La sanglante désagrégation de l’unité nationaliste n’est pas due seulement à des rivalités de personnes, mais également à des divergences politiques face aux négociations entreprises par certains émissaires parisiens, et plus encore aux modalités de répartition des fruits de " l’impôt révolutionnaire ".

L’emprise du grand banditisme sur la Corse, agissant parfois seul, parfois sous couvert des idéaux nationalistes, est tel que l’on peut légitimement s’interroger sur son orientation mafieuse.

A) " L’IMPOT REVOLUTIONNAIRE "

Cette dénomination trompeuse recouvre en fait un fructueux racket pratiqué à grande échelle qui, ajouté à divers braquages, atteint des sommes considérables.

L’importance des sommes ne peut qu’attiser les convoitises, comme en témoignent les indications fournies à la commission par un magistrat parisien, bon connaisseur des différents mouvements terroristes : " Le terrorisme corse a une particularité par rapport aux autres formes de terrorisme. S’agissant par exemple de l’ETA, on ne peut pas parler de mafia. Ce mouvement est composé de tueurs qui se procurent de l’argent par racket, mais de manière presque officielle. Ils envoient une première lettre aux chefs d’entreprise en ces termes : " Vous devez participer à la lutte de libération nationale. C’est votre devoir. Si vous ne le faites pas, on vous rappellera ". S’ils n’ont pas de réponse, ils envoient une deuxième lettre avec le contenu suivant : " Puisque vous ne voulez pas participer à la lutte de libération nationale, on vous retrouvera où que vous soyez, en France ou à l’étranger. C’est le sort qui vous attend ". La lettre est signée ETA ; c’est clair.

Mais l’ETA n’est pas un phénomène mafieux, même s’il est un mouvement terroriste sanguinaire. L’argent est réparti par les dirigeants et chacun doit rendre des comptes. Il en est de même des terroristes du Moyen-Orient ou du GIA. Ils sont prêts à tuer, mais pas à détourner l’argent pour leur compte personnel.

En revanche, s’agissant du FLNC, il existe un " canal habituel " qu’on appelle le MPA, sigle souvent traduit par : " mouvement pour les affaires ". Le FLNC-Canal historique a également complètement dérivé. Quand il faisait du racket, ce n’était pas forcément pour la cause. Le terrorisme corse est donc le seul à être si ambigu sur le plan financier ".

Un bon nombre de règlements de compte entre tendances nationalistes rivales ont donc un fondement plus intéressé que politique.

C’est de cette dérive, et de tous les accommodements avec l’Etat dont elle s’accompagnait, qu’ont voulu se dissocier, selon leurs dires, les assassins du " préfet-gouverneur ", ce geste sans précédent en France ayant suscité le rejet indigné de tous les Corses républicains.

B) L’EMERGENCE D’UN PHENOMENE MAFIEUX ?

Le terme de mafia, sans doute parce qu’il fait référence à un phénomène qui a prospéré dans un cadre géographique comparable à celui de la Corse, et parce qu’il désigne une forme d’activités criminelles que l’Italie n’a toujours pas pu réduire à néant, ne peut qu’inquiéter. Est-ce la raison pour laquelle l’existence ou non d’activités de type mafieux dans l’île suscite autant de controverses ? Certains responsables de la police ou de la Chancellerie, dont la commission a recueilli le témoignage, ont cru devoir récuser ce terme.

En revanche, plusieurs membres du corps préfectoral ou de la magistrature, exerçant ou ayant exercé leurs fonctions en Corse, ont souligné devant la commission l’existence de collusions constitutives, selon eux, de réseaux de type mafieux.

(1) L’existence indéniable d’un grand banditisme

Devant la commission, un membre d’un cabinet ministériel compétent en ce domaine a déploré que : " la lutte contre le grand banditisme en Corse n’a pas mobilisé autant d’énergie qu’elle l’aurait mérité ". Ce responsable s’est, par ailleurs, déclaré " très surpris de l’opinion, courante dans la police, selon laquelle la bande de la Brise de mer n’existait plus ". Cette dénomination, héritée du nom du café de Bastia que cette bande avait élu comme quartier général, désigne la plus notable des associations de malfaiteurs actives dans l’île depuis une dizaine d’années.

Des contrôles renforcés par les services fiscaux ont fait clairement apparaître l’origine frauduleuse de nombreux investissements effectués en Corse.

Selon les témoignages recueillis par la commission, il semble que " parmi les membres supposés de cette bande figurent plusieurs proches des mouvements nationalistes, comme les frères Guazzeli, dont l’un est un délinquant notoire, et l’autre un militant, proche d’un notable de l’île. Une dizaine de " familles " concourraient aux activités délictueuses de la Brise de mer ".

Un ancien responsable préfectoral a décrit comme suit à la commission ces activités du grand banditisme durant les toutes dernières années :

" La Brise de mer, une association de malfaiteurs de la Haute-Corse, dispose d’un patrimoine dont l’évaluation est délicate mais qui se situe entre 800 millions de francs et 1 milliard de francs. Il est constitué du produit de vols à main armée très importants, dont le Crédit Lyonnais en 1980 et l’Union des banques suisses en 1990, pour un butin à chaque fois équivalent ou supérieur à 1 milliard de francs. Cet argent est blanchi sur place, utilisé dans l’acquisition d’établissements de nuit, de bars, de machines à sous. Nous le retrouvons également dans des casinos et cercles de jeux en Afrique et en Italie ".

(2) Les éléments constitutifs d’un phénomène mafieux

Selon ce même responsable : " la première stratégie de la Brise de mer était incontestablement celle de la grande criminalité, opérant des braquages et investissant sur place, mais elle s’est beaucoup affinée, et on peut parler aujourd’hui de système mafieux.

La Brise de mer soutient les entreprises locales qui ont quelques difficultés à obtenir des prêts de la part des banquiers. Elle vient en haut de bilan et y reste parfois, en mettant en place des hommes de paille. Elle sert aussi de relais pour attendre les subventions européennes dont l’octroi est toujours plus long. Bref, elle s’implante dans l’économie locale en l’acquérant.

Plus grave est sa participation à la vie politique. Longtemps, cette participation s’est faite sous forme d’aides pendant les campagnes électorales, puis de manière plus spectaculaire. D’après des rumeurs persistantes mais apparemment très informées, les résultats d’élections cantonales récentes en Haute-Corse n’ont pas été totalement étrangers à l’intervention d’émissaires de la Brise de mer. Il est un fait que le président du conseil général de Haute-Corse a désormais parmi ses proches un intermédiaire de la Brise de mer. Cela se retrouve dans l’attribution des marchés publics et, comme il a été constaté par un investissement réalisé dans un garage tenu par la Brise de mer, dans la modification immédiate du parc automobile.

La démarche, elle, est inquiétante. Il s’agit non plus simplement de vivre du braquage, mais de s’implanter dans la vie économique et de s’immiscer dans la vie politique et, par conséquent, de se doter d’une façade d’honorabilité.

Cette mafia corse dispose d’environ 500 comptes bancaires, d’un patrimoine immobilier important, mais les revenus déclarés au fisc sont dérisoires : quelque 3 000 francs par mois !

D’autres associations de malfaiteurs méritent également d’être bien identifiées, comme la bande dite " du Valinco " dirigée par M. Jean-Jérôme Colonna, qui dispose d’un patrimoine hôtelier aussi important que douteux dans son financement, avec des cercles de jeux et des établissements ".

Ainsi sont réunies, si ce témoignage bien informé est exact, les composantes d’un banditisme qui ne relève plus seulement du " droit commun ", mais qui s’immisce dans la vie économique et politique, s’acquérant ainsi des soutiens " respectables ". De surcroît, son emprise sur l’activité économique lui permet d’étendre son influence sur la population à laquelle elle peut prodiguer subsides, emplois et idéologie. L’emprise d’un réseau en toile d’araignée, typique de l’organisation mafieuse, est déjà à un stade avancé. Ces virtualités doivent, dès à présent, être sérieusement combattues, notamment par la répression financière, pour éviter leur extension possible.

Enfin, selon ce même responsable, l’implantation de la mafia italienne en Corse n’est pas un mythe : " Elle a pris pied à Cavallo il y a une dizaine d’années. Si elle n’est pas encore très implantée, elle est très attentive -et tel est le danger- au potentiel de l’extrême sud de l’île, pour l’instant préservé par une application stricte de la loi littoral, et par un plan d’occupation des sols de Bonifacio qui vient d’ailleurs d’être annulé par le tribunal administratif de Bastia en raison de sa souplesse. Les appétits sont considérables, notamment à Bonifacio, avec la volonté de créer un casino dans l’ancienne caserne Montlaur et des résidences de luxe, qui dénote des projets de blanchiment et d’investissement, les deux pouvant être liés. Ces appétits doivent être pris très au sérieux ".

Ce témoignage inquiétant rejoint celui exprimé en 1994 par le procureur général de Bastia, M. Christian Raysséguier, lors d’une réunion franco-italienne sur le crime organisé :

" L’implantation mafieuse dans l’île paraît actuellement se limiter essentiellement aux importants investissements immobiliers en cours, effectués par la société anonyme Codil sur l’île de Cavallo, qui fait partie de l’archipel des îles Lavezzi situé à l’extrême sud de la Corse, à quelques kilomètres de la Sardaigne.

Il est permis très sérieusement de penser, au terme d’une enquête préliminaire particulièrement laborieuse, effectuée pendant plus d’une année par le service régional de police judiciaire d’Ajaccio, que le financement nécessaire à cette opération immobilière a trouvé sa source dans le recyclage de l’argent de la mafia ".

Il poursuivait ainsi :

" La Corse ne paraît donc pas être, sauf de très rares exceptions, une terre de repli, de refuge de mafieux fuyant l’action policière et judiciaire de leur pays. Il existe en Corse un milieu corse suffisamment organisé, actif et puissant pour ne pas laisser directement agir sur son territoire les organisations criminelles étrangères à l’île.

En clair, et de façon caricaturale, la Corse n’a pas besoin de la mafia sicilienne, calabraise ou napolitaine, elle a la sienne !

Est-il besoin de rappeler que si la population de toute l’île ne représente à peine plus de 0,50 % de la population française, 20 % des individus inscrits au fichier national du grand banditisme se trouvent ou sont originaires de l’île de Beauté ! ".

Ces indications infirment donc les dénégations de la Chancellerie, et de certains policiers, recueillies par la commission sur le caractère mafieux avéré de nombre de faits délictueux. La décision de créer, à Bastia, un pôle économique et financier, fort de quelques magistrats, de plusieurs agents du ministère des finances, et qui vient d’être installé par le garde des sceaux, lors d’un déplacement en Corse au mois de juin 1999 apparaît donc particulièrement opportune comme il sera vu plus loin.


Source : Sénat. http://www.senat.fr