Burundi. Ce n’est pas par hasard que l’opération Turquoise s’est déployée au sud-est du Rwanda, dans une région voisine de Cibitoke au Burundi, bastion des extrémistes du Palipehutu (Parti pour la libération du peuple hutu) : c’est dans cette région qu’étaient organisés les entraînements des miliciens rwandais, mais aussi des recrues hutus du Burundi.

La fin de l’opération Turquoise a d’ailleurs correspondu à une multiplication des provocations au Burundi : des lettres circulèrent, révélant des plans d’extermination des Tutsis ourdis par le parti extrémiste (et minoritaire) Palipehutu. En outre, une radio comparable à la sinistre Radio des Mille Collines, Radio-Rutomorangingo, commenca à émettre, appelant les Hutus à la mobilisation et au massacre, répétant le slogan : « Coupez aux articulations ! »

Cette nouvelle « radio-haine » commença ses émissions sur la fréquence 104,7 mgHz, au sommet d’une montagne située dans le secteur de Nzahaha, dans la commune de Bugarama, dans la préfecture de Cyangugu, au milieu donc de la zone humanitaire française. Le Président du Burundi communiqua la localisation exacte de cette radio-pirate à Bruno Delhaye, en demandant que les forces françaises veillent à réduire au silence cet émetteur qui risquait de déstabiliser son pays.

L’ambassadeur de France à Bujumbura transmit officiellement la même requête le 7 juillet. Cela n’empêcha pas le conseiller à l’Elysée de répondre, le 25 juillet, au président de la Fédération internationale des droits de l’homme, que « d’après les responsables de "Turquoise", cette radio émet du territoire burundais et non de la "zone humanitaire sûre" rwandaise comme nous l’avions craint un moment. L’aurait-elle fait que nous aurions pris les dispositions nécessaires dans le cadre du mandat confié par les Nations unies pour en faire cesser les émissions dans la zone humanitaire sûre ».

Auparavant déjà, la Radio des Mille Collines avait poursuivi ses émissions depuis la zone Turquoise, et des militaires français auraient escorté certains de ses responsables jusqu’à Bukavu. Interrogé à propos de cette radio, le ministre de la Défense, François Léotard, devait déclarer pour sa part que la destruction d’un émetteur radio ne faisait pas partie du mandat confié à la France par l’ONU.

Les Américains eurent moins de scrupules : lorsqu’ils s’embarquèrent pour l’Afrique, ils emportèrent du matériel destiné non seulement à l’épuration des eaux, mais aussi... au brouillage des émissions radio.

Tandis que se déroulait l’opération Turquoise, le Burundi, vacillant au bord de l’abîme, fut l’objet de manoeuvres de déstabilisation systématiques : tout fut fait pour exciter l’armée afin de l’amener, sous couvert de répression, à se livrer à des massacres contre des civils. De tels débordements auraient pu justifier une intervention militaire étrangère, destinée à prévenir « un autre génocide ». C’est que le Rwanda étant provisoirement perdu, il fallait bien trouver un autre « porte-avions » en face du Zaïre...

Mais après tout, pourquoi ce détour par Kigali ou Bujumbura ? Grâce à l’opération Turquoise, la France a réussi à reprendre solidement pied au Zaïre. Alors que les Anglo-Saxons ont clairement décidé de miser sur le président ougandais Museveni et sont présents aux côtés du FPR, la France, elle, se retrouve ainsi aux côtés du Président Mobutu, un homme qui, aux yeux de beaucoup d’Africains, est le symbole vivant des malheurs du continent.

[1Libération, 11 juin 1992.

[2Filip Reyntjens, L’Afrique des grands lacs en crise, op. cit. p 75.

[3Le Monde, 23 juin 1994.

[4Who is arming Rwanda ? rapport d’Africa watch, janvier 1994.

[5Libération, 11 iuin 1992.

[6Filipp Reyntjens, L’Afrique des grands lacs en crise, op. cit., p. 177.

[7Libération, 18 mai 1994.

[8La Lettre de la fédération internationale des droits de l’homme, juillet 1994.

[9International Herald Tribune, 26 août 1994.

[10Publiée dans Libération, 5 juin 1994.

[11La Lettre de l’océan Indien, 2 juillet 1994.

[12New York Herald Tribune, 12 septembre 1994.